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La Bête humaine

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– Non, non, laisse-moi, murmura Séverine.

Peu à peu, sans une parole, il l'avait enveloppée d'une caresse plus étroite, excité par la tiédeur de ce corps jeune, qu'il tenait ainsi à pleins bras. Elle le grisait de son odeur, elle achevait d'affoler son désir, en cambrant les reins pour se dégager. D'une secousse, il l'enleva de la fenêtre, dont il referma les vitres du coude. Sa bouche avait rencontré la sienne, il lui écrasait les lèvres, il l'emportait vers le lit.

– Non, non, nous ne sommes pas chez nous, répéta-t-elle. Je t'en prie, pas dans cette chambre!

Elle-même était comme grise, étourdie de nourriture et de vin, encore vibrante de sa course fiévreuse à travers Paris. Cette pièce trop chauffée, cette table où traînait la débandade du couvert, l'imprévu du voyage qui tournait en partie fine, tout lui allumait le sang, la soulevait d'un frisson. Et pourtant elle se refusait, elle résistait, arc-boutée contre le bois du lit, dans une révolte effrayée, dont elle n'aurait pu dire la cause.

– Non, non, je ne veux pas.

Lui, le sang à la peau, retenait ses grosses mains brutales. Il tremblait, il l'aurait brisée.

– Bête, est-ce qu'on saura? Nous retaperons le lit.

D'habitude, elle s'abandonnait avec une docilité complaisante, chez eux, au Havre, après le déjeuner, lorsqu'il était de service de nuit. Cela semblait sans plaisir pour elle, mais elle y montrait une mollesse heureuse, un affectueux consentement de son plaisir à lui. Et ce qui, en ce moment, le rendait fou, c'était de la sentir comme jamais il ne l'avait eue, ardente, frémissante de passion sensuelle. Le noir reflet de sa chevelure assombrissait ses calmes yeux de pervenche, sa bouche forte saignait dans le doux ovale de son visage. Il y avait là une femme qu'il ne connaissait point. Pourquoi se refusait-elle?

– Dis, pourquoi? Nous avons le temps.

Alors, dans une angoisse inexplicable, dans un débat où elle ne paraissait pas juger les choses nettement, comme si elle se fût ignorée elle aussi, elle eut un cri de douleur vraie, qui le fit se tenir tranquille.

– Non, non, je t'en supplie, laisse-moi!.. Je ne sais pas, ça m'étrangle, rien que l'idée, en ce moment… ça ne serait pas bien.

Tous deux étaient tombés assis au bord du lit. Il se passa la main sur la face, comme pour s'en ôter la cuisson qui le brûlait. En le voyant redevenu sage, elle, gentille, se pencha, lui posa un gros baiser sur la joue, voulant lui montrer qu'elle l'aimait bien tout de même. Un instant, ils restèrent de la sorte, sans parler, à se remettre. Il lui avait repris la main gauche et jouait avec une vieille bague d'or, un serpent d'or à petite tête de rubis, qu'elle portait au même doigt que son alliance. Toujours il la lui avait connue là.

– Mon petit serpent, dit Séverine d'une voix involontaire de rêve, croyant qu'il regardait la bague et éprouvant l'impérieux besoin de parler. C'est à la Croix-de-Maufras, qu'il m'en a fait cadeau, pour mes seize ans.

Roubaud leva la tête, surpris.

– Qui donc? le président?

Lorsque les yeux de son mari s'étaient posés sur les siens, elle avait eu une brusque secousse de réveil. Elle sentit un petit froid glacer ses joues. Elle voulut répondre, et ne trouva rien, étranglée par la sorte de paralysie qui la prenait.

– Mais, continua-t-il, tu m'as toujours dit que c'était ta mère qui te l'avait laissée, cette bague.

Encore à cette seconde, elle pouvait rattraper la phrase, lâchée dans un oubli de tout. Il lui aurait suffi de rire, de jouer l'étourdie. Mais elle s'entêta, ne se possédant plus, inconsciente.

– Jamais, mon chéri, je ne t'ai dit que ma mère m'avait laissé cette bague.

Du coup, Roubaud la dévisagea, pâlissant lui aussi.

– Comment? tu ne m'as jamais dit ça? Tu me l'as dit vingt fois!.. Il n'y a pas de mal à ce que le président t'ait donné une bague. Il t'a donné bien autre chose… Mais pourquoi me l'avoir caché? pourquoi avoir menti, en parlant de ta mère?

