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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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– Mon ami… mon ami…

Cependant, le soleil baissait, Prosper était allé chercher la couverture. Et tous deux, avec une pieuse lenteur, soulevèrent le corps d'Honoré, le couchèrent sur cette couverture, étalée par terre; puis, après l'avoir enveloppé, ils le portèrent dans la charrette. La pluie menaçait de reprendre, ils se remettaient en marche, avec l'âne, petit cortège morne, au travers de la plaine scélérate, lorsqu'un lointain roulement de foudre se fit entendre.

Prosper, de nouveau, cria:

– Les chevaux! Les chevaux!

C'était encore une charge des chevaux errants, libres et affamés. Ils arrivaient cette fois par un vaste chaume plat, en une masse profonde, les crinières au vent, les naseaux couverts d'écume; et un rayon oblique du rouge soleil projetait à l'autre bout du plateau le vol frénétique de leur course. Tout de suite, Silvine s'était jetée devant la charrette, les deux bras en l'air, comme pour les arrêter, d'un geste de furieuse épouvante. Heureusement, ils dévièrent à gauche, détournés par une pente du terrain. Ils auraient tout broyé. La terre tremblait, leurs sabots lancèrent une pluie de cailloux, une grêle de mitraille qui blessa l'âne à la tête. Et ils disparurent, au fond d'un ravin.

– C'est la faim qui les galope, dit Prosper. Pauvres bêtes!

Silvine, après avoir bandé l'oreille de l'âne avec son mouchoir, venait de reprendre la bride. Et le petit cortège lugubre retraversa le plateau, en sens contraire, pour refaire les deux lieues qui le séparaient de Remilly. À chaque pas, Prosper s'arrêtait, regardait les chevaux morts, le coeur gros de s'éloigner ainsi, sans avoir revu Zéphir.

Un peu au-dessous du bois de la Garenne, comme ils tournaient à gauche, pour reprendre la route du matin, un poste allemand exigea leur laissez-Passer. Et, au lieu de les écarter de Sedan, ce poste-ci leur ordonna de passer par la ville, sous peine d'être arrêtés. Il n'y avait pas à répondre, c'étaient les ordres nouveaux. D'ailleurs, leur retour allait en être raccourci de deux kilomètres, et ils en étaient heureux, brisés de fatigue.

Mais, dans Sedan, leur marche fut singulièrement entravée. Dès qu'ils eurent franchi les fortifications, une puanteur les enveloppa, un lit de fumier leur monta aux genoux. C'était la ville immonde, un cloaque où, depuis trois jours, s'entassaient les déjections et les excréments de cent mille hommes. Toutes sortes de détritus avaient épaissi cette litière humaine, de la paille, du foin, que faisait fermenter le crottin des bêtes. Et, surtout, les carcasses des chevaux, abattus et dépecés en pleins carrefours, empoisonnaient l'air. Les entrailles se pourrissaient au soleil, les têtes, les os traînaient sur le pavé, grouillants de mouches. Certainement, la peste allait souffler, si l'on ne se hâtait pas de balayer à l'égout cette couche d'effroyable ordure, qui, rue du Ménil, rue Maqua, même sur la place Turenne, atteignait jusqu'à vingt centimètres. Des affiches blanches, du reste, posées par les autorités Prussiennes, réquisitionnaient les habitants pour le lendemain, ordonnant à tous, quels qu'ils fussent, ouvriers, marchands, bourgeois, magistrats, de se mettre à la besogne, armés de balais et de pelles, sous la menace des peines les plus sévères, si la ville n'était pas propre le soir; et, déjà, l'on pouvait voir, devant sa porte, le président du tribunal qui raclait le pavé, jetant les immondices dans une brouette, avec une pelle à feu.

