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La Bête humaine

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A cette même heure, dans le bureau des sous-chefs, Roubaud commençait à sommeiller, au fond du vieux fauteuil de cuir, d'où il se levait vingt fois par nuit, les membres rompus. Jusqu'à neuf heures, il avait à recevoir et à expédier les trains du soir. Le train de marée l'occupait particulièrement: c'étaient les manoeuvres, les attelages, les feuilles d'expédition à surveiller de près. Puis, lorsque l'express de Paris était arrivé et débranché, il soupait seul dans le bureau, sur un coin de table, avec un morceau de viande froide, descendu de chez lui, entre deux tranches de pain. Le dernier train, un omnibus de Rouen, entrait en gare à minuit et demi. Et les quais déserts tombaient à un grand silence, on ne laissait allumés que de rares becs de gaz, la gare entière s'endormait, dans ce frissonnement des demi-ténèbres. De tout le personnel, il ne restait que deux surveillants et quatre ou cinq hommes d'équipe, sous les ordres du sous-chef. Encore ronflaient-ils à poings fermés, sur les planches du corps de garde; tandis que Roubaud, forcé de les réveiller à la moindre alerte, ne sommeillait que l'oreille aux aguets. De peur que la fatigue ne l'assommât, vers le jour, il réglait son réveille-matin à cinq heures, heure à laquelle il devait être debout, pour recevoir le premier train de Paris. Mais, parfois, depuis quelque temps surtout, il ne pouvait dormir, pris d'insomnie, se retournant dans son fauteuil. Alors, il sortait, faisait une ronde, poussait jusqu'au poste de l'aiguilleur, où il causait un instant. Le vaste ciel noir, la paix souveraine de la nuit finissaient par calmer sa fièvre. A la suite d'une lutte avec des maraudeurs, on l'avait armé d'un revolver, qu'il portait tout chargé dans sa poche. Et, jusqu'à l'aube souvent, il se promenait ainsi, s'arrêtant dès qu'il croyait voir remuer la nuit, reprenant sa marche avec le vague regret de n'avoir pas à faire le coup de feu, soulagé lorsque le ciel blanchissait et tirait de l'ombre le grand fantôme pâle de la gare. Maintenant que le jour se levait dès trois heures, il rentrait se jeter dans son fauteuil, où il dormait d'un sommeil de plomb, jusqu'à ce que son réveille-matin le mît debout, effaré.

