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La Débâcle

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Платье принцессы
Платье принцессы
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V

Sur le plateau de l'Algérie, à dix heures, la compagnie Beaudoin était toujours couchée parmi les choux, dans le champ dont elle n'avait pas bougé depuis le matin. Les feux croisés des batteries du Hattoy et de la presqu'île d'Iges, qui redoublaient de violence, venaient encore de lui tuer deux hommes; et aucun ordre de marcher en avant n'arrivait: allait-on passer la journée là, à se laisser mitrailler, sans se battre?

Même les hommes n'avaient plus le soulagement de décharger leurs chassepots. Le capitaine Beaudoin était parvenu à faire cesser le feu, cette furieuse et inutile fusillade contre le petit bois d'en face, où pas un Prussien ne paraissait être resté. Le soleil devenait accablant, on brûlait, ainsi allongé par terre, sous le ciel en flammes.

Jean, qui se tourna, fut inquiet de voir que Maurice avait laissé tomber sa tête, la joue contre le sol, les yeux fermés. Il était très pâle, la face immobile.

– Eh bien! quoi donc?

Mais, simplement, Maurice s'était endormi. L'attente, la fatigue, l'avaient terrassé, malgré la mort qui volait de toutes parts. Et il s'éveilla brusquement, ouvrit de grands yeux calmes, où reparut aussitôt l'effarement trouble de la bataille. Jamais il ne put savoir combien de temps il avait sommeillé. Il lui semblait sortir d'un néant infini et délicieux.

– Tiens! est-ce drôle, murmura-t-il, j'ai dormi!.. Ah! ça m'a fait du bien.

En effet, il sentait moins, à ses tempes et à ses côtes, le douloureux serrement, cette ceinture de la peur dont craquent les os. Il plaisanta Lapoulle qui, depuis la disparition de Chouteau et de Loubet, s'inquiétait d'eux, parlait d'aller les chercher. Une riche idée, pour se mettre à l'abri derrière un arbre et fumer une pipe! Pache prétendait qu'on les avait gardés à l'ambulance, où les brancardiers manquaient. Encore un métier pas commode, que d'aller ramasser les blessés, sous le feu! Puis, tourmenté des superstitions de son village, il ajouta que ça ne portait pas chance de toucher aux morts: on en mourait.

– Taisez-vous donc, tonnerre de Dieu! cria le lieutenant Rochas.

Est-ce qu'on meurt!

Sur son grand cheval, le colonel De Vineuil avait tourné la tête. Et il eut un sourire, le seul depuis le matin. Puis, il retomba dans son immobilité, toujours impassible sous les obus, attendant des ordres.

Maurice, qui s'intéressait maintenant aux brancardiers, suivait leurs recherches, dans les plis de terrain. Il devait y avoir, au bout du chemin creux, derrière un talus, une ambulance volante de premiers secours, dont le personnel s'était mis à explorer le plateau. Rapidement, on dressait une tente, tandis qu'on déballait du fourgon le matériel nécessaire, les quelques outils, les appareils, le linge, de quoi procéder à des pansements hâtifs, avant de diriger les blessés sur Sedan, au fur et à mesure qu'on pouvait se procurer des voitures de transport, qui bientôt allaient manquer. Il n'y avait là que des aides. Et c'étaient surtout les brancardiers qui faisaient preuve d'un héroïsme têtu et sans gloire. On les voyait, vêtus de gris, avec la croix rouge de leur casquette et de leur brassard, se risquer lentement, tranquillement, sous les projectiles, jusqu'aux endroits où étaient tombés des hommes. Ils se traînaient sur les genoux, tâchaient de profiter des fossés, des haies, de tous les accidents de terrain, sans mettre de la vantardise à s'exposer inutilement. Puis, dès qu'ils trouvaient des hommes par terre, leur dure besogne commençait, car beaucoup étaient évanouis, et il fallait reconnaître les blessés des morts. Les uns étaient restés sur la face, la bouche dans une mare de sang, en train d'étouffer; les autres avaient la gorge pleine de boue, comme s'ils venaient de mordre la terre; d'autres gisaient jetés pêle-mêle, en tas, les bras et les jambes contractés, la poitrine écrasée à demi. Soigneusement, les brancardiers dégageaient, ramassaient ceux qui respiraient encore, allongeant leurs membres, leur soulevant la tête, qu'ils nettoyaient le mieux possible. Chacun d'eux avait un bidon d'eau fraîche, dont il était très avare. Et souvent on pouvait ainsi les voir à genoux, pendant de longues minutes, s'efforçant de ranimer un blessé, attendant qu'il eût rouvert les yeux.

