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La Bête humaine

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A ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie qui obscurcissait le regard de Flore, s'en alla; et, de nouveau, elle aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de la chandelle. Sa mère n'était plus, devait-elle donc partir, épouser Ozil qui la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être? Tout son être se souleva. Non, non! si elle était assez lâche pour laisser vivre les deux autres, et pour vivre elle-même, elle aurait préféré battre les routes, se louer comme servante, plutôt que d'être à un homme qu'elle n'aimait pas. Et un bruit inaccoutumé lui ayant fait prêter l'oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche, était en train de fouiller le sol battu de la cuisine: il s'enrageait à la recherche du magot, il aurait éventré la maison. Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-là non plus. Qu'allait-elle faire? Une rafale souffla, les murs tremblèrent, et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise, ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des lèvres. C'était le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente machine.

Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient, dans la sérénité de la nuit printanière.

– Trois heures dix. Encore cinq heures, et ils passeront.

Elle recommencerait, elle souffrait trop. Les voir, les voir ainsi chaque semaine aller à l'amour, cela était au-dessus de ses forces. Maintenant qu'elle était certaine de ne jamais posséder Jacques à elle seule, elle préférait qu'il ne fût plus, qu'il n'y eût plus rien. Et cette lugubre chambre où elle veillait l'enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de l'anéantissement de tout. Puisqu'il ne restait personne qui l'aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère. Des morts, il y en aurait encore, et encore, et on les emporterait tous d'un coup. Sa soeur était morte, sa mère était morte, son amour était mort: quoi faire? être seule, rester ou partir, seule toujours, lorsqu'ils seraient deux, les autres. Non, non! que tout croulât plutôt, que la mort, qui était là, dans cette chambre fumeuse, soufflât sur la voie et balayât le monde!

Alors, décidée après ce long débat, elle discuta le meilleur moyen de mettre son projet à exécution. Et elle en revint à l'idée d'enlever un rail. C'était le moyen le plus sûr, le plus pratique, d'une exécution facile: rien qu'à chasser les coussinets avec un marteau, puis à faire sauter le rail des traverses. Elle avait les outils, personne ne la verrait, dans ce pays désert. Le bon endroit à choisir était certainement, après la tranchée, en allant vers Barentin, la courbe qui traversait un vallon, sur un remblai de sept ou huit mètres: là, le déraillement devenait certain, la culbute serait effroyable. Mais le calcul des heures qui l'occupa ensuite, la laissa anxieuse. Sur la voie montante, avant l'express du Havre, qui passait à huit heures seize, il n'y avait qu'un train omnibus à sept heures cinquante-cinq. Cela lui donnait donc vingt minutes pour faire le travail, ce qui suffisait. Seulement, entre les trains réglementaires, on lançait souvent des trains de marchandises imprévus, surtout aux époques des grands arrivages. Et quel risque inutile alors! Comment savoir à l'avance si ce serait bien l'express qui viendrait se briser là? Longtemps, elle roula les probabilités dans sa tête. Il faisait nuit encore, une chandelle brûlait toujours, noyée de suif, avec une haute mèche charbonnée, qu'elle ne mouchait plus.

Comme justement un train de marchandises arrivait, venant de Rouen, Misard rentra. Il avait les mains pleines de terre, ayant fouillé le bûcher; et il était haletant, éperdu de ses recherches vaines, si enfiévré d'impuissante rage, qu'il se remit à chercher sous les meubles, dans la cheminée, partout. Le train interminable n'en finissait pas, avec le fracas régulier de ses grosses roues, dont chaque secousse agitait la morte dans son lit. Et, lui, en allongeant le bras pour décrocher un petit tableau pendu au mur, rencontra encore les yeux ouverts qui le suivaient, tandis que les lèvres remuaient, avec leur rire.

Il devint blême, il grelotta, bégayant dans une colère épouvantée:

– Oui, oui, cherche! cherche!.. Va, je les trouverai, nom de Dieu! quand je devrais retourner chaque pierre de la maison et chaque motte de terre du pays!