Tous les quinze jours, le jeudi et le samedi, Séverine rejoignait Jacques; et, une nuit, comme elle lui parlait du revolver dont son mari était armé, ils s'en inquiétèrent. Jamais, à la vérité, Roubaud n'allait jusqu'au dépôt. Cela n'en donna pas moins à leurs promenades une apparence de danger, qui en doublait le charme. Ils avaient surtout trouvé un coin adorable: c'était, derrière la maison des Sauvagnat, une sorte d'allée, entre des tas énormes de charbon de terre, qui en faisaient la rue solitaire d'une ville étrange, aux grands palais carrés de marbre noir. On s'y trouvait absolument caché et il y avait, au bout, une petite remise à outils, dans laquelle un empilement de sacs vides aurait fait une couche très molle. Mais, un samedi qu'une averse brusque les forçait à s'y réfugier, elle s'était obstinée à rester debout, n'abandonnant toujours que ses lèvres, dans des baisers sans fin. Elle ne mettait pas là sa pudeur, elle donnait à boire son souffle, goulûment, comme par amitié. Et, lorsque, brûlant de cette flamme, il tentait de la prendre, elle se défendait, elle pleurait, en répétant chaque fois les mêmes raisons. Pourquoi voulait-il lui faire tant de peine? Cela lui semblait si tendre, de s'aimer, sans toute cette saleté du sexe! Souillée à seize ans par la débauche de ce vieux dont le spectre sanglant la hantait, violentée plus tard par les appétits brutaux de son mari, elle avait gardé une candeur d'enfant, une virginité, toute la honte charmante de la passion qui s'ignore. Ce qui la ravissait, chez Jacques, c'était sa douceur, son obéissance à ne pas égarer ses mains sur elle, dès qu'elle les prenait simplement entre les siennes, si faibles. Pour la première fois, elle aimait, et elle ne se livrait point, parce que, justement, cela lui aurait gâté son amour, d'être tout de suite à celui-ci, de la même façon qu'elle avait appartenu aux deux autres. Son désir inconscient était de prolonger à jamais cette sensation si délicieuse, de redevenir toute jeune, avant la souillure, d'avoir un bon ami, ainsi qu'on en a à quinze ans, et qu'on embrasse à pleine bouche derrière les portes. Lui, en dehors des instants de fièvre, n'avait point d'exigence, se prêtait à ce bonheur voluptueusement différé. Ainsi qu'elle, il semblait retourner à l'enfance, commençant l'amour, qui, jusque-là, était resté pour lui une épouvante. S'il se montrait docile, retirant ses mains, dès qu'elle les écartait, c'était qu'une peur sourde demeurait au fond de sa tendresse, un grand trouble, où il craignait de confondre le désir avec son ancien besoin de meurtre. Celle-ci, qui avait tué, était comme le rêve de sa chair. Sa guérison, chaque jour, lui paraissait plus certaine, puisqu'il l'avait tenue des heures à son cou, que sa bouche, sur la sienne, buvait son âme, sans que sa furieuse envie se réveillât d'en être le maître en l'égorgeant. Mais il n'osait toujours pas; et cela était si bon d'attendre, de laisser à leur amour même le soin de les unir, quand la minute viendrait, dans l'évanouissement de leur volonté, aux bras l'un de l'autre. Ainsi, les rendez-vous heureux se succédaient, ils ne se lassaient pas de se retrouver pour un moment, de marcher ensemble par les ténèbres, entre les grands tas de charbon qui assombrissaient la nuit, autour d'eux.

Une nuit de juillet, Jacques, pour arriver au Havre à onze heures cinq, l'heure réglementaire, dut pousser la Lison, comme si la chaleur étouffante l'eût rendue paresseuse. Depuis Rouen, sur sa gauche, un orage l'accompagnait, suivant la vallée de la Seine, avec de larges éclairs éblouissants; et, de temps à autre, il se retournait, pris d'inquiétude, car Séverine, ce soir-là, devait venir le rejoindre. Sa peur était que cet orage, s'il éclatait trop tôt, ne l'empêchât de sortir. Aussi, lorsqu'il eut réussi à entrer en gare, avant la pluie, s'impatienta-t-il contre les voyageurs, qui n'en finissaient point de débarrasser les wagons.

Roubaud était là, sur le quai, cloué pour la nuit.

– Diable! dit-il en riant, vous êtes bien pressé d'aller vous coucher… Dormez bien.

– Merci.

Et Jacques, après avoir refoulé le train, siffla et se rendit au dépôt. Les vantaux de l'immense porte étaient ouverts, la Lison s'engouffra sous le hangar fermé, une sorte de galerie à deux voies, longue environ de soixante-dix mètres, et qui pouvait contenir six machines. Il y faisait très sombre, quatre becs de gaz éclairaient à peine les ténèbres, qu'ils semblaient accroître de grandes ombres mouvantes; et seuls, par moments, les larges éclairs enflammaient le vitrage du toit et les hautes fenêtres, à droite et à gauche: on distinguait alors, comme dans une flambée d'incendie, les murs lézardés, les charpentes noires de charbon, toute la misère caduque de cette bâtisse, devenue insuffisante. Deux machines étaient déjà là, froides, endormies.

Tout de suite, Pecqueux se mit à éteindre le foyer. Il tisonnait violemment, et des braises, s'échappant du cendrier, tombaient dessous, dans la fosse.

– J'ai trop faim, je vas casser une croûte, dit-il. Est-ce que vous en êtes?

