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La Bête humaine

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Puis, il y eut encore un spectacle déchirant. Dans la caisse renversée d'un compartiment de première classe, on venait de découvrir un jeune ménage, des nouveaux mariés sans doute, jetés l'un contre l'autre, si malheureusement, que la femme, sous elle, écrasait l'homme, sans qu'elle pût faire un mouvement pour le soulager. Lui, étouffait, râlait déjà; tandis qu'elle, la bouche libre, suppliait éperdument qu'on se hâtât, épouvantée, le coeur arraché, à sentir qu'elle le tuait. Et, lorsqu'on les eut délivrés l'un et l'autre, ce fut elle qui, tout d'un coup, rendit l'âme, le flanc troué par un tampon. Et l'homme, revenu à lui, clamait de douleur, agenouillé près d'elle, dont les yeux restaient pleins de larmes.

Maintenant, il y avait douze morts, plus de trente blessés. Mais on arrivait à dégager le tender; et Flore, de temps à autre, s'arrêtait, plongeait sa tête parmi les bois éclatés, les fers tordus, fouillant ardemment des yeux, pour voir si elle n'apercevait pas le mécanicien. Brusquement, elle jeta un grand cri.

– Je le vois, il est là-dessous… Tenez! c'est son bras, avec sa veste de laine bleue… Et il ne bouge pas, il ne souffle pas…

Elle s'était redressée, elle jura comme un homme.

– Mais, nom de Dieu! dépêchez-vous donc, tirez-le donc de là-dessous!

Des deux mains, elle tâchait d'arracher un plancher de voiture, que d'autres débris l'empêchaient de tirer à elle. Alors, elle courut, elle revint avec la hache qui servait, chez les Misard, à fendre le bois; et, la brandissant, ainsi qu'un bûcheron brandit sa cognée au milieu d'une forêt de chênes, elle attaqua le plancher d'une volée furieuse. On s'était écarté, on la laissait faire, en lui criant de prendre garde. Mais il n'y avait plus d'autre blessé que le mécanicien, à l'abri lui-même sous un enchevêtrement d'essieux et de roues. D'ailleurs, elle n'écoutait pas, soulevée dans un élan, sûr de lui, irrésistible. Elle abattait le bois, chacun de ses coups tranchait un obstacle. Avec ses cheveux blonds envolés, son corsage arraché qui montrait ses bras nus, elle était comme une terrible faucheuse s'ouvrant une trouée parmi cette destruction qu'elle avait faite. Un dernier coup, qui porta sur un essieu, cassa en deux le fer de la hache. Et, aidée des autres, elle écarta les roues qui avaient protégé le jeune homme d'un écrasement certain, elle fut la première à le saisir, à l'emporter entre ses bras.

– Jacques, Jacques!.. Il respire, il vit. Ah! mon Dieu, il vit… Je savais bien que je l'avais vu tomber et qu'il était là!

Séverine, éperdue, la suivait. A elles deux, elles le déposèrent au pied de la haie, près d'Henri, qui, stupéfié, regardait toujours, sans avoir l'air de comprendre où il était et ce qu'on faisait autour de lui. Pecqueux, qui s'était approché, restait debout devant son mécanicien, bouleversé de le voir dans un si fichu état; tandis que les deux femmes, agenouillées maintenant, l'une à droite, l'autre à gauche, soutenaient la tête du malheureux, en épiant avec angoisse les moindres frissons de son visage.