Le train noir était passé, d'une lenteur écrasante dans les ténèbres, et la morte, redevenue immobile, regardait toujours son mari, si railleuse, si certaine de vaincre, qu'il disparut de nouveau, en laissant la porte ouverte.

Flore, distraite dans ses réflexions, s'était levée. Elle referma la porte, pour que cet homme ne revînt pas déranger sa mère. Et elle s'étonna de s'entendre dire tout haut:

– Dix minutes auparavant, ce sera bien.

En effet, elle aurait le temps en dix minutes. Si, dix minutes avant l'express, aucun train n'était signalé, elle pouvait se mettre à la besogne. Dès lors, la chose étant réglée, certaine, son anxiété tomba, elle fut très calme.

Vers cinq heures, le jour se leva, une aube fraîche, d'une limpidité pure. Malgré le petit froid vif, elle ouvrit la fenêtre toute grande, et la délicieuse matinée entra dans la chambre lugubre, pleine d'une fumée et d'une odeur de mort. Le soleil était encore sous l'horizon, derrière une colline couronnée d'arbres; mais il parut, vermeil, ruisselant sur les pentes, inondant les chemins creux, dans la gaieté vivante de la terre, à chaque printemps nouveau. Elle ne s'était pas trompée, la veille: il ferait beau, ce matin-là, un de ces temps de jeunesse et de radieuse santé, où l'on aime vivre. Dans ce pays désert, parmi les continuels coteaux, coupés de vallons étroits, qu'il serait bon de s'en aller le long des sentiers de chèvre, à sa libre fantaisie! Et, lorsqu'elle se retourna, rentrant dans la chambre, elle fut surprise de voir la chandelle, comme éteinte, ne plus tacher le grand jour que d'une larme pâle. La morte semblait maintenant regarder la voie, où les trains continuaient à se croiser, sans même remarquer cette lueur pâlie de cierge, près de ce corps.

Au jour seulement, Flore reprenait son service. Et elle ne quitta la chambre que pour l'omnibus de Paris, à six heures douze. Misard, lui aussi, à six heures, venait de remplacer son collègue, le stationnaire de nuit. Ce fut à son appel de trompe qu'elle vint se planter devant la barrière, le drapeau à la main. Un instant, elle suivit le train des yeux.

– Encore deux heures, pensa-t-elle tout haut.

Sa mère n'avait plus besoin de personne. Désormais, elle éprouvait une invincible répugnance à rentrer dans la chambre. C'était fini, elle l'avait embrassée, elle pouvait disposer de son existence et de celle des autres. D'habitude, entre les trains, elle s'échappait, disparaissait; mais, ce matin-là, un intérêt semblait la tenir à son poste, près de la barrière, sur un banc, une simple planche qui se trouvait au bord de la voie. Le soleil montait à l'horizon, une tiède averse d'or tombait dans l'air pur; et elle ne remuait pas, baignée de cette douceur, au milieu de la vaste campagne, toute frissonnante de la sève d'avril. Un moment, elle s'était intéressée à Misard, dans sa cabane de planches, à l'autre bord de la ligne, visiblement agité, hors de sa somnolence habituelle: il sortait, rentrait, manoeuvrait ses appareils d'une main nerveuse, avec de continuels coups d'oeil vers la maison, comme si son esprit y fût demeuré, à chercher toujours. Puis, elle l'avait oublié, ne le sachant même plus là. Elle était toute à l'attente, absorbée, la face muette et rigide, les yeux fixés au bout de la voie, du côté de Barentin. Et, là-bas, dans la gaieté du soleil, devait se lever pour elle une vision, où s'acharnait la sauvagerie têtue de son regard.