Silvine et Prosper, qui avaient pris par la Grande-Rue, ne purent avancer qu'à petits pas, au milieu de cette boue fétide. Puis, toute une agitation emplissait la ville, leur barrait le chemin à chaque minute. C'était le moment où les Prussiens fouillaient les maisons, pour en faire sortir les soldats cachés, qui s'obstinaient à ne pas se rendre. La veille, lorsque, vers deux heures, le général de Wimpffen était revenu du château de Bellevue, après y avoir signé la capitulation, le bruit avait circulé tout de suite que l'armée prisonnière allait être enfermée dans la presqu'île d'Iges, en attendant qu'on organisât des convois pour la conduire en Allemagne. Quelques rares officiers comptaient profiter de la clause qui les faisait libres, à la condition de s'engager par écrit à ne plus servir. Seul, un général, disait-on, le général Bourgain-Desfeuilles, prétextant ses rhumatismes, venait de prendre cet engagement; et, le matin même, des huées avaient salué son départ, quand il était monté en voiture, devant l'hôtel de la croix d'or. Depuis le petit jour, le désarmement s'opérait, les soldats devaient défiler sur la place Turenne, pour jeter chacun ses armes, les fusils, les baïonnettes, au tas qui grandissait, pareil à un écroulement de ferraille, dans un angle de la place. Il y avait là un détachement Prussien, commandé par un jeune officier, un grand garçon pâle, en tunique bleu-Ciel, coiffé d'une toque à plume de coq, qui surveillait ce désarmement, d'un air de correction hautaine, les mains gantées de blanc. Un zouave ayant, d'un mouvement de révolte, refusé son chassepot, l'officier l'avait fait emmener, en disant, sans le moindre accent: «qu'on me fusille cet homme-là!» les autres, mornes, continuaient à défiler, jetaient leurs fusils d'un geste mécanique, dans leur hâte d'en finir. Mais combien, déjà, étaient désarmés, ceux dont les chassepots traînaient là-bas, par la campagne! Et combien, depuis la veille, se cachaient, faisaient le rêve de disparaître, au milieu de l'inexprimable confusion! Les maisons, envahies, en restaient pleines, de ces entêtés qui ne répondaient pas, qui se terraient dans les coins. Les patrouilles allemandes, fouillant la ville, en trouvaient de blottis jusque sous des meubles. Et, comme beaucoup, même découverts, s'obstinaient à ne pas sortir des caves, elles s'étaient décidées à tirer des coups de feu par les soupiraux. C'était une chasse à l'homme, toute une battue abominable.

Au pont de Meuse, l'âne fut arrêté par un encombrement de foule. Le chef du poste qui gardait le pont, méfiant, croyant à quelque commerce de pain ou de viande, voulut s'assurer du contenu de la charrette; et, lorsqu'il eut écarté la couverture, il regarda un instant le cadavre, d'un air saisi; puis, d'un geste, il livra le passage. Mais on ne pouvait toujours pas avancer, l'encombrement augmentait, c'était un des premiers convois de prisonniers, qu'un détachement Prussien conduisait à la presqu'île d'Iges. Le troupeau ne cessait pas, des hommes se bousculaient, se marchaient sur les talons, dans leurs uniformes en lambeaux, la tête basse, les regards obliques, avec le dos rond et les bras ballants des vaincus qui n'ont même plus de couteau pour s'ouvrir la gorge. La voix rude de leur gardien les poussait comme à coups de fouet, au travers de la débandade silencieuse, où l'on n'entendait que le clapotement des gros souliers dans la boue épaisse. Une ondée venait de tomber encore, et rien n'était plus lamentable, sous la pluie, que ce troupeau de soldats déchus, pareils aux vagabonds et aux mendiants des grandes routes.

Brusquement, Prosper, dont le coeur de vieux chasseur d'Afrique battait à se rompre, de rage étouffée, poussa du coude Silvine, en lui montrant deux soldats qui passaient. Il avait reconnu Maurice et Jean, emmenés avec les camarades, marchant fraternellement côte à côte; et, la petite charrette, enfin, ayant repris sa marche derrière le convoi, il put les suivre du regard jusqu'au faubourg De Torcy, sur cette route plate qui conduit à Iges, au milieu des jardins et des cultures maraîchères.

– Ah! murmura Silvine, les yeux vers le corps d'Honoré, bouleversée de ce qu'elle voyait, les morts peut-être sont plus heureux!

La nuit, qui les surprit à Wadelincourt, était noire depuis longtemps, lorsqu'ils rentrèrent à Remilly. Devant le cadavre de son fils, le père Fouchard resta stupéfait, car il était convaincu qu'on ne le retrouverait pas. Lui, venait d'occuper sa journée à conclure une bonne affaire. Les chevaux des officiers, volés sur le champ de bataille, se vendaient couramment vingt francs pièce; et il en avait acheté trois pour quarante-cinq francs.