Enfin, Jacques ouvrit les paupières. Ses regards troubles se portèrent sur elles, tour à tour, sans qu'il parût les reconnaître. Elles ne lui importaient pas. Mais ses yeux ayant rencontré, à quelques mètres, la machine qui expirait, s'effarèrent d'abord, puis se fixèrent, vacillants d'une émotion croissante. Elle, la Lison, il la reconnaissait bien, et elle lui rappelait tout, les deux pierres en travers de la voie, l'abominable secousse, ce broiement qu'il avait senti à la fois en elle et en lui, dont lui ressuscitait, tandis qu'elle, sûrement, allait en mourir. Elle n'était point coupable de s'être montrée rétive; car, depuis sa maladie contractée dans la neige, il n'y avait pas de sa faute, si elle était moins alerte; sans compter que l'âge arrive, qui alourdit les membres et durcit les jointures. Aussi lui pardonnait-il volontiers, débordé d'un gros chagrin, à la voir blessée à mort, en agonie. La pauvre Lison n'en avait plus que pour quelques minutes. Elle se refroidissait, les braises de son foyer tombaient en cendre, le souffle qui s'était échappé si violemment de ses flancs ouverts, s'achevait en une petite plainte d'enfant qui pleure. Souillée de terre et de bave, elle toujours si luisante, vautrée sur le dos, dans une mare noire de charbon, elle avait la fin tragique d'une bête de luxe qu'un accident foudroie en pleine rue. Un instant, on avait pu voir, par ses entrailles crevées, fonctionner ses organes, les pistons battre comme deux coeurs jumeaux, la vapeur circuler dans les tiroirs comme le sang de ses veines; mais, pareilles à des bras convulsifs, les bielles n'avaient plus que des tressaillements, les révoltes dernières de la vie; et son âme s'en allait avec la force qui la faisait vivante, cette haleine immense dont elle ne parvenait pas à se vider toute. La géante éventrée s'apaisa encore, s'endormit peu à peu d'un sommeil très doux, finit par se taire. Elle était morte. Et le tas de fer, d'acier et de cuivre, qu'elle laissait là, ce colosse broyé, avec son tronc fendu, ses membres épars, ses organes meurtris, mis au plein jour, prenait l'affreuse tristesse d'un cadavre humain, énorme, de tout un monde qui avait vécu et d'où la vie venait d'être arrachée, dans la douleur.

Alors, Jacques, ayant compris que la Lison n'était plus, referma les yeux avec le désir de mourir lui aussi, si faible d'ailleurs, qu'il croyait être emporté dans le dernier petit souffle de la machine; et, de ses paupières closes, des larmes lentes coulaient maintenant, inondant ses joues. C'en fut trop pour Pecqueux, qui était resté là, immobile, la gorge serrée. Leur bonne amie mourait, et voilà que son mécanicien voulait la suivre. C'était donc fini, leur ménage à trois? Finis, les voyages, où, montés sur son dos, ils faisaient des cent lieues, sans échanger une parole, s'entendant quand même si bien tous les trois, qu'ils n'avaient pas besoin de faire un signe pour se comprendre! Ah! la pauvre Lison, si douce dans sa force, si belle quand elle luisait au soleil! Et Pecqueux, qui pourtant n'avait pas bu, éclata en sanglots violents, dont les hoquets secouaient son grand corps, sans qu'il pût les retenir.

Séverine et Flore, elles aussi, se désespéraient, inquiètes de ce nouvel évanouissement de Jacques. La dernière courut chez elle, revint avec de l'eau-de-vie camphrée, se mit à le frictionner, pour faire quelque chose. Mais les deux femmes, dans leur angoisse, étaient exaspérées encore par l'agonie interminable du cheval qui, seul des cinq, survivait, les deux pieds de devant emportés. Il gisait près d'elles, il avait un hennissement continu, un cri presque humain, si retentissant et d'une si effroyable douleur, que deux des blessés, gagnés par la contagion, s'étaient mis à hurler eux aussi, ainsi que des bêtes. Jamais cri de mort n'avait déchiré l'air avec cette plainte profonde, inoubliable, qui glaçait le sang. La torture devenait atroce, des voix tremblantes de pitié et de colère s'emportaient, suppliaient qu'on l'achevât, ce misérable cheval qui souffrait tant, et dont le râle sans fin, maintenant que la machine était morte, restait comme la lamentation dernière de la catastrophe. Alors, Pecqueux, toujours sanglotant, ramassa la hache au fer brisé, puis, d'un seul coup en plein crâne, l'abattit. Et, sur le champ de massacre, le silence tomba.