À une cinquantaine de mètres, sur la gauche, Maurice en regarda un qui tâchait de reconnaître la blessure d'un petit soldat, dont une manche laissait couler un filet de sang, goutte à goutte. Il y avait là une hémorragie, que l'homme à la croix rouge finit par trouver et par arrêter, en comprimant l'artère. Dans les cas pressants, ils donnaient de la sorte les premiers soins, évitaient les faux mouvements pour les fractures, bandaient et immobilisaient les membres, de façon à rendre sans danger le transport. Et ce transport enfin devenait la grande affaire: ils soutenaient ceux qui pouvaient marcher, portaient les autres, dans leurs bras, ainsi que des petits enfants, ou bien à califourchon sur leur dos, les mains ramenées autour de leur cou; ou bien encore, ils se mettaient à deux, à trois, à quatre, selon la difficulté, leur faisaient un siège de leurs poings unis, les emportaient couchés, par les jambes et par les épaules. En dehors des brancards réglementaires, c'étaient aussi toutes sortes d'inventions ingénieuses, de brancards improvisés avec des fusils, liés à l'aide de bretelles de sac. Et, de partout, dans la plaine rase que labouraient les obus, on les voyait, isolés ou en groupe, qui filaient avec leurs fardeaux, baissant la tête, tâtant la terre du pied, d'un héroïsme prudent et admirable.

Comme Maurice en regardait un, sur la droite, un garçon maigre et chétif, qui emportait un lourd sergent pendu à son cou, les jambes brisées, de l'air d'une fourmi laborieuse qui transporte un grain de blé trop gros, il les vit culbuter et disparaître tous les deux dans l'explosion d'un obus. Quand la fumée se fut dissipée, le sergent reparut sur le dos, sans blessure nouvelle, tandis que le brancardier gisait, le flanc ouvert. Et une autre arriva, une autre fourmi active, qui, après avoir retourné et flairé le camarade mort, reprit le blessé à son cou et l'emporta.

Alors, Maurice plaisanta Lapoulle.

– Dis, si le métier te plaît davantage, va donc leur donner un coup de main!

Depuis un moment, les batteries de Saint-Menges faisaient rage, la grêle des projectiles augmentait; et le capitaine Beaudoin, qui se promenait toujours devant sa compagnie, nerveusement, finit par s'approcher du colonel. C'était une pitié, d'épuiser le moral des hommes, pendant de si longues heures, sans les employer.

– Je n'ai pas d'ordre, répéta stoïquement le colonel.

