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La Bête humaine

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– Est-ce que vous retournez là-bas? demanda Misard à Jacques.

– Oui, oui, répondit ce dernier, je vous suis.

Misard s'en alla, en refermant la porte. Et Phasie, retenant le jeune homme par la main, lui dit encore à l'oreille:

– Si je claque, tu verras sa tête, lorsqu'il ne trouvera pas le magot… C'est ça qui m'amuse, quand j'y songe. Je m'en irai contente tout de même.

– Et alors, tante Phasie, ce sera perdu pour tout le monde? Vous ne le laisserez donc pas à votre fille?

– A Flore! pour qu'il le lui prenne! Ah bien, non!.. Pas même à toi, mon grand garçon, parce que tu es trop bête aussi: il en aurait quelque chose… A personne, à la terre où j'irai le rejoindre! Elle s'épuisait, et Jacques la recoucha, la calma, en l'embrassant, en lui promettant de venir la revoir bientôt. Puis, comme elle semblait s'assoupir, il passa derrière Séverine, toujours assise près du poêle; il leva un doigt, souriant, pour lui recommander d'être prudente; et, d'un joli mouvement silencieux, elle renversa la tête, offrant ses lèvres, et lui se pencha, colla sa bouche à la sienne, en un baiser profond et discret. Leurs yeux s'étaient fermés, ils buvaient leur souffle. Mais, quand ils les rouvrirent, éperdus, Flore, qui avait ouvert la porte, était là, debout devant eux, les regardant.

– Madame n'a plus besoin de pain? demanda-t-elle d'une voix rauque.

Séverine, confuse, très ennuyée, balbutia de vagues paroles:

– Non, non, merci.

Un instant, Jacques fixa sur Flore des yeux de flamme. Il hésitait, ses lèvres tremblaient, comme s'il voulait parler; puis, avec un grand geste furieux qui la menaçait, il préféra partir. Derrière lui, la porte battit rudement.

Flore était restée debout, avec sa haute taille de vierge guerrière, coiffée de son lourd casque de cheveux blonds. Son angoisse, chaque vendredi, à voir cette dame dans le train qu'il conduisait, ne l'avait donc pas trompée. La certitude qu'elle cherchait depuis qu'elle les tenait là, ensemble, elle l'avait enfin, absolue. Jamais l'homme qu'elle aimait, ne l'aimerait: c'était cette femme mince, cette rien du tout, qu'il avait choisie. Et son regret de s'être refusée, la nuit où il avait tenté brutalement de la prendre, s'irritait encore, si douloureux, qu'elle en aurait sangloté; car, dans son raisonnement simple, ce serait elle qu'il embrasserait maintenant, si elle s'était donnée à lui avant l'autre. Où le trouver seul, à cette heure, pour se jeter à son cou, en criant: «Prends-moi, j'ai été bête, parce que je ne savais pas!» Mais, dans son impuissance, une rage montait en elle contre la créature frêle qui était là, gênée, balbutiante. D'une étreinte de ses durs bras de lutteuse, elle pouvait l'étouffer, ainsi qu'un petit oiseau. Pourquoi donc n'osait-elle pas? Elle jurait de se venger pourtant, sachant des choses sur cette rivale, qui l'auraient fait mettre en prison, elle qu'on laissait libre, comme toutes les gueuses vendues à des vieux, puissants et riches. Et, torturée de jalousie, gonflée de colère, elle se mit à enlever le reste du pain et des poires, avec ses grands gestes de belle fille sauvage.

– Puisque madame n'en veut plus, je vais donner ça aux autres.

Trois heures sonnèrent, puis quatre heures. Le temps traînait, démesuré, dans un écrasement de lassitude et d'irritation grandissantes. Voici la nuit qui revenait, livide sur la vaste campagne blanche; et, de dix minutes en dix minutes, les hommes qui sortaient pour regarder de loin où en était le travail, rentraient dire que la machine ne semblait toujours pas dégagée. Les deux petites Anglaises elles-mêmes en arrivaient à pleurer d'énervement. Dans un coin, la jolie femme brune s'était endormie contre l'épaule du jeune homme du Havre, ce que le vieux mari ne voyait même pas, au milieu de l'abandon général, emportant les convenances. La pièce se refroidissait, on grelottait sans même songer à remettre du bois au feu, si bien que l'Américain s'en alla, trouvant qu'il serait mieux allongé sur la banquette d'une voiture. C'était maintenant l'idée, le regret de tous: on aurait dû rester là-bas, on ne se serait pas au moins dévoré, dans l'ignorance de ce qui se passait. Il fallut retenir la dame anglaise, qui parlait, elle aussi, de regagner son compartiment et de s'y coucher. Quand on eut planté une chandelle sur un coin de la table, pour éclairer le monde, au fond de cette cuisine noire, le découragement fut immense, tout sombra dans un morne désespoir.