II

Au moment où la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite, il s'égara davantage. Et, lorsqu'il arriva enfin au pont, jeté sur le canal qui coupe la presqu'île d'Iges à sa base, il se trouva mêlé à des chasseurs d'Afrique, il ne put rejoindre son régiment.

Deux canons, tournés vers l'intérieur de la presqu'île, défendaient le passage du pont. Tout de suite après le canal, dans une maison bourgeoise, l'état-major Prussien avait installé un poste, sous les ordres d'un commandant, chargé de la réception et de la garde des prisonniers. Du reste, les formalités étaient brèves, on comptait simplement comme des moutons les hommes qui entraient, au petit bonheur de la cohue, sans trop s'inquiéter des uniformes ni des numéros; et les troupeaux s'engouffraient, allaient camper où les poussait le hasard des routes.

Maurice crut pouvoir s'adresser à un officier Bavarois, qui fumait, tranquillement assis à califourchon sur une chaise.

– Le 106e de ligne, monsieur, par où faut-il passer?

L'officier, par exception, ne comprenait-il pas le Français? S'amusa-t-il à égarer un pauvre diable de soldat? Il eut un sourire, il leva la main, fit le signe d'aller tout droit.

Bien que Maurice fût du pays, il n'était jamais venu dans la presqu'île, il marcha dès lors à la découverte, comme jeté par un coup de vent au fond d'une île lointaine. D'abord, à gauche, il longea la tour à Glaire, une belle propriété, dont le petit parc avait un charme infini, ainsi planté sur le bord de la Meuse. La route suivait ensuite la rivière, qui coulait à droite, au bas de hautes berges escarpées. Peu à peu, elle montait avec de lents circuits, pour contourner le monticule qui occupait le milieu de la presqu'île; et il y avait là d'anciennes carrières, des excavations, où se perdaient d'étroits sentiers. Plus loin, au fil de l'eau, se trouvait un moulin. Puis, la route obliquait, redescendait jusqu'au village d'Iges, bâti sur la pente, et qu'un bac reliait à l'autre rive, devant la filature de Saint-Albert. Enfin, des terres labourées, des prairies s'élargissaient, toute une étendue de vastes terrains plats et sans arbres, qu'enfermait la boucle arrondie de la rivière. Vainement, Maurice avait fouillé des yeux le versant accidenté du coteau: il ne voyait là que de la cavalerie et de l'artillerie, en train de s'installer. Il questionna de nouveau, s'adressa à un brigadier de chasseurs d'Afrique, qui ne savait rien. La nuit commençait à se faire, il s'assit un instant sur une borne de la route, les jambes lasses.

 

Alors, dans le brusque désespoir qui le saisissait, il aperçut, en face, de l'autre côté de la Meuse, les champs maudits où il s'était battu l'avant-veille. C'était, sous le jour finissant de cette journée de pluie, une évocation livide, le morne déroulement d'un horizon noyé de boue. Le défilé de Saint-Albert, l'étroit chemin par lequel les Prussiens étaient venus, filait le long de la boucle, jusqu'à un éboulis blanchâtre de carrières. Au delà de la montée du Seugnon, moutonnaient les cimes du bois de la Falizette. Mais, droit devant lui, un peu sur la gauche, c'était surtout Saint-Menges, dont le chemin descendant aboutissait au bac; c'était le mamelon du Hattoy au milieu, Illy très loin, au fond, Fleigneux enfoncé derrière un pli de terrain, Floing plus rapproché, à droite. Il reconnaissait le champ dans lequel il avait attendu des heures, couché parmi les choux, le plateau que l'artillerie de réserve avait essayé de défendre, la crête où il avait vu Honoré mourir sur sa pièce fracassée. Et l'abomination du désastre renaissait, l'abreuvait de souffrance et de dégoût, jusqu'au vomissement.