On vit encore le général Douay passer au galop, suivi de son état- major. Il venait de se rencontrer avec le général de Wimpffen, accouru pour le supplier de tenir, ce qu'il avait cru pouvoir promettre de faire, mais à la condition formelle que le calvaire d'Illy, sur sa droite, serait défendu. Si l'on perdait la position d'Illy, il ne répondait plus de rien, la retraite devenait fatale. Le général de Wimpffen déclara que des troupes du 1er corps allaient occuper le calvaire; et, en effet, on vit presque aussitôt un régiment de zouaves s'y établir; de sorte que le général Douay, rassuré, consentit à envoyer la division Dumont au secours du 12e corps, très menacé. Mais, un quart d'heure plus tard, comme il revenait de constater l'attitude solide de sa gauche, il s'exclama en levant les yeux et en remarquant que le calvaire était vide: plus de zouaves, on avait abandonné le plateau, que le feu d'enfer des batteries de Fleigneux rendait d'ailleurs intenable. Et, désespéré, prévoyant le désastre, il se portait rapidement sur la droite, lorsqu'il tomba dans une déroute de la division Dumont, qui se repliait en désordre, affolée, mêlée aux débris du 1er corps. Ce dernier, après son mouvement de retraite, n'avait pu reconquérir ses positions du matin, laissant Daigny au XIIe corps saxon et Givonne à la garde Prussienne, forcé de remonter vers le nord, à travers le bois de la Garenne, canonné par les batteries que l'ennemi installait sur toutes les crêtes, d'un bout à l'autre du vallon. Le terrible cercle de fer et de flammes se resserrait, une partie de la garde continuait sa marche sur Illy, de l'est à l'ouest, en tournant les coteaux; tandis que, de l'ouest à l'est, derrière le XIe corps, maître de Saint-Menges, le Ve cheminait toujours, dépassait Fleigneux, portait sans cesse ses canons plus en avant, avec une impudente témérité, si convaincu de l'ignorance et de l'impuissance des troupes Françaises, qu'il n'attendait même pas l'infanterie pour les soutenir. Il était midi, l'horizon entier s'embrasait, tonnant, croisant les feux sur le 7e et le 1er corps.

Le général Douay, alors, pendant que l'artillerie ennemie préparait de la sorte l'attaque suprême du calvaire, résolut de faire un dernier effort pour le reconquérir. Il envoya des ordres, il se jeta en personne parmi les fuyards de la division Dumont, réussit à former une colonne, qu'il lança sur le plateau. Elle y tint bon pendant quelques minutes; mais les balles sifflaient si drues, une telle trombe d'obus balayait les champs vides, sans un arbre, que la panique tout de suite se déclara, remportant les hommes le long des pentes, les roulant ainsi que des pailles surprises par un orage. Et le général s'entêta, fit avancer d'autres régiments.

Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel De Vineuil un ordre, dans l'effrayant vacarme. Déjà, le colonel était debout sur les étriers, la face ardente; et, d'un grand geste de son épée, montrant le calvaire:

– Enfin, mes enfants, c'est notre tour!.. En avant, là-haut!

Le 106e, entraîné, s'ébranla. Une des premières, la compagnie Beaudoin s'était mise debout, au milieu des plaisanteries, les hommes disant qu'ils étaient rouillés, qu'ils avaient de la terre dans les jointures. Mais, dès les premiers pas, on dut se jeter au fond d'une tranchée-abri qu'on rencontra, tellement le feu devenait vif. Et l'on fila en pliant l'échine.

 

– Mon petit, répétait Jean à Maurice, attention! C'est le coup de chien… Ne montre pas le bout de ton nez, car pour sûr on te le démolirait… Et ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux pas en laisser en route. Ceux qui en reviendront, cette fois, seront des bons.

Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne savait plus s'il avait peur, il courait emporté par le galop des autres, sans volonté personnelle, n'ayant que le désir d'en finir tout de suite. Et il était à ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche, qu'un brusque recul s'étant produit, à l'extrémité de la tranchée, devant les terrains nus qu'il restait à gravir, il avait aussitôt senti la panique le gagner, prêt à prendre la fuite. C'était, en lui, l'instinct débridé, une révolte des muscles, obéissant aux souffles épars.

Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le colonel se précipita.

– Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous n'allez pas vous conduire comme des lâches… Souvenez-vous! Jamais le 106e n'a reculé, vous seriez les premiers à salir notre drapeau…

Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait des paroles pour chacun, parlait de la France, d'une voix où tremblaient des larmes.

Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu'il entra dans une terrible colère, levant son épée, tapant sur les hommes comme avec un bâton.

– Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière, moi! Voulez-vous bien obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons!

Mais ces violences, ces soldats menés au feu à coups de pied, répugnaient au colonel.

– Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre… N'est-ce pas, mes enfants, vous n'allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les Prussiens? … En avant, là-haut!

Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait dit cela en brave homme de père, qu'on ne pouvait abandonner, sans être des pas grand-chose. Lui seul, du reste, traversa tranquillement les champs nus, sur son grand cheval, tandis que les hommes s'éparpillaient, se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves, avant d'atteindre le calvaire. Au lieu de l'assaut classique, tel qu'il se passe dans les manoeuvres, par lignes correctes, on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre, des soldats isolés ou par petits groupes, rampant, sautant soudain ainsi que des insectes, gagnant la crête à force d'agilité et de ruse. Les batteries ennemies avaient dû les voir, les obus labouraient le sol, si fréquents, que les détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.

Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua la tempe d'un de leurs camarades, qui tomba dans leurs jambes. Ils durent l'écarter du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il y en avait trop. L'horreur du champ de bataille, un blessé qu'ils aperçurent, hurlant, retenant à deux mains ses entrailles, un cheval qui se traînait encore, les cuisses rompues, toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l'accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules.

– Ce que j'ai soif! Bégaya Maurice. Il me semble que j'ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas cette odeur de roussi, de laine brûlée?

Jean hocha la tête.

– Ca sentait la même chose à Solférino. Peut-être bien que c'est l'odeur de la guerre… Attends, j'ai encore de l'eau-de-vie, nous allons boire un coup.

Derrière la haie, tranquillement, ils s'arrêtèrent une minute. Mais l'eau-de-vie, au lieu de les désaltérer, leur brûlait l'estomac.

C'était exaspérant, ce goût de roussi dans la bouche. Et ils se mouraient aussi d'inanition, ils auraient volontiers mordu à la moitié de pain que Maurice avait dans son sac; seulement, était-ce possible? Derrière eux, le long de la haie, d'autres hommes arrivaient sans cesse, qui les poussaient. Enfin, d'un bond, ils franchirent la dernière pente. Ils étaient sur le plateau, au pied même du calvaire, la vieille croix rongée par les vents et la pluie, entre deux maigres tilleuls.

– Ah! bon sang, nous y voilà! cria Jean. Mais le tout est d'y rester!

Il avait raison, l'endroit n'était pas précisément agréable, comme le fit remarquer Lapoulle d'une voix dolente, ce qui égaya la compagnie. Tous, de nouveau, s'allongèrent dans un chaume; et trois hommes encore n'en furent pas moins tués. C'était, là-haut, un véritable ouragan déchaîné, les projectiles arrivaient en si grand nombre de Saint-Menges, de Fleigneux et de Givonne, que la terre semblait en fumer comme sous une grosse pluie d'orage. Évidemment, la position ne pourrait être gardée longtemps, si de l'artillerie ne venait au plus tôt soutenir les troupes engagées avec tant de témérité. Le général Douay, disait-on, avait fait donner l'ordre d'avancer à deux batteries de l'artillerie de réserve; et, à chaque seconde, anxieusement, les hommes se retournaient, dans l'attente de ces canons qui n'arrivaient pas.

– C'est ridicule, ridicule! répétait le capitaine Beaudoin, qui avait repris sa promenade saccadée. On n'envoie pas ainsi un régiment en l'air, sans l'appuyer tout de suite.

Puis, ayant aperçu un pli de terrain, sur la gauche, il cria à

Rochas:

– Dites donc, lieutenant, la compagnie pourrait se terrer là.

Rochas, debout, immobile, haussa les épaules.

– Oh! mon capitaine, ici ou là-bas, allez! la danse est la même… Le mieux est encore de ne pas bouger.

Alors, le capitaine Beaudoin, qui ne jurait jamais, s'emporta.

– Mais, nom de Dieu! nous allons y rester tous! On ne peut pas se laisser détruire ainsi!

Et il s'entêta, voulut se rendre compte personnellement de la position meilleure qu'il indiquait. Mais il n'avait pas fait dix pas, qu'il disparaissait dans une brusque explosion, la jambe droite fracassée par un éclat d'obus. Il culbuta sur le dos, en jetant un cri aigu de femme surprise.