– Je n'ai pas parlé de ma mère, mon chéri, tu te trompes.

C'était imbécile, cette obstination. Elle voyait qu'elle se perdait, qu'il lisait clairement sous sa peau, et elle aurait voulu revenir, ravaler ses paroles; mais il n'était plus temps, elle sentait ses traits se décomposer, l'aveu sortir malgré elle de toute sa personne. Le froid de ses joues avait envahi sa face entière, un tic nerveux tirait ses lèvres. Et lui, effrayant, redevenu subitement rouge, à croire que le sang allait faire éclater ses veines, lui avait saisi les poignets, la regardait de tout près, afin de mieux suivre, dans l'effarement épouvanté de ses yeux, ce qu'elle ne disait pas tout haut.

– Nom de Dieu! bégaya-t-il, nom de Dieu!

Elle eut peur, baissa le visage pour le cacher sous son bras, devinant le coup de poing. Un fait, petit, misérable, insignifiant, l'oubli d'un mensonge à propos de cette bague, venait d'amener l'évidence, en quelques paroles échangées. Et il avait suffi d'une minute. Il la jeta d'une secousse en travers du lit, il tapa sur elle des deux poings, au hasard. En trois ans, il ne lui avait pas donné une chiquenaude, et il la massacrait, aveugle, ivre, dans un emportement de brute, de l'homme aux grosses mains, qui, autrefois, avait poussé des wagons.

– Nom de Dieu de garce! tu as couché avec!.. couché avec!.. couché avec!

Il s'enrageait à ces mots répétés, il abattait les poings, chaque fois qu'il les prononçait, comme pour les lui faire entrer dans la chair.

– Le reste d'un vieux, nom de Dieu de garce!.. couché avec!.. couché avec!

Sa voix s'étranglait d'une telle colère, qu'elle sifflait et ne sortait plus. Alors, seulement, il entendit que, mollissante sous les coups, elle disait non. Elle ne trouvait pas d'autre défense, elle niait pour qu'il ne la tuât pas. Et ce cri, cet entêtement dans le mensonge, acheva de le rendre fou.

– Avoue que tu as couché avec.

– Non! non!

Il l'avait reprise, il la soutenait dans ses bras, l'empêchant de retomber la face contre la couverture, en pauvre être qui se cache. Il la forçait à le regarder.

– Avoue que tu as couché avec.

Mais, se laissant glisser, elle s'échappa, elle voulut courir vers la porte. D'un bond, il fut de nouveau sur elle, le poing en l'air; et, furieusement, d'un seul coup, près de la table, il l'abattit. Il s'était jeté à son côté, il l'avait empoignée par les cheveux, pour la clouer au sol. Un instant, ils restèrent ainsi par terre, face à face, sans bouger. Et, dans l'effrayant silence, on entendit monter les chants et les rires des demoiselles Dauvergne, dont le piano faisait rage, heureusement, en dessous, étouffant les bruits de lutte. C'était Claire qui chantait des rondes de petites filles, tandis que Sophie l'accompagnait à tour de bras.

– Avoue que tu as couché avec.

Elle n'osa plus dire non, elle ne répondit point.

– Avoue que tu as couché avec, nom de Dieu! ou je t'éventre!

Il l'aurait tuée, elle le lisait nettement dans son regard. En tombant, elle avait aperçu le couteau, ouvert sur la table; et elle revoyait l'éclair de la lame, elle crut qu'il allongeait le bras. Une lâcheté l'envahit, un abandon d'elle-même et de tout, un besoin d'en finir.

– Eh bien! oui, c'est vrai, laisse-moi m'en aller.

Alors, ce fut abominable. Cet aveu qu'il exigeait si violemment, venait de l'atteindre en pleine figure, comme une chose impossible, monstrueuse. Il semblait que jamais il n'aurait supposé une infamie pareille. Il lui empoigna la tête, il la cogna contre un pied de la table. Elle se débattait, et il la tira par les cheveux, au travers de la pièce, bousculant les chaises. Chaque fois qu'elle faisait un effort pour se redresser, il la rejetait sur le carreau d'un coup de poing. Et cela haletant, les dents serrées, un acharnement sauvage et imbécile. La table, poussée, faillit renverser le poêle. Des cheveux et du sang restèrent à un angle du buffet. Quand ils reprirent haleine, hébétés, gonflés de cette horreur, las de frapper et d'être frappée, ils étaient revenus près du lit, elle toujours par terre, vautrée, lui accroupi, la tenant encore aux épaules. Et ils soufflèrent. En bas, la musique continuait, les rires s'envolaient, très sonores et très jeunes.

