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La Bête humaine

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Dès ce moment, plus Roubaud s'entêta à la dire, cette vérité, plus il fut convaincu de mensonge. Tout, d'ailleurs, tournait contre lui, à ce point que son ancien interrogatoire, lors de la première enquête, qui aurait dû appuyer sa nouvelle version, puisqu'il y avait dénoncé Cabuche, devint au contraire la preuve d'une entente extraordinairement habile entre eux. Le juge raffinait la psychologie de l'affaire, avec un véritable amour du métier. Jamais, disait-il, il n'était descendu si à fond de la nature humaine; et c'était de la devination plus que de l'observation, car il se flattait d'être de l'école des juges voyeurs et fascinateurs, ceux qui d'un coup d'oeil démontent un homme. Les preuves, du reste, ne manquaient plus, un ensemble écrasant. Désormais, l'instruction avait une base solide, la certitude éclatait éblouissante, comme la lumière du soleil.

Et ce qui accrut encore la gloire de M. Denizet, ce fut qu'il apporta la double affaire d'un bloc, après l'avoir reconstituée patiemment, dans le secret le plus profond. Depuis le succès bruyant du plébiscite, une fièvre ne cessait d'agiter le pays, pareille à ce vertige qui précède et annonce les grandes catastrophes. C'était, dans la société de cette fin d'empire, dans la politique, dans la presse surtout, une continuelle inquiétude, une exaltation où la joie elle-même prenait une violence maladive. Aussi, lorsque, après l'assassinat d'une femme, au fond de cette maison isolée de la Croix-de-Maufras, on apprit par quel coup de génie le juge d'instruction de Rouen venait d'exhumer la vieille affaire Grandmorin et de la relier au nouveau crime, y eut-il une explosion de triomphe parmi les journaux officieux. De temps à autre, en effet, reparaissaient encore, dans les feuilles de l'opposition, les plaisanteries sur l'assassin légendaire, introuvable, cette invention de la police, mise en avant pour cacher les turpitudes de certains grands personnages compromis. Et la réponse allait être décisive, l'assassin et son complice étaient arrêtés, la mémoire du président Grandmorin sortirait intacte de l'aventure. Les polémiques recommencèrent, l'émotion grandit de jour en jour, à Rouen et à Paris. En dehors de ce roman atroce qui hantait les imaginations, on se passionnait, comme si la vérité enfin découverte, irréfutable, devait consolider l'État. Pendant toute une semaine, la presse déborda de détails.

Mandé à Paris, M. Denizet se présenta rue du Rocher, au domicile personnel du secrétaire général, M. Camy-Lamotte. Il le trouva debout, au milieu de son cabinet sévère, le visage amaigri, fatigué davantage; car il déclinait, envahi d'une tristesse dans son scepticisme, comme s'il eût pressenti, sous cet éclat d'apothéose, l'écroulement prochain du régime qu'il servait. Depuis deux jours, il était en proie à une lutte intérieure, ne sachant encore quel usage il ferait de la lettre de Séverine, qu'il avait gardée, cette lettre qui aurait ruiné tout le système de l'accusation, en appuyant la version de Roubaud d'une preuve irrécusable. Personne au monde ne la connaissait, il pouvait la détruire. Mais, la veille, l'empereur lui avait dit qu'il exigeait, cette fois, que la justice suivît son cours, en dehors de toute influence, même si son gouvernement devait en souffrir: un simple cri d'honnêteté, peut-être la superstition qu'un seul acte injuste, après l'acclamation du pays, changerait le destin. Et, si le secrétaire général n'avait pas pour lui de scrupules de conscience, ayant réduit les affaires de ce monde à une simple question de mécanique, il était troublé de l'ordre reçu, il se demandait s'il devait aimer son maître jusqu'au point de lui désobéir.

Tout de suite, M. Denizet triompha.

– Eh bien, mon flair ne m'avait pas trompé, c'était ce Cabuche qui avait frappé le président… Seulement, je l'accorde, l'autre piste aussi contenait un peu de la vérité, et je sentais moi-même que le cas de Roubaud restait louche… Enfin, nous les tenons tous les deux.