– C'était sûr, murmura Rochas. Ca ne vaut rien de tant remuer, et ce qu'on doit gober, on le gobe.

Des hommes de la compagnie, en voyant tomber leur capitaine, se soulevèrent; et, comme il appelait à l'aide, suppliant qu'on l'emportât, Jean finit par courir jusqu'à lui, suivi aussitôt de Maurice.

– Mes amis, au nom du ciel! Ne m'abandonnez pas, emportez-moi à l'ambulance!

– Dame! mon capitaine, ce n'est guère commode… On peut toujours essayer…

Déjà, ils se concertaient pour savoir par quel bout le prendre, lorsqu'ils aperçurent, abrités derrière la haie qu'ils avaient longée, deux brancardiers, qui paraissaient attendre de la besogne. Ils leur firent des signes énergiques, ils les décidèrent à s'approcher. C'était le salut, s'ils pouvaient regagner l'ambulance, sans mauvaise aventure. Mais le chemin était long, et la grêle de fer augmentait encore.

Comme les brancardiers, après avoir bandé fortement la jambe, pour la maintenir, emportaient le capitaine assis sur leurs poings noués, un bras passé au cou de chacun d'eux, le colonel De Vineuil, averti, arriva, en poussant son cheval. Il avait connu le jeune homme dès sa sortie de Saint-Cyr, il l'aimait et se montrait très ému.

– Mon pauvre enfant, ayez du courage… Ce ne sera rien, on vous sauvera…

Le capitaine eut un geste de soulagement, comme si beaucoup de bravoure lui était venue enfin.

– Non, non, c'est fini, j'aime mieux ça. Ce qui est exaspérant, c'est d'attendre ce qu'on ne peut éviter.

On l'emporta, les brancardiers eurent la chance d'atteindre sans encombre la haie, le long de laquelle ils filèrent rapidement, avec leur fardeau. Lorsque le colonel les vit disparaître derrière le bouquet d'arbres, où se trouvait l'ambulance, il eut un soupir de soulagement.

– Mais, mon colonel, cria soudain Maurice, vous êtes blessé, vous aussi!

Il venait d'apercevoir la botte gauche de son chef couverte de sang. Le talon avait dû être arraché, et un morceau de la tige était même entré dans les chairs.

M De Vineuil se pencha tranquillement sur la selle, regarda un instant son pied, qui devait le brûler et peser lourd, au bout de sa jambe.

– Oui, oui, murmura-t-il, j'ai attrapé ça tout à l'heure… Ce n'est rien, ça ne m'empêche pas de me tenir à cheval…

Et il ajouta, en retournant prendre sa place, à la tête de son régiment:

– Quand on est à cheval et qu'on peut s'y tenir, ça va toujours.

Enfin, les deux batteries de l'artillerie de réserve arrivaient. Ce fut pour les hommes anxieux un soulagement immense, comme si ces canons étaient le rempart, le salut, la foudre qui allait faire taire, là-bas, les canons ennemis. Et c'était d'ailleurs superbe, cette arrivée correcte des batteries, dans leur ordre de bataille, chaque pièce suivie de son caisson, les conducteurs montés sur les porteurs, tenant la bride des sous-verges, les servants assis sur les coffres, les brigadiers et les maréchaux des logis galopant à leur place réglementaire. On les aurait dits à la parade, soucieux de conserver leurs distances, tandis qu'ils s'avançaient d'un train fou, au travers des chaumes, avec un sourd grondement d'orage.

Maurice, qui s'était de nouveau couché dans un sillon, se souleva, enthousiasmé, pour dire à Jean:

– Tiens! Là, celle qui s'établit à gauche, c'est la batterie d'Honoré. Je reconnais les hommes.

D'un revers de main, Jean l'avait déjà rejeté sur le sol.

– Allonge-toi donc! Et fais le mort!

Mais tous deux, la joue collée à la terre, ne perdirent plus de vue la batterie, très intéressés par la manoeuvre, le coeur battant à grands coups, de voir la bravoure calme et active de ces hommes, dont ils attendaient encore la victoire.