Les minutes s'écoulèrent. Flore ne bougeait pas. Enfin, lorsque, à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, elle se leva, ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing. Déjà, au loin, le train se perdait, après avoir secoué le sol; et on l'entendit s'engouffrer dans le tunnel, où le bruit cessa. Elle n'était pas retournée sur le banc, elle demeurait debout, à compter de nouveau les minutes. Si, dans dix minutes, aucun train de marchandises n'était signalé, elle courrait là-bas, au-delà de la tranchée, faire sauter un rail. Elle était très calme, la poitrine seulement serrée, comme sous le poids énorme de l'acte. D'ailleurs, à ce dernier moment, la pensée que Jacques et Séverine approchaient, qu'ils passeraient là encore, allant à l'amour, si elle ne les arrêtait pas, suffisait à la raidir, aveugle et sourde, dans sa résolution, sans que le débat même recommençât en elle: c'était l'irrévocable, le coup de patte de la louve qui casse les reins au passage. Elle ne voyait toujours, dans l'égoïsme de sa vengeance, que les deux corps mutilés, sans se préoccuper de la foule, du flot de monde qui défilait devant elle, depuis des années, inconnu. Des morts, du sang, le soleil en serait caché peut-être, ce soleil dont la gaieté tendre l'irritait.

Encore deux minutes, encore une, et elle allait partir, elle partait, lorsque de sourds cahots, sur la route de Bécourt, l'arrêtèrent. Une voiture, un fardier sans doute. On lui demanderait le passage, il lui faudrait ouvrir la barrière, causer, rester là: impossible d'agir, le coup serait manqué. Et elle eut un geste d'enragée insouciance, elle prit sa course, lâchant son poste, abandonnant la voiture et le conducteur, qui se débrouillerait. Mais un fouet claqua dans l'air matinal, une voix cria gaiement:

– Eh! Flore!

C'était Cabuche. Elle fut clouée au sol, arrêtée dès son premier élan, devant la barrière même.

– Quoi donc? continua-t-il, tu dors encore, par ce beau soleil?

Vite, que je passe avant l'express!

En elle, un écroulement se faisait. Le coup était manqué, les deux autres iraient à leur bonheur, sans qu'elle trouvât rien pour les briser là. Et, tandis qu'elle ouvrait lentement la vieille barrière à demi pourrie, dont les ferrures grinçaient dans leur rouille, elle cherchait furieusement un obstacle, quelque chose qu'elle pût jeter en travers de la voie, désespérée à ce point, qu'elle s'y serait allongée elle-même, si elle s'était crue d'os assez durs pour faire sauter la machine hors des rails. Mais ses regards venaient de tomber sur le fardier, l'épaisse et basse voiture, chargée de deux blocs de pierre, que cinq vigoureux chevaux avaient de la peine à traîner. Énormes, hauts et larges, d'une masse géante à barrer la route, ces blocs s'offraient à elle; et ils éveillèrent, dans ses yeux, une brusque convoitise, un désir fou de les prendre, de les poser là. La barrière était grande ouverte, les cinq bêtes suantes, soufflantes, attendaient.

 

– Qu'as-tu, ce matin? reprit Cabuche. Tu as l'air tout drôle.

Alors, Flore parla:

– Ma mère est morte hier soir.

Il eut un cri de douloureuse amitié. Posant son fouet, il lui serrait les mains dans les siennes.

– Oh! ma pauvre Flore! Il fallait s'y attendre depuis longtemps, mais c'est si dur tout de même!.. Alors, elle est là, je veux la voir, car nous aurions fini par nous entendre, sans le malheur qui est arrivé.

Doucement, il marcha avec elle jusqu'à la maison. Sur le seuil, pourtant, il eut un regard vers ses chevaux. D'une phrase, elle le rassura.

– Pas de danger qu'ils bougent! Et puis, l'express est loin.

Elle mentait. De son oreille exercée, dans le frisson tiède de la campagne, elle venait d'entendre l'express quitter la station de Barentin. Encore cinq minutes, et il serait là, il déboucherait de la tranchée, à cent mètres du passage à niveau. Tandis que le carrier, debout devant la chambre de la morte, s'oubliait, songeant à Louisette, très ému, elle, restée dehors, devant la fenêtre, continuait d'écouter, au loin, le souffle régulier de la machine de plus en plus proche. Brusquement, l'idée de Misard lui vint: il devait la voir, il l'empêcherait; et elle eut un coup à la poitrine, lorsque, s'étant tournée, elle ne l'aperçut pas à son poste. De l'autre côté de la maison, elle le retrouva, qui fouillait la terre, sous la margelle du puits, n'ayant pu résister à sa folie de recherches, pris sans doute de la certitude subite que le magot était là: tout à sa passion, aveugle, sourd, il fouillait, il fouillait. Et ce fut, pour elle, l'excitation dernière. Les choses elles-mêmes le voulaient. Un des chevaux se mit à hennir, tandis que la machine, au-delà de la tranchée, soufflait très haut, en personne pressée qui accourt.