M. Camy-Lamotte le regardait fixement, de ses yeux pâles.

– Alors, tous les faits du dossier qu'on m'a transmis sont prouvés, et votre conviction est absolue?

– Absolue, aucune hésitation possible… Tout s'enchaîne, je ne me souviens pas d'une affaire, où, malgré les apparentes complications, le crime ait suivi une marche plus logique, plus aisée à déterminer d'avance.

– Mais Roubaud proteste, prend le premier meurtre pour lui, raconte une histoire, sa femme déflorée, lui affolé de jalousie, tuant dans une crise de rage aveugle. Les feuilles de l'opposition racontent toutes cela.

– Oh! elles le racontent comme un commérage, en n'osant elles-mêmes y croire. Jaloux, ce Roubaud qui facilitait les rendez-vous de sa femme avec un amant! Ah! il peut, en pleines assises, répéter ce conte, il n'arrivera pas à soulever le scandale cherché!.. S'il apportait quelque preuve encore! mais il ne produit rien. Il parle bien de la lettre qu'il prétend avoir fait écrire à sa femme et qu'on aurait dû trouver dans les papiers de la victime… Vous, monsieur le secrétaire général, qui avez classé ces papiers, vous l'auriez trouvée, n'est-ce pas?

M. Camy-Lamotte ne répondit point. C'était vrai, le scandale allait être enterré enfin, avec le système du juge: personne ne croirait Roubaud, la mémoire du président serait lavée des soupçons abominables, l'empire bénéficierait de cette réhabilitation tapageuse d'une de ses créatures. Et, d'ailleurs, puisque ce Roubaud se reconnaissait coupable, qu'importait à l'idée de justice qu'il fût condamné pour une version ou pour l'autre! Il y avait bien Cabuche; mais, si celui-ci n'avait pas trempé dans le premier meurtre, il semblait être réellement l'auteur du second. Puis, mon Dieu! la justice, quelle illusion dernière! Vouloir être juste, n'était-ce pas un leurre, quand la vérité est si obstruée de broussailles? Il valait mieux être sage, étayer d'un coup d'épaule cette société finissante qui menaçait ruine.

– N'est-ce pas? répéta M. Denizet, vous ne l'avez pas trouvée, cette lettre?

De nouveau, M. Camy-Lamotte leva les yeux sur lui; et tranquillement, seul maître de la situation, prenant pour sa conscience le remords qui avait inquiété l'empereur, il répondit:

– Je n'ai absolument rien trouvé.

Ensuite, souriant, très aimable, il combla le juge d'éloges. A peine un pli léger des lèvres indiquait-il une invincible ironie. Jamais une instruction n'avait été menée avec tant de pénétration; et, c'était chose décidée en haut lieu, on l'appellerait comme conseiller à Paris, après les vacances. Il le reconduisit ainsi jusque sur le palier.

– Vous seul avez vu clair, c'est vraiment admirable… Et, du moment que la vérité parle, il n'y a rien qui la puisse arrêter, ni l'intérêt des personnes, ni même la raison d'état… Marchez, que l'affaire suive son cours, quelles qu'en soient les conséquences.

– Le devoir de la magistrature est là tout entier, conclut

M. Denizet, qui salua et partit, rayonnant.

Lorsqu'il fut seul, M. Camy-Lamotte alluma d'abord une bougie; puis, il alla prendre, dans le tiroir où il l'avait classée, la lettre de Séverine. La bougie brûlait très haute, il déplia la lettre, voulut en relire les deux lignes; et le souvenir s'évoqua de cette criminelle délicate, aux yeux de pervenche, qui l'avait remué jadis d'une si tendre sympathie. Maintenant, elle était morte, il la revoyait tragique. Qui savait le secret qu'elle avait dû emporter? Certes, oui, une illusion, la vérité, la justice! Il ne restait pour lui, de cette femme inconnue et charmante, que le désir d'une minute dont elle l'avait effleuré et qu'il n'avait pas satisfait. Et, comme il approchait la lettre de la bougie, et qu'elle flambait, il fut pris d'une grande tristesse, d'un pressentiment de malheur: à quoi bon détruire cette preuve, charger sa conscience de cette action, si le destin était que l'empire fût balayé, ainsi que la pincée de cendre noire, tombée de ses doigts?