Brusquement, à gauche, sur une crête nue, la batterie venait de s'arrêter; et ce fut l'affaire d'une minute, les servants sautèrent des coffres, décrochèrent les avant-trains, les conducteurs laissèrent les pièces en position, firent exécuter un demi-tour à leurs bêtes, pour se porter à quinze mètres en arrière, face à l'ennemi, immobiles. Déjà les six pièces étaient braquées, espacées largement, accouplées en trois sections que des lieutenants commandaient, toutes les six réunies sous les ordres d'un capitaine maigre et très long, qui jalonnait fâcheusement le plateau. Et l'on entendit ce capitaine crier, après qu'il eut rapidement fait son calcul:

– La hausse à seize cents mètres!

L'objectif allait être la batterie Prussienne, à gauche de Fleigneux, derrière des broussailles, dont le feu terrible rendait le calvaire d'Illy intenable.

– Tu vois, se remit à expliquer Maurice, qui ne pouvait se taire, la pièce d'Honoré est dans la section du centre. Le voilà qui se penche avec le pointeur… C'est le petit Louis, le pointeur: nous avons bu la goutte ensemble à Vouziers, tu te souviens? … Et, là-bas, le conducteur de gauche, celui qui se tient si raide sur son porteur, une bête alezane superbe, c'est Adolphe…

La pièce avec ses six servants et son maréchal des logis, plus loin l'avant-train et ses quatre chevaux montés par les deux conducteurs, plus loin le caisson, ses six chevaux, ses trois conducteurs, plus loin encore la prolonge, la fourragère, la forge, toute cette queue d'hommes, de bêtes et de matériel s'étendait sur une ligne droite, à une centaine de mètres en arrière; sans compter les haut-le-pied, le caisson de rechange, les bêtes et les hommes destinés à boucher les trous, et qui attendaient à droite, pour ne pas rester inutilement exposés, dans l'enfilade du tir.

Mais Honoré s'occupait du chargement de sa pièce. Les deux servants du centre revenaient déjà de chercher la gargousse et le projectile au caisson, où veillaient le brigadier et l'artificier; et, tout de suite, les deux servants de la bouche, après avoir introduit la gargousse, la charge de poudre enveloppée de serge, qu'ils poussèrent soigneusement à l'aide du refouloir, glissèrent de même l'obus, dont les ailettes grinçaient le long des rainures. Vivement, l'aide-pointeur, ayant mis la poudre à nu d'un coup de dégorgeoir, enfonça l'étoupille dans la lumière. Et Honoré voulut pointer lui-même ce premier coup, à demi couché sur la flèche, manoeuvrant la vis de réglage pour trouver la portée, indiquant la direction, d'un petit geste continu de la main, au pointeur, qui, en arrière, armé du levier, poussait insensiblement la pièce plus à droite ou plus à gauche.

 

– Ca doit y être, dit-il en se relevant.

Le capitaine, son grand corps plié en deux, vint vérifier la hausse. À chaque pièce, l'aide-pointeur tenait en main la ficelle, prêt à tirer le rugueux, la lame en dents de scie qui allumait le fulminate. Et les ordres furent criés, par numéros, lentement:

– Première pièce, feu!.. Deuxième pièce, feu!..

Les six coups partirent, les canons reculèrent, furent ramenés, pendant que les maréchaux des logis constataient que leur tir était beaucoup trop court. Ils le réglèrent, et la manoeuvre recommença, toujours la même, et c'était cette lenteur précise, ce travail mécanique fait avec sang-Froid, qui maintenait le moral des hommes. La pièce, la bête aimée, groupait autour d'elle une petite famille, que resserrait une occupation commune. Elle était le lien, le souci unique, tout existait pour elle, le caisson, les voitures, les chevaux, les hommes. De là venait la grande cohésion de la batterie entière, une solidité et une tranquillité de bon ménage.