– Je vas les faire tenir tranquilles, dit Flore à Cabuche. N'aie pas peur.

Elle s'élança, prit le premier cheval par le mors, tira de toute sa force décuplée de lutteuse. Les chevaux se raidirent; un instant, le fardier, lourd de son énorme charge, oscilla sans démarrer; mais, comme si elle se fût attelée elle-même, en bête de renfort, il s'ébranla, s'engagea sur la voie. Et il était en plein sur les rails, lorsque l'express, là-bas, à cent mètres, déboucha de la tranchée. Alors, pour immobiliser le fardier, de crainte qu'il ne traversât, elle retint l'attelage, dans une brusque secousse, d'un effort surhumain, dont ses membres craquèrent. Elle qui avait sa légende, dont on racontait des traits de force extraordinaires, un wagon lancé sur une pente, arrêté à la course, une charrette poussée, sauvée d'un train, elle faisait aujourd'hui cette chose, elle maintenait, de sa poigne de fer, les cinq chevaux, cabrés et hennissants dans l'instinct du péril.

Ce furent à peine dix secondes d'une terreur sans fin. Les deux pierres géantes semblaient barrer l'horizon. Avec ses cuivres clairs, ses aciers luisants, la machine glissait, arrivait de sa marche douce et foudroyante, sous la pluie d'or de la belle matinée. L'inévitable était là, rien au monde ne pouvait plus empêcher l'écrasement. Et l'attente durait.

Misard, revenu d'un bond à son poste, hurla, les bras en l'air, agitant les poings, dans la volonté folle de prévenir et d'arrêter le train. Sorti de la maison au bruit des roues et des hennissements, Cabuche s'était rué, hurlant lui aussi, pour faire avancer les bêtes. Mais Flore, qui venait de se jeter de côté, le retint, ce qui le sauva. Il croyait qu'elle n'avait pas eu la force de maîtriser ses chevaux, que c'étaient eux qui l'avaient traînée. Et il s'accusait, il sanglotait, dans un râle de terreur désespérée; tandis qu'elle, immobile, grandie, les paupières élargies et brûlantes, regardait. Au moment même où le poitrail de la machine allait toucher les blocs, lorsqu'il lui restait un mètre peut-être à parcourir, pendant ce temps inappréciable, elle vit très nettement Jacques, la main sur le volant du changement de marche. Il s'était tourné, leurs yeux se rencontrèrent dans un regard, qu'elle trouva démesurément long.

Ce matin-là, Jacques avait souri à Séverine, quand elle était descendue sur le quai, au Havre, pour l'express, ainsi que chaque semaine. A quoi bon se gâter la vie de cauchemars? Pourquoi ne pas profiter des jours heureux, lorsqu'il s'en présentait? Tout finirait par s'arranger peut-être. Et il était résolu à goûter au moins la joie de cette journée, faisant des projets, rêvant de déjeuner avec elle au restaurant. Aussi, comme elle lui jetait un coup d'oeil désolé, parce qu'il n'y avait pas de wagon de première en tête, et qu'elle était forcée de se mettre loin de lui, à la queue, avait-il voulu la consoler en lui souriant si gaiement. On arriverait toujours ensemble, on se rattraperait, là-bas, d'avoir été séparés. Même, après s'être penché pour la voir monter dans un compartiment, tout au bout, il avait poussé la belle humeur jusqu'à plaisanter le conducteur-chef, Henri Dauvergne, qu'il savait amoureux d'elle. La semaine précédente, il s'était imaginé que celui-ci s'enhardissait et qu'elle l'encourageait, par un besoin de distraction, voulant échapper à l'existence atroce qu'elle s'était faite. Roubaud le disait bien, elle finirait par coucher avec ce jeune homme, sans plaisir, dans l'unique envie de recommencer autre chose. Et Jacques avait demandé à Henri pour qui donc, la veille, caché derrière un des ormes de la cour du départ, il envoyait des baisers en l'air; ce qui avait fait éclater d'un gros rire Pecqueux, en train de charger le foyer de la Lison, fumante, prête à partir.

