Kostenlos

La Bête humaine

Text
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

Jacques, qui avait sa bouche dans l'épaisse toison odorante de sa chevelure, la baisait, à intervalles réguliers, de longs baisers inconscients.

– Mais, puisque vous n'étiez pas dans le même compartiment, comment avez-vous fait pour le tuer?

– Attends, tu vas comprendre… C'était le plan de mon mari. Il est vrai que, s'il a réussi, c'est bien le hasard qui l'a voulu… A Rouen, il y avait dix minutes d'arrêt. Nous sommes descendus, il m'a forcée de marcher jusqu'au coupé du président, d'un air de gens qui se dégourdissent les jambes. Et là, il a affecté la surprise, en le voyant à la portière, comme s'il eût ignoré qu'il fût dans le train. Sur le quai, on se bousculait, un flot de monde prenait d'assaut les secondes classes, à cause d'une fête qui avait lieu au Havre, le lendemain. Lorsqu'on a commencé à refermer les portières, c'est le président lui-même qui nous a demandé de monter avec lui. Moi, j'ai balbutié, j'ai parlé de notre valise; mais il se récriait, il disait qu'on ne nous la volerait certainement pas, que nous pourrions retourner dans notre compartiment, à Barentin, puisqu'il descendait là. Un instant, mon mari, inquiet, parut vouloir courir la chercher. A cette minute, le conducteur sifflait, et il se décida, me poussa dans le coupé, monta, referma la portière et la glace. Comment ne nous a-t-on pas vus? c'est ce que je ne puis m'expliquer encore. Beaucoup de gens couraient, les employés perdaient la tête, enfin il ne s'est pas trouvé un témoin ayant vu clair. Et le train, lentement, quitta la gare.

Elle se tut quelques secondes, revivant la scène. Sans qu'elle en eût conscience, dans l'abandon de ses membres, un tic agitait sa cuisse gauche, la frottait d'un mouvement rythmique contre un genou du jeune homme.

– Ah! le premier moment, dans ce coupé, lorsque j'ai senti le sol fuir! J'étais comme étourdie, je n'ai pensé d'abord qu'à notre valise: de quelle façon la ravoir? et n'allait-elle pas nous vendre, si nous la laissions là-bas? Tout cela me paraissait stupide, impossible, un meurtre de cauchemar imaginé par un enfant, qu'il faudrait être fou pour mettre à exécution. Dès le lendemain, nous serions arrêtés, convaincus. Aussi essayai-je de me rassurer, en me disant que mon mari reculerait, que cela ne serait pas, ne pouvait pas être. Mais non, rien qu'à le voir causer avec le président, je comprenais que sa résolution restait immuable et farouche. Pourtant, il était très calme, il parlait même avec gaieté, de son air habituel; et ce devait être dans son clair regard seul, fixé par moments sur moi, que je lisais l'obstination de sa volonté. Il le tuerait, à un kilomètre encore, à deux peut-être, au point juste qu'il avait fixé, et que j'ignorais: cela était certain, cela éclatait jusque dans les coups d'oeil tranquilles dont il enveloppait l'autre, celui qui, tout à l'heure, ne serait plus. Je ne disais rien, j'avais un grand tremblement intérieur que je m'efforçais de cacher, en affectant de sourire, dès qu'on me regardait. Pourquoi, alors, n'ai-je pas même songé à empêcher tout ça? Ce n'est que plus tard, lorsque j'ai voulu comprendre, que je me suis étonnée de ne m'être pas mise à crier par la portière, ou de ne pas avoir tiré le bouton d'alarme. En ce moment-là, j'étais comme paralysée, je me sentais radicalement impuissante. Sans doute mon mari me semblait dans son droit; et, puisque je te dis tout, chéri, il faut bien que je confesse aussi cela: j'étais malgré moi, de tout mon être, avec lui contre l'autre, parce que les deux m'avaient eue, n'est-ce pas? et que lui était jeune, tandis que l'autre, oh! les caresses de l'autre… Enfin, est-ce qu'on sait? On fait des choses qu'on ne croirait jamais pouvoir faire. Quand je pense que je n'oserais pas saigner un poulet! Ah! cette sensation de nuit de tempête, ah! ce noir épouvantable qui hurlait au fond de moi!