Là-bas, cependant, le déblaiement s'achevait; et, tandis que l'équipe de soldats, qui avait dégagé la machine, balayait la voie devant elle, le mécanicien et le chauffeur venaient de remonter à leur poste.

Jacques, en voyant que la neige cessait enfin, reprenait confiance. L'aiguilleur Ozil lui avait affirmé qu'au-delà du tunnel, du côté de Malaunay, les quantités tombées étaient bien moins considérables. De nouveau, il le questionna:

– Vous êtes venu à pied par le tunnel, vous avez pu y entrer et en sortir librement?

– Quand je vous le dis! Vous passerez, j'en réponds.

Cabuche, qui avait travaillé avec une ardeur de bon géant, se reculait déjà, de son air timide et farouche, que ses derniers démêlés avec la justice n'avaient fait qu'accroître; et il fallut que Jacques l'appelât.

– Dites donc, camarade, passez-nous les pelles qui sont à nous, là, contre le talus. En cas de besoin, nous les retrouverions.

Et, lorsque le carrier lui eut rendu ce dernier service, il lui donna une vigoureuse poignée de main, pour lui montrer qu'il l'estimait malgré tout, l'ayant vu au travail.

– Vous êtes un brave homme, vous!

Cette marque d'amitié émut Cabuche d'une extraordinaire façon.

– Merci, dit-il simplement, en étranglant des larmes.

Misard, qui s'était remis avec lui, après l'avoir chargé devant le juge d'instruction, approuva de la tête, les lèvres pincées d'un mince sourire. Depuis longtemps, il ne travaillait plus, les mains dans les poches, enveloppant le train d'un regard jaune, ayant l'air d'attendre, pour voir, sous les roues, s'il ne ramasserait pas des objets perdus.

Enfin, le conducteur-chef venait de décider avec Jacques qu'on pouvait essayer de repartir, lorsque Pecqueux, redescendu sur la voie, appela le mécanicien.

– Voyez donc. Il y a un cylindre qui a reçu une tape.

Jacques s'approcha, se baissa à son tour. Déjà, il avait constaté, en examinant avec soin la Lison, qu'elle était blessée là. En déblayant, on s'était aperçu que des traverses de chêne, laissées le long du talus par des cantonniers, avaient glissé, barrant les rails, sous l'action de la neige et du vent; et même l'arrêt, en partie, devait provenir de cet obstacle, car la machine avait buté contre les traverses. On voyait l'éraflure sur la boîte du cylindre, dans lequel le piston paraissait légèrement faussé. Mais c'était tout le mal apparent; ce qui avait rassuré le mécanicien d'abord. Peut-être existait-il de graves désordres intérieurs, rien n'est plus délicat que le mécanisme compliqué des tiroirs, où bat le coeur, l'âme vivante. Il remonta, siffla, ouvrit le régulateur, pour tâter les articulations de la Lison. Elle fut longue à s'ébranler, comme une personne meurtrie par une chute, qui ne retrouve plus ses membres. Enfin, avec un souffle pénible, elle démarra, fit quelques tours de roue, étourdie encore, pesante. Ça irait, elle pourrait marcher, ferait le voyage. Seulement, il hocha la tête, car lui qui la connaissait à fond, venait de la sentir singulière sous sa main, changée, vieillie, touchée quelque part d'un coup mortel. C'était dans cette neige qu'elle devait avoir pris ça, un coup au coeur, un froid de mort, ainsi que ces femmes jeunes, solidement bâties, qui s'en vont de la poitrine, pour être rentrées un soir de bal, sous une pluie glacée.