Jacques ne répondit pas. Malgré sa hâte, il ne voulait pas quitter la Lison, avant que les feux fussent renversés et la chaudière vidée. C'était un scrupule, une habitude de bon mécanicien, dont il ne se départait jamais. Lorsqu'il avait le temps, il ne s'en allait même qu'après l'avoir visitée, essuyée, avec le soin qu'on met à panser une bête favorite.

L'eau coula dans la fosse, à gros bouillons, et il dit seulement alors:

– Dépêchons, dépêchons.

Un formidable coup de tonnerre lui coupa la parole. Cette fois, les hautes fenêtres, sur le ciel en flamme, s'étaient détachées si nettement, qu'on aurait pu en compter les vitres cassées, très nombreuses. A gauche, le long des étaux, qui servaient pour les réparations, une feuille de tôle, laissée debout, résonna avec la vibration persistante d'une cloche. Toute l'antique charpente du comble avait craqué.

– Bougre! dit simplement le chauffeur.

Le mécanicien eut un geste de désespoir. C'était fini, d'autant plus que, maintenant, une pluie diluvienne s'abattait sur le hangar. Le roulement de l'averse menaçait de crever le vitrage du toit. Là-haut, également, des carreaux devaient être brisés, car il pleuvait sur la Lison, de grosses gouttes, en paquets. Un vent furieux entrait par les portes laissées ouvertes, on aurait dit que la carcasse de la vieille bâtisse allait être emportée.

Pecqueux achevait d'accommoder la machine.

– Voilà! on verra clair demain… Pas besoin de lui faire davantage la toilette…

Et, revenant à son idée:

– Faut manger… Il pleut trop, pour aller se coller sur sa paillasse.

La cantine, en effet, se trouvait là, contre le dépôt même; tandis que la Compagnie avait dû louer une maison, rue François-Mazeline, où étaient installés des lits pour les mécaniciens et les chauffeurs qui passaient la nuit au Havre. Par un tel déluge, on aurait eu le temps d'être trempé jusqu'aux os.

Jacques dut se décider à suivre Pecqueux, qui avait pris le petit panier de son chef, comme pour lui éviter le soin de le porter. Il savait que ce panier contenait encore deux tranches de veau froid, du pain, une bouteille entamée à peine; et c'était ce qui lui donnait faim, simplement. La pluie redoublait, un coup de tonnerre encore venait d'ébranler le hangar. Quand les deux hommes s'en allèrent, à gauche, par la petite porte qui conduisait à la cantine, la Lison se refroidissait déjà. Elle s'endormit, abandonnée, dans les ténèbres que les violents éclairs illuminaient, sous les grosses gouttes qui trempaient ses reins. Près d'elle, une prise d'eau, mal fermée, ruisselait et entretenait une mare, coulant entre ses roues, dans la fosse.

 

Mais, avant d'entrer à la cantine, Jacques voulut se débarbouiller. Il y avait toujours là, dans une pièce, de l'eau chaude, avec des baquets. Il tira un savon de son panier, il se décrassa les mains et la face, noires du voyage; et, comme il avait la précaution, recommandée aux mécaniciens, d'emporter un vêtement de rechange, il put se changer des pieds à la tête, ainsi qu'il le faisait du reste, par coquetterie, chaque soir de rendez-vous, en arrivant au Havre. Déjà, Pecqueux attendait dans la cantine, ne s'étant lavé que le bout du nez et le bout des doigts.

Cette cantine consistait simplement en une petite salle nue, peinte en jaune, où il n'y avait qu'un fourneau pour faire chauffer les aliments, et qu'une table, scellée au sol, recouverte d'une feuille de zinc, en guise de nappe. Deux bancs complétaient le mobilier. Les hommes devaient apporter leur nourriture, et mangeaient sur du papier, avec la pointe de leur couteau. Une large fenêtre éclairait la pièce.

– En voilà une sale pluie! cria Jacques en se plantant à la fenêtre.

Pecqueux s'était assis sur un banc, devant la table.

– Vous ne mangez pas, alors?

– Non, mon vieux, finissez mon pain et ma viande, si le coeur vous en dit… Je n'ai pas faim.