Cependant, la crainte d'être surpris par la nuit noire, lui fit reprendre ses recherches. Peut-être le 106e campait-il dans les parties basses, au delà du village. Il n'y découvrit que des rôdeurs, il se décida à faire le tour de la presqu'île, en suivant la boucle. Comme il traversait un champ de pommes de terre, il eut la précaution d'en déterrer quelques pieds et de s'emplir les poches: elles n'étaient pas mûres encore, mais il n'avait rien autre chose, Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au départ. Ce qui le frappait maintenant, c'était la quantité considérable de chevaux qu'il rencontrait, parmi les terres nues dont la pente douce descendait du monticule central à la Meuse, vers Donchery. Pourquoi avoir amené toutes ces bêtes? Comment allait-on les nourrir? Et la nuit noire s'était faite, lorsqu'il atteignit un petit bois, au bord de l'eau, dans lequel il fut surpris de trouver les cent-gardes de l'escorte de l'empereur, installés déjà, se séchant devant de grands feux. Ces messieurs, ainsi campés à l'écart, avaient de bonnes tentes, des marmites qui bouillaient, une vache attachée à un arbre. Tout de suite, il sentit qu'on le regardait de travers, dans son lamentable abandon de fantassin en lambeaux, couvert de boue. Pourtant, on lui permit de faire cuire ses pommes de terre sous la cendre, et il se retira au pied d'un arbre, à une centaine de mètres, pour les manger. Il ne pleuvait plus, le ciel s'était découvert, des étoiles luisaient très vives, au fond des ténèbres bleues. Alors, il comprit qu'il passerait la nuit là, quitte à continuer ses recherches, le lendemain matin. Il était brisé de fatigue, l'arbre le protégerait toujours un peu, si la pluie recommençait.

Mais il ne put s'endormir, hanté par la pensée de cette prison vaste, ouverte au plein air de la nuit, dans laquelle il se sentait enfermé. Les Prussiens avaient eu une idée d'une intelligence vraiment singulière, en poussant là les quatre-vingt mille hommes qui restaient de l'armée de Châlons. La presqu'île pouvait mesurer une lieue de long sur un kilomètre et demi de large, de quoi parquer à l'aise l'immense troupeau débandé des vaincus. Et il se rendait parfaitement compte de l'eau ininterrompue qui les entourait, la boucle de la Meuse sur trois côtés, puis le canal de dérivation à la base, unissant les deux lits rapprochés de la rivière. Là seulement, se trouvait une porte, le pont, que les deux canons défendaient. Aussi rien n'allait-il être plus facile que de garder ce camp, malgré son étendue. Déjà, il avait remarqué, à l'autre bord, le cordon des sentinelles allemandes, un soldat tous les cinquante pas, planté près de l'eau, avec l'ordre de tirer sur tout homme qui tenterait de s'échapper à la nage. Des uhlans galopaient derrière, reliaient les différents postes; tandis que, plus loin, éparses dans la vaste campagne, on aurait pu compter les lignes noires des régiments Prussiens, une triple enceinte vivante et mouvante qui murait l'armée prisonnière.

Maintenant, d'ailleurs, les yeux grands ouverts par l'insomnie, Maurice ne voyait plus que les ténèbres, où s'allumaient les feux des bivouacs. Pourtant, au delà du ruban pâle de la Meuse, il distinguait encore les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles restaient droites et noires; et, à des intervalles réguliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière. Tout le cauchemar de l'avant-veille renaissait en lui, à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de France, tout ce qu'il avait revu une heure plus tôt, le plateau d'Illy encore encombré de morts, cette banlieue scélérate de Sedan où venait de crouler un monde. La tête appuyée contre une racine, dans l'humidité de cette lisière de bois, il retomba au désespoir qui l'avait saisi la veille, sur le canapé de Delaherche; et ce qui, aggravant les souffrances de son orgueil, le torturait maintenant, c'était la question du lendemain, le besoin de mesurer la chute, de savoir au milieu de quelles ruines ce monde d'hier avait croulé. Puisque l'empereur avait rendu son épée au roi Guillaume, cette abominable guerre n'était-elle pas finie? Mais il se rappelait ce que lui avaient répondu deux soldats Bavarois, qui conduisaient les prisonniers à Iges: «nous tous en France, nous tous à Paris!» dans son demi- sommeil, il eut la vision brusque de ce qui se passait, l'empire balayé, emporté, sous le coup de l'exécration universelle, la république proclamée au milieu d'une explosion de fièvre patriotique, tandis que la légende de 92 faisait défiler des ombres, les soldats de la levée en masse, les armées de volontaires purgeant de l'étranger le sol de la patrie. Et tout se confondait dans sa pauvre tête malade, les exigences des vainqueurs, l'âpreté de la conquête, l'obstination des vaincus à donner jusqu'à leur dernière goutte de sang, la captivité pour les quatre-vingt mille hommes qui étaient là, cette presqu'île d'abord, les forteresses de l'Allemagne ensuite, pendant des semaines, des mois, des années peut-être. Tout craquait, s'effondrait, à jamais, au fond d'un malheur sans bornes.