D'une secousse, Roubaud remonta Séverine, l'adossa contre le bois du lit. Puis, demeurant à genoux, pesant sur elle, il put parler enfin. Il ne la battait plus, il la torturait de ses questions, du besoin inextinguible qu'il avait de savoir.

– Ainsi, tu as couché avec, garce!.. Répète, répète que tu as couché avec ce vieux… Et à quel âge, hein? toute petite, toute petite, n'est-ce pas?

Brusquement, elle venait d'éclater en larmes, ses sanglots l'empêchaient de répondre.

– Nom de Dieu! veux-tu me dire!.. Hein? tu n'avais pas dix ans, que tu l'amusais, ce vieux? C'est pour ça qu'il t'élevait à la becquée, c'est pour sa cochonnerie, dis-le donc, nom de Dieu! ou je recommence!

Elle pleurait, elle ne pouvait prononcer un mot, et il leva la main, il l'étourdit d'une nouvelle claque. A trois reprises, comme il n'obtenait pas davantage de réponse, il la gifla, répétant sa question.

– A quel âge, dis-le donc, garce! dis-le donc?

Pourquoi lutter? Son être fuyait sous elle. Il lui aurait sorti le coeur, de ses doigts gourds d'ancien ouvrier. Et l'interrogatoire continua, elle disait tout, dans un tel anéantissement de honte et de peur, que ses phrases, soufflées très bas, s'entendaient à peine. Et lui, mordu de sa jalousie atroce, s'enrageait à la souffrance dont le déchiraient les tableaux évoqués: il n'en savait jamais assez, il l'obligeait à revenir sur les détails, à préciser les faits. L'oreille aux lèvres de la misérable, il agonisait de cette confession, avec la continuelle menace de son poing levé, prêt à cogner encore, si elle s'arrêtait.

De nouveau, tout le passé, à Doinville, défila, l'enfance, la jeunesse. Était-ce au fond des massifs du grand parc? était-ce dans le détour perdu de quelque corridor du château? Déjà le président songeait donc à elle, lorsqu'il l'avait gardée, à la mort de son jardinier, et fait élever avec sa fille? Cela, pour sûr, avait commencé, les jours où les autres gamines s'enfuyaient, au milieu de leurs jeux, s'il venait à paraître, tandis qu'elle, souriante, le museau en l'air, attendait qu'il lui donnât en passant une petite tape sur la joue. Et, plus tard, si elle osait lui parler en face, si elle obtenait tout de lui, n'était-ce pas qu'elle se sentait maîtresse, alors qu'il l'achetait par ses complaisances de trousseur de bonnes, si digne et si sévère aux autres? Ah! la sale chose, ce vieux se faisant baisoter comme un grand-père, regardant pousser cette fillette, la tâtant, l'entamant un peu à chaque heure, sans avoir la patience d'attendre qu'elle fût mûre!

 

Roubaud haletait.

– Enfin, à quel âge, répète, à quel âge?

– Seize ans et demi.

– Tu mens!

Mentir, mon Dieu! pourquoi? Elle eut un haussement d'épaules plein d'un abandon et d'une lassitude immenses.

– Et, la première fois, où ça s'est-il passé?

– A la Croix-de-Maufras.

Il hésita une seconde, ses lèvres s'agitaient, une lueur jaune troublait ses yeux.

– Et, je veux que tu me dises, qu'est-ce qu'il t'a fait?

Elle resta muette. Puis, comme il brandissait le poing:

– Tu ne me croirais pas.

– Dis toujours… Il n'a pu rien faire, hein?

D'un signe de tête, elle répondit. C'était bien cela. Et, alors, il s'acharna sur la scène, il voulut la connaître jusqu'au bout, il descendit aux mots crus, aux interrogations immondes. Elle ne desserrait plus les dents, elle continuait à dire oui, à dire non, d'un signe. Peut-être ça les soulagerait-il l'un et l'autre, quand elle aurait avoué. Mais lui souffrait davantage de ces détails, qu'elle croyait être une atténuation. Des rapports normaux, complets, l'auraient hanté d'une vision moins torturante. Cette débauche pourrissait tout, enfonçait et retournait au fond de sa chair les lames empoisonnées de sa jalousie. Maintenant, c'était fini, il ne vivrait plus, il évoquerait toujours l'exécrable image.