L'autre, sans se faire prier, se jeta sur le veau, acheva la bouteille. Souvent, il avait de pareilles aubaines, car son chef était petit mangeur; et il l'aimait davantage, dans son dévouement de chien, pour toutes les miettes qu'il ramassait ainsi derrière lui. La bouche pleine, il reprit, après un silence:

– La pluie, qu'est-ce que ça fiche, puisque nous voilà garés? C'est vrai que, si ça continue, moi, je vous lâche, je vas à côté.

Il se mit à rire, car il ne se cachait pas, il avait dû lui confier sa liaison avec Philomène Sauvagnat, pour qu'il ne s'étonnât point de le voir découcher si souvent, les nuits où il allait la retrouver. Comme elle occupait, chez son frère, une pièce du rez-de-chaussée, près de la cuisine, il n'avait qu'à taper au volet: elle ouvrait, il entrait d'une enjambée, simplement. C'était par là, disait-on, que toutes les équipes de la gare avaient sauté. Mais, maintenant, elle s'en tenait au chauffeur, qui suffisait, semblait-il.

– Nom de Dieu de nom de Dieu! jura sourdement Jacques, en voyant le déluge reprendre avec plus de violence, après une accalmie.

Pecqueux, qui tenait au bout de son couteau la dernière bouchée de viande, eut de nouveau un rire bon enfant.

– Dites, c'est donc que vous aviez de l'occupation, ce soir? Hein! à nous deux, on ne peut guère nous reprocher d'user les matelas, là-bas, rue François-Mazeline.

Vivement, Jacques quitta la fenêtre.

– Pourquoi ça?

– Dame, vous voilà comme moi, depuis ce printemps, à n'y rentrer qu'à des deux ou trois heures du matin.

Il devait savoir quelque chose, peut-être avait-il surpris un rendez-vous. Dans chaque dortoir, les lits allaient par couple, celui du chauffeur près de celui du mécanicien; car on resserrait le plus possible l'existence de ces deux hommes, destinés à une entente de travail si étroite. Aussi n'était-il pas étonnant que celui-ci s'aperçût de la conduite irrégulière de son chef, très rangé jusque-là.

– J'ai des maux de tête, dit le mécanicien au hasard. ça me fait du bien, de marcher la nuit.

Mais déjà le chauffeur se récriait.

– Oh! vous savez, vous êtes bien libre… Ce que j'en dis, c'est pour la farce… Même que, si vous aviez de l'ennui un jour, faut pas se gêner de vous adresser à moi; parce que je suis bon là, pour tout ce que vous voudrez.

Sans s'expliquer plus clairement, il se permit de lui prendre la main, la serra à l'écraser, dans le don entier de sa personne. Puis, il froissa et jeta le papier gras qui avait enveloppé la viande, remit la bouteille vide dans le panier, fit ce petit ménage en serviteur soigneux, habitué au balai et à l'éponge. Et, comme la pluie s'entêtait, bien que les coups de tonnerre eussent cessé:

– Alors, je file, je vous laisse à vos affaires.

– Oh! dit Jacques, puisque ça continue, je vais aller m'étendre sur le lit de camp.

C'était, à côté du dépôt, une salle avec des matelas, protégés par des housses de toile, où les hommes venaient se reposer tout vêtus lorsqu'ils n'avaient à attendre, au Havre, que trois ou quatre heures. En effet, dès qu'il eut vu disparaître le chauffeur dans le ruissellement, vers la maison des Sauvagnat, il se risqua à son tour, courut au corps de garde. Mais il ne se coucha pas, se tint sur le seuil de la porte grande ouverte, étouffé par l'épaisse chaleur qui régnait là. Dans le fond, un mécanicien, allongé sur le dos, ronflait, la bouche élargie.