De nouveau, Jacques siffla, après que Pecqueux eut ouvert le purgeur. Les deux conducteurs étaient à leur poste. Misard, Ozil et Cabuche montèrent sur le marchepied du fourgon de tête. Et, doucement, le train sortit de la tranchée, entre les soldats armés de leurs pelles, qui s'étaient rangés à droite et à gauche, le long du talus. Puis, il s'arrêta devant la maison du garde-barrière, pour prendre les voyageurs.

Flore était là, dehors. Ozil et Cabuche la rejoignirent, se tinrent près d'elle; tandis que Misard s'empressait maintenant, saluait les dames et les messieurs qui sortaient de chez lui, ramassait des pièces blanches. Enfin, c'était donc la délivrance! Mais on avait trop attendu, tout ce monde grelottait de froid, de faim et d'épuisement. La dame anglaise emporta ses deux filles à moitié endormies, le jeune homme du Havre monta dans le même compartiment que la jolie femme brune, très languissante, en se mettant à la disposition du mari. Et l'on eût dit, dans le gâchis de la neige piétinée, l'embarquement d'une troupe en déroute, se bousculant, s'abandonnant, ayant perdu jusqu'à l'instinct de la propreté. Un instant, à la fenêtre de la chambre, derrière les vitres, apparut tante Phasie, que la curiosité avait jetée bas de son matelas, et qui s'était traînée, pour voir. Ses grands yeux caves de malade regardaient cette foule inconnue, ces passants du monde en marche, qu'elle ne reverrait jamais, apportés par la tempête et remportés par elle.

Mais Séverine était sortie la dernière. Elle tourna la tête, elle sourit à Jacques, qui se penchait pour la suivre jusqu'à sa voiture. Et Flore, qui les attendait, blêmit encore, à cet échange tranquille de leur tendresse. D'un mouvement brusque, elle se rapprocha d'Ozil, qu'elle avait repoussé jusque-là, comme si, maintenant, dans sa haine, elle sentait le besoin d'un homme.

Le conducteur-chef donna le signal, la Lison répondit, d'un sifflement plaintif, et Jacques, cette fois, démarra pour ne plus s'arrêter qu'à Rouen. Il était six heures, la nuit achevait de tomber du ciel noir sur la campagne blanche; mais un reflet pâle, d'une mélancolie affreuse, demeurait au ras de la terre, éclairant la désolation de ce pays ravagé. Et, là, dans cette lueur louche, la maison de la Croix-de-Maufras se dressait de biais, plus délabrée et toute noire au milieu de la neige, avec son écriteau: «A vendre», cloué sur sa façade close.

 

VIII

A Paris, le train n'entra en gare qu'à dix heures quarante du soir. Il y avait eu un arrêt de vingt minutes à Rouen, pour donner aux voyageurs le temps de dîner; et Séverine s'était empressée d'envoyer une dépêche à son mari, en le prévenant qu'elle ne rentrerait au Havre que par l'express du lendemain soir. Toute une nuit à être avec Jacques, la première qu'ils passeraient ensemble, dans une chambre close, libres d'eux-mêmes, sans crainte d'y être dérangés!

Comme on venait de quitter Mantes, Pecqueux avait eu une idée. Sa femme, la mère Victoire, était à l'hôpital depuis huit jours, pour une foulure grave du pied, à la suite d'une chute; et, lui ayant en ville un autre lit où coucher, ainsi qu'il le disait en ricanant, il avait trouvé d'offrir leur chambre à madame Roubaud: elle y serait beaucoup mieux que dans un hôtel du voisinage, elle pourrait y rester jusqu'au lendemain soir, comme chez elle. Tout de suite, Jacques s'était rendu compte du côté pratique de l'arrangement, d'autant plus qu'il ne savait où mener la jeune femme. Et, sous la marquise, parmi le flot des voyageurs débarquant enfin, lorsqu'elle s'approcha de la machine, il lui conseilla d'accepter, en lui tendant la clef que le chauffeur lui avait remise. Mais elle hésitait, refusait, gênée par le sourire gaillard de celui-ci, qui savait sûrement.

– Non, non, j'ai une cousine. Elle me mettra bien un matelas par terre.

– Acceptez donc, finit par dire Pecqueux, de son air de noceur bon enfant. Le lit est tendre, allez! et il est grand, on y coucherait quatre!