Les secours, enfin, arrivaient, après deux heures d'attente. Dans le choc de la rencontre, les voitures avaient toutes été lancées sur la gauche, de sorte que le déblaiement de la voie descendante allait pouvoir se faire en quelques heures. Un train de trois wagons, conduit par une machine-pilote, venait d'amener de Rouen le chef de cabinet du préfet, le procureur impérial, des ingénieurs et des médecins de la Compagnie, tout un flot de personnages effarés et empressés; tandis que le chef de gare de Barentin, M. Bessière, était déjà là, avec une équipe, attaquant les débris. Une agitation, un énervement extraordinaire régnait dans ce coin de pays perdu, si désert et si muet d'habitude. Les voyageurs sains et saufs gardaient, de la frénésie de leur panique, un besoin fébrile de mouvement: les uns cherchaient des voitures, terrifiés à l'idée de remonter en wagon; les autres, voyant qu'on ne trouverait pas même une brouette, s'inquiétaient déjà de savoir où ils mangeraient, où ils coucheraient; et tous réclamaient un bureau de télégraphe, plusieurs partaient à pied pour Barentin, emportant des dépêches. Pendant que les autorités, aidées de l'administration, commençaient une enquête, les médecins procédaient en hâte au pansement des blessés. Beaucoup s'étaient évanouis, au milieu de mares de sang. D'autres, sous les pinces et les aiguilles, se plaignaient d'une voix faible. Il y avait, en somme, quinze morts et trente-deux voyageurs atteints grièvement. En attendant que leur identité pût être établie, les morts étaient restés par terre, rangés le long de la haie, le visage au ciel. Seul, un petit substitut, un jeune homme blond et rose, qui faisait du zèle, s'occupait d'eux, fouillait leurs poches, pour voir si des papiers, des cartes, des lettres, ne lui permettraient pas de les étiqueter chacun d'un nom et d'une adresse. Cependant, autour de lui, un cercle béant se formait; car, bien qu'il n'y eût pas de maison, à près d'une lieue à la ronde, des curieux étaient arrivés, on ne savait d'où, une trentaine d'hommes, de femmes, d'enfants, qui gênaient, sans aider à rien. Et, la poussière noire, le voile de fumée et de vapeur qui enveloppait tout, s'étant dissipé, la radieuse matinée d'avril triomphait au-dessus du champ de massacre, baignant de la pluie douce et gaie de son clair soleil les mourants et les morts, la Lison éventrée, le désastre des décombres entassés, que déblayait l'équipe des travailleurs, pareils à des insectes réparant les ravages d'un coup de pied donné par un passant distrait, dans leur fourmilière.

Jacques était toujours évanoui, et Séverine avait arrêté un médecin au passage, suppliante. Celui-ci venait d'examiner le jeune homme, sans lui trouver aucune blessure apparente; mais il craignait des lésions intérieures, car de minces filets de sang apparaissaient aux lèvres. Ne pouvant se prononcer encore, il conseillait d'emporter le blessé au plus tôt et de l'installer dans un lit, en évitant les secousses.

 

Sous les mains qui le palpaient, Jacques de nouveau avait ouvert les yeux, avec un léger cri de souffrance; et, cette fois, il reconnut Séverine, il bégaya, dans son égarement:

– Emmène-moi, emmène-moi!

Flore s'était penchée. Mais, ayant tourné la tête, il la reconnut, elle aussi. Ses regards exprimèrent une épouvante d'enfant, il se rejeta vers Séverine, dans un recul de haine et d'horreur.

– Emmène-moi, tout de suite, tout de suite!

Alors, elle lui demanda, en le tutoyant de même, seule avec lui, car cette fille ne comptait plus:

– A la Croix-de-Maufras, veux-tu?.. Si ça ne te contrarie pas, c'est là en face, nous serons chez nous.

Et il accepta, tremblant toujours, les yeux sur l'autre.

– Où tu voudras, tout de suite!

Immobile, Flore avait blêmi, sous ce regard d'exécration terrifiée. Ainsi, dans ce carnage d'inconnus et d'innocents, elle n'était arrivée à les tuer ni l'un ni l'autre: la femme en sortait sans une égratignure; lui, maintenant, en réchapperait peut-être; et elle n'avait de la sorte réussi qu'à les rapprocher, à les jeter ensemble, seul à seule, au fond de cette maison solitaire. Elle les y vit installés, l'amant guéri, convalescent, la maîtresse aux petits soins, payée de ses veilles par de continuelles caresses, tous les deux prolongeant loin du monde, dans une liberté absolue, cette lune de miel de la catastrophe. Un grand froid la glaçait, elle regardait les morts, elle avait tué pour rien.