Le cri des sentinelles, grandi peu à peu, éclata devant lui, alla se perdre au loin. Il s'était réveillé, il se retournait sur la terre dure, lorsqu'un coup de feu déchira le grand silence. Un râle de mort, tout de suite, avait traversé la nuit noire; et il y eut un éclaboussement d'eau, la courte lutte d'un corps qui coule à pic. Sans doute quelque malheureux qui venait de recevoir une balle en pleine poitrine, comme il tentait de se sauver, en passant la Meuse à la nage.

Le lendemain, dès le lever du soleil, Maurice fut debout. Le ciel restait clair, il avait une hâte de rejoindre Jean et les camarades de la compagnie. Un instant, il eut l'idée de fouiller de nouveau l'intérieur de la presqu'île; puis, il résolut d'en achever le tour. Et, comme il se retrouvait au bord du canal, il aperçut les débris du 106e, un millier d'hommes campés sur la berge, que protégeait seule une file maigre de peupliers. La veille, s'il avait tourné à gauche, au lieu de marcher droit devant lui, il aurait rattrapé tout de suite son régiment. Presque tous les régiments de ligne s'étaient entassés là, le long de cette berge qui va de la tour à Glaire au château de Villette, une autre propriété bourgeoise, entourée de quelques masures, du côté de Donchery; tous bivouaquaient près du pont, près de l'issue unique, dans cet instinct de la liberté qui fait s'écraser les grands troupeaux, au seuil des bergeries, contre la porte.

Jean eut un cri de joie.

– Ah! c'est toi enfin! Je t'ai cru dans la rivière!

Il était là, avec ce qui restait de l'escouade, Pache et Lapoulle, Loubet et Chouteau. Ceux-ci, après avoir dormi sous une porte de Sedan, s'étaient trouvés réunis de nouveau par le grand coup de balai. Dans la compagnie, d'ailleurs, ils n'avaient plus d'autre chef que le caporal, la mort ayant fauché le sergent Sapin, le lieutenant Rochas et le capitaine Beaudoin. Et, bien que les vainqueurs eussent aboli les grades, en décidant que les prisonniers ne devaient obéissance qu'aux officiers allemands, tous les quatre ne s'en étaient pas moins serrés autour de lui, le sachant prudent et expérimenté, bon à suivre dans les circonstances difficiles. Aussi, ce matin-là, la concorde et la belle humeur régnaient-elles, malgré la bêtise des uns et la mauvaise tête des autres. Pour la nuit, d'abord, il leur avait trouvé un endroit à peu près sec, entre deux rigoles, où ils s'étaient allongés, n'ayant plus, à eux tous, qu'une toile. Ensuite, il venait de se procurer du bois et une marmite, dans laquelle Loubet leur avait fait du café, dont la bonne chaleur les ragaillardissait. La pluie ne tombait plus, la journée s'annonçait superbe, on avait encore un peu de biscuit et de lard; et puis, comme disait Chouteau, ça faisait plaisir, de ne plus obéir à personne, de flâner à sa fantaisie. On avait beau être enfermé, il y avait de la place. Du reste, dans deux ou trois jours, on serait parti. Si bien que cette première journée, la journée du 4, qui était un dimanche, se passa gaiement.

Maurice lui-même, raffermi depuis qu'il avait rejoint les camarades, ne souffrit guère que des musiques Prussiennes, qui jouèrent toute l'après-midi, de l'autre côté du canal. Vers le soir, il y eut des choeurs. On voyait, au delà du cordon des sentinelles, les soldats se promenant par petits groupes, chantant d'une voix lente et haute, pour célébrer le dimanche.

– Ah! ces musiques! Finit par crier Maurice exaspéré. Elles m'entrent dans la peau!

Moins nerveux, Jean haussa les épaules.

– Dame! Ils ont des raisons pour être contents. Et puis, peut- être qu'ils croient nous distraire… La journée n'a pas été mauvaise, ne nous plaignons pas.