En moins d'une semaine, M. Denizet termina l'instruction. Il trouvait dans la Compagnie de l'Ouest une bonne volonté extrême, tous les documents désirables, tous les témoignages utiles; car elle aussi souhaitait vivement d'en finir, avec cette déplorable histoire d'un de ses employés, qui, remontant à travers les rouages compliqués de son organisme, avait failli ébranler jusqu'à son conseil d'administration. Il fallait au plus vite couper le membre gangrené. Aussi, de nouveau, défilèrent dans le cabinet du juge le personnel de la gare du Havre, M. Dabadie, Moulin et les autres, qui donnèrent des détails désastreux sur la mauvaise conduite de Roubaud; puis, le chef de gare de Barentin, M. Bessière, ainsi que plusieurs employés de Rouen, dont les dépositions avaient une importance décisive, relativement au premier meurtre; puis, M. Vandorpe, le chef de gare de Paris, le stationnaire Misard et le conducteur-chef Henri Dauvergne, ces deux derniers très affirmatifs sur les complaisances conjugales du prévenu. Même Henri, que Séverine avait soigné à la Croix-de-Maufras, racontait qu'un soir, affaibli encore, il croyait avoir entendu les voix de Roubaud et de Cabuche se concertant devant sa fenêtre; ce qui expliquait bien des choses et renversait le système des deux accusés, lesquels prétendaient ne pas se connaître. Dans tout le personnel de la Compagnie, un cri de réprobation s'était élevé, on plaignait les malheureuses victimes, cette pauvre jeune femme dont la faute avait tant d'excuses, ce vieillard si honorable, aujourd'hui lavé des vilaines histoires qui couraient sur son compte.

Mais le nouveau procès avait surtout réveillé des passions vives dans la famille Grandmorin, et, de ce côté, si M. Denizet trouvait encore une aide puissante, il dut batailler pour sauvegarder l'intégrité de son instruction. Les Lachesnaye chantaient victoire, car ils avaient toujours affirmé la culpabilité de Roubaud, exaspérés du legs de la Croix-de-Maufras, saignant d'avarice. Aussi, dans le retour de l'affaire, ne voyaient-ils qu'une occasion d'attaquer le testament; et, comme il n'existait qu'un moyen d'obtenir la révocation du legs, celui de frapper Séverine de la déchéance d'ingratitude, ils acceptaient en partie la version de Roubaud, la femme complice, l'aidant à tuer, non point pour se venger d'une infamie imaginaire, mais pour le voler; de sorte que le juge entra en conflit avec eux, avec Berthe surtout, très âpre contre l'assassinée, son ancienne amie, qu'elle chargeait abominablement, et que lui défendait, s'échauffant, s'emportant, dès qu'on touchait à son chef-d'oeuvre, cet édifice de logique, si bien construit, comme il le déclarait lui-même d'un air d'orgueil, que, si l'on en déplaçait une seule pièce, tout croulait. Il y eut, à ce propos, dans son cabinet, une scène très vive entre les Lachesnaye et madame Bonnehon. Celle-ci, favorable aux Roubaud jadis, avait dû abandonner le mari; mais elle continuait de soutenir la femme, par une sorte de complicité tendre, très tolérante au charme et à l'amour, toute bouleversée de ce romanesque tragique, éclaboussé de sang. Elle fut très nette, pleine du dédain de l'argent. Sa nièce n'avait-elle pas honte de revenir sur cette question de l'héritage? Séverine coupable, n'étaient-ce pas les prétendus aveux de Roubaud à accepter entièrement, la mémoire du président salie de nouveau? La vérité, si l'instruction ne l'avait pas si ingénieusement établie, il aurait fallu l'inventer, pour l'honneur de la famille. Et elle parla avec un peu d'amertume de la société de Rouen, où l'affaire faisait tant de bruit, cette société sur laquelle elle ne régnait plus, maintenant que l'âge venait et qu'elle perdait jusqu'à son opulente beauté blonde de déesse vieillie. Oui, la veille encore, chez madame Leboucq, la femme du conseiller, cette grande brune élégante qui la détrônait, on avait chuchoté les anecdotes gaillardes, l'aventure de Louisette, tout ce qu'inventait la malignité publique. A ce moment, M. Denizet étant intervenu, pour lui apprendre que M. Leboucq siégerait comme assesseur aux prochaines assises, les Lachesnaye se turent, ayant l'air de céder, pris d'inquiétude. Mais madame Bonnehon les rassura, certaine que la justice ferait son devoir: les assises seraient présidées par son vieil ami, M. Desbazeilles, à qui ses rhumatismes ne permettaient que le souvenir, et le second assesseur devait être M. Chaumette, le père du jeune substitut qu'elle protégeait. Elle était donc tranquille, bien qu'un mélancolique sourire eût paru sur ses lèvres, en nommant le dernier, dont on voyait depuis quelque temps le fils chez madame Leboucq, où elle l'envoyait elle-même, pour ne pas entraver son avenir.

