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La Bête humaine

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C'est pourquoi j'ai toujours cru qu'on l'avait tué pour le voler, simplement.

Le juge laissa régner un court silence; puis, la regardant en face:

– Qu'est-ce que vous pensez de madame Roubaud et de son mari?

Elle eut un vif mouvement de protestation.

– Ah! non, mon cher monsieur Denizet, vous n'allez pas encore vous égarer sur le compte de ces braves gens… Séverine était une bonne petite fille, très douce, très docile même, et délicieuse avec ça, ce qui ne gâte rien. Je pense, puisque vous tenez à ce que je le répète, qu'elle et son mari sont incapables d'une mauvaise action.

Il l'approuvait de la tête, il triomphait, en jetant un coup d'oeil vers madame de Lachesnaye. Celle-ci, piquée, se permit d'intervenir.

– Ma tante, je vous trouve bien facile.

Alors, madame Bonnehon se soulagea, avec son franc-parler ordinaire.

– Laisse donc, Berthe, nous ne nous entendrons jamais là-dessus. Elle était gaie, elle aimait à rire, et elle avait bien raison… Je sais parfaitement ce que ton mari et toi vous pensez. Mais, en vérité, il faut que l'intérêt vous trouble la tête, pour que vous vous étonniez si fort de ce legs de la Croix-de-Maufras, fait par ton père à la bonne Séverine… Il l'avait élevée, il l'avait dotée, il était tout naturel qu'il la mît sur son testament. Ne la considérait-il pas un peu comme sa fille, voyons!.. Ah! ma chère, l'argent compte pour si peu de chose dans le bonheur!

Elle, en effet, ayant toujours été très riche, se montrait d'un désintéressement absolu. Même, par un raffinement de belle femme adorée, elle affectait de mettre l'unique raison de vivre dans la beauté et dans l'amour.

– C'est Roubaud qui a parlé de la dépêche, fit remarquer sèchement M. de Lachesnaye. S'il n'y a pas eu de dépêche, le président n'a pas pu lui dire qu'il en avait reçu une. Pourquoi Roubaud a-t-il menti?

– Mais, s'écria M. Denizet, se passionnant, le président peut très bien avoir inventé cette dépêche, pour expliquer son départ subit aux Roubaud. Selon leur propre témoignage, il ne devait partir que le lendemain; et, comme il se trouvait dans le même train qu'eux, il avait besoin d'une raison quelconque, s'il ne voulait pas leur apprendre la raison vraie, que nous ignorons tous, d'ailleurs… Cela n'a pas d'importance, cela ne mène à rien.

Un nouveau silence se fit. Quand le juge continua, il était très calme, il se montra plein de précautions.

– A présent, madame, j'aborde un sujet particulièrement délicat, et je vous prie d'excuser la nature de mes questions. Personne plus que moi ne respecte la mémoire de votre frère… Des bruits couraient, n'est-ce pas? on lui donnait des maîtresses.

Madame Bonnehon s'était remise à sourire, avec son infinie tolérance.

– Oh! cher monsieur, à son âge!.. Mon frère a été veuf de bonne heure, je ne me suis jamais cru le droit de trouver mauvais ce que lui-même trouvait bon. Il a donc vécu à sa guise, sans que je me mêle en rien de son existence. Ce que je sais, c'est qu'il gardait son rang, et qu'il est resté jusqu'au bout un homme du meilleur monde.

Berthe, suffoquée que, devant elle, on parlât des maîtresses de son père, avait baissé les yeux; pendant que son mari, aussi gêné qu'elle, était allé se planter devant la fenêtre, tournant le dos.

– Pardonnez-moi, si j'insiste, dit M. Denizet. N'y a-t-il pas eu une histoire, avec une jeune femme de chambre, chez vous?

– Ah! oui, Louisette… Mais, cher monsieur, c'était une petite vicieuse qui, à quatorze ans, avait des rapports avec un repris de justice. On a voulu exploiter sa mort contre mon frère. C'est une indignité, je vais vous raconter ça.