Et cette créature frêle, si mince entre ses bras, Jacques la trouvait maintenant impénétrable, sans fond, de cette profondeur noire dont elle parlait. Il avait beau la nouer à lui plus étroitement, il n'entrait pas en elle. Une fièvre le prenait, à ce récit de meurtre, bégayé dans leur étreinte.

– Dis-moi, l'as-tu donc aidé à tuer le vieux?

– J'étais dans un coin, continua-t-elle sans répondre. Mon mari me séparait du président, qui occupait l'autre coin. Ils causaient ensemble des élections prochaines… Par moments, je voyais mon mari se pencher, jeter un coup d'oeil au-dehors, pour s'assurer où nous étions, comme pris d'impatience… Chaque fois, je suivais son regard, je me rendais compte aussi du chemin parcouru. La nuit était pâle, les masses noires des arbres défilaient furieusement. Et toujours ce grondement des roues que jamais je n'ai entendu pareil, un affreux tumulte de voix enragées et gémissantes, des plaintes lugubres de bêtes hurlant à la mort! A toute vitesse, le train courait… Brusquement, il y a eu des clartés, un écho répercuté du train entre les bâtiments d'une gare. Nous étions à Maromme, déjà à deux lieues et demie de Rouen. Encore Malaunay, et puis Barentin. Où donc la chose allait-elle se faire? Faudrait-il attendre la dernière minute? Je n'avais plus conscience du temps ni des distances, je m'abandonnais, ainsi que la pierre qui tombe, à cette chute assourdissante au travers des ténèbres, lorsque, en traversant Malaunay, tout d'un coup je compris: la chose se ferait dans le tunnel, à un kilomètre de là… Je me tournai vers mon mari, nos yeux se rencontrèrent: oui, dans le tunnel, encore deux minutes… le train courait, l'embranchement de Dieppe fut dépassé, j'aperçus l'aiguilleur à son poste. Il y a là des coteaux, où j'ai cru voir distinctement des hommes, les bras levés, qui nous chargeaient d'injures. Puis, la machine siffla longuement: c'était l'entrée du tunnel… Et, lorsque le train s'y engouffra, oh! quel retentissement sous cette voûte basse! tu sais, ces bruits de fer remué, pareils à des volées de marteau sur l'enclume, et que moi, à cette seconde d'affolement, je transformais en roulements de tonnerre.

Elle grelottait, elle s'interrompit pour dire d'une voix changée, presque rieuse:

– Est-ce bête, hein? chéri, d'en avoir encore froid dans les os. J'ai pourtant bien chaud, là, avec toi, et je suis si contente!.. Et puis, tu sais, il n'y a plus rien du tout à craindre: l'affaire est classée, sans compter que les gros bonnets du gouvernement ont encore moins envie que nous de tirer ça au clair… Oh! j'ai compris, je suis tranquille.

Puis, elle ajouta, en riant tout à fait:

– Par exemple, toi, tu peux te vanter de nous avoir fait une jolie peur!.. Et dis-moi donc, ça m'a toujours intriguée: au juste, qu'avais-tu vu?

– Mais ce que j'ai dit chez le juge, rien de plus: un homme qui en égorgeait un autre… Vous étiez si drôles avec moi, que j'avais fini par me douter. Un instant, j'avais même reconnu ton mari… Ce n'est que plus tard, pourtant, que j'ai été absolument certain…

Elle l'interrompit gaiement.

– Oui, dans le square, le jour où je t'ai dit non, tu te rappelles? la première fois que nous nous sommes trouvés seuls à Paris… Est-ce singulier! je te disais que ce n'était pas nous, et je savais parfaitement que tu entendais le contraire. N'est-ce pas, c'était comme si je t'avais tout raconté?.. Oh! chéri, j'y ai songé souvent, et je crois bien, vois-tu, que c'est depuis ce jour-là que je t'aime.