 

Lorsque le fameux procès vint enfin, le bruit d'une guerre prochaine, l'agitation qui gagnait la France entière, nuisirent beaucoup au retentissement des débats. Rouen n'en passa pas moins trois jours dans la fièvre, on s'écrasait aux portes de la salle, les places réservées étaient envahies par des dames de la ville. Jamais l'ancien palais des ducs de Normandie n'avait vu une telle affluence de monde, depuis son aménagement en palais de justice. C'était aux derniers jours de juin, des après-midi chauds et ensoleillés, dont la clarté vive allumait les vitraux des dix fenêtres, inondant de lumière les boiseries de chêne, le calvaire de pierre blanche qui se détachait au fond sur la tenture rouge semée d'abeilles, le célèbre plafond du temps de Louis XII, avec ses compartiments de bois sculptés et dorés, d'un vieil or très doux. On étouffait déjà, avant que l'audience fût ouverte. Des femmes se haussaient pour voir, sur la table des pièces à conviction, la montre de Grandmorin, la chemise tachée de sang de Séverine et le couteau qui avait servi aux deux meurtres. Le défenseur de Cabuche, un avocat venu de Paris, était également très regardé. Aux bancs du jury, s'alignaient douze Rouennais, sanglés dans des redingotes noires, épais et graves. Et, lorsque la cour entra, il se produisit une telle poussée, dans le public debout, que le président, tout de suite, dut menacer de faire évacuer la salle.