Jacques la regardait, si pressant, qu'elle prit la clef. Il s'était penché, il lui avait soufflé à voix très basse:

– Attends-moi.

Séverine n'avait qu'à remonter un bout de la rue d'Amsterdam et à tourner dans l'impasse; mais la neige était si glissante, qu'elle dut marcher avec de grandes précautions. Elle eut la chance de trouver la maison ouverte encore, elle monta l'escalier, sans même être vue de la concierge, enfoncée dans une partie de dominos avec une voisine; et, au quatrième, elle ouvrit la porte, la referma si doucement, que nul voisin, à coup sûr, ne pouvait la soupçonner là. Pourtant, en passant sur le palier du troisième, elle avait très distinctement entendu des rires, des chants, chez les Dauvergne: sans doute une des petites réceptions des deux soeurs, qui faisaient ainsi de la musique avec des amies, une fois par semaine. Et, maintenant que Séverine avait refermé la porte, dans les ténèbres lourdes de la pièce, elle percevait encore, à travers le plancher, la gaieté vive de toute cette jeunesse. Un instant, l'obscurité lui parut complète; et elle tressaillit, lorsque le coucou, au milieu du noir, se mit à sonner onze heures, à coups profonds, d'une voix qu'elle reconnaissait. Puis, ses yeux s'habituèrent, les deux fenêtres se découpèrent en deux carrés pâles, éclairant le plafond du reflet de la neige. Déjà, elle s'orientait, cherchait sur le buffet les allumettes, dans un coin où elle se souvenait de les avoir vues. Mais elle eut plus de peine à trouver une bougie; enfin, elle en découvrit un bout, au fond d'un tiroir; et, l'ayant allumé, la pièce s'éclaira, elle y jeta un regard inquiet et rapide, comme pour voir si elle y était bien seule. Elle reconnaissait chaque chose, la table ronde où elle avait déjeuné avec son mari, le lit drapé de cotonnade rouge, au bord duquel il l'avait abattue d'un coup de poing. C'était bien là, rien n'avait été changé dans la chambre, depuis dix mois qu'elle n'y était venue.

Lentement, Séverine ôta son chapeau. Mais, comme elle allait aussi enlever son manteau, elle grelotta. On gelait dans cette chambre. Près du poêle, dans une petite caisse, il y avait du charbon et du menu bois. Tout de suite, sans se dévêtir davantage, l'idée lui vint d'allumer du feu; et cela l'amusa, fut une distraction au malaise qu'elle avait éprouvé d'abord. Ce ménage qu'elle faisait d'une nuit d'amour, cette pensée qu'ils auraient bien chaud tous les deux, la rendit à la joie tendre de leur escapade: depuis si longtemps, sans espoir de jamais l'obtenir, ils rêvaient une nuit pareille! Lorsque le poêle ronfla, elle s'ingénia à d'autres préparatifs, rangea les chaises à sa guise, chercha des draps blancs et refit complètement le lit, ce qui lui donna un vrai mal, car il était en effet très large. Son ennui fut de ne rien trouver à manger ni à boire, dans le buffet: sans doute, depuis trois jours qu'il était le maître, Pecqueux avait balayé jusqu'aux miettes, sur les planches. C'était comme pour la lumière, il n'y avait que ce bout de bougie; mais, quand on se couche, on n'a pas besoin de voir clair. Et, ayant très chaud maintenant, animée, elle s'arrêta au milieu de la pièce, donnant un coup d'oeil, pour s'assurer que rien ne manquait.

Puis, comme elle s'étonnait que Jacques ne fût pas là encore, un coup de sifflet l'attira près d'une des fenêtres. C'était le train de onze heures vingt, un direct pour Le Havre, qui partait. En bas, le vaste champ, la tranchée qui va de la gare au tunnel des Batignolles, n'était plus qu'une nappe de neige, où l'on distinguait seulement l'éventail des rails, aux branches noires. Les machines, les wagons des garages faisaient des amoncellements blancs, comme endormis sous de l'hermine. Et, entre les vitrages immaculés des grandes marquises et les charpentes du pont de l'Europe, bordées de guipures, les maisons de la rue de Rome, en face, se voyaient malgré la nuit, sales, brouillées de jaune, au milieu de tout ce blanc. Le direct du Havre apparut, rampant et sombre, avec son fanal d'avant, qui trouait les ténèbres d'une flamme vive; et elle le regarda disparaître sous le pont, tandis que les trois feux d'arrière ensanglantaient la neige. Quand elle se retourna vers la chambre, un court frisson la reprit: était-elle vraiment bien seule? il lui avait semblé sentir un souffle ardent lui chauffer la nuque, le frôlement d'un geste brutal venait de passer sur sa chair, à travers son vêtement. Ses yeux élargis firent de nouveau le tour de la pièce. Non, personne.