Un sanglot déchira sa gorge.

– Ah! nom de Dieu… ah! nom de Dieu!.. ça ne peut pas être, non, non! c'est trop, ça ne peut pas être!

Puis, tout d'un coup, il la secoua.

– Mais nom de Dieu de garce! pourquoi m'as-tu épousé?.. Sais-tu que c'est ignoble de m'avoir trompé ainsi? Il y a des voleuses, en prison, qui n'en ont pas tant sur la conscience… Tu me méprisais donc, tu ne m'aimais donc pas?.. Hein! pourquoi m'as-tu épousé?

Elle eut un geste vague. Est-ce qu'elle savait au juste, à présent? En l'épousant, elle était heureuse, espérant en finir avec l'autre. Il y a tant de choses qu'on ne voudrait pas faire et qu'on fait, parce qu'elles sont encore les plus sages. Non, elle ne l'aimait pas; et ce qu'elle évitait de lui dire, c'était que, sans cette histoire, jamais elle n'aurait consenti à être sa femme.

– Lui, n'est-ce pas? désirait te caser. Il a trouvé une bonne bête… Hein? il désirait te caser pour que ça continue. Et vous avez continué, hein? à tes deux voyages, là-bas. C'est pour ça qu'il t'emmenait?

D'un signe, elle avoua de nouveau.

– Et c'est pour ça encore qu'il t'invitait, cette fois?.. Jusqu'à la fin, alors, ça aurait recommencé, ces ordures! Et, si je ne t'étrangle pas, ça recommencera!

Ses mains convulsées s'avançaient pour la reprendre à la gorge.

Mais, ce coup-ci, elle se révolta.

– Voyons, tu es injuste. Puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller. Tu m'y envoyais, j'ai dû me fâcher, rappelle-toi… Tu vois bien que je ne voulais plus. C'était fini. Jamais, jamais plus, je n'aurais voulu.

Il sentit qu'elle disait la vérité, et il n'en eut aucun soulagement. L'affreuse douleur, le fer qui lui restait en pleine poitrine, c'était l'irréparable, ce qui avait eu lieu entre elle et cet homme. Il ne souffrait horriblement que de son impuissance à faire que cela ne fût pas. Sans la lâcher encore, il s'était rapproché de son visage, il semblait fasciné, attiré là, comme pour retrouver, dans le sang de ses petites veines bleues, tout ce qu'elle lui avouait. Et il murmura, obsédé, halluciné:

– A la Croix-de-Maufras, dans la chambre rouge… Je la connais, la fenêtre donne sur le chemin de fer, le lit est en face. Et c'est là, dans cette chambre… Je comprends qu'il parle de te laisser la maison. Tu l'as bien gagnée. Il pouvait veiller sur tes sous et te doter, ça valait ça… Un juge, un homme riche à millions, si respecté, si instruit, si haut! Vrai, la tête vous tourne… Et, dis donc, s'il était ton père?

Séverine, d'un effort, se mit debout. Elle l'avait repoussé, avec une vigueur extraordinaire, pour sa faiblesse de pauvre être vaincu. Violente, elle protestait.

– Non, non, pas ça! Tout ce que tu voudras, pour le reste.

Bats-moi, tue-moi… Mais ne dis pas ça, tu mens!

Roubaud lui avait gardé une main dans les siennes.

– Est-ce que tu en sais quelque chose? C'est bien parce que tu en doutes toi-même, que ça te soulève ainsi.

Et, comme elle dégageait sa main, il sentit la bague, le petit serpent d'or à tête de rubis, oublié à son doigt. Il l'en arracha, le pila du talon sur le carreau, dans un nouvel accès de rage. Puis, il marcha d'un bout de la pièce à l'autre, muet, éperdu. Elle, tombée assise au bord du lit, le regardait de ses grands yeux fixes. Et le terrible silence dura.