Du Havre à Barentin, l'express avait marché à sa vitesse réglementaire, sans incident; et ce fut Henri qui, le premier, du haut de sa cabine de vigie, au sortir de la tranchée, signala le fardier en travers de la voie. Le fourgon de tête se trouvait bondé de bagages, car le train, très chargé, amenait tout un arrivage de voyageurs, débarqués la veille d'un paquebot. A l'étroit, au milieu de cet entassement de malles et de valises, que faisait danser la trépidation, le conducteur-chef était debout à son bureau, classant des feuilles; tandis que la petite bouteille d'encre, accrochée à un clou, se balançait, elle aussi, d'un mouvement continu. Après les stations où il déposait des bagages, il avait pour quatre ou cinq minutes d'écritures. Deux voyageurs étant descendus à Barentin, il venait donc de mettre ses papiers en ordre, lorsque, montant s'asseoir dans sa vigie, il donna, en arrière et en avant, selon son habitude, un coup d'oeil sur la voie. Il restait là, assis dans cette guérite vitrée, toutes ses heures libres, en surveillance. Le tender lui cachait le mécanicien; mais, grâce à son poste élevé, il voyait souvent plus loin et plus vite que celui-ci. Aussi le train tournait-il encore, dans la tranchée, qu'il aperçut, là-bas, l'obstacle. Sa surprise fut telle, qu'il douta un instant, effaré, paralysé. Il y eut quelques secondes perdues, le train filait déjà hors de la tranchée, et un grand cri montait de la machine, lorsqu'il se décida à tirer la corde de la cloche d'alarme dont le bout pendait devant lui.

Jacques, à ce moment suprême, la main sur le volant du changement de marche, regardait sans voir, dans une minute d'absence. Il songeait à des choses confuses et lointaines, d'où l'image de Séverine elle-même s'était évanouie. Le branle fou de la cloche, le hurlement de Pecqueux, derrière lui, le réveillèrent. Pecqueux, qui avait haussé la tige du cendrier, mécontent du tirage, venait de voir, en se penchant pour s'assurer de la vitesse. Et Jacques, d'une pâleur de mort, vit tout, comprit tout, le fardier en travers, la machine lancée, l'épouvantable choc, tout cela avec une netteté si aiguë, qu'il distingua jusqu'au grain des deux pierres, tandis qu'il avait déjà dans les os la secousse de l'écrasement. C'était l'inévitable. Violemment, il avait tourné le volant du changement de marche, fermé le régulateur, serré le frein. Il faisait machine arrière, il s'était pendu, d'une main inconsciente, au bouton du sifflet, dans la volonté impuissante et furieuse d'avertir, d'écarter la barricade géante, là-bas. Mais, au milieu de cet affreux sifflement de détresse qui déchirait l'air, la Lison n'obéissait pas, allait quand même, à peine ralentie. Elle n'était plus la docile d'autrefois, depuis qu'elle avait perdu dans la neige sa bonne vaporisation, son démarrage si aisé, devenue quinteuse et revêche maintenant, en femme vieillie, dont un coup de froid a détruit la poitrine. Elle soufflait, se cabrait sous le frein, allait, allait toujours, dans l'entêtement alourdi de sa masse. Pecqueux, fou de peur, sauta. Jacques, raidi à son poste, la main droite crispée sur le changement de marche, l'autre restée au sifflet, sans qu'il le sût, attendait. Et la Lison, fumante, soufflante, dans ce rugissement aigu qui ne cessait pas, vint taper contre le fardier, du poids énorme des treize wagons qu'elle traînait.