Enfin, les débats étaient ouverts, les jurés prêtèrent serment, et l'appel des témoins agita de nouveau la foule d'un frémissement de curiosité: aux noms de madame Bonnehon et de M. de Lachesnaye, les têtes ondulèrent; mais Jacques, surtout, passionna les dames, qui le suivirent des yeux. D'ailleurs, depuis que les accusés étaient là, chacun entre deux gendarmes, des regards ne les quittaient pas, des appréciations s'échangeaient. On leur trouvait l'air féroce et bas, deux bandits. Roubaud, avec son veston de couleur sombre, cravaté en monsieur qui se néglige, surprenait par son air vieilli, sa face hébétée et crevant de graisse. Quant à Cabuche, il était bien tel qu'on se l'imaginait, vêtu d'une longue blouse bleue, le type même de l'assassin, des poings énormes, des mâchoires de carnassier, enfin un de ces gaillards qu'il ne fait pas bon rencontrer au coin d'un bois. Et les interrogatoires confirmèrent cette mauvaise impression, certaines réponses soulevèrent de violents murmures. A toutes les questions du président, Cabuche répondit qu'il ne savait pas: il ne savait pas comment la montre était chez lui, il ne savait pas pourquoi il avait laissé fuir le véritable assassin; et il s'en tenait à son histoire de cet inconnu mystérieux, dont il disait avoir entendu le galop au fond des ténèbres. Puis, interrogé sur sa passion bestiale pour sa malheureuse victime, il s'était mis à bégayer, dans une si brusque et si violente colère, que les deux gendarmes l'avaient empoigné par les bras: non, non! il ne l'aimait point, il ne la désirait point, c'étaient des menteries, il aurait cru la salir, rien qu'à la vouloir, elle qui était une dame, tandis que lui avait fait de la prison et vivait en sauvage! Ensuite, calmé, il était tombé dans un silence morne, ne lâchant plus que des monosyllabes, indifférent à la condamnation qui pouvait le frapper. De même, Roubaud s'en tint à ce que l'accusation appelait son système: il raconta comment et pourquoi il avait tué Grandmorin, il nia toute participation à l'assassinat de sa femme; mais il le faisait en phrases hachées, presque incohérentes, avec des pertes subites de mémoire, les yeux si troubles, la voix si empâtée, qu'il semblait par moments chercher et inventer les détails. Et, le président le poussant, lui démontrant les absurdités de son récit, il finit par hausser les épaules, il refusa de répondre: à quoi bon dire la vérité, puisque c'était le mensonge qui était logique? Cette attitude de dédain agressif à l'égard de la justice, lui fit le plus grand tort. On remarqua aussi le profond désintéressement où les deux accusés étaient l'un de l'autre, comme une preuve d'entente préalable, tout un plan habile, suivi avec une extraordinaire force de volonté. Ils prétendaient ne pas se connaître, ils se chargeaient même, uniquement pour dérouter le tribunal. Quand les interrogatoires furent terminés, l'affaire était jugée, tellement le président les avait menés avec adresse, de façon que Roubaud et Cabuche, culbutant dans les pièges tendus, parussent s'être livrés eux-mêmes. Ce jour-là, on entendit encore quelques témoins, sans importance. La chaleur était devenue si insupportable, vers cinq heures, que deux dames s'évanouirent.

Mais, le lendemain, la grosse émotion fut pour l'audition de certains témoins. madame Bonnehon eut un véritable succès de distinction et de tact. On écouta avec intérêt les employés de la Compagnie, M. Vandorpe, M. Bessière, M. Dabadie, M. Cauche surtout, ce dernier très prolixe, qui conta comment il connaissait beaucoup Roubaud, ayant souvent fait avec lui sa partie, au café du Commerce. Henri Dauvergne répéta son témoignage accablant, la presque certitude où il était d'avoir, dans la somnolence de la fièvre, entendu les voix sourdes des deux accusés, qui se concertaient; et, interrogé sur Séverine, il se montra très discret, fit comprendre qu'il l'avait aimée, mais que la sachant à un autre, il s'était effacé loyalement. Aussi, lorsque cet autre, Jacques Lantier, fut introduit enfin, un bourdonnement monta de la foule, des personnes se levèrent pour le mieux voir, il y eut même, parmi les jurés, un mouvement passionné d'attention. Jacques, très tranquille, s'était des deux mains appuyé à la barre des témoins, du geste professionnel dont il avait l'habitude, lorsqu'il conduisait sa machine. Cette comparution qui aurait dû le troubler profondément, le laissait dans une entière lucidité d'esprit, comme si rien de l'affaire ne le regardât. Il allait déposer en étranger, en innocent; depuis le crime, pas un frisson ne lui était venu, il ne songeait même pas à ces choses, la mémoire abolie, les organes dans un état d'équilibre, de santé parfaite; là encore, à cette barre, il n'avait ni remords ni scrupules, d'une absolue inconscience. Tout de suite, il avait regardé Roubaud et Cabuche, de ses yeux clairs. Le premier, il le savait coupable, il lui adressa un léger signe de tête, un salut discret, sans songer qu'ouvertement aujourd'hui il était l'amant de sa femme. Puis, il sourit au second, l'innocent, dont il aurait dû occuper la place, sur ce banc: une bonne bête au fond, sous son air de bandit, un gaillard qu'il avait vu au travail, dont il avait serré la main. Et, plein d'aisance, il déposa, il répondit en petites phrases nettes aux questions du président, qui, après l'avoir interrogé sans mesure sur ses rapports avec la victime, lui fit raconter son départ de la Croix-de-Maufras, quelques heures avant le meurtre, comment il était allé prendre le train à Barentin, comment il avait couché à Rouen. Cabuche et Roubaud l'écoutaient, confirmaient ses réponses par leur attitude; et, à cette minute, entre ces trois hommes, monta une indicible tristesse. Un silence de mort s'était fait dans la salle, une émotion venue ils ne savaient d'où serra un instant les jurés à la gorge: c'était la vérité qui passait, muette. A la question du président désirant savoir ce qu'il pensait de l'inconnu, évanoui dans les ténèbres, dont le carrier parlait, Jacques se contenta de hocher la tête, comme s'il n'avait pas voulu accabler un accusé. Et un fait alors se produisit, qui acheva de bouleverser l'auditoire. Des pleurs parurent dans les yeux de Jacques, débordèrent, ruisselèrent sur ses joues. Ainsi qu'il l'avait revue déjà, Séverine venait de s'évoquer, la misérable assassinée dont il avait emporté l'image, avec ses yeux bleus élargis démesurément, ses cheveux noirs droits sur son front, comme un casque d'épouvante. Il l'adorait encore, une pitié immense l'avait pris, et il la pleurait à grandes larmes, dans l'inconscience de son crime, oubliant où il était, parmi cette foule. Des dames, gagnées par l'attendrissement, sanglotèrent. On trouva extrêmement touchante cette douleur de l'amant, lorsque le mari restait les yeux secs. Le président ayant demandé à la défense si elle n'avait aucune question à poser au témoin, les avocats remercièrent, tandis que les accusés hébétés accompagnaient du regard Jacques, qui retournait s'asseoir, au milieu de la sympathie générale.