Quelques minutes encore se passèrent, et Jacques ne pouvait se résigner à perdre son espoir. Dans son exaspération contre ce déluge imbécile, grandissait une folle envie d'aller quand même au rendez-vous, d'avoir au moins la joie d'y être, lui, s'il ne comptait plus y trouver Séverine. C'était un élancement de tout son corps, il finit par sortir sous l'averse, il arriva à leur coin préféré, suivit l'allée noire que formaient les tas de charbon. Et, comme les grosses gouttes, cinglant de face, l'aveuglaient, il poussa jusqu'à la remise aux outils, où, une fois déjà, il s'était abrité avec elle. Il lui semblait qu'il y serait moins seul.

Jacques entrait dans l'obscurité profonde de ce réduit, lorsque deux bras légers l'enveloppèrent, et des lèvres chaudes se posèrent sur ses lèvres. Séverine était là.

– Mon Dieu! vous étiez venue?

– Oui, j'ai vu monter l'orage, je suis accourue ici, avant la pluie… Comme vous avez tardé!

Elle soupirait d'une voix défaillante, jamais il ne l'avait eue si abandonnée à son cou. Elle glissa, elle se trouva assise sur les sacs vides, sur cette couche molle qui occupait tout un angle. Et lui, tombé près d'elle, sans que leurs bras se fussent dénoués, sentait ses jambes en travers des siennes. Ils ne pouvaient se voir, leurs haleines les enveloppaient comme d'un vertige, dans l'anéantissement de tout ce qui les entourait.

Mais, sous l'ardent appel de leur baiser, le tutoiement était monté à leur bouche, comme le sang mêlé de leurs coeurs.

– Tu m'attendais…

– Oh! je t'attendais, je t'attendais…

Et, tout de suite, dès la première minute, presque sans paroles, ce fut elle qui l'attira d'une secousse, qui le força à la prendre. Elle n'avait point prévu cela. Quand il était arrivé, elle ne comptait même plus qu'elle le verrait; et elle venait d'être emportée dans la joie inespérée de le tenir, dans un brusque et irrésistible besoin d'être à lui, sans calcul ni raisonnement. Cela était parce que cela devait être. La pluie redoublait sur le toit de la remise, le dernier train de Paris qui entrait en gare passa, grondant et sifflant, ébranlant le sol.

Lorsque Jacques se releva, il écouta avec surprise le roulement de l'averse. Où était-il donc? Et, comme il retrouvait par terre, sous sa main, le manche d'un marteau qu'il avait senti en s'asseyant, il fut inondé de félicité. Alors, c'était fait? il avait possédé Séverine et il n'avait pas pris ce marteau pour lui casser le crâne. Elle était à lui sans bataille, sans cette envie instinctive de la jeter sur son dos, morte, ainsi qu'une proie qu'on arrache aux autres. Il ne sentait plus sa soif de venger des offenses très anciennes dont il aurait perdu l'exacte mémoire, cette rancune amassée de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes. Non, la possession de celle-ci était d'un charme puissant, elle l'avait guéri, parce qu'il la voyait autre, violente dans sa faiblesse, couverte du sang d'un homme qui lui faisait comme une cuirasse d'horreur. Elle le dominait, lui qui n'avait point osé. Et ce fut avec une reconnaissance attendrie, un désir de se fondre en elle, qu'il la reprit dans ses bras.

Séverine, elle aussi, s'abandonnait, bien heureuse, délivrée d'une lutte dont elle ne comprenait plus la raison. Pourquoi s'était-elle donc refusée si longtemps? Elle s'était promise, elle aurait dû se donner, puisqu'il ne devait y avoir que plaisir et douceur. Maintenant, elle comprenait bien qu'elle en avait toujours eu l'envie, même lorsqu'il lui semblait si bon d'attendre. Son coeur, son corps ne vivaient que d'un besoin d'amour absolu, continu, et c'était une cruauté affreuse, ces événements qui la jetaient, effarée, à toutes ces abominations. Jusque-là, l'existence avait abusé d'elle, dans la boue, dans le sang, avec une violence telle, que ses beaux yeux bleus, restés naïfs, en gardaient un élargissement de terreur, sous son casque tragique de cheveux noirs. Elle était restée vierge malgré tout, elle venait de se donner pour la première fois, à ce garçon, qu'elle adorait, dans le désir de disparaître en lui, d'être sa servante. Elle lui appartenait, il pouvait disposer d'elle, à son caprice.