Alors, à vingt mètres d'eux, du bord de la voie où l'épouvante les clouait, Misard et Cabuche les bras en l'air, Flore les yeux béants, virent cette chose effrayante: le train se dresser debout, sept wagons monter les uns sur les autres, puis retomber avec un abominable craquement, en une débâcle informe de débris. Les trois premiers étaient réduits en miettes, les quatre autres ne faisaient plus qu'une montagne, un enchevêtrement de toitures défoncées, de roues brisées, de portières, de chaînes, de tampons, au milieu de morceaux de vitre. Et, surtout, l'on avait entendu le broiement de la machine contre les pierres, un écrasement sourd terminé en un cri d'agonie. La Lison, éventrée, culbutait à gauche, par-dessus le fardier; tandis que les pierres, fendues, volaient en éclats, comme sous un coup de mine, et que, des cinq chevaux, quatre, roulés, traînés, étaient tués net. La queue du train, six wagons encore, intacts, s'étaient arrêtés, sans même sortir des rails.

Mais des cris montèrent, des appels dont les mots se perdaient en hurlements inarticulés de bête.

– A moi! au secours!.. Oh! mon Dieu! je meurs! au secours! au secours!

On n'entendait plus, on ne voyait plus. La Lison, renversée sur les reins, le ventre ouvert, perdait sa vapeur, par les robinets arrachés, les tuyaux crevés, en des souffles qui grondaient, pareils à des râles furieux de géante. Une haleine blanche en sortait, inépuisable, roulant d'épais tourbillons au ras du sol; pendant que, du foyer, les braises tombées, rouges comme le sang même de ses entrailles, ajoutaient leurs fumées noires. La cheminée, dans la violence du choc, était entrée en terre; à l'endroit où il avait porté, le châssis s'était rompu, faussant les deux longerons; et, les roues en l'air, semblable à une cavale monstrueuse, décousue par quelque formidable coup de corne, la Lison montrait ses bielles tordues, ses cylindres cassés, ses tiroirs et leurs excentriques écrasés, toute une affreuse plaie bâillant au plein air, par où l'âme continuait de sortir, avec un fracas d'enragé désespoir. Justement, près d'elle, le cheval qui n'était pas mort, gisait lui aussi, les deux pieds de devant emportés, perdant également ses entrailles par une déchirure de son ventre. A sa tête droite, raidie dans un spasme d'atroce douleur, on le voyait râler, d'un hennissement terrible, dont rien n'arrivait à l'oreille, au milieu du tonnerre de la machine agonisante.

Les cris s'étranglèrent, inentendus, perdus, envolés.

– Sauvez-moi! tuez-moi!.. Je souffre trop, tuez-moi! tuez-moi donc!

Dans ce tumulte assourdissant, cette fumée aveuglante, les portières des voitures restées intactes venaient de s'ouvrir, et une déroute de voyageurs se ruait au-dehors. Ils tombaient sur la voie, se ramassaient, se débattaient à coups de pied, à coups de poing. Puis, dès qu'ils sentaient la terre solide, la campagne libre devant eux, ils s'enfuyaient au galop, sautaient la haie vive, coupaient à travers champs, cédant à l'unique instinct d'être loin du danger, loin, très loin. Des femmes, des hommes, hurlant, se perdirent au fond des bois.

 

Piétinée, ses cheveux défaits et sa robe en loques, Séverine avait fini par se dégager; et elle ne fuyait pas, elle galopait vers la machine grondante, lorsqu'elle se trouva en face de Pecqueux.

– Jacques, Jacques! il est sauvé, n'est-ce pas?

Le chauffeur, qui, par un miracle, ne s'était pas même foulé un membre, accourait lui aussi, le coeur serré d'un remords, à l'idée que son mécanicien se trouvait là-dessous. On avait tant voyagé, tant peiné ensemble, sous la continuelle fatigue des grands vents! Et leur machine, leur pauvre machine, la bonne amie si aimée de leur ménage à trois, qui était là sur le dos, à rendre tout le souffle de sa poitrine, par ses poumons crevés!

– J'ai sauté, bégaya-t-il, je ne sais rien, rien du tout…

Courons, courons vite!