La troisième audience fut prise tout entière par le réquisitoire du procureur impérial et par les plaidoiries des avocats. D'abord, le président avait présenté un résumé de l'affaire, où, sous une affectation d'impartialité absolue, les charges de l'accusation étaient aggravées. Le procureur impérial, ensuite, ne parut pas jouir de tous ses moyens: il avait d'habitude plus de conviction, une éloquence moins vide. On mit cela sur le compte de la chaleur, qui était vraiment accablante. Au contraire, le défenseur de Cabuche, l'avocat de Paris, fit grand plaisir, sans convaincre. Le défenseur de Roubaud, un membre distingué du barreau de Rouen, tira également tout le parti qu'il put de sa mauvaise cause. Fatigué, le ministère public ne répliqua même pas. Et, lorsque le jury passa dans la salle des délibérations, il n'était que six heures, le plein jour entrait encore par les dix fenêtres, un dernier rayon allumait les armes des villes de Normandie, qui en décorent les impostes. Un grand bruit de voix monta sous l'antique plafond doré, des poussées d'impatience ébranlèrent la grille de fer, séparant les places réservées du public debout. Mais le silence redevint religieux, dès que le jury et la cour reparurent. Le verdict admettait des circonstances atténuantes, le tribunal condamna les deux hommes aux travaux forcés à perpétuité. Et ce fut une vive surprise, la foule s'écoula en tumulte, quelques sifflets se firent entendre, comme au théâtre.

Dans tout Rouen, le soir même, on parlait de cette condamnation, avec des commentaires sans fin. Selon l'avis général, c'était un échec pour madame Bonnehon et pour les Lachesnaye. Une condamnation à mort, seule, semblait-il, aurait satisfait la famille; et, sûrement, des influences adverses avaient agi. Déjà, on nommait tout bas madame Leboucq, qui comptait parmi les jurés trois ou quatre de ses fidèles. L'attitude de son mari, comme assesseur, n'avait sans doute rien offert d'incorrect; pourtant, on croyait s'être aperçu que, ni l'autre assesseur, M. Chaumette, ni même le président, M. Desbazeilles, ne s'étaient sentis les maîtres des débats, autant qu'ils l'auraient voulu. Peut-être, simplement, le jury, pris de scrupules, venait-il, en accordant des circonstances atténuantes, de céder au malaise de ce doute qui avait un moment traversé la salle, le vol silencieux de la mélancolique vérité. Au demeurant, l'affaire restait le triomphe du juge d'instruction, M. Denizet, dont rien n'avait pu entamer le chef-d'oeuvre; car la famille elle-même perdit beaucoup de sympathies, lorsque le bruit courut que, pour ravoir la Croix-de-Maufras, M. de Lachesnaye, contrairement à la jurisprudence, parlait d'intenter une action en révocation, malgré la mort du donataire, ce qui étonnait de la part d'un magistrat.