Mais, à la tombée du jour, la pluie recommença. C'était un désastre. Quelques soldats avaient envahi les rares maisons abandonnées de la presqu'île. Quelques autres étaient parvenus à dresser des tentes. Le plus grand nombre, sans abri d'aucune sorte, sans couverture même, durent passer la nuit, au plein air, sous cette pluie diluvienne.

Vers une heure du matin, Maurice que la fatigue avait assoupi, se réveilla au milieu d'un véritable lac. Les rigoles, enflées par les averses, venaient de déborder, submergeant le terrain où il s'était étendu. Chouteau et Loubet juraient de colère, tandis que Pache secouait Lapoulle, qui dormait quand même à poings fermés, dans cette noyade. Alors, Jean, ayant songé aux peupliers plantés le long du canal, courut s'y abriter, avec ses hommes, qui achevèrent là cette nuit affreuse, à demi ployés, le dos contre l'écorce, les jambes ramenées sous eux, pour les garer des grosses gouttes.

Et la journée du lendemain, et la journée du surlendemain, furent vraiment abominables, sous les continuelles ondées, si drues et si fréquentes, que les vêtements n'avaient pas le temps de sécher sur le corps. La famine commençait, il ne restait plus un biscuit, plus de lard ni de café. Pendant ces deux jours, le lundi et le mardi, on vécut de pommes de terre volées dans les champs voisins; et encore, vers la fin du deuxième jour, se faisaient-elles si rares, que les soldats ayant de l'argent les achetaient jusqu'à cinq sous pièce. Des clairons sonnaient bien à la distribution, le caporal s'était même hâté de se rendre devant un grand hangar de la tour à Glaire, où le bruit courait qu'on délivrait des rations de pain. Mais, une première fois, il avait attendu là, pendant trois heures, inutilement; puis, une seconde, il s'était pris de querelle avec un Bavarois. Si les officiers Français ne pouvaient rien, dans l'impuissance où ils étaient d'agir, l'état-major allemand avait-il donc parqué l'armée vaincue sous la pluie, avec l'intention de la laisser crever de faim? Pas une précaution ne semblait avoir été prise, pas un effort n'était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l'agonie commençait, dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère, un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson.

 

Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar, Jean, malgré son calme habituel, s'emportait.

– Est-ce qu'ils se fichent de nous, à sonner, quand il n'y a rien? Du tonnerre de Dieu si je me dérange encore!

Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau. C'était inhumain, ces sonneries réglementaires; et elles avaient un autre effet, qui crevait le coeur de Maurice. Chaque fois que sonnaient les clairons, les chevaux Français, abandonnés et libres de l'autre côté du canal, accouraient, se jetaient dans l'eau pour rejoindre leurs régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur arrivaient ainsi que des coups d'éperon. Mais, épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés et surnageant, encombraient le canal. Quant à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris de folie, galopaient, se perdaient au travers des champs vides de la presqu'île.

– Encore de la viande pour les corbeaux! Disait douloureusement Maurice, qui se rappelait la quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui. Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous dévorer… Ah! les pauvres bêtes!

La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui commençait à s'inquiéter sérieusement de l'état fébrile de Maurice, l'obligea à s'envelopper dans un lambeau de couverture, qu'ils avaient acheté dix francs à un zouave; tandis que lui, dans sa capote trempée comme une éponge, recevait le déluge qui ne cessa point, cette nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait intenable: un fleuve de boue coulait, la terre gorgée gardait l'eau en flaques profondes. Le pis était qu'on avait l'estomac vide, le repas du soir ayant consisté en deux betteraves pour les six hommes, qu'ils n'avaient même pu faire cuire, faute de bois sec, et dont la fraîcheur sucrée s'était changée bientôt en une intolérable sensation de brûlure. Sans compter que la dysenterie se déclarait, causée par la fatigue, la mauvaise nourriture, l'humidité persistante. À plus de dix reprises, Jean, adossé contre le tronc du même arbre, les jambes sous l'eau, avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne s'était pas découvert, dans l'agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau d'Illy, son compagnon l'avait sauvé des Prussiens, en l'emportant entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C'était, sans qu'il le raisonnât, le don entier de sa personne, l'oubli total de lui-même pour l'amour de l'autre; et cela obscur et vivace, chez ce paysan resté près de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu'il sentait. Déjà, il s'était retiré les morceaux de la bouche, comme disaient les hommes de l'escouade; maintenant, il aurait donné sa peau pour en revêtir l'autre, lui abriter les épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin d'humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits, il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé; car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop la tête.