A ce moment, dans ce coup d'oeil jeté à la tuerie, Flore aperçut Misard et Cabuche, que des messieurs interrogeaient, la justice pour sûr. En effet, le procureur impérial et le chef du cabinet du préfet tâchaient de comprendre comment cette voiture de carrier s'était trouvée ainsi en travers de la voie. Misard soutenait qu'il n'avait pas quitté son poste, tout en ne pouvant donner aucun renseignement précis: il ne savait réellement rien, il prétendait qu'il tournait le dos, occupé à ses appareils. Quant à Cabuche, bouleversé encore, il racontait une longue histoire confuse, pourquoi il avait eu le tort de lâcher ses chevaux, désireux de voir la morte, et de quelle façon les chevaux étaient partis tout seuls, et comment la jeune fille n'avait pu les arrêter. Il s'embrouillait, recommençait, sans parvenir à se faire comprendre.

Un sauvage besoin de liberté fit battre de nouveau le sang glacé de Flore. Elle voulait être libre d'elle-même, libre de réfléchir et de prendre un parti, n'ayant jamais eu besoin de personne pour être dans le vrai chemin. A quoi bon attendre qu'on l'ennuyât avec des questions, qu'on l'arrêtât peut-être? Car, en dehors du crime, il y avait eu une faute de service, on la rendrait responsable. Cependant, elle restait, retenue là, tant que Jacques y serait lui-même.

Séverine venait de tant prier Pecqueux, que celui-ci s'était enfin procuré un brancard; et il reparut avec un camarade, pour emporter le blessé. Le médecin avait également décidé la jeune femme à accepter chez elle le conducteur-chef, Henri, qui ne semblait souffrir que d'une commotion au cerveau, hébété. On le transporterait après l'autre.

Et, comme Séverine se penchait pour déboutonner le col de Jacques, qui le gênait, elle le baisa sur les yeux, ouvertement, voulant lui donner le courage de supporter le transport.

– N'aie pas peur, nous serons heureux.

Souriant, il la baisa à son tour. Et ce fut, pour Flore, le déchirement suprême, ce qui l'arrachait de lui, à jamais. Il lui semblait que son sang, à elle aussi, coulait à flots, maintenant, d'une inguérissable blessure. Lorsqu'on l'emporta, elle prit la fuite. Mais, en passant devant la maison basse, elle aperçut, par les vitres de la fenêtre, la chambre de mort, avec la tache pâle de la chandelle qui brûlait dans le plein jour, près du corps de sa mère. Pendant l'accident, la morte était restée seule, la tête à demi tournée, les yeux grands ouverts, la lèvre tordue, comme si elle eût regardé se broyer et mourir tout ce monde qu'elle ne connaissait pas.

Flore galopa, tourna tout de suite au coude que faisait la route de Doinville, puis se lança à gauche, parmi les broussailles. Elle connaissait chaque recoin du pays, elle défiait bien dès lors les gendarmes de la prendre, si on les lançait à sa poursuite. Aussi cessa-t-elle brusquement de courir, continuant à petits pas, s'en allant à une cachette où elle aimait se terrer dans ses jours tristes, une excavation au-dessus du tunnel. Elle leva les yeux, vit au soleil qu'il était midi. Quand elle fut dans son trou, elle s'allongea sur la roche dure, elle resta immobile, les mains nouées derrière la nuque, à réfléchir. Alors, seulement, un vide affreux se produisit en elle, la sensation d'être morte déjà lui engourdissait peu à peu les membres. Ce n'était pas le remords d'avoir tué inutilement tout ce monde, car elle devait faire un effort pour en retrouver le regret et l'horreur. Mais, elle en était certaine maintenant, Jacques l'avait vue retenir les chevaux; et elle venait de le comprendre, à son recul, il avait pour elle la répulsion terrifiée qu'on a pour les monstres. Jamais il n'oublierait. D'ailleurs, lorsqu'on manque les gens, il faut ne pas se manquer soi-même. Tout à l'heure, elle se tuerait. Elle n'avait aucun autre espoir, elle en sentait davantage la nécessité absolue, depuis qu'elle était là, à se calmer et à raisonner. La fatigue, un anéantissement de tout son être, l'empêchait seule de se relever pour chercher une arme et mourir. Et, cependant, du fond de l'invincible somnolence qui la prenait, montait encore l'amour de la vie, le besoin du bonheur, un rêve dernier d'être heureuse elle aussi, puisqu'elle laissait les deux autres à leur félicité de vivre ensemble, libres. Pourquoi n'attendait-elle pas la nuit et ne courait-elle pas rejoindre Ozil, qui l'adorait, qui saurait bien la défendre? Ses idées devenaient douces et confuses, elle s'endormit, d'un sommeil noir, sans rêves.