Sans doute elle était de bonne foi. Bien qu'elle sût à quoi s'en tenir sur les moeurs du président, et que sa mort tragique ne l'eût pas surprise, elle sentait le besoin de défendre la haute situation de la famille. D'ailleurs, dans cette malheureuse histoire de Louisette, si elle le croyait très capable d'avoir voulu la petite, elle était convaincue également de la débauche précoce de celle-ci.

– Imaginez-vous une gamine, oh! si petite, si délicate, blonde et rose comme un petit ange, et douce avec ça, d'une douceur de sainte nitouche à lui donner le bon Dieu sans confession… Eh bien, elle n'avait pas quatorze ans qu'elle était la bonne amie d'une sorte de brute, un carrier du nom de Cabuche, qui venait de faire cinq ans de prison, pour avoir tué un homme dans un cabaret. Ce garçon vivait à l'état sauvage, sur la lisière de la forêt de Bécourt, où son père, mort de chagrin, lui avait laissé une masure faite de troncs d'arbres et de terre. Il s'entêtait à y exploiter un coin des carrières abandonnées, qui autrefois, je crois bien, ont fourni la moitié des pierres dont Rouen est bâti. Et c'était au fond de ce terrier que la petite allait retrouver son loup-garou, dont tout le pays avait une si grosse peur, qu'il vivait absolument seul, comme un pestiféré. Souvent, on les rencontrait ensemble, rôdant par les bois, se tenant par la main, elle si mignonne, lui énorme et bestial. Enfin, une débauche à ne pas croire… Naturellement, je n'ai connu ces choses que plus tard. J'avais pris Louisette chez moi presque par charité, pour faire une bonne oeuvre. Sa famille, ces Misard, que je savais pauvres, s'étaient bien gardés de me dire qu'ils avaient roué de coups l'enfant, sans pouvoir l'empêcher de courir chez son Cabuche, dès qu'une porte restait ouverte… Et c'est alors que l'accident est arrivé. Mon frère, à Doinville, n'avait pas de serviteurs à lui. Louisette et une autre femme faisaient le ménage du pavillon écarté qu'il occupait. Un matin qu'elle s'y était rendue seule, elle disparut. Pour moi, elle préméditait sa fuite depuis longtemps, peut-être son amant l'attendait-il et l'avait-il emmenée… Mais l'épouvantable, ce fut que, cinq jours après, le bruit de la mort de Louisette courait, avec des détails sur un viol, tenté par mon frère, dans des circonstances si monstrueuses, que l'enfant, affolée, était allée chez Cabuche, disait-on, mourir d'une fièvre cérébrale. Que s'était-il passé? tant de versions ont circulé, qu'il est difficile de le dire. Je crois pour ma part que Louisette, morte réellement d'une mauvaise fièvre, car un médecin l'a constaté, a succombé à quelque imprudence, des nuits à la belle étoile, des vagabondages dans les marais… N'est-ce pas? mon cher monsieur, vous ne voyez pas mon frère supplicier cette gamine. C'est odieux, c'est impossible.

Pendant ce récit, M. Denizet avait écouté attentivement, sans approuver ni désapprouver. Et madame Bonnehon eut un léger embarras à finir; puis, se décidant:

– Mon Dieu! je ne dis point que mon frère n'ait pas voulu plaisanter avec elle. Il aimait la jeunesse, il était très gai, sous son apparence rigide. Enfin, mettons qu'il l'ait embrassée.

Sur ce mot, il y eut une révolte pudique des Lachesnaye.

– Oh! ma tante, ma tante!

Mais elle haussa les épaules: pourquoi mentir à la justice?

– Il l'a embrassée, chatouillée peut-être. Il n'y a pas de crime là-dedans… Et ce qui me fait admettre cela, c'est que l'invention ne vient pas du carrier. Louisette doit être la menteuse, la vicieuse qui a grossi les choses pour se faire peut-être garder par son amant, de façon que celui-ci, une brute, je vous l'ai dit, a fini de bonne foi par s'imaginer qu'on lui avait tué sa maîtresse… Il était réellement fou de rage, il répétait dans tous les cabarets que, si le président lui tombait sous les mains, il le saignerait comme un cochon…

Le juge, silencieux jusque-là, l'interrompit vivement.