La fureur de Roubaud ne se calmait point. Dès qu'elle semblait se dissiper un peu, elle revenait aussitôt, comme l'ivresse, par grandes ondes redoublées, qui l'emportaient dans leur vertige. Il ne se possédait plus, battait le vide, jeté à toutes les sautes du vent de violence dont il était flagellé, retombant à l'unique besoin d'apaiser la bête hurlante au fond de lui. C'était un besoin physique, immédiat, comme une faim de vengeance, qui lui tordait le corps et qui ne lui laisserait plus aucun repos, tant qu'il ne l'aurait pas satisfaite.

Sans s'arrêter, il se tapa les tempes de ses deux poings, il bégaya, d'une voix d'angoisse:

– Qu'est-ce que je vais faire?

Cette femme, puisqu'il ne l'avait pas tuée tout de suite, il ne la tuerait pas maintenant. Sa lâcheté de la laisser vivre exaspérait sa colère, car c'était lâche, c'était parce qu'il tenait encore à sa peau de garce, qu'il ne l'avait pas étranglée. Il ne pouvait pourtant la garder ainsi. Alors, il allait donc la chasser, la mettre à la rue, pour ne jamais la revoir? Et un nouveau flot de souffrance l'emportait, une exécrable nausée le submergeait tout entier, lorsqu'il sentait qu'il ne ferait pas même ça. Quoi, enfin? Il ne restait qu'à accepter l'abomination et qu'à remmener cette femme au Havre, à continuer la tranquille vie avec elle, comme si de rien n'était. Non! non! la mort plutôt, la mort pour tous les deux, à l'instant! Une telle détresse le souleva, qu'il cria plus haut, égaré:

– Qu'est-ce que je vais faire?

Du lit où elle restait assise, Séverine le suivait toujours de ses grands yeux. Dans la calme affection de camarade qu'elle avait eue pour lui, il l'apitoyait déjà, par la douleur démesurée où elle le voyait. Les gros mots, les coups, elle les aurait excusés, si cet emportement fou lui avait laissé moins de surprise, une surprise dont elle ne revenait pas encore. Elle, passive, docile, qui toute jeune s'était pliée aux désirs d'un vieillard, qui plus tard avait laissé faire son mariage, simplement désireuse d'arranger les choses, n'arrivait pas à comprendre un tel éclat de jalousie, pour des fautes anciennes, dont elle se repentait; et, sans vice, la chair mal éveillée encore, dans sa demi-inconscience de fille douce, chaste malgré tout, elle regardait son mari, aller, venir, tourner furieusement, comme elle aurait regardé un loup, un être d'une autre espèce. Qu'avait-il donc en lui? Il y en avait tant sans colère! Ce qui l'épouvantait, c'était de sentir l'animal, soupçonné par elle depuis trois ans, à des grognements sourds, aujourd'hui déchaîné, enragé, prêt à mordre. Que lui dire, pour empêcher un malheur?

A chaque retour, il se retrouvait près du lit, devant elle. Et elle l'attendait au passage, elle osa lui parler.

– Mon ami, écoute…

Mais il ne l'entendait pas, il repartait à l'autre bout de la pièce, ainsi qu'une paille battue d'un orage.

– Qu'est-ce que je vais faire? Qu'est-ce que je vais faire?

Enfin elle lui saisit le poignet, elle le retint une minute.

– Mon ami, voyons, puisque c'est moi qui ai refusé d'y aller… Je n'y serais jamais plus allée, jamais, jamais! C'est toi que j'aime.

Et elle se faisait caressante, l'attirant, levant ses lèvres pour qu'il les baisât. Mais, tombé près d'elle, il la repoussa, dans un mouvement d'horreur.

– Ah! garce, tu voudrais maintenant… Tout à l'heure, tu n'as pas voulu, tu n'avais pas envie de moi… Et, maintenant, tu voudrais, pour me reprendre, hein? Lorsqu'on tient un homme par là, on le tient solidement… Mais ça me brûlerait, d'aller avec toi, oui! je sens bien que ça me brûlerait le sang d'un poison.

Il frissonnait. L'idée de la posséder, cette image de leurs deux corps s'abattant sur le lit, venait de le traverser d'une flamme. Et, dans la nuit trouble de sa chair, au fond de son désir souillé qui saignait, brusquement se dressa la nécessité de la mort.

– Pour que je ne crève pas d'aller encore avec toi, vois-tu, il faut avant ça que je crève l'autre… Il faut que je le crève, que je le crève!