 

Au sortir du Palais, Jacques fut rejoint par Philomène, qui était restée comme témoin; et elle ne le lâcha plus, le retenant, tâchant de passer cette nuit-là avec lui, à Rouen. Il ne devait reprendre son service que le lendemain, il voulut bien la garder à dîner, dans l'auberge où il prétendait avoir dormi la nuit du crime, près de la gare; mais il ne coucherait pas, il était absolument forcé de rentrer à Paris, par le train de minuit cinquante.

– Tu ne sais pas, raconta-t-elle, comme elle se dirigeait à son bras vers l'auberge, je jurerais que, tout à l'heure, j'ai vu quelqu'un de notre connaissance… Oui, Pecqueux, qui me répétait encore, l'autre jour, qu'il ne ficherait pas les pieds à Rouen, pour l'affaire… Un moment, je me suis retournée, et un homme, dont je n'ai aperçu que le dos, a filé au milieu de la foule…

Le mécanicien l'interrompit, en haussant les épaules.

– Pecqueux est à Paris, en train de nocer, trop heureux des vacances que mon congé lui procure.

– C'est possible… N'importe, méfions-nous, car c'est bien la plus sale rosse, quand il rage.

Elle se pressa contre lui, elle ajouta, avec un coup d'oeil en arrière:

– Et celui-là qui nous suit, tu le connais?

– Oui, ne t'inquiète pas… Il a peut-être bien quelque chose à me demander.

C'était Misard, qui, en effet, depuis la rue des Juifs, les accompagnait à distance. Il avait déposé, lui aussi, d'un air ensommeillé; et il était resté, rôdant autour de Jacques, sans se résoudre à lui poser une question, qu'il avait visiblement sur les lèvres. Lorsque le couple eut disparu dans l'auberge, il y entra à son tour, il se fit servir un verre de vin.

– Tiens, c'est vous, Misard! s'écria le mécanicien. Et, avec votre nouvelle femme, ça va?

– Oui, oui, grogna le stationnaire. Ah! la bougresse, elle m'a bien fichu dedans. Hein? je vous ai conté ça, à mon autre voyage ici.

Jacques s'égayait beaucoup de cette histoire. La Ducloux, l'ancienne servante louche que Misard avait prise pour garder la barrière, s'était vite aperçue, à le voir fouiller les coins, qu'il devait chercher un magot, caché par sa défunte; et une idée de génie lui était venue, pour se faire épouser, celle de lui laisser entendre, par des réticences, par de petits rires, qu'elle l'avait trouvé, elle. D'abord, il avait failli l'étrangler; puis, songeant que les mille francs lui échapperaient encore, s'il la supprimait comme l'autre, avant de les avoir, il était devenu très câlin, très gentil; mais elle le repoussait, elle ne voulait même plus qu'il la touchât: non, non, quand elle serait sa femme, il aurait tout, elle et l'argent en plus. Et il l'avait épousée, et elle s'était moquée, en le traitant de trop bête, croyant tout ce qu'on lui racontait. Le beau, c'était que, mise au courant, s'allumant elle-même à la contagion de sa fièvre, elle cherchait désormais avec lui, aussi enragée. Ah! ces mille francs introuvables, ils les dénicheraient bien un jour, maintenant qu'ils étaient deux! Ils cherchaient, ils cherchaient.

– Alors, toujours rien? demanda Jacques goguenard. Elle ne vous aide donc pas, la Ducloux?