– Il a dit cela, des témoins pourront-ils l'affirmer?

– Oh! cher monsieur, vous en trouverez tant que vous voudrez…

Enfin, une bien triste affaire, nous avons eu beaucoup d'ennuis.

Heureusement que la situation de mon frère le mettait au-dessus de tout soupçon.

Madame Bonnehon venait de comprendre quelle piste nouvelle suivait M. Denizet; et elle en était assez inquiète, elle préféra ne pas s'engager davantage, en le questionnant à son tour. Il s'était levé, il dit qu'il ne voulait pas abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de la famille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux témoins. Ils étaient d'une correction parfaite, ces interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et compromettants, que Mme Bonnehon, la plume à la main, eut un coup d'oeil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux, qu'elle n'avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l'accompagnait, ainsi que son neveu et sa nièce, jusqu'à la porte, elle lui serra les mains.

– A bientôt, n'est-ce pas? Vous savez qu'on vous attend toujours à Doinville… Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.

Son sourire s'était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce, sèche, sortie la première, n'avait eu qu'une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Il s'était arrêté, debout, réfléchissant. Pour lui, l'affaire devenait claire, il y avait eu certainement violence de la part de Grandmorin, dont la réputation était connue. Cela rendait l'instruction délicate, il se promettait de redoubler de prudence, jusqu'à ce que les avis qu'il attendait du ministère fussent arrivés. Mais il n'en triomphait pas moins. Enfin, il tenait le coupable.

Lorsqu'il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna l'huissier.

– Faites entrer le sieur Jacques Lantier.

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours, avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu'un tic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l'huissier, appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger tressaillement. Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le regardèrent disparaître chez le juge. Puis, ils retombèrent à leur attente, pâlis encore, silencieux.

Toute cette affaire, depuis trois semaines, hantait Jacques d'un malaise, comme si elle avait pu finir par tourner contre lui. Cela était déraisonnable, car il n'avait rien à se reprocher, pas même d'avoir gardé le silence; et, pourtant, il n'entrait chez le juge qu'avec le petit frisson du coupable, qui craint de voir son crime découvert; et il se défendait contre les questions, il se surveillait, de peur d'en trop dire. Lui aussi aurait pu tuer: cela ne se lisait-il pas dans ses yeux? Rien ne lui était plus désagréable que ces citations en justice, il en éprouvait une sorte de colère, ayant hâte, disait-il, qu'on ne le tourmentât plus, avec des histoires qui ne le regardaient pas.

 

D'ailleurs, ce jour-là, M. Denizet n'insista que sur le signalement de l'assassin. Jacques, étant l'unique témoin qui eût entrevu ce dernier, pouvait seul donner des renseignements précis. Mais il ne sortait pas de sa première déposition, il répétait que la scène du meurtre était restée pour lui la vision d'une seconde à peine, une image si rapide, qu'elle demeurait comme sans forme, abstraite, dans son souvenir. Ce n'était qu'un homme en égorgeant un autre, et rien de plus. Pendant une demi-heure, le juge, avec une obstination lente, le harcela, lui posa la même question sous tous les sens imaginables: était-il grand, était-il petit? avait-il de la barbe, avait-il des cheveux longs ou courts? quelle sorte de vêtements portait-il? à quelle classe paraissait-il appartenir? Et Jacques, troublé, ne faisait toujours que des réponses vagues.

– Enfin, demanda brusquement M. Denizet en le regardant dans les yeux, si on vous le montrait, le reconnaîtriez-vous?

Il eut un léger battement de paupières, envahi d'une angoisse sous ce regard qui fouillait son crâne. Sa conscience s'interrogea tout haut.

– Le reconnaître… oui… peut-être.

Mais déjà son étrange peur d'une complicité inconsciente le rejetait dans son système évasif.

– Non, pourtant, je ne pense pas, jamais je n'oserais affirmer.

Songez donc! une vitesse de quatre-vingts kilomètres à l'heure!