Sur le quai, ils se heurtèrent contre Flore, qui les regardait venir. Elle n'avait pas bougé encore, dans la stupeur de l'acte accompli, de ce massacre qu'elle avait fait. C'était fini, c'était bien; et il n'y avait en elle que le soulagement d'un besoin, sans une pitié pour le mal des autres, qu'elle ne voyait même pas. Mais, lorsqu'elle reconnut Séverine, ses yeux s'agrandirent démesurément, une ombre d'affreuse souffrance noircit son visage pâle. Et quoi? elle vivait, cette femme, lorsque lui certainement était mort! Dans cette douleur aiguë de son amour assassiné, ce coup de couteau qu'elle s'était donné en plein coeur, elle eut la brusque conscience de l'abomination de son crime. Elle avait fait ça, elle l'avait tué, elle avait tué tout ce monde! Un grand cri déchira sa gorge, elle tordait ses bras, elle courait follement.

– Jacques, oh! Jacques… Il est là, il a été lancé en arrière, je l'ai vu… Jacques, Jacques!

La Lison râlait moins haut, d'une plainte rauque qui s'affaiblissait, et dans laquelle, maintenant, on entendait croître, de plus en plus déchirante, la clameur des blessés. Seulement, la fumée restait épaisse, l'énorme tas de débris d'où sortaient ces voix de torture et de terreur, semblait enveloppé d'une poussière noire, immobile dans le soleil. Que faire? par où commencer? comment arriver jusqu'à ces malheureux?

– Jacques! criait toujours Flore. Je vous dis qu'il m'a regardée et qu'il a été jeté par là, sous le tender… Accourez donc! aidez-moi donc!

Déjà, Cabuche et Misard venaient de relever Henri, le conducteur-chef, qui, à la dernière seconde, avait sauté lui aussi. Il s'était démis le pied, ils l'assirent par terre, contre la haie, d'où, hébété, muet, il regarda le sauvetage, sans paraître souffrir.

– Cabuche, viens donc m'aider, je te dis que Jacques est là-dessous!

Le carrier n'entendait pas, courait à d'autres blessés, emportait une jeune femme dont les jambes pendaient, cassées aux cuisses.

Et ce fut Séverine qui se précipita, à l'appel de Flore.

– Jacques, Jacques!.. Où donc? Je vous aiderai.

– C'est ça, aidez-moi, vous!

Leurs mains se rencontrèrent, elles tiraient ensemble sur une roue brisée. Mais les doigts délicats de l'une n'arrivaient à rien, tandis que l'autre, avec sa forte poigne, abattait les obstacles.

– Attention! dit Pecqueux, qui se mettait, lui aussi, à la besogne.

D'un mouvement brusque, il avait arrêté Séverine, au moment où elle allait marcher sur un bras, coupé à l'épaule, encore vêtu d'une manche de drap bleu. Elle eut un recul d'horreur. Pourtant, elle ne reconnaissait pas la manche: c'était un bras inconnu, roulé là, d'un corps qu'on retrouverait autre part sans doute. Et elle en resta si tremblante, qu'elle en fut comme paralysée, pleurante et debout, à regarder travailler les autres, incapable seulement d'enlever les éclats de vitre, où les mains se coupaient.