Parmi le 106e, des acclamations avaient accueilli la première salve. Enfin, on allait donc leur clouer le bec, aux canons Prussiens! Tout de suite, il y eut pourtant une déception, lorsqu'on se fut aperçu que les obus restaient en chemin, éclataient pour la plupart en l'air, avant d'avoir atteint les broussailles, là-bas, où se cachait l'artillerie ennemie.

– Honoré, reprit Maurice, dit que les autres sont des clous, à côté de la sienne… Ah! la sienne, il coucherait avec, jamais on n'en trouvera la pareille! Vois donc de quel oeil il la couve, et comme il la fait essuyer, pour qu'elle n'ait pas trop chaud!

Il plaisantait avec Jean, tous deux ragaillardis par cette belle bravoure calme des artilleurs. Mais, en trois coups, les batteries Prussiennes venaient de régler leur tir: d'abord trop long, il était devenu d'une telle précision, que les obus tombaient sur les pièces Françaises; tandis que celles-Ci, malgré les efforts pour allonger la portée, n'arrivaient toujours pas. Un des servants d'Honoré, celui de la bouche, à gauche, fut tué. On poussa le corps, le service continua avec la même régularité soigneuse, sans plus de hâte. De toutes parts, les projectiles pleuvaient, éclataient; et c'étaient, autour de chaque pièce, les mêmes mouvements méthodiques, la gargousse et l'obus introduits, la hausse réglée, le coup tiré, les roues ramenées, comme si ce travail avait absorbé les hommes au point de les empêcher de voir et d'entendre.

Mais ce qui frappa surtout Maurice, ce fut l'attitude des conducteurs, à quinze mètres en arrière, raidis sur leurs chevaux, face à l'ennemi. Adolphe était là, large de poitrine, avec ses grosses moustaches blondes dans son visage rouge; et il fallait vraiment un fier courage pour ne pas même battre des yeux, à regarder ainsi les obus venir droit sur soi, sans avoir seulement l'occupation de mordre ses pouces pour se distraire. Les servants qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser à autre chose; tandis que les conducteurs, immobiles, ne voyaient que la mort, avec tout le loisir d'y songer et de l'attendre. On les obligeait de faire face à l'ennemi, parce que, s'ils avaient tourné le dos, l'irrésistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et les bêtes. À voir le danger, on le brave. Il n'y a pas d'héroïsme plus obscur ni plus grand.

Un homme encore venait d'avoir la tête emportée, deux chevaux d'un caisson râlaient, le ventre ouvert, et le tir ennemi continuait, tellement meurtrier, que la batterie entière allait être démontée, si l'on s'entêtait sur la même position. Il fallait dérouter ce tir terrible, malgré les inconvénients d'un changement de place. Le capitaine n'hésita plus, cria l'ordre:

– Amenez les avant-trains!

Et la dangereuse manoeuvre s'exécuta avec une rapidité foudroyante: les conducteurs refirent leur demi-tour, ramenant les avant-trains, que les servants raccrochèrent aux pièces. Mais, dans ce mouvement, ils avaient développé un front étendu, ce dont l'ennemi profitait pour redoubler son feu. Trois hommes encore y restèrent. Au grand trot, la batterie filait, décrivait parmi les terres un arc de cercle, pour aller s'installer à une cinquantaine de mètres plus à droite, de l'autre côté du 106e, sur un petit plateau. Les pièces furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent face à l'ennemi, et le feu recommença, sans un arrêt, dans un tel branle, que le sol n'avait pas cessé de trembler.

Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en trois coups, les batteries Prussiennes venaient de rétablir leur tir, et le troisième obus était tombé droit sur la pièce d'Honoré. On vit celui-ci qui se précipitait, qui tâtait d'une main tremblante la blessure fraîche, tout un coin écorné de la bouche de bronze. Mais elle pouvait être chargée encore, la manoeuvre reprit, après qu'on eut débarrassé les roues du cadavre d'un autre servant, dont le sang avait éclaboussé l'affût.