D'un geste de découragement, le juge allait le faire passer dans la pièce voisine, pour le garder à sa disposition, lorsqu'il se ravisa.

– Restez, asseyez-vous.

Et, sonnant de nouveau l'huissier:

– Introduisez monsieur et madame Roubaud.

Dès la porte, en apercevant Jacques, leurs yeux se ternirent d'un vacillement d'inquiétude. Avait-il parlé? le gardait-on pour le confronter avec eux? Toute leur assurance s'en allait, de le sentir là; et ce fut la voix un peu sourde qu'ils répondirent d'abord. Mais le juge avait simplement repris leur premier interrogatoire, ils n'eurent qu'à répéter les mêmes phrases, presque identiques, pendant qu'il les écoutait, la tête basse, sans même les regarder.

Puis, tout d'un coup, il se tourna vers Séverine.

– Madame, vous avez dit au commissaire de surveillance, dont j'ai là le procès-verbal, que, pour vous, un homme était monté à Rouen, dans le coupé, comme le train se mettait en marche.

Elle resta saisie. Pourquoi rappelait-il cela? était-ce un piège? allait-il, en rapprochant ses déclarations, la faire se démentir elle-même? Aussi, d'un coup d'oeil, consulta-t-elle son mari, qui intervint prudemment.

– Je ne crois pas, monsieur, que ma femme se soit montrée si affirmative.

– Pardon… Comme vous émettiez la possibilité du fait, madame a dit: «C'est certainement ce qui est arrivé»… Eh bien, madame, je désire savoir si vous aviez des motifs particuliers pour parler ainsi.

Elle acheva de se troubler, convaincue que, si elle ne se méfiait pas, il allait, de réponse en réponse, la mener à des aveux. Pourtant, elle ne pouvait garder le silence.

– Oh! non, monsieur, aucun motif… J'ai dû dire ça à titre de simple raisonnement, parce qu'en effet il est difficile de s'expliquer les choses d'une autre façon.

– Alors, vous n'avez pas vu l'homme, vous ne pouvez rien nous apprendre sur lui?

– Non, non, monsieur, rien!

M. Denizet sembla abandonner ce point de l'instruction. Mais il y revint tout de suite avec Roubaud.

– Et vous, comment se fait-il que vous n'ayez pas vu l'homme, s'il est réellement monté, car il résulte de votre déposition même que vous causiez encore avec la victime, lorsqu'on a sifflé le départ?

Cette insistance finissait par terrifier le sous-chef de gare, dans l'anxiété où il était de savoir quel parti il devait prendre, lâcher l'invention de l'homme, ou s'y entêter. Si l'on avait des preuves contre lui, l'hypothèse de l'assassin inconnu n'était guère soutenable et pouvait même aggraver son cas. Il attendait de comprendre, il répondit par des explications confuses, longuement.

– Il est vraiment fâcheux, reprit M. Denizet, que vos souvenirs soient restés si peu clairs, car vous nous aideriez à mettre fin aux soupçons qui se sont égarés sur diverses personnes.

Cela parut si direct à Roubaud, qu'il éprouva un irrésistible besoin de s'innocenter. Il se vit découvert, son parti fut pris tout de suite.

– Il y a là un tel cas de conscience! On hésite, vous comprenez, rien n'est plus naturel. Quand je vous avouerais que je crois bien l'avoir vu, l'homme…

Le juge eut un geste de triomphe, croyant devoir ce commencement de franchise à son habileté. Il disait connaître par expérience l'étrange peine que certains témoins ont à confesser ce qu'ils savent; et, ceux-là, il se flattait de les accoucher malgré eux.

– Parlez donc… Comment est-il? petit, grand, de votre taille à peu près?

– Oh! non, non, beaucoup plus grand… Du moins, j'en ai eu la sensation, car c'est une simple sensation, un individu que je suis presque sûr d'avoir frôlé, en courant pour retourner à mon wagon.

– Attendez, dit M. Denizet.

Et, se tournant vers Jacques, il lui demanda:

– L'homme que vous avez entrevu, le couteau au poing, était-il plus grand que monsieur Roubaud?

Le mécanicien qui s'impatientait, car il commençait à craindre de ne pouvoir prendre le train de cinq heures, leva les yeux, examina Roubaud; et il semblait ne jamais l'avoir regardé, il s'étonnait de le trouver court, puissant, avec un profil singulier, vu ailleurs, rêvé peut-être.

– Non, murmura-t-il, pas plus grand, à peu près de la même taille.

Mais le sous-chef de gare protestait avec vivacité.

– Oh! beaucoup plus grand, de toute la tête au moins.

Jacques restait les yeux largement ouverts sur lui; et, sous ce regard, où il lisait une surprise croissante, il s'agitait, comme pour échapper à sa propre ressemblance; tandis que sa femme, elle aussi, suivait, glacée, le travail sourd de mémoire, exprimé par le visage du jeune homme. Clairement, celui-ci s'était étonné d'abord de certaines analogies entre Roubaud et l'assassin; ensuite, il venait d'avoir la certitude brusque que Roubaud était l'assassin, ainsi que le bruit en avait couru; puis, maintenant, il semblait tout à l'émotion de cette découverte, la face béante, sans qu'il fût possible de savoir ce qu'il allait faire, sans qu'il le sût lui-même. S'il parlait, le ménage était perdu. Les yeux de Roubaud avaient rencontré les siens, tous deux se regardaient jusqu'à l'âme. Il y eut un silence.

– Alors, vous n'êtes pas d'accord, reprit M. Denizet. Si vous l'avez vu plus petit, vous, c'est sans doute qu'il était courbé, dans la lutte avec sa victime.

Lui aussi regardait les deux hommes. Il n'avait pas songé à utiliser ainsi cette confrontation; mais, par instinct de métier, il sentit, à cette minute, que la vérité passait dans l'air. Sa confiance en la piste Cabuche en fut même ébranlée. Est-ce que les Lachesnaye auraient eu raison? est-ce que les coupables, contre toute vraisemblance, seraient cet employé honnête et sa jeune femme, si douce?

– L'homme avait-il sa barbe entière, comme vous? demanda-t-il à

Roubaud.

Ce dernier eut la force de répondre, sans que sa voix tremblât:

– Sa barbe entière, non, non! Pas de barbe du tout, je crois.

Jacques comprit que la même question allait lui être posée. Que dirait-il? car il aurait bien juré, lui, que l'homme portait toute sa barbe. En somme, ces gens ne l'intéressaient point, pourquoi ne pas dire la vérité? Mais, comme il détournait ses yeux du mari, il rencontra le regard de la femme; et il lut, dans ce regard, une supplication si ardente, un don si entier de toute la personne, qu'il en fut bouleversé. Son frisson ancien le reprenait: l'aimait-il donc, était-ce donc celle-là qu'il pourrait aimer, comme on aime d'amour, sans un monstrueux désir de destruction? Et, à ce moment, par un singulier contrecoup de son trouble, il lui sembla que sa mémoire s'obscurcissait, il ne retrouvait plus l'assassin dans Roubaud. La vision redevenait vague, un doute le prenait, à ce point qu'il se serait mortellement repenti d'avoir parlé.

M. Denizet posait la question:

– L'homme avait-il sa barbe entière, comme monsieur Roubaud?

Et il répondit de bonne foi:

– Monsieur, en vérité, je ne puis pas dire. Encore un coup, cela a été trop rapide. Je ne sais rien, je ne veux rien affirmer.

Mais M. Denizet s'entêta, car il désirait en finir avec le soupçon sur le sous-chef. Il poussa celui-ci, il poussa le mécanicien, arriva à obtenir du premier un signalement complet de l'assassin, grand, fort, sans barbe, vêtu d'une blouse, en tout le contraire de son propre signalement; tandis qu'il ne tirait plus du second que des monosyllabes évasifs, qui donnaient de la force aux affirmations de l'autre. Et le juge en revenait à sa conviction première: il était sur la bonne piste, le portrait que le témoin faisait de l'assassin se trouvait être si exact, que chaque trait nouveau ajoutait à la certitude. C'était ce ménage, soupçonné injustement, qui, par sa déposition accablante, ferait tomber la tête du coupable.

– Entrez là, dit-il aux Roubaud et à Jacques, en les faisant passer dans la pièce voisine, quand ils eurent signé leurs interrogatoires. Attendez que je vous appelle.

Immédiatement, il donna l'ordre qu'on amenât le prisonnier; et il était si heureux, qu'il poussa, avec son greffier, la belle humeur jusqu'à dire:

– Laurent, nous le tenons.

Mais la porte s'était ouverte, deux gendarmes avaient paru, conduisant un grand garçon de vingt-cinq à trente ans. Ils se retirèrent sur un signe du juge, et Cabuche resta seul au milieu du cabinet, ahuri, avec un hérissement fauve de bête traquée. C'était un gaillard, au cou puissant, aux poings énormes, blond, très blanc de peau, la barbe rare, à peine un duvet doré qui frisait, soyeux. La face massive, le front bas disaient la violence de l'être borné, tout à la sensation immédiate; mais il y avait comme un besoin de soumission tendre, dans la bouche large et dans le nez carré de bon chien. Saisi brutalement au fond de son trou, de grand matin, arraché à sa forêt, exaspéré des accusations qu'il ne comprenait pas, il avait déjà, avec son effarement et sa blouse déchirée, l'air louche du prévenu, cet air de bandit sournois que la prison donne au plus honnête homme. La nuit tombait, la pièce était noire, et il se renfonçait dans l'ombre, lorsque l'huissier apporta une grosse lampe, au globe nu, dont la vive lumière lui éclaira le visage. Alors, découvert, il demeura immobile.

Tout de suite, M. Denizet avait fixé sur lui ses gros yeux clairs, aux paupières lourdes. Et il ne parlait pas, c'était l'engagement muet, l'essai premier de sa puissance, avant la guerre de sauvage, guerre de ruses, de pièges, de tortures morales. Cet homme était le coupable, tout devenait licite contre lui, il n'avait plus que le droit d'avouer son crime.

L'interrogatoire commença, très lent.

– Savez-vous de quel crime vous êtes accusé?

Cabuche, la voix empâtée de colère impuissante, grogna:

– On ne me l'a pas dit, mais je m'en doute bien. On en a assez causé!

– Vous connaissiez monsieur Grandmorin?

– Oui, oui, je le connaissais, trop!

– Une fille Louisette, votre maîtresse, est entrée, comme femme de chambre, chez madame Bonnehon.

Un sursaut de rage emporta le carrier. Dans la colère, il voyait rouge.

– Nom de Dieu! ceux qui disent ça sont de sacrés menteurs.

Louisette n'était pas ma maîtresse.

Curieusement, le juge l'avait regardé se fâcher. Et, faisant faire un crochet à l'interrogatoire:

– Vous êtes très violent, vous avez été condamné à cinq ans de prison pour avoir tué un homme, dans une querelle.

Cabuche baissa la tête. C'était sa honte, cette condamnation.

Il murmura:

– Il avait tapé le premier… Je n'ai fait que quatre ans, on m'a gracié d'un an.

– Alors, reprit M. Denizet, vous prétendez que la fille Louisette n'était pas votre maîtresse?

De nouveau, il serra les poings. Puis, d'une voix basse, entrecoupée:

 

– Comprenez donc, elle était gamine, pas quatorze ans encore, quand je suis revenu de là-bas… Alors, tout le monde me fuyait, on m'aurait jeté des pierres. Et elle, dans la forêt, où je la rencontrais toujours, elle s'approchait, elle causait, elle était gentille, oh! gentille… Nous sommes donc devenus amis comme ça. Nous nous tenions par la main, en nous promenant. C'était si bon, si bon, dans ce temps-là!.. Bien sûr qu'elle grandissait et que je songeais à elle. Je ne peux pas dire le contraire, j'étais comme un fou, tant je l'aimais. Elle m'aimait très fort aussi, et ça aurait fini par arriver, ce que vous dites, quand on l'a séparée de moi, en la mettant à Doinville, chez cette dame… Puis, un soir, en rentrant de la carrière, je l'ai trouvée devant ma porte, à moitié folle, si abîmée, qu'elle brûlait de fièvre. Elle n'avait pas osé rentrer chez ses parents, elle venait mourir chez moi… Ah! nom de Dieu, le cochon! j'aurais dû courir le saigner tout de suite!

Le juge pinçait ses lèvres fines, étonné de l'accent sincère de cet homme. Décidément, il fallait jouer serré, il avait affaire à plus forte partie qu'il n'avait cru.

– Oui, je sais l'histoire épouvantable que vous et cette fille avez inventée. Remarquez seulement que toute la vie de monsieur Grandmorin le mettait au-dessus de vos accusations.

Éperdu, les yeux ronds, les mains tremblantes, le carrier bégayait:

– Quoi? qu'est-ce que nous avons inventé?.. C'est les autres qui mentent, et c'est nous qu'on accuse de menteries!

– Mais oui, ne faites pas l'innocent… J'ai déjà interrogé Misard, l'homme qui a épousé la mère de votre maîtresse. Je le confronterai avec vous, s'il est nécessaire. Vous verrez ce qu'il pense de votre histoire, lui… Et prenez bien garde à vos réponses. Nous avons des témoins, nous savons tout, vous feriez mieux de dire la vérité.

C'était son ordinaire tactique d'intimidation, même lorsqu'il ne savait rien et qu'il n'avait pas de témoins.

– Ainsi nierez-vous que, publiquement, vous avez crié partout que vous saigneriez monsieur Grandmorin?

– Ah! ça, oui, je l'ai dit. Et je le disais de bon coeur, allez! car la main me démangeait bougrement!

Une surprise arrêta net M. Denizet, qui s'attendait à un système de complète dénégation. Comment! le prévenu avouait ses menaces. Quelle ruse cela cachait-il? Craignant d'être allé trop vite en besogne, il se recueillit un instant, puis le dévisagea, en lui posant cette question brusque:

– Qu'avez-vous fait pendant la nuit du 14 au 15 février?

– Je me suis couché à la nuit, vers six heures… J'étais un peu souffrant, et mon cousin Louis m'a même rendu le service de conduire une charge de pierres à Doinville.

– Oui, on a vu votre cousin, avec la voiture, traverser la voie, au passage à niveau. Mais votre cousin, interrogé, n'a pu répondre qu'une chose: c'est que vous l'avez quitté vers midi et qu'il ne vous a plus revu… Prouvez-moi que vous étiez couché à six heures.

– Voyons, c'est bête, je ne peux pas prouver ça. J'habite une maison toute seule, à la lisière de la forêt… J'y étais, je le dis, et c'est tout.

Alors, M. Denizet se décida à frapper le grand coup de l'affirmation qui s'impose. Sa face s'immobilisait dans une tension de volonté, tandis que sa bouche jouait la scène.

– Je vais vous le dire, moi, ce que vous avez fait, le 14 février au soir… A trois heures, vous avez pris, à Barentin, le train pour Rouen, dans un but que l'instruction n'a pu encore établir. Vous deviez revenir par le train de Paris qui s'arrête à Rouen à neuf heures trois; et vous étiez sur le quai, au milieu de la foule, lorsque vous avez aperçu monsieur Grandmorin, dans son coupé. Remarquez que j'admets très bien qu'il n'y a pas eu guet-apens, que l'idée du crime vous est venue seulement alors… Vous êtes monté grâce à la bousculade, vous avez attendu d'être sous le tunnel de Malaunay; mais vous avez mal calculé le temps, car le train sortait du tunnel, lorsque vous avez fait le coup… Et vous avez jeté le cadavre, et vous êtes descendu à Barentin, après vous être débarrassé aussi de la couverture de voyage… Voilà ce que vous avez fait.

Il épiait les moindres ondes sur la face rose de Cabuche, et il s'irrita, lorsque celui-ci, très attentif d'abord, finit par éclater d'un bon rire.

– Qu'est-ce que vous racontez là?.. Si j'avais fait le coup, je le dirais.

Puis, tranquillement:

– Je ne l'ai pas fait, mais j'aurais dû le faire. Nom de Dieu! oui, je le regrette.

Et M. Denizet ne put en tirer autre chose. Vainement, il reprit ses questions, revint dix fois sur les mêmes points, par des tactiques différentes. Non! toujours non! ce n'était pas lui. Il haussait les épaules, trouvait ça bête. En l'arrêtant, on avait fouillé la masure, sans découvrir ni l'arme, ni les dix billets de banque, ni la montre; mais on avait saisi un pantalon taché de quelques gouttelettes de sang, preuve accablante. De nouveau, il s'était mis à rire: encore une belle histoire, un lapin, pris au collet, qui lui avait saigné sur les jambes! Et, dans son idée fixe du crime, c'était le juge qui perdait pied, par trop de finesse professionnelle, compliquant, allant au-delà de la vérité simple. Cet homme borné, incapable de lutter de ruse, d'une force invincible quand il disait non, toujours non, le jetait peu à peu hors de lui; car il ne l'admettait que coupable, chaque dénégation nouvelle l'outrait davantage, comme un entêtement dans la sauvagerie et le mensonge. Il le forcerait bien à se couper.

– Alors, vous niez?

– Bien sûr, puisque ce n'est pas moi… Si c'était moi, ah! j'en serais trop fier, je le dirais.

D'un brusque mouvement, M. Denizet se leva, alla lui-même ouvrir la porte de la petite pièce voisine. Et, lorsqu'il eut rappelé Jacques:

– Reconnaissez-vous cet homme?

– Je le connais, répondit le mécanicien surpris. Je l'ai vu autrefois, chez les Misard.

– Non, non… Le reconnaissez-vous pour l'homme du wagon, l'assassin?

Du coup, Jacques redevint circonspect. D'ailleurs, il ne le reconnaissait pas. L'autre lui avait semblé plus court, plus noir. Il allait le déclarer, lorsqu'il trouva que c'était trop s'avancer encore. Et il resta évasif.

– Je ne sais pas, je ne peux pas dire… Je vous assure, monsieur, que je ne peux pas dire.

M. Denizet, sans attendre, appela les Roubaud à leur tour. Et il leur posa la question:

– Reconnaissez-vous cet homme?

Cabuche souriait toujours. Il ne s'étonna pas, il adressa un petit signe de tête à Séverine, qu'il avait connue jeune fille, quand elle habitait la Croix-de-Maufras. Mais elle et son mari venaient d'avoir un saisissement, en le voyant là. Ils comprenaient: c'était l'homme arrêté dont leur avait parlé Jacques, le prévenu qui avait motivé leur nouvel interrogatoire. Et Roubaud était stupéfié, effrayé de la ressemblance de ce garçon avec l'assassin imaginaire, dont il avait inventé le signalement, le contraire du sien. Cela se trouvait être purement fortuit, il en restait si troublé, qu'il hésitait à répondre.

– Voyons, le reconnaissez-vous?

– Mon Dieu! monsieur le juge, je vous le répète, ç'a été une sensation simplement, un individu qui m'a frôlé… Sans doute, celui-ci est grand comme l'autre, et il est blond, et il n'a pas de barbe…

– Enfin, le reconnaissez-vous?

Le sous-chef, oppressé, était tout tremblant d'une sourde lutte intérieure. L'instinct de la conservation l'emporta.

– Je ne peux pas affirmer. Mais il y a de ça, beaucoup de ça, pour sûr.

Cette fois, Cabuche commença à jurer. A la fin, on l'embêtait, avec ces histoires. Puisque ce n'était pas lui, il voulait partir. Et, sous le flot de sang qui lui montait au crâne, il tapa des poings, il devint si terrible, que les gendarmes, rappelés, l'emmenèrent. Mais, en face de cette violence, de ce saut de la bête attaquée qui se jette en avant, M Denizet triomphait. Maintenant, sa conviction était faite, et il le laissa voir.