Alors, le sauvetage des mourants, la recherche des morts furent pleins d'angoisse et de danger, car le feu de la machine s'était communiqué à des pièces de bois, et il fallut, pour éteindre ce commencement d'incendie, jeter de la terre à la pelle. Pendant qu'on courait à Barentin demander du secours, et qu'une dépêche partait pour Rouen, le déblaiement s'organisait le plus activement possible, tous les bras s'y mettaient, d'un grand courage. Beaucoup des fuyards étaient revenus, honteux de leur panique. Mais on avançait avec d'infinies précautions, chaque débris à enlever demandait des soins, car on craignait d'achever les malheureux ensevelis, s'il se produisait des éboulements. Des blessés émergeaient du tas, engagés jusqu'à la poitrine, serrés là comme dans un étau, et hurlant. On travailla un quart d'heure à en délivrer un, qui ne se plaignait pas, d'une pâleur de linge, disant qu'il n'avait rien, qu'il ne souffrait de rien; et, quand on l'eut sorti, il n'avait plus de jambes, il expira tout de suite, sans avoir su ni senti cette mutilation horrible, dans le saisissement de sa peur. Toute une famille fut retirée d'une voiture de seconde, où le feu s'était mis: le père et la mère étaient blessés aux genoux, la grand-mère avait un bras cassé; mais eux non plus ne sentaient pas leur mal, sanglotant, appelant leur petite fille, disparue dans l'écrasement, une blondine de trois ans à peine, qu'on retrouva sous un lambeau de toiture, saine et sauve, la mine amusée et souriante. Une autre fillette, couverte de sang, celle-ci, ses pauvres petites mains broyées, qu'on avait portée à l'écart, en attendant de découvrir ses parents, demeurait solitaire et inconnue, si étouffée, qu'elle ne disait pas un mot, la face seulement convulsée en un masque d'indicible terreur, dès qu'on l'approchait. On ne pouvait ouvrir les portières dont le choc avait tordu les ferrures, il fallait descendre dans les compartiments par les glaces brisées. Déjà quatre cadavres étaient rangés côte à côte, au bord de la voie. Une dizaine de blessés, étendus par terre, près des morts, attendaient, sans un médecin pour les panser, sans un secours. Et le déblaiement commençait à peine, on ramassait une nouvelle victime sous chaque décombre, le tas ne semblait pas diminuer, tout ruisselant et palpitant de cette boucherie humaine.

– Quand je vous dis que Jacques est là-dessous! répétait Flore, se soulageant à ce cri obstiné qu'elle jetait sans raison, comme la plainte même de son désespoir. Il appelle, tenez, tenez! écoutez!

Le tender se trouvait engagé sous les wagons, qui, montés les uns par-dessus les autres, s'étaient ensuite écroulés sur lui; et, en effet, depuis que la machine râlait moins haut, on entendait une grosse voix d'homme rugir au fond de l'éboulement. A mesure qu'on avançait, la clameur de cette voix d'agonie devenait plus haute, d'une douleur si énorme, que les travailleurs ne pouvaient plus la supporter, pleurant et criant eux-mêmes. Puis, enfin, comme ils tenaient l'homme, dont ils venaient de dégager les jambes et qu'ils tiraient à eux, le rugissement de souffrance cessa. L'homme était mort.

– Non, dit Flore, ce n'est pas lui. C'est plus au fond, il est là-dessous.

Et, de ses bras de guerrière, elle soulevait des roues, les rejetait au loin, elle tordait le zinc des toitures, brisait des portières, arrachait des bouts de chaîne. Et, dès qu'elle tombait sur un mort ou sur un blessé, elle appelait, pour qu'on l'en débarrassât, ne voulant pas lâcher une seconde ses fouilles enragées.

Derrière elle, Cabuche, Pecqueux, Misard travaillaient, tandis que Séverine, défaillante à rester ainsi debout, sans rien pouvoir faire, venait de s'asseoir sur la banquette défoncée d'un wagon. Mais Misard, repris de son flegme, doux et indifférent, s'évitait les grosses fatigues, aidait surtout à transporter les corps. Et lui, ainsi que Flore, regardaient les cadavres, comme s'ils espéraient les reconnaître, au milieu de la cohue des milliers et des milliers de visages, qui, en dix années, avaient défilé devant eux, à toute vapeur, en ne leur laissant que le souvenir confus d'une foule, apportée, emportée dans un éclair. Non! ce n'était toujours que le flot inconnu du monde en marche; la mort brutale, accidentelle, restait anonyme, comme la vie pressée, dont le galop passait là, allant à l'avenir; et ils ne pouvaient mettre aucun nom, aucun renseignement précis, sur les têtes labourées par l'horreur de ces misérables, tombés en route, piétinés, écrasés, pareils à ces soldats dont les corps comblent les trous, devant la charge d'une armée montant à l'assaut. Pourtant, Flore crut en retrouver un à qui elle avait parlé, le jour du train perdu dans la neige: cet Américain, dont elle finissait par connaître familièrement le profil, sans savoir ni son nom, ni rien de lui et des siens. Misard le porta avec les autres morts, venus on ne savait d'où, arrêtés là en se rendant on ne savait à quel endroit.