– Oh! mon chéri, prends-moi, garde-moi, je ne veux que ce que tu veux.

– Non, non! chérie, c'est toi la maîtresse, je ne suis là que pour t'aimer et t'obéir.

Des heures se passèrent. La pluie avait cessé depuis longtemps, un grand silence enveloppait la gare, que troublait seule une voix lointaine, indistincte, montant de la mer. Ils étaient encore aux bras l'un de l'autre, lorsqu'un coup de feu les mit debout, frémissants. Le jour allait paraître, une tache pâle blanchissait le ciel, au-dessus de l'embouchure de la Seine. Qu'était-ce donc que ce coup de feu? Leur imprudence, cette folie de s'être ainsi attardés, leur montrait, dans une brusque imagination, le mari les poursuivant à coups de revolver.

– Ne sors pas! Attends, je vais voir.

Jacques, prudemment, s'était avancé jusqu'à la porte. Et là, dans l'ombre épaisse encore, il entendit approcher un galop d'hommes, il reconnut la voix de Roubaud, qui poussait les surveillants, en leur criant que les maraudeurs étaient trois, qu'il les avait parfaitement vus volant du charbon. Depuis quelques semaines surtout, pas de nuit ne se passait sans qu'il eût de la sorte des hallucinations de brigands imaginaires. Cette fois, sous l'empire d'une frayeur soudaine, il avait tiré au hasard, dans les ténèbres.

– Vite, vite! ne restons pas là, murmura le jeune homme. Ils vont visiter la remise… Sauve-toi!

D'un grand élan, ils s'étaient repris, s'étouffant à pleins bras, à pleines lèvres. Puis, Séverine, légère, fila le long du dépôt, protégée par le vaste mur; tandis que lui, doucement, se dissimulait au milieu des tas de charbon. Et il était temps, en vérité, car Roubaud voulait en effet visiter la remise. Il jurait que les maraudeurs devaient y être. Les lanternes des surveillants dansaient au ras du sol. Il y eut une querelle. Tous finirent par reprendre le chemin de la gare, irrités de cette poursuite inutile.

Et, comme Jacques, rassuré, se décidait à aller enfin se coucher rue François-Mazeline, il fut surpris de se heurter presque dans Pecqueux, qui achevait de rattacher ses vêtements, avec de sourds jurons.

– Quoi donc, mon vieux?

– Ah! nom de Dieu! ne m'en parlez pas! Ce sont ces imbéciles qui ont réveillé Sauvagnat. Il m'a entendu avec sa soeur, il est descendu en chemise, et je me suis dépêché de sauter par la fenêtre… Tenez! écoutez un peu.

Des cris, des sanglots de femme qu'on corrige s'élevaient, pendant qu'une grosse voix d'homme grondait des injures.

– Hein? ça y est, il lui allonge sa raclée. Elle a beau avoir trente-deux ans, il lui donne le fouet comme à une petite fille, quand il la surprend… Ah! tant pis, je ne m'en mêle pas: c'est son frère!

– Mais, dit Jacques, je croyais qu'il vous tolérait, vous, qu'il ne se fâchait que lorsqu'il la trouvait avec un autre.

– Oh! on ne sait jamais. Des fois, il fait semblant de ne pas me voir. Puis, vous entendez, des fois, il cogne… ça ne l'empêche pas d'aimer sa soeur. Elle est sa soeur, il préférerait tout lâcher que de se séparer d'elle. Seulement, il veut de la conduite… Nom de Dieu! je crois qu'elle a son compte, aujourd'hui.

Les cris cessaient, dans de grands soupirs de plainte, et les deux hommes s'éloignèrent. Dix minutes plus tard, ils dormaient profondément, côte à côte, au fond du petit dortoir badigeonné de jaune, meublé simplement de quatre lits, de quatre chaises et d'une table, où il y avait une seule cuvette en zinc.