Lorsque Flore se réveilla, la nuit s'était faite, profonde. étourdie, elle tâta autour d'elle, se souvint tout d'un coup, en sentant le roc nu, où elle était couchée. Et ce fut, comme au choc de la foudre, la nécessité implacable: il fallait mourir. Il semblait que la douceur lâche, cette défaillance devant la vie possible encore, s'en était allée avec la fatigue. Non, non! la mort seule était bonne. Elle ne pouvait vivre dans tout ce sang, le coeur arraché, exécrée du seul homme qu'elle avait voulu et qui était à une autre. Maintenant qu'elle en avait la force, il fallait mourir.

Flore se leva, sortit du trou de roches. Elle n'hésita pas, car elle venait de trouver d'instinct où elle devait aller. D'un nouveau regard au ciel, vers les étoiles, elle sut qu'il était près de neuf heures. Comme elle arrivait à la ligne du chemin de fer, un train passa, à grande vitesse, sur la voie descendante, ce qui parut lui faire plaisir: tout irait bien, on avait évidemment déblayé cette voie, tandis que l'autre était sans doute encore obstruée, car la circulation n'y semblait pas rétablie. Dès lors, elle suivit la haie vive, au milieu du grand silence de ce pays sauvage. Rien ne pressait, il n'y aurait plus de train avant l'express de Paris, qui ne serait là qu'à neuf heures vingt-cinq; et elle longeait toujours la haie à petits pas, dans l'ombre épaisse, très calme, comme si elle eût fait une de ses promenades habituelles, par les sentiers déserts. Pourtant, avant d'arriver au tunnel, elle franchit la haie, elle continua d'avancer sur la voie même, de son pas de flânerie, marchant à la rencontre de l'express. Il lui fallut ruser, pour n'être pas vue du gardien, ainsi qu'elle s'y prenait d'ordinaire, chaque fois qu'elle rendait visite à Ozil, là-bas, à l'autre bout. Et, dans le tunnel, elle marcha encore, toujours, toujours en avant. Mais ce n'était plus comme l'autre semaine, elle n'avait plus peur, si elle se retournait, de perdre la notion exacte du sens où elle allait. La folie du tunnel ne battait point sous son crâne, ce coup de folie où sombrent les choses, le temps et l'espace, au milieu du tonnerre des bruits et de l'écrasement de la voûte. Que lui importait! elle ne raisonnait pas, ne pensait même pas, n'avait qu'une résolution fixe: marcher, marcher devant elle, tant qu'elle ne rencontrerait pas le train, et marcher encore, droit au fanal, dès qu'elle le verrait flamber dans la nuit.