Ils eurent un élan, une pression où ils semblèrent se fondre. Et elle reprit:

– Sous le tunnel, le train courait… Il est très long, le tunnel. On reste là-dessous trois minutes. J'ai bien cru que nous y avions roulé une heure… Le président ne causait plus, à cause du bruit assourdissant de ferraille remuée. Et mon mari, à ce dernier moment, devait avoir une défaillance, car il ne bougeait toujours pas. Je voyais seulement, sous la clarté dansante de la lampe, ses oreilles devenir violettes… Allait-il donc attendre d'être de nouveau en rase campagne? La chose était désormais pour moi si fatale, si inévitable, que je n'avais qu'un désir: ne plus souffrir à ce point de l'attente, être débarrassée. Pourquoi donc ne le tuait-il pas, puisqu'il le fallait? J'aurais pris le couteau pour en finir, tant j'étais exaspérée de peur et de souffrance… Il me regarda. J'avais sans doute ça sur la figure. Et, tout d'un coup, il se rua, saisit aux épaules le président, qui s'était tourné du côté de la portière. Celui-ci, effaré, se dégagea d'une secousse instinctive, allongea le bras vers le bouton d'alarme, juste au-dessus de sa tête. Il le toucha, fut repris par l'autre et abattu sur la banquette, d'une telle poussée, qu'il s'y trouva comme plié en deux. Sa bouche ouverte de stupeur et d'épouvante lâchait des cris confus, étouffés dans le vacarme; tandis que j'entendais distinctement mon mari répéter le mot: Cochon! cochon! cochon! d'une voix sifflante, qui s'enrageait. Mais le bruit tomba, le train sortait du tunnel, la campagne pâle reparut, avec les arbres noirs qui défilaient… Moi, j'étais restée dans mon coin, raidie, collée contre le drap du dossier, le plus loin possible. Combien la lutte dura-t-elle? quelques secondes à peine. Et il me semblait qu'elle n'en finissait plus, que tous les voyageurs maintenant écoutaient les cris, que les arbres nous voyaient. Mon mari, qui tenait son couteau ouvert, ne pouvait frapper, repoussé à coups de pied, trébuchant sur le plancher mouvant de la voiture. Il faillit tomber sur les genoux, et le train courait, nous emportait à toute vitesse, pendant que la machine sifflait, à l'approche du passage à niveau de la Croix-de-Maufras… C'est alors que, sans que j'aie pu ensuite me souvenir comment cela s'est fait, je me suis jetée sur les jambes de l'homme qui se débattait. Oui, je me suis laissée tomber ainsi qu'un paquet, lui écrasant les jambes de tout mon poids, pour qu'il ne les remuât plus. Et je n'ai rien vu, mais j'ai tout senti: le choc du couteau dans la gorge, la longue secousse du corps, la mort qui est venue en trois hoquets, avec un déroulement d'horloge qu'on a cassée… Oh! ce frisson d'agonie dont j'ai encore l'écho dans les membres!

 

Jacques, avide, voulut l'interrompre pour la questionner. Mais, à présent, elle avait hâte de finir.