Sa voix montait, il répéta le mot, debout, grandi, comme si ce mot, en lui apportant une résolution, l'avait calmé. Il ne parla plus, il marcha lentement jusqu'à la table, y regarda le couteau, dont la lame, grande ouverte, luisait. D'un geste machinal, il le ferma, le mit dans sa poche. Et, les mains ballantes, les regards au loin, il restait à la même place, il songeait. Des obstacles coupaient son front de deux grandes rides. Pour trouver, il retourna ouvrir la fenêtre, il s'y planta, le visage dans le petit air froid du crépuscule. Derrière lui, sa femme s'était levée, reprise de peur; et, n'osant le questionner, tâchant de deviner ce qui se passait au fond de ce crâne dur, elle attendait, debout elle aussi, en face du large ciel.

Sous la nuit commençante, les maisons lointaines se découpaient en noir, le vaste champ de la gare s'emplissait d'une brume violâtre. Du côté des Batignolles surtout, la tranchée profonde était comme noyée d'une cendre, où commençaient à s'effacer les charpentes du pont de l'Europe. Vers Paris, un dernier reflet de jour pâlissait les vitres des grandes halles couvertes, tandis que, dessous, les ténèbres amassées pleuvaient. Des étincelles brillèrent, on allumait les becs de gaz, le long des quais. Une grosse clarté blanche était là, la lanterne de la machine du train de Dieppe, bondé de voyageurs, les portières déjà closes, et qui attendait pour partir l'ordre du sous-chef de service. Des embarras s'étaient produits, le signal rouge de l'aiguilleur fermait la voie, pendant qu'une petite machine venait reprendre des voitures, qu'une manoeuvre mal exécutée avait laissées en route. Sans cesse, des trains filaient dans l'ombre croissante, parmi l'inextricable lacis des rails, au milieu des files de wagons immobiles, stationnant sur les voies d'attente. Il en partit un pour Argenteuil, un autre pour Saint-Germain; il en arriva un de Cherbourg, très long. Les signaux se multipliaient, les coups de sifflet, les sons de trompe; de toutes parts, un à un, apparaissaient des feux, rouges, verts, jaunes, blancs; c'était une confusion, à cette heure trouble de l'entre chien et loup, et il semblait que tout allait se briser, et tout passait, se frôlait, se dégageait, du même mouvement doux et rampant, vague au fond du crépuscule. Mais le feu rouge de l'aiguilleur s'effaça, le train de Dieppe siffla, se mit en marche. Du ciel pâle, commençaient à voler de rares gouttes de pluie. La nuit allait être très humide.

Quand Roubaud se retourna, il avait la face épaisse et têtue, comme envahie d'ombre par cette nuit qui tombait. Il était décidé, son plan était fait. Dans le jour mourant, il regarda l'heure au coucou, il dit tout haut:

– Cinq heures vingt.

Et il s'étonnait: une heure, une heure à peine, pour tant de choses! Il aurait cru que tous deux se dévoraient là depuis des semaines.

– Cinq heures vingt, nous avons le temps.

Séverine, qui n'osait l'interroger, le suivait toujours de ses regards anxieux. Elle le vit fureter dans l'armoire, en tirer du papier, une petite bouteille d'encre, une plume.

– Tiens! tu vas écrire.

– A qui donc?

– A lui… Assieds-toi.

 

Et, comme elle s'écartait instinctivement de la chaise, sans savoir encore ce qu'il allait exiger, il la ramena, l'assit devant la table, d'une telle pesée, qu'elle y resta.

– Écris… «Partez ce soir par l'express de six heures trente et ne vous montrez qu'à Rouen.»

Elle tenait la plume, mais sa main tremblait, sa peur s'augmentait de tout l'inconnu, que creusaient devant elle ces deux simples lignes. Aussi s'enhardit-elle jusqu'à lever la tête, suppliante.

– Mon ami, que vas-tu faire?.. Je t'en prie, explique-moi…

Il répéta, de sa voix haute, inexorable:

– Ecris, écris.

Puis, les yeux dans les siens, sans colère, sans gros mots, mais avec une obstination dont elle sentait le poids l'écraser, l'anéantir:

– Ce que je vais faire, tu le verras bien… Et, entends-tu, ce que je vais faire, je veux que tu le fasses avec moi… Comme ça, nous resterons ensemble, il y aura quelque chose de solide entre nous.

Il l'épouvantait, elle eut un recul encore.

– Non, non, je veux savoir… Je n'écrirai pas avant de savoir.

Alors, cessant de parler, il lui prit la main, une petite main frêle d'enfant, la serra dans sa poigne de fer, d'une pression continue d'étau, jusqu'à la broyer. C'était sa volonté qu'il lui entrait ainsi dans la chair, avec la douleur. Elle jeta un cri, et tout se brisait en elle, tout se livrait. L'ignorante qu'elle était restée, dans sa douceur passive, ne pouvait qu'obéir. Instrument d'amour, instrument de mort.

– Ecris, écris.

Et elle écrivit, de sa pauvre main douloureuse, péniblement.

– C'est bon, tu es gentille, dit-il, quand il eut la lettre. A présent, range un peu ici, apprête tout… Je reviendrai te prendre.

Il était très calme. Il refit le noeud de sa cravate devant la glace, mit son chapeau, puis s'en alla. Elle l'entendit qui fermait la porte, à double tour, et qui emportait la clef. La nuit croissait de plus en plus. Un instant, elle resta assise, l'oreille tendue à tous les bruits du dehors. Chez la voisine, la marchande de journaux, il y avait une plainte continue, assourdie: sans doute un petit chien oublié. En bas, chez les Dauvergne, le piano se taisait. C'était maintenant un tapage gai de casseroles et de vaisselle, les deux ménagères s'occupant au fond de leur cuisine, Claire à soigner un ragoût de mouton, Sophie à éplucher une salade. Et elle, anéantie, les écoutait rire, dans la détresse affreuse de cette nuit qui tombait.

Dès six heures un quart, la machine de l'express du Havre, débouchant du pont de l'Europe, fut envoyée sur son train, et attelée. A cause d'un encombrement, on n'avait pu loger ce train sous la marquise des grandes lignes. Il attendait au plein air, contre le quai qui se prolongeait en une sorte de jetée étroite, dans les ténèbres d'un ciel d'encre, où la file des quelques becs de gaz, plantés le long du trottoir, n'alignait que des étoiles fumeuses. Une averse venait de cesser, il en restait un souffle d'une humidité glaciale, épandu par ce vaste espace découvert, qu'une brume reculait jusqu'aux petites lueurs pâlies des façades de la rue de Rome. Cela était immense et triste, noyé d'eau, çà et là piqué d'un feu sanglant, confusément peuplé de masses opaques, les machines et les wagons solitaires, les tronçons de trains dormant sur les voies de garage; et, du fond de ce lac d'ombre, des bruits arrivaient, des respirations géantes, haletantes de fièvre, des coups de sifflet pareils à des cris aigus de femmes qu'on violente, des trompes lointaines sonnant, lamentables, au milieu du grondement des rues voisines. Il y eut des ordres à voix haute, pour qu'on ajoutât une voiture. Immobile, la machine de l'express perdait par une soupape un grand jet de vapeur qui montait dans tout ce noir, où elle s'effiloquait en petites fumées, semant de larmes blanches le deuil sans bornes tendu au ciel.

A six heures vingt, Roubaud et Séverine parurent. Elle venait de rendre la clef à la mère Victoire, en passant devant les cabinets, près des salles d'attente; et il la poussait, de l'air pressé d'un mari que sa femme attarde, lui impatient et brusque, le chapeau en arrière, elle sa voilette serrée au visage, hésitante, comme brisée de fatigue. Un flot de voyageurs suivait le quai, ils s'y mêlèrent, longèrent la file des wagons, cherchant du regard un compartiment de première vide. Le trottoir s'animait, des facteurs roulaient au fourgon de tête les chariots de bagages, un surveillant s'occupait de caser une famille nombreuse, le sous-chef de service donnait un coup d'oeil aux attelages, sa lanterne-signal à la main, pour voir s'ils étaient bien faits, serrés à bloc. Et Roubaud avait enfin trouvé un compartiment vide, dans lequel il allait faire monter Séverine, lorsqu'il fut aperçu par le chef de gare, M. Vandorpe, qui se promenait là, en compagnie de son chef adjoint des grandes lignes, M. Dauvergne, tous les deux les mains derrière le dos, suivant la manoeuvre, pour la voiture qu'on ajoutait. Il y eut des saluts, il fallut s'arrêter et causer.

D'abord, on parla de cette histoire du sous-préfet, qui s'était terminée à la satisfaction de tout le monde. Ensuite, il fut question d'un accident arrivé le matin au Havre, et que le télégraphe avait transmis: une machine, la Lison, qui, le jeudi et le samedi, faisait le service de l'express de six heures trente, avait eu sa bielle cassée, juste comme le train entrait en gare; et la réparation devait immobiliser là-bas, pendant deux jours, le mécanicien, Jacques Lantier, un pays de Roubaud, et son chauffeur, Pecqueux, l'homme de la mère Victoire. Debout devant la portière du compartiment, Séverine attendait, sans monter encore; tandis que son mari affectait avec ces messieurs une grande liberté d'esprit, haussant la voix, riant. Mais il y eut un choc, le train recula de quelques mètres: c'était la machine qui refoulait les premiers wagons sur celui qu'on venait d'ajouter, le 293, pour avoir un coupé réservé. Et le fils Dauvergne, Henri, qui accompagnait le train en qualité de conducteur-chef, ayant reconnu Séverine sous sa voilette, l'avait empêchée d'être heurtée par la portière grande ouverte, en l'écartant d'un geste prompt; puis, s'excusant, souriant, très aimable, il lui expliqua que le coupé était pour un des administrateurs de la Compagnie, qui venait d'en faire la demande, une demi-heure avant le départ du train. Elle eut un petit rire nerveux, sans cause, et il courut à son service, il la quitta enchanté, car il s'était dit souvent qu'elle ferait une maîtresse bien agréable.

L'horloge marquait six heures vingt-sept. Encore trois minutes. Brusquement, Roubaud, qui guettait au loin les portes des salles d'attente, tout en causant avec le chef de gare, quitta celui-ci, pour revenir près de Séverine. Mais le wagon avait marché, ils durent rejoindre le compartiment vide, à quelques pas; et, tournant le dos, il bousculait sa femme, il la fit monter d'un effort du poignet, tandis que, dans sa docilité anxieuse, elle regardait instinctivement en arrière, pour savoir. C'était un voyageur attardé qui arrivait, n'ayant à la main qu'une couverture, le collet de son gros paletot bleu relevé et si ample, le bord de son chapeau rond si bas sur les sourcils, qu'on ne distinguait de la face, aux clartés vacillantes du gaz, qu'un peu de barbe blanche. Pourtant, M. Vandorpe et M. Dauvergne s'étaient avancés, malgré le désir évident que le voyageur avait de n'être pas vu. Ils le suivirent, il ne les salua que trois wagons plus loin, devant le coupé réservé, où il monta en hâte. C'était lui. Séverine, tremblante, s'était laissée tomber sur la banquette. Son mari lui broyait le bras d'une étreinte, comme une prise dernière de possession, exultant, maintenant qu'il était certain de faire la chose.

Dans une minute, la demie sonnerait. Un marchand s'entêtait à offrir les journaux du soir, des voyageurs se promenaient encore sur le quai, finissant une cigarette. Mais tous montèrent: on entendait venir, des deux bouts du train, les surveillants fermant les portières. Et Roubaud, qui avait eu la surprise désagréable d'apercevoir, dans ce compartiment qu'il croyait vide, une forme sombre occupant un coin, une femme en deuil sans doute, muette, immobile, ne put retenir une exclamation de véritable colère, lorsque la portière fut rouverte et qu'un surveillant jeta un couple, un gros homme, une grosse femme, qui s'échouèrent, étouffant. On allait partir. La pluie, très fine, avait repris, noyant le vaste champ ténébreux, que sans cesse traversaient des trains, dont on distinguait seulement les vitres éclairées, une file de petites fenêtres mouvantes. Des feux verts s'étaient allumés, quelques lanternes dansaient au ras du sol. Et rien autre, rien qu'une immensité noire, où seules apparaissaient les marquises des grandes lignes, pâlies d'un faible reflet de gaz. Tout avait sombré, les bruits eux-mêmes s'assourdissaient, il n'y avait plus que le tonnerre de la machine, ouvrant ses purgeurs, lâchant des flots tourbillonnants de vapeur blanche. Une nuée montait, déroulant comme un linceul d'apparition, et dans laquelle passaient de grandes fumées noires, venues on ne savait d'où. Le ciel en fut obscurci encore, un nuage de suie s'envolait sur le Paris nocturne, incendié de son brasier.