Alors, chaque nuit de rendez-vous, Jacques et Séverine goûtèrent de grandes félicités. Ils n'eurent pas toujours, autour d'eux, cette protection de la tempête. Des cieux étoilés, des lunes éclatantes, les gênèrent, mais, à ces rendez-vous-là, ils filaient dans les raies d'ombre, ils cherchaient les coins d'obscurité, où il était si bon de se serrer l'un contre l'autre. Et il y eut ainsi, en août et en septembre, des nuits adorables, d'une telle douceur, qu'ils se seraient laissé surprendre par le soleil, alanguis, si le réveil de la gare, de lointains souffles de machine, ne les avaient séparés. Même les premiers froids d'octobre ne leur déplurent pas. Elle venait plus couverte, enveloppée d'un grand manteau, dans lequel lui-même disparaissait à moitié. Puis, ils se barricadaient au fond de la remise aux outils, qu'il avait trouvé le moyen de fermer à l'intérieur, à l'aide d'une barre de fer. Ils y étaient comme chez eux, les ouragans de novembre, les coups de vent pouvaient arracher les ardoises des toitures, sans même leur effleurer la nuque. Cependant, lui, depuis le premier soir, avait une envie, celle de la posséder chez elle, dans cet étroit logement où elle lui semblait autre, plus désirable, avec son calme souriant de bourgeoise honnête; et elle s'y était toujours refusée, moins par crainte de l'espionnage du couloir, que dans un scrupule dernier de vertu, réservant le lit conjugal. Mais, un lundi, en plein jour, comme il devait déjeuner là et que le mari tardait à monter, retenu par le chef de gare, il plaisanta, la porta sur ce lit, dans une folie de témérité dont ils riaient tous les deux; si bien qu'ils s'y oublièrent. Dès lors, elle ne résista plus, il monta la rejoindre, après minuit sonné, les jeudis et les samedis. Cela était horriblement dangereux: ils n'osaient bouger, à cause des voisins; ils y éprouvèrent un redoublement de tendresse, des jouissances nouvelles. Souvent, un caprice de courses nocturnes, un besoin de fuir en bêtes échappées, les ramenait au-dehors, dans la solitude noire des nuits glacées. En décembre, par une gelée terrible, ils s'y aimèrent.

 

Depuis quatre mois déjà, Jacques et Séverine vivaient ainsi, d'une passion croissante. Ils étaient véritablement neufs tous les deux, dans l'enfance de leur coeur, cette innocence étonnée du premier amour, ravie des moindres caresses. En eux, continuait le combat de soumission, à qui se sacrifierait davantage. Lui, n'en doutait plus, avait trouvé la guérison de son affreux mal héréditaire; car, depuis qu'il la possédait, la pensée du meurtre ne l'avait plus troublé. Était-ce donc que la possession physique contentait ce besoin de mort? Posséder, tuer, cela s'équivalait-il, dans le fond sombre de la bête humaine? Il ne raisonnait pas, trop ignorant, n'essayait pas d'entrouvrir la porte d'épouvante. Parfois, entre ses bras, il retrouvait la brusque mémoire de ce qu'elle avait fait, de cet assassinat, avoué du regard seul, sur le banc du square des Batignolles; et il n'éprouvait même pas l'envie d'en connaître les détails. Elle, au contraire, semblait de plus en plus tourmentée du besoin de tout dire. Lorsqu'elle le serrait d'une étreinte, il sentait bien qu'elle était gonflée et haletante de son secret, qu'elle ne voulait ainsi entrer en lui que pour se soulager de la chose dont elle étouffait. C'était un grand frisson qui lui partait des reins, qui soulevait sa gorge d'amoureuse, dans le flot confus de soupirs montant à ses lèvres. La voix expirante, au milieu d'un spasme, n'allait-elle point parler? Mais, vite, d'un baiser, il fermait sa bouche, y scellait l'aveu, saisi d'une inquiétude. Pourquoi mettre cet inconnu entre eux? pouvait-on affirmer que cela ne changerait rien à