A quoi Jacques s'amusait-il donc, pour s'attarder ainsi? Dix minutes encore se passèrent. Un léger grattement, un bruit d'ongles égratignant du bois, l'inquiéta. Puis, elle comprit, elle courut ouvrir. C'était lui, avec une bouteille de malaga et un gâteau.

Toute secouée de rires, d'un mouvement emporté de caresse, elle se pendit à son cou.

– Oh! es-tu mignon! Tu y as songé!

Mais lui, vivement, la fit taire.

– Chut! chut!

Alors, elle baissa la voix, croyant qu'il était poursuivi par la concierge. Non, il avait eu la chance, comme il allait sonner, de voir la porte s'ouvrir pour une dame et sa fille, qui descendaient de chez les Dauvergne sans doute; et il avait pu monter sans que personne s'en doutât. Seulement, là, sur le palier, il venait d'apercevoir une porte entrebâillée, la marchande de journaux qui terminait un petit savonnage, dans une cuvette.

– Ne faisons pas de bruit, veux-tu? Parlons doucement.

Elle répondit en le serrant entre ses bras, d'une étreinte passionnée, et en lui couvrant le visage de baisers muets. Cela l'égayait, de jouer au mystère, de ne plus chuchoter que très bas.

– Oui, oui, tu vas voir: on ne nous entendra pas plus que deux petites souris.

Et elle mit la table avec toutes sortes de précautions, deux assiettes, deux verres, deux couteaux, s'arrêtant avec une envie d'éclater de rire, dès qu'un objet sonnait, posé trop vite.

Lui, qui la regardait faire, amusé aussi, reprit à demi-voix:

– J'ai pensé que tu aurais faim.

– Mais je meurs! On a si mal dîné à Rouen!

– Dis donc alors, si je redescendais chercher un poulet?

– Ah! non, pour que tu ne puisses plus remonter!.. Non, non, c'est assez du gâteau.

Tout de suite, ils s'assirent côte à côte, presque sur la même chaise, et le gâteau fut partagé, mangé avec une gaminerie d'amoureux. Elle se plaignait d'avoir soif, elle but coup sur coup deux verres de malaga, ce qui acheva de faire monter le sang à ses joues. Le poêle rougissait derrière leur dos, ils en sentaient l'ardent frisson. Mais, comme il lui posait sur la nuque des baisers trop bruyants, elle l'arrêta à son tour.

– Chut! chut!

Elle lui faisait signe d'écouter; et, dans le silence, ils entendirent de nouveau monter, de chez les Dauvergne, un branle sourd, rythmé par un bruit de musique: ces demoiselles venaient d'organiser une sauterie. A côté, la marchande de journaux jetait, dans le plomb du palier, l'eau savonneuse de sa cuvette. Elle referma sa porte, la danse en bas cessa un instant, il n'y eut plus, au-dehors, sous la fenêtre, dans l'étouffement de la neige, qu'un roulement sourd, le départ d'un train, qui semblait pleurer à faibles coups de sifflet.

– Un train d'Auteuil, murmura-t-il. Minuit moins dix.

Puis, d'une voix de caresse, légère comme un souffle:

– Au dodo, chérie, veux-tu?

Elle ne répondit pas, reprise par le passé dans sa fièvre heureuse, revivant malgré elle les heures qu'elle avait vécues là, avec son mari. N'était-ce pas le déjeuner d'autrefois qui se continuait par ce gâteau, mangé sur la même table, au milieu des mêmes bruits? Une excitation croissante se dégageait des choses, les souvenirs la débordaient, jamais encore elle n'avait éprouvé un si cuisant besoin de tout dire à son amant, de se livrer toute. Elle en avait comme le désir physique, qu'elle ne distinguait plus de son désir sensuel; et il lui semblait qu'elle lui appartiendrait davantage, qu'elle y épuiserait la joie d'être à lui, si elle se confessait à son oreille, dans un embrassement. Les faits s'évoquaient, son mari était là, elle tourna la tête, en s'imaginant qu'elle venait de voir sa courte main velue passer par-dessus son épaule, pour prendre le couteau.