Flore s'étonna cependant, car elle croyait aller ainsi depuis des heures. Comme c'était loin, cette mort qu'elle voulait! L'idée qu'elle ne la trouverait pas, qu'elle cheminerait des lieues et des lieues, sans se heurter contre elle, la désespéra un moment. Ses pieds se lassaient, serait-elle donc obligée de s'asseoir, de l'attendre, couchée en travers des rails? Mais cela lui paraissait indigne, elle avait besoin de marcher jusqu'au bout, de mourir toute droite, par un instinct de vierge et de guerrière. Et ce fut, en elle, un réveil d'énergie, une nouvelle poussée en avant, lorsqu'elle aperçut, très lointain, le fanal de l'express, pareil à une petite étoile, scintillante et unique au fond d'un ciel d'encre. Le train n'était pas encore sous la voûte, aucun bruit ne l'annonçait, il n'y avait que ce feu si vif, si gai, grandissant peu à peu. Redressée dans sa haute taille souple de statue, balancée sur ses fortes jambes, elle avançait maintenant d'un pas allongé, sans courir pourtant, comme à l'approche d'une amie, à qui elle voulait épargner un bout du chemin. Mais le train venait d'entrer dans le tunnel, l'effroyable grondement approchait, ébranlant la terre d'un souffle de tempête, tandis que l'étoile était devenue un oeil énorme, toujours grandissant, jaillissant comme de l'orbite des ténèbres. Alors, sous l'empire d'un sentiment inexpliqué, peut-être pour n'être que seule à mourir, elle vida ses poches, sans cesser sa marche d'obstination héroïque, posa tout un paquet au bord de la voie, un mouchoir, des clefs, de la ficelle, deux couteaux; même elle enleva le fichu noué sur son cou, laissa son corsage dégrafé, à moitié arraché. L'oeil se changeait en un brasier, en une gueule de four vomissant l'incendie, le souffle du monstre arrivait, humide et chaud déjà, dans ce roulement de tonnerre, de plus en plus assourdissant. Et elle marchait toujours, elle se dirigeait droit à cette fournaise, pour ne pas manquer la machine, fascinée ainsi qu'un insecte de nuit, qu'une flamme attire. Et, dans l'épouvantable choc, dans l'embrassade, elle se redressa encore, comme si, soulevée par une dernière révolte de lutteuse, elle eût voulu étreindre le colosse, et le terrasser. Sa tête avait porté en plein dans le fanal, qui s'éteignit.

Ce ne fut que plus d'une heure après qu'on vint ramasser le cadavre de Flore. Le mécanicien avait bien vu cette grande figure pâle marcher contre la machine, d'une étrangeté effrayante d'apparition, sous le jet de clarté vive qui l'inondait; et, lorsque, brusquement, la lanterne éteinte, le train s'était trouvé dans l'obscurité profonde, roulant avec son bruit de foudre, il avait frémi, en sentant passer la mort. Au sortir du tunnel, il s'était efforcé de crier l'accident au gardien. Mais, à Barentin seulement, il avait pu raconter que quelqu'un venait de se faire couper, là-bas: c'était certainement une femme; des cheveux, mêlés à des débris de crâne, restaient collés encore à la vitre brisée du fanal. Et, quand les hommes envoyés à la recherche du corps le découvrirent, ils furent saisis de le voir si blanc, d'une blancheur de marbre. Il gisait sur la voie montante, projeté là par la violence du choc, la tête en bouillie, les membres sans une égratignure, à moitié dévêtus, d'une beauté admirable, dans la pureté et la force. Silencieusement, les hommes l'enveloppèrent. Ils l'avaient reconnue. Elle s'était sûrement fait tuer, folle, pour échapper à la responsabilité terrible qui pesait sur elle.

Dès minuit, le cadavre de Flore, dans la petite maison basse, reposa à côté du cadavre de sa mère. On avait mis par terre un matelas, et rallumé une chandelle, entre elles deux. Phasie, la tête penchée toujours, avec le rire affreux de sa bouche tordue, semblait maintenant regarder sa fille, de ses grands yeux fixes; tandis que, dans la solitude, au milieu du profond silence, on entendait de tous côtés la sourde besogne, l'effort haletant de Misard, qui s'était remis à ses fouilles. Et, aux intervalles réglementaires, les trains passaient, se croisaient sur les deux voies, la circulation venant d'être complètement rétablie. Ils passaient, inexorables, avec leur toute-puissance mécanique, indifférents, ignorants de ces drames et de ces crimes. Qu'importaient les inconnus de la foule tombés en route, écrasés sous les roues! On avait emporté les morts, lavé le sang, et l'on repartait pour là-bas, à l'avenir.