Aussi, après cette nuit affreuse, Jean mit-il à exécution une idée qui le hantait.

– Écoute, mon petit, puisqu'on ne nous donne rien à manger et qu'on nous oublie dans ce sacré trou, faut pourtant se remuer un peu, si l'on ne veut pas crever comme des chiens… As-tu encore des jambes?

Heureusement, le soleil avait reparu, et Maurice en était tout réchauffé.

– Mais oui, j'ai des jambes!

– Alors, nous allons partir à la découverte… Nous avons de l'argent, c'est bien le diable si nous ne trouvons pas quelque chose à acheter. Et ne nous embarrassons pas des autres, ils ne sont pas assez gentils, qu'ils se débrouillent!

En effet, Loubet et Chouteau le révoltaient par leur égoïsme sournois, volant ce qu'ils pouvaient, ne partageant jamais avec les camarades; de même qu'il n'y avait rien à tirer de bon de Lapoulle, la brute, ni de Pache, le cafard.

Tous les deux donc, Jean et Maurice, s'en allèrent par le chemin que ce dernier avait suivi déjà, le long de la Meuse. Le parc de la tour à Glaire et la maison d'habitation étaient dévastés, pillés, les pelouses ravinées comme par un orage, les arbres abattus, les bâtiments envahis. Une foule en guenilles, des soldats couverts de boue, les joues creuses, les yeux luisants de fièvre, y campaient en bohémiens, vivaient en loups dans les chambres souillées, n'osant sortir, de peur de perdre leur place pour la nuit. Et, plus loin, sur les pentes, ils traversèrent la cavalerie et l'artillerie, si correctes jusque-là, déchues elles aussi, se désorganisant sous cette torture de la faim, qui affolait les chevaux et jetait les hommes à travers champs, en bandes dévastatrices. À droite, ils virent, devant le moulin, une queue interminable d'artilleurs et de chasseurs d'Afrique défilant avec lenteur: le meunier leur vendait de la farine, deux poignées dans leur mouchoir pour un franc. Mais la crainte de trop attendre les fit passer outre, avec l'espoir de trouver mieux, dans le village d'Iges; et ce fut une consternation, lorsqu'ils l'eurent visité, nu et morne, pareil à un village d'Algérie, après un passage de sauterelles: plus une miette de vivres, ni pain, ni légumes, ni viande, les misérables maisons comme raclées avec les ongles. On disait que le général Lebrun était descendu chez le maire. Vainement, il s'était efforcé d'organiser un service de bons, payables après la campagne, de façon à faciliter l'approvisionnement des troupes. Il n'y avait plus rien, l'argent devenait inutile. La veille encore, on payait un biscuit deux francs, une bouteille de vin sept francs, un petit verre d'eau-de- vie vingt sous, une pipe de tabac dix sous. Et, maintenant, des officiers devaient garder la maison du général, ainsi que les masures voisines, le sabre au poing, car de continuelles bandes de rôdeurs enfonçaient les portes, volaient jusqu'à l'huile des lampes pour la boire.

Trois zouaves appelèrent Maurice et Jean. À cinq, on ferait de la besogne.

– Venez donc… Y a des chevaux qui claquent, et si on avait seulement du bois sec…

Puis, ils se ruèrent sur une maison de paysan, cassèrent les portes des armoires, arrachèrent le chaume de la toiture. Des officiers qui arrivaient au pas de course, en les menaçant de leurs revolvers, les mirent en fuite.

Jean, quand il vit les quelques habitants restés à Iges aussi misérables et affamés que les soldats, regretta d'avoir dédaigné la farine, au moulin.

– Faut retourner, peut-être qu'il y en a encore.

Mais Maurice commençait à être si las, si épuisé d'inanition, que Jean le laissa dans un trou des carrières, assis sur une roche, en face du large horizon de Sedan. Lui, après une queue de trois quarts d'heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi, à poignées. Ce n'était pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de pâte. Pourtant, ce déjeuner les réconforta un peu. Ils eurent même la chance de trouver, dans la roche, un réservoir naturel d'eau de pluie, assez pure, auquel ils se désaltérèrent avec délices.