– Non, ce n'est pas le petit Louis, continua à penser tout haut Maurice. Le voilà qui pointe, et il doit être blessé pourtant, car il ne se sert que de son bras gauche… Ah! ce petit Louis, dont le ménage allait si bien avec Adolphe, à la condition que le servant, l'homme à pied, malgré son instruction plus grande, serait l'humble valet du conducteur, l'homme à cheval…

Jean, qui se taisait, l'interrompit, d'un cri d'angoisse:

– Jamais ils ne tiendront, c'est foutu!

En effet, cette seconde position, en moins de cinq minutes, était devenue aussi intenable que la première. Les projectiles pleuvaient avec la même précision. Un obus brisa une pièce, tua un lieutenant et deux hommes. Pas un des coups n'était perdu, à ce point que, si l'on s'obstinait là davantage, il ne resterait bientôt plus ni un canon ni un artilleur. C'était un écrasement balayant tout.

Alors, le cri du capitaine retentit une seconde fois:

– Amenez les avant-trains!

La manoeuvre recommença, les conducteurs galopèrent, refirent demi-tour, pour que les servants pussent raccrocher les pièces. Mais, cette fois, pendant le mouvement, un éclat troua la gorge, arracha la mâchoire de Louis, qui tomba en travers de la flèche, qu'il était en train de soulever. Et, comme Adolphe arrivait, au moment où la ligne des attelages se présentait de flanc, une bordée furieuse s'abattit: il culbuta, la poitrine fendue, les bras ouverts. Dans une dernière convulsion, il avait pris l'autre, ils restèrent embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans la mort.

Déjà, malgré les chevaux tués, malgré le désordre que la bordée meurtrière avait jeté parmi les rangs, toute la batterie remontait une pente, venait s'établir plus en avant, à quelques mètres de l'endroit où Maurice et Jean étaient couchés. Pour la troisième fois, les pièces furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent face à l'ennemi, tandis que les servants, tout de suite, rouvraient le feu, avec un entêtement d'héroïsme invincible.

– C'est la fin de tout! dit Maurice, dont la voix se perdit.

Il semblait, en effet, que la terre et le ciel se fussent confondus. Les pierres se fendaient, une épaisse fumée cachait par instants le soleil. Au milieu de l'effroyable vacarme, on apercevait les chevaux étourdis, abêtis, la tête basse. Partout, le capitaine apparaissait, trop grand. Il fut coupé en deux, il se cassa et tomba, comme la hampe d'un drapeau.

Mais, autour de la pièce d'Honoré surtout, l'effort continuait, sans hâte et obstiné. Lui, malgré ses galons, dut se mettre à la manoeuvre, car il ne restait que trois servants. Il pointait, tirait le rugueux, pendant que les trois allaient au caisson, chargeaient, maniaient l'écouvillon et le refouloir. On avait fait demander des hommes et des chevaux haut-le-pied, pour boucher les trous creusés par la mort; et ils tardaient à venir, il fallait se suffire en attendant. La rage était qu'on n'arrivait toujours pas, que les projectiles lancés éclataient presque tous en l'air, sans faire grand mal à ces terribles batteries adverses, dont le feu était si efficace. Et, brusquement, Honoré poussa un juron, qui domina le bruit de la foudre: toutes les malchances, la roue droite de sa pièce venait d'être broyée! Tonnerre de Dieu! Une patte cassée, la pauvre bougresse fichue sur le flanc, son nez par terre, bancale et bonne à rien! Il en pleurait de grosses larmes, il lui avait pris le cou entre ses mains égarées, comme s'il avait voulu la remettre d'aplomb, par la seule chaleur de sa tendresse. Une pièce qui était la meilleure, qui était la seule à avoir envoyé quelques obus là-bas! Puis, une résolution folle l'envahit, celle de remplacer la roue immédiatement, sous le feu. Lorsque, aidé d'un servant, il fut allé lui-même chercher dans la prolonge une roue de rechange, la manoeuvre de force commença, la plus dangereuse qui pût être faite sur le champ de bataille. Heureusement, les hommes et les chevaux haut-le-pied avaient fini par arriver, deux nouveaux servants donnèrent un coup de main.