– Veux-tu? chérie, au dodo! répéta Jacques.

Elle frissonna, en sentant les lèvres du jeune homme qui écrasaient les siennes, comme si, une fois de plus, il eût voulu y sceller l'aveu. Et, muette, elle se leva, se dévêtit rapidement, se coula sous la couverture, sans même relever ses jupes, traînant sur le parquet. Lui, non plus, ne rangea rien: la table resta avec la débandade du couvert, tandis que le bout de bougie achevait de brûler, la flamme déjà vacillante. Et, lorsque, à son tour, déshabillé, il se coucha, ce fut un brusque enlacement, une possession emportée, qui les étouffa tous les deux, hors d'haleine. Dans l'air mort de la chambre, pendant que la musique continuait en bas, il n'y eut pas un cri, pas un bruit, rien qu'un grand tressaillement éperdu, un spasme profond jusqu'à l'évanouissement.

Jacques, déjà, ne reconnaissait plus en Séverine la femme des premiers rendez-vous, si douce, si passive, avec la limpidité de ses yeux bleus. Elle semblait s'être passionnée chaque jour, sous le casque sombre de ses cheveux noirs; et il l'avait sentie peu à peu s'éveiller, dans ses bras, de cette longue virginité froide, dont ni les pratiques séniles de Grandmorin, ni la brutalité conjugale de Roubaud n'avaient pu la tirer. La créature d'amour, simplement docile autrefois, aimait à cette heure, et se donnait sans réserve, et gardait du plaisir une reconnaissance brûlante. Elle en était arrivée à une violente passion, à de l'adoration pour cet homme qui lui avait révélé ses sens. C'était ce grand bonheur, de le tenir enfin à elle, librement, de le garder contre sa gorge, lié de ses deux bras, qui venait ainsi de serrer ses dents, à ne pas laisser échapper un soupir.

Quand ils rouvrirent les yeux, lui, le premier, s'étonna.

– Tiens! la bougie s'est éteinte.

Elle eut un léger mouvement, comme pour dire qu'elle s'en moquait bien. Puis, avec un rire étouffé:

– J'ai été sage, hein?

– Oh! oui, personne n'a entendu… Deux vraies petites souris!

Lorsqu'ils se furent recouchés, elle le reprit tout de suite dans ses bras, se pelotonna contre lui, enfonça le nez dans son cou. Et, soupirant d'aise:

– Mon Dieu! qu'on est bien!

Ils ne parlèrent plus. La chambre était noire, on distinguait à peine les carrés pâles des deux fenêtres; et il n'y avait, au plafond, qu'un rayon du poêle, une tache ronde et sanglante. Ils la regardaient tous les deux, les yeux grands ouverts. Les bruits de musique avaient cessé, des portes battaient, toute la maison tombait à la paix lourde du sommeil. En bas, le train de Caen qui arrivait, ébranla les plaques tournantes, dont les chocs assourdis montaient à peine, comme très lointains.

 

Mais, à tenir ainsi Jacques, bientôt Séverine brûla de nouveau. Et, avec le désir, se réveilla en elle le besoin de l'aveu. Depuis de si longues semaines, il la tourmentait! La tache ronde, au plafond, s'élargissait, semblait s'étendre comme une tache de sang. Ses yeux s'hallucinaient à la regarder, les choses autour du lit reprenaient des voix, contaient l'histoire tout haut. Elle sentait les mots lui en monter aux lèvres, avec l'onde nerveuse qui soulevait sa chair. Comme cela serait bon, de ne plus rien cacher, de se fondre en lui tout entière!