Misard le regarda fixement; et il parla enfin.

– Vous savez où ils sont, dites-le-moi.

Mais le mécanicien se fâchait.

– Je ne sais rien du tout, tante Phasie ne m'a rien donné, vous n'allez pas m'accuser de vol, peut-être!

– Oh! elle ne vous a rien donné: ça, c'est bien sûr… Vous voyez que j'en suis malade. Si vous savez où ils sont, dites-le-moi.

– Eh! allez vous faire fiche! Prenez garde que je ne cause trop… Voyez donc dans la boîte à sel, s'ils y sont.

Blême, les yeux ardents, Misard continuait à le regarder. Il eut comme une brusque illumination.

– Dans la boîte à sel, tiens! c'est vrai. Il y a, sous le tiroir, une cachette où je n'ai pas fouillé.

Et il se hâta de payer son verre de vin, et il courut au chemin de fer, voir s'il pourrait encore prendre le train de sept heures dix. Là-bas, dans la petite maison basse, éternellement il chercherait.

Le soir, après le dîner, en attendant le train de minuit cinquante, Philomène voulut emmener Jacques, par des ruelles noires, jusqu'à la campagne prochaine. Il faisait très lourd, une nuit de juillet, ardente et sans lune, qui lui gonflait la gorge de gros soupirs, presque pendue à son cou. Deux fois, ayant cru entendre des pas derrière eux, elle s'était retournée, sans apercevoir personne, tant les ténèbres étaient épaisses. Lui, souffrait beaucoup de cette nuit d'orage. Dans son tranquille équilibre, cette santé parfaite dont il jouissait depuis le meurtre, il avait senti tout à l'heure, à table, un lointain malaise revenir, chaque fois que cette femme l'avait effleuré de ses mains errantes. La fatigue sans doute, un énervement causé par la pesanteur de l'air. Maintenant, l'angoisse du désir renaissait plus vive, pleine d'une sourde épouvante, à la tenir ainsi, contre son corps. Cependant, il était bien guéri, l'expérience était faite, puisqu'il l'avait déjà possédée, la chair calme, pour se rendre compte. Son excitation devint telle, que la peur d'une crise l'aurait fait se dégager de ses bras, si l'ombre qui la noyait ne l'avait rassuré; car jamais, même aux pires jours de son mal, il n'aurait frappé sans voir. Et, tout d'un coup, comme ils passaient près d'un talus gazonné, dans un chemin désert, et qu'elle l'y entraînait, s'allongeant, le besoin monstrueux le reprit, il fut emporté par une rage, il chercha parmi l'herbe une arme, une pierre, pour lui en écraser la tête. D'une secousse, il s'était relevé, et il fuyait déjà, éperdu, et il entendit une voix d'homme, des jurons, toute une bataille.

– Ah! garce, j'ai attendu jusqu'au bout, j'ai voulu être sûr!

– Ce n'est pas vrai, lâche-moi!

– Ah! ce n'est pas vrai! Il peut courir, l'autre! je sais qui c'est, je le rattraperai bien!.. Tiens! garce, dis encore que ce n'est pas vrai!

Jacques galopait dans la nuit, non pour fuir Pecqueux, qu'il venait de reconnaître; mais il se fuyait lui-même, fou de douleur.

Eh quoi! un meurtre n'avait pas suffi, il n'était pas rassasié du sang de Séverine, ainsi qu'il le croyait, le matin encore? Voilà qu'il recommençait. Une autre, et puis une autre, et puis toujours une autre! Dès qu'il se serait repu, après quelques semaines de torpeur, sa faim effroyable se réveillerait, il lui faudrait sans cesse de la chair de femme pour la satisfaire. Même, à présent, il n'avait pas besoin de la voir, cette chair de séduction: rien qu'à la sentir tiède dans ses bras, il cédait au rut du crime, en mâle farouche qui éventre les femelles. C'était fini de vivre, il n'y avait plus devant lui que cette nuit profonde, d'un désespoir sans bornes, où il fuyait.