– Non, attends… Comme je me relevais, nous passions à toute vapeur devant la Croix-de-Maufras. J'ai aperçu distinctement la façade close de la maison, puis le poste du garde-barrière. Encore quatre kilomètres, cinq minutes au plus, avant d'être à Barentin… Le corps était plié sur la banquette, le sang coulait en mare épaisse. Et mon mari, debout, hébété, balancé par les cahots du train, regardait, en essuyant le couteau avec son mouchoir. Cela a duré une minute, sans que ni l'un ni l'autre nous fissions rien pour notre salut… Si nous gardions ce corps avec nous, si nous restions là, on allait tout découvrir peut-être, à l'arrêt de Barentin… Mais il avait remis le couteau dans sa poche, il semblait s'éveiller. Je l'ai vu qui fouillait le corps, prenait la montre, l'argent, tout ce qu'il trouvait; et, ayant ouvert la portière, il s'efforça de le pousser sur la voie, sans le saisir à pleins bras, de peur du sang. «Aide-moi donc! pousse avec moi.» Je n'essayai même pas, je ne sentais plus mes membres. «Nom de Dieu! veux-tu bien pousser avec moi!» La tête, sortie la première, pendait jusqu'au marchepied, tandis que le tronc, roulé en boule, refusait de passer. Et le train courait… Enfin, sous une poussée plus forte, le cadavre bascula, disparut dans le grondement des roues. «Ah! le cochon, c'est donc fini!» Puis, il ramassa la couverture, la jeta aussi. Il n'y avait plus que nous deux, debout, avec la mare de sang sur la banquette, où nous n'osions pas nous asseoir… La portière battait toujours, grande ouverte, et je ne compris pas d'abord, anéantie, affolée, lorsque je vis mon mari descendre, disparaître à son tour. Il revint. «Allons, vite, suis-moi, si tu ne veux pas qu'on nous coupe le cou!» Je ne bougeais pas, il s'impatientait. «Viens donc, nom de Dieu! notre compartiment est vide, nous y retournons.» Vide, notre compartiment, il y était donc allé? La femme en noir, celle qui ne parlait pas, qu'on ne voyait pas, était-il bien certain qu'elle ne fût pas restée dans un coin?.. «Veux-tu venir, ou je te fous sur la voie comme l'autre!» Il était remonté, il me poussait, brutal, fou. Et je me trouvai dehors, sur le marchepied, les deux mains cramponnées à la tringle de cuivre. Lui, descendu derrière moi, avait refermé soigneusement la portière. «Va donc, va donc!» Mais je n'osais pas, emportée dans le vertige de la course, flagellée par le vent qui soufflait en tempête. Mes cheveux se dénouèrent, je croyais que mes doigts raidis allaient laisser échapper la tringle. «Va donc, nom de Dieu!» Il me poussait toujours, je dus marcher, lâchant une main après l'autre, me collant contre les voitures, au milieu du tourbillon de mes jupes, dont le claquement me liait les jambes. Déjà, au loin, après une courbe, on apercevait les lumières de la station de Barentin. La machine se mit à siffler. «Va donc, nom de Dieu!» Oh! ce bruit d'enfer, cette trépidation violente dans laquelle je marchais! Il me semblait qu'un orage m'avait prise, me roulait comme une paille, pour aller, là-bas, m'écraser contre un mur. Derrière mon dos, la campagne fuyait, les arbres me suivaient d'un galop enragé, tournant sur eux-mêmes, tordus, jetant chacun une plainte brève, au passage. A l'extrémité du wagon, lorsqu'il me fallut enjamber pour atteindre le marchepied du wagon suivant et saisir l'autre tringle, je m'arrêtai, à bout de courage. Jamais je n'aurais la force. «Va donc, nom de Dieu!» Il était sur moi, il me poussait, et je fermai les yeux, et je ne sais comment je continuai à avancer, par la seule force de l'instinct, ainsi qu'une bête qui a planté ses griffes et qui ne veut pas tomber. Comment aussi ne nous a-t-on pas vus? Nous avons passé devant trois voitures, dont une, de deuxième classe, était absolument bondée. Je me souviens des têtes rangées à la file, sous la clarté de la lampe; je crois que je les reconnaîtrais, si je les rencontrais un jour: celle d'un gros homme avec des favoris rouges, celles surtout de deux jeunes filles, qui se sont penchées en riant. «Va donc, nom de Dieu! va donc, nom de Dieu!» Et je ne sais plus, les lumières de Barentin se rapprochaient, la machine sifflait, ma dernière sensation a été d'être traînée, charriée, enlevée par les cheveux. Mon mari a dû m'empoigner, ouvrir la portière par-dessus mes épaules, me jeter au fond du compartiment. Haletante, j'étais à demi évanouie dans un coin, lorsque nous nous sommes arrêtés; et je l'ai entendu, sans faire un mouvement, qui échangeait quelques mots avec le chef de gare de Barentin. Puis, le train reparti, il est tombé sur la banquette, épuisé lui-même. Jusqu'au Havre, nous n'avons pas rouvert la bouche… Oh! je le hais, je le hais, vois-tu, pour toutes ces abominations qu'il m'a fait souffrir! et toi, je t'aime, mon chéri, toi qui me donnes tant de bonheur!

Chez Séverine, après la montée ardente de ce long récit, ce cri était comme l'épanouissement même de son besoin de joie, dans l'exécration de ses souvenirs. Mais Jacques, qu'elle avait bouleversé et qui brûlait comme elle, la retint encore.

– Non, non, attends… Et tu étais aplatie sur ses jambes, et tu l'as senti mourir?

En lui, l'inconnu se réveillait, une onde farouche montait des entrailles, envahissait la tête d'une vision rouge. Il était repris de la curiosité du meurtre.

– Et alors, le couteau, tu as senti le couteau entrer?

– Oui, un coup sourd.

– Ah! un coup sourd… Pas un déchirement! tu es sûre?

– Non, non, rien qu'un choc.

– Et, ensuite, il a eu une secousse, hein?

– Oui, trois secousses, oh! d'un bout à l'autre de son corps, si longues, que je les ai suivies jusque dans ses pieds.

– Des secousses qui le raidissaient, n'est-ce pas?

– Oui, la première très forte, les deux autres plus faibles.

– Et il est mort, et à toi qu'est-ce que ça t'a fait, de le sentir mourir comme ça, d'un coup de couteau?

– A moi, oh! je ne sais pas.

– Tu ne sais pas, pourquoi mens-tu? Dis-moi, dis-moi ce que ça t'a fait, bien franchement… De la peine?

– Non, non, pas de la peine!

– Du plaisir?

– Du plaisir, ah! non, pas du plaisir!

– Quoi donc, mon amour? Je t'en prie, dis-moi tout… Si tu savais… Dis-moi ce qu'on éprouve.

– Mon Dieu! est-ce qu'on peut dire ça?.. C'est affreux, ça vous emporte, oh! si loin, si loin! J'ai plus vécu dans cette minute-là que dans toute ma vie passée.

Les dents serrées, n'ayant plus qu'un bégaiement, Jacques cette fois l'avait prise; et Séverine aussi le prenait. Ils se possédèrent, retrouvant l'amour au fond de la mort, dans la même volupté douloureuse des bêtes qui s'éventrent pendant le rut. Leur souffle rauque, seul, s'entendit. Au plafond, le reflet saignant avait disparu; et, le poêle éteint, la chambre commençait à se glacer, dans le grand froid du dehors. Pas une voix ne montait de Paris ouaté de neige. Un instant, des ronflements étaient venus de chez la marchande de journaux, à côté. Puis, tout s'était abîmé au gouffre noir de la maison endormie.

Jacques, qui avait gardé Séverine dans ses bras, la sentit tout de suite qui cédait à un sommeil invincible, comme foudroyée. Le voyage, l'attente prolongée chez les Misard, cette nuit de fièvre, l'accablaient. Elle bégaya un bonsoir enfantin, elle dormait déjà, d'un souffle égal. Le coucou venait de sonner trois heures.

Et, pendant près d'une heure encore, Jacques la garda sur son bras gauche, qui, peu à peu, s'engourdissait. Lui, ne pouvait fermer les yeux, qu'une main invisible, obstinément, semblait rouvrir dans les ténèbres. Maintenant, il ne distinguait plus rien de la chambre, noyée de nuit, où tout avait sombré, le poêle, les meubles, les murs; et il fallait qu'il se tournât, pour retrouver les deux carrés pâles des fenêtres, immobiles, d'une légèreté de rêve. Malgré sa fatigue écrasante, une activité cérébrale prodigieuse le tenait vibrant, dévidant sans cesse le même écheveau d'idées. Chaque fois que, par un effort de volonté, il croyait glisser au sommeil, la même hantise recommençait, les mêmes images défilaient, éveillant les mêmes sensations. Et ce qui se déroulait ainsi, avec une régularité mécanique, pendant que ses yeux fixes et grands ouverts s'emplissaient d'ombre, c'était le meurtre, détail à détail. Toujours il renaissait, identique, envahissant, affolant. Le couteau entrait dans la gorge d'un choc sourd, le corps avait trois longues secousses, la vie s'en allait en un flot de sang tiède, un flot rouge qu'il croyait sentir lui couler sur les mains. Vingt fois, trente fois, le couteau entra, le corps s'agita. Cela devenait énorme, l'étouffait, débordait, faisait éclater la nuit. Oh! donner un coup de couteau pareil, contenter ce lointain désir, savoir ce qu'on éprouve, goûter cette minute où l'on vit davantage que dans toute une existence!

Comme son étouffement augmentait, Jacques pensa que le poids de Séverine sur son bras l'empêchait seul de dormir. Doucement, il se dégagea, la posa près de lui, sans l'éveiller. D'abord soulagé, il respira plus à l'aise, croyant que le sommeil allait venir enfin. Mais, malgré son effort, les invisibles doigts rouvrirent ses paupières; et, dans le noir, le meurtre reparut en traits sanglants, le couteau entra, le corps s'agita. Une pluie rouge rayait les ténèbres, la plaie de la gorge, démesurée, bâillait comme une entaille faite à la hache. Alors, il ne lutta plus, resta sur le dos, en proie à cette vision obstinée. Il entendait en lui le labeur décuplé du cerveau, un grondement de toute la machine. Cela venait de très loin, de sa jeunesse. Pourtant, il s'était cru guéri, car ce désir était mort depuis des mois, avec la possession de cette femme; et voilà que jamais il ne l'avait ressenti si intense, sous l'évocation de ce meurtre, que, tout à l'heure, serrée contre sa chair, liée à ses membres, elle lui chuchotait. Il s'était écarté, il évitait qu'elle ne le touchât, brûlé par le moindre contact de sa peau. Une chaleur insupportable montait le long de son échine, comme si le matelas, sous ses reins, se fût changé en brasier. Des picotements, des pointes de feu lui trouaient la nuque. Un moment, il essaya de sortir ses mains de la couverture; mais tout de suite elles se glaçaient, lui donnaient un frisson. La peur le prit de ses mains, et il les rentra, les joignit d'abord sur son ventre, finit par les glisser, par les écraser sous ses fesses, les emprisonnant là, comme s'il eût redouté quelque abomination de leur part, un acte qu'il ne voudrait pas et qu'il commettrait quand même.

Chaque fois que le coucou sonnait, Jacques comptait les coups. Quatre heures, cinq heures, six heures. Il aspirait après le jour, il espérait que l'aube chasserait ce cauchemar. Aussi, maintenant, se tournait-il vers les fenêtres, guettant les vitres. Mais il n'y avait toujours là que le vague reflet de la neige. A cinq heures moins un quart, avec un retard de quarante minutes seulement, il avait entendu arriver le direct du Havre, ce qui prouvait que la circulation devait être rétablie. Et ce ne fut pas avant sept heures passées, qu'il vit blanchir les vitres, une pâleur laiteuse, très lente. Enfin, la chambre s'éclaira, de cette lumière confuse où les meubles semblaient flotter. Le poêle reparut, l'armoire, le buffet. Il ne pouvait toujours fermer les paupières, ses yeux au contraire s'irritaient, dans un besoin de voir. Tout de suite, avant même qu'il fît assez clair, il avait plutôt deviné qu'aperçu, sur la table, le couteau dont il s'était servi, le soir, pour couper le gâteau. Il ne voyait plus que ce couteau, un petit couteau à bout pointu. Le jour qui grandissait, toute la lumière blanche des deux fenêtres n'entrait maintenant que pour se refléter dans cette mince lame. Et la terreur de ses mains les lui fit enfoncer davantage sous son corps, car il les sentait bien qui s'agitaient, révoltées, plus fortes que son vouloir. Est-ce qu'elles allaient cesser de lui appartenir? Des mains qui lui viendraient d'un autre, des mains léguées par quelque ancêtre, au temps où l'homme, dans les bois, étranglait les bêtes!

Pour ne plus voir le couteau, Jacques se tourna vers Séverine. Elle dormait très calme, avec un souffle d'enfant, dans sa grosse fatigue. Ses lourds cheveux noirs, dénoués, lui faisaient un oreiller sombre, coulant jusqu'aux épaules; et, sous le menton, entre les boucles, on apercevait sa gorge, d'une délicatesse de lait, à peine rosée. Il la regarda comme s'il ne la connaissait point. Il l'adorait cependant, il emportait partout son image, dans un désir d'elle, qui, souvent, l'angoissait, même lorsqu'il conduisait sa machine; à ce point, qu'un jour il s'était éveillé, comme d'un rêve, au moment où il passait une station à toute vapeur, malgré les signaux. Mais la vue de cette gorge blanche le prenait tout entier, d'une fascination soudaine, inexorable; et, en lui, avec une horreur consciente encore, il sentait grandir l'impérieux besoin d'aller chercher le couteau, sur la table, de revenir l'enfoncer jusqu'au manche, dans cette chair de femme. Il entendait le choc sourd de la lame qui entrait, il voyait le corps sursauter par trois fois, puis la mort le raidir, sous un flot rouge. Luttant, voulant s'arracher de cette hantise, il perdait à chaque seconde un peu de sa volonté, comme submergé par l'idée fixe, à ce bord extrême où, vaincu, l'on cède aux poussées de l'instinct. Tout se brouilla, ses mains révoltées, victorieuses de son effort à les cacher, se dénouèrent, s'échappèrent. Et il comprit si bien que, désormais, il n'était plus leur maître, et qu'elles allaient brutalement se satisfaire, s'il continuait à regarder Séverine, qu'il mit ses dernières forces à se jeter hors du lit, roulant par terre ainsi qu'un homme ivre. Là, il se ramassa, faillit tomber de nouveau, en s'embarrassant les pieds parmi les jupes restées sur le parquet. Il chancelait, cherchait ses vêtements d'un geste égaré, avec la pensée unique de s'habiller vite, de prendre le couteau et de descendre tuer une autre femme, dans la rue. Cette fois, son désir le torturait trop, il fallait qu'il en tuât une. Il ne trouvait plus son pantalon, le toucha à trois reprises, avant de savoir qu'il le tenait. Ses souliers à mettre lui donnèrent un mal infini. Bien qu'il fît grand jour maintenant, la chambre lui paraissait pleine de fumée rousse, une aube de brouillard glacial où tout se noyait. Il grelottait de fièvre, et il était habillé enfin, il avait pris le couteau, en le cachant dans sa manche, certain d'en tuer une, la première qu'il rencontrerait sur le trottoir, lorsqu'un froissement de linge, un soupir prolongé qui venait du lit, l'arrêta, cloué près de la table, pâlissant.

 

C'était Séverine qui s'éveillait.

– Quoi donc, chéri, tu sors déjà?

Il ne répondait pas, il ne la regardait pas, espérant qu'elle se rendormirait.

– Où vas-tu donc, chéri?

– Rien, balbutia-t-il, une affaire de service… Dors, je vais revenir.

Alors, elle eut des mots confus, reprise de torpeur, les yeux déjà refermés.

– Oh! j'ai sommeil, j'ai sommeil… Viens m'embrasser, chéri.

Mais il ne bougeait pas, car il savait que, s'il se retournait, avec ce couteau dans la main, s'il la revoyait seulement, si fine, si jolie, en sa nudité et son désordre, c'en était fait de la volonté qui le raidissait là, près d'elle. Malgré lui, sa main se lèverait, lui planterait le couteau dans le cou.

– Chéri, viens m'embrasser…

Sa voix s'éteignait, elle se rendormit, très douce, avec un murmure de caresse. Et, lui, éperdu, ouvrit la porte, s'enfuit.

Il était huit heures, lorsque Jacques se trouva sur le trottoir de la rue d'Amsterdam. La neige n'avait pas encore été balayée, on entendait à peine le piétinement des rares passants. Tout de suite, il avait aperçu une vieille femme; mais elle tournait le coin de la rue de Londres, il ne la suivit pas. Des hommes le coudoyèrent, il descendit vers la place du Havre, en serrant le couteau, dont la pointe relevée disparaissait sous sa manche. Comme une fillette d'environ quatorze ans sortait d'une maison d'en face, il traversa la chaussée; et il n'arriva que pour la voir entrer, à côté, dans une boulangerie. Son impatience était telle, qu'il n'attendit pas, cherchant plus loin, continuant à descendre. Depuis qu'il avait quitté la chambre, avec ce couteau, ce n'était plus lui qui agissait, mais l'autre, celui qu'il avait senti si fréquemment s'agiter au fond de son être, cet inconnu venu de très loin, brûlé de la soif héréditaire du meurtre. Il avait tué jadis, il voulait tuer encore. Et les choses, autour de Jacques, n'étaient plus que dans un rêve, car il les voyait à travers son idée fixe. Sa vie de chaque jour se trouvait comme abolie, il marchait en somnambule, sans mémoire du passé, sans prévoyance de l'avenir, tout à l'obsession de son besoin. Dans son corps qui allait, sa personnalité était absente. Deux femmes qui le frôlèrent en le devançant, lui firent précipiter sa marche; et il les rattrapait, lorsqu'un homme les arrêta. Tous trois riaient, causaient. Cet homme le dérangeant, il se mit à suivre une autre femme qui passait, chétive et noire, l'air pauvre sous un mince châle. Elle avançait à petits pas, vers quelque besogne exécrée sans doute, dure et payée chichement, car elle n'avait pas de hâte, la face désespérément triste. Lui non plus, maintenant qu'il en tenait une, ne se pressait point, attendant de choisir l'endroit, pour la frapper à l'aise. Sans doute, elle s'aperçut que ce garçon la suivait, et ses yeux se tournèrent vers lui, avec un navrement indicible, étonnée qu'on pût vouloir d'elle. Déjà, elle l'avait mené au milieu de la rue du Havre, elle se retourna deux fois encore, l'empêchant à chaque fois de lui planter dans la gorge le couteau, qu'il sortait de sa manche. Elle avait des yeux de misère, si implorants! Là-bas, lorsqu'elle descendrait du trottoir, il frapperait. Et, brusquement, il fit un crochet, en se mettant à la poursuite d'une autre femme, qui marchait en sens inverse. Cela sans raison, sans volonté, parce qu'elle passait à cette minute, et que c'était ainsi.

Jacques, derrière elle, revint vers la gare. Celle-ci, très vive, marchait d'un petit pas sonore; et elle était adorablement jolie, vingt ans au plus, grasse déjà, blonde, avec de beaux yeux de gaieté qui riaient à la vie. Elle ne remarqua même pas qu'un homme la suivait; elle devait être pressée, car elle gravit lestement le perron de la cour du Havre, monta dans la grande salle, qu'elle longea en courant presque, pour se précipiter vers les guichets de la ligne de ceinture. Et, comme elle demandait un billet de première classe pour Auteuil, Jacques en prit également un, l'accompagna à travers les salles d'attente, sur le quai, jusque dans le compartiment, où il s'installa à côté d'elle. Le train, tout de suite, partit.

– J'ai le temps, pensait-il, je la tuerai sous un tunnel.

Mais, en face d'eux, une vieille dame, la seule personne qui fût montée, venait de reconnaître la jeune femme.

– Comment, c'est vous! Où allez-vous donc, de si bonne heure?

L'autre éclata d'un bon rire, avec un geste de comique désespoir.

– Dire qu'on ne peut rien faire sans être rencontrée! J'espère que vous n'irez pas me vendre… C'est demain la fête de mon mari, et dès qu'il a été sorti pour ses affaires, j'ai pris ma course, je vais à Auteuil chez un horticulteur, où il a vu une orchidée dont il a une envie folle… Une surprise, vous comprenez.

La vieille dame hochait la tête, d'un air de bienveillance attendrie.

– Et bébé va bien?

– La petite, oh! un vrai charme… Vous savez que je l'ai sevrée il y a huit jours. Il faut la voir manger sa soupe… nous nous portons tous trop bien, c'est scandaleux.

Elle riait plus haut, montrant ses dents blanches, entre le sang pur de ses lèvres. Et Jacques, qui s'était mis à sa droite, le couteau au poing, caché derrière sa cuisse, se disait qu'il serait très bien pour frapper. Il n'avait qu'à lever le bras et à faire demi-tour, pour l'avoir à sa main. Mais, sous le tunnel des Batignolles, l'idée des brides du chapeau l'arrêta.