– Tu ne sais pas, chéri…

Jacques, qui, lui non plus, ne quittait pas du regard la tache saignante, entendait bien ce qu'elle allait dire. Contre lui, dans ce corps délicat noué à son corps, il venait de suivre le flot montant de cette chose obscure, énorme, à laquelle tous deux pensaient, sans jamais en parler. Jusque-là, il l'avait fait taire, craignant le frisson précurseur de son mal de jadis, tremblant que cela ne changeât leur existence, de causer de sang entre eux. Mais, cette fois, il était sans force, même pour pencher la tête et lui fermer la bouche d'un baiser, tellement une langueur délicieuse l'avait envahi, dans ce lit tiède, aux bras souples de cette femme. Il crut que c'était fait, qu'elle dirait tout. Aussi fut-il soulagé de son attente anxieuse, lorsqu'elle parut se troubler, hésiter, puis reculer et dire:

– Tu ne sais pas, chéri, mon mari se doute que je couche avec toi.

A la dernière seconde, sans qu'elle l'eût voulu, c'était le souvenir de la nuit d'auparavant, au Havre, qui sortait de ses lèvres, au lieu de l'aveu.

– Oh! tu crois? murmura-t-il, incrédule. Il a l'air si gentil.

Il m'a encore tendu la main ce matin.

– Je t'assure qu'il sait tout. En ce moment, il doit se dire que nous sommes comme ça, l'un dans l'autre, à nous aimer! J'ai des preuves.

Elle se tut, le serra plus étroitement, d'une étreinte où le bonheur de la possession s'aiguisait de rancune. Puis, après une rêverie frémissante:

– Oh! je le hais, je le hais!

Jacques fut surpris. Lui, n'en voulait aucunement à Roubaud. Il le trouvait très accommodant.

– Tiens! pourquoi donc? demanda-t-il. Il ne nous gêne guère.

Elle ne répondit point, elle répéta:

– Je le hais… Maintenant, rien qu'à le sentir à côté de moi, c'est un supplice. Ah! si je pouvais, comme je me sauverais, comme je resterais avec toi!

A son tour, touché de cet élan d'ardente tendresse, il la ramena davantage, l'eut contre sa chair, de ses pieds à son épaule, toute sienne. Mais, de nouveau, blottie de la sorte, sans presque détacher les lèvres collées à son cou, elle dit doucement:

– C'est que tu ne sais pas, chéri…

C'était l'aveu qui revenait, fatal, inévitable. Et, cette fois, il en eut la nette conscience, rien au monde ne le retarderait, car il montait en elle du désir éperdu d'être reprise et possédée. On n'entendait plus un souffle dans la maison, la marchande de journaux elle-même devait dormir profondément. Au-dehors, Paris sous la neige n'avait pas un roulement de voiture, enseveli, drapé de silence; et le dernier train du Havre, qui était parti à minuit vingt, paraissait avoir emporté la vie dernière de la gare. Le poêle ne ronflait plus, le feu achevait de se consumer en braise, avivant encore la tache rouge du plafond, arrondie là-haut comme un oeil d'épouvante. Il faisait si chaud, qu'une brume lourde, étouffante, semblait peser sur le lit, où tous deux, pâmés, confondaient leurs membres.

– Chéri, c'est que tu ne sais pas…

Alors, il parla lui aussi, irrésistiblement.

– Si, si, je sais.

– Non, tu te doutes peut-être, mais tu ne peux pas savoir.

– Je sais qu'il a fait ça pour l'héritage.

Elle eut un mouvement, un petit rire nerveux, involontaire.

– Ah! oui, l'héritage!

Et tout bas, si bas, qu'un insecte de nuit frôlant les vitres aurait bourdonné plus haut, elle conta son enfance chez le président Grandmorin, voulut mentir, ne pas confesser ses rapports avec celui-ci, puis céda à la nécessité de la franchise, trouva un soulagement, un plaisir presque, en disant tout. Son murmure léger, dès lors, coula, intarissable.

– Imagine-toi, c'était ici, dans cette chambre, en février dernier, tu te rappelles, au moment de son affaire avec le sous-préfet… Nous avions déjeuné, très gentiment, comme nous venons de souper, là, sur cette table. Naturellement, il ne savait rien, je n'étais pas allée lui conter l'histoire… Et voilà qu'à propos d'une bague, un ancien cadeau, à propos de rien, je ne sais comment il s'est fait qu'il a tout compris… ah! Mon chéri, non, non, tu ne peux pas te figurer de quelle façon il m'a traitée!

Elle frémissait, il sentait ses petites mains qui s'étaient crispées sur sa peau nue.

– D'un coup de poing, il m'a abattue par terre… Et puis, il m'a traînée par les cheveux… Et puis, il levait son talon sur ma figure, comme s'il voulait l'écraser… Non! vois-tu, tant que je vivrai, je me souviendrai de ça… Encore les coups, mon Dieu! Mais si je te répétais toutes les questions qu'il m'a faites, enfin ce qu'il m'a forcée à lui raconter! Tu vois, je suis franche, puisque je t'avoue les choses, lorsque rien, n'est-ce pas? ne m'oblige à te les dire. Eh bien! jamais je n'oserai te donner même une simple idée des sales questions auxquelles il m'a fallu répondre, car il m'aurait assommée, c'est certain… Sans doute, il m'aimait, il a dû avoir un gros chagrin en apprenant tout ça; et j'accorde que j'aurais agi plus honnêtement, si je l'avais prévenu avant le mariage. Seulement, il faut comprendre. C'était ancien, c'était oublié. Il n'y a qu'un vrai sauvage pour se rendre ainsi fou de jalousie… Voyons, toi, mon chéri, est-ce que tu vas ne plus m'aimer, parce que tu sais ça, maintenant?

Jacques n'avait pas bougé, inerte, réfléchissant, entre ces bras de femme qui se resserraient à son cou, à ses reins, ainsi que des noeuds de couleuvres vives. Il était très surpris, le soupçon d'une pareille histoire ne lui étant jamais venu. Comme tout se compliquait, lorsque le testament aurait suffi à expliquer si bien les choses! Du reste, il aimait mieux ça, la certitude que le ménage n'avait pas tué pour de l'argent le soulageait d'un mépris, dont il avait parfois la conscience brouillée, même sous les baisers de Séverine.

– Moi, ne plus t'aimer, pourquoi?.. Je me moque de ton passé. Ce sont des affaires qui ne me regardent pas… Tu es la femme de Roubaud, tu as bien pu être celle d'un autre.

Il y eut un silence. Tous deux s'étreignaient à s'étouffer, et il sentait sa gorge ronde, gonflée et dure, dans son flanc.

– Ah! tu as été la maîtresse de ce vieux. Tout de même, c'est drôle.

Mais elle se traîna le long de lui, jusqu'à sa bouche, balbutiant dans un baiser:

– Il n'y a que toi que j'aime, jamais je n'ai aimé que toi… Oh! les autres, si tu savais! Avec eux, vois-tu, je n'ai pas seulement appris ce que ça pouvait être; tandis que toi, mon chéri, tu me rends si heureuse!

Elle l'enflammait de ses caresses, s'offrant, le voulant, le reprenant de ses mains égarées. Et, pour ne pas céder tout de suite, lui qui brûlait comme elle, il dut la retenir, à pleins bras.

– Non, non, attends, tout à l'heure… Et, alors, ce vieux?

Très bas, dans une secousse de tout son être, elle avoua:

– Oui, nous l'avons tué.

Le frisson du désir se perdait dans cet autre frisson de mort, revenu en elle. C'était, comme au fond de toute volupté, une agonie qui recommençait. Un instant, elle resta suffoquée par une sensation ralentie de vertige. Puis, le nez de nouveau dans le cou de son amant, du même léger souffle:

– Il m'a fait écrire au président de partir par l'express, en même temps que nous, et de ne se montrer qu'à Rouen… moi, je tremblais dans mon coin, éperdue en songeant au malheur où nous allions. Et il y avait, en face de moi, une femme en noir qui ne disait rien et qui me faisait grand-peur. Je ne la voyais même pas, je m'imaginais qu'elle lisait clairement dans nos crânes, qu'elle savait très bien ce que nous voulions faire… C'est ainsi que se sont passées les deux heures, de Paris à Rouen. Je n'ai pas dit un mot, je n'ai pas remué, fermant les yeux, pour faire croire que je dormais. à mon côté, je le sentais, immobile lui aussi, et ce qui m'épouvantait, c'était de connaître les choses terribles qu'il roulait dans sa tête, sans pouvoir deviner exactement ce qu'il avait résolu de faire… Ah! quel voyage, avec ce flot tourbillonnant de pensées, au milieu des coups de sifflet, des cahots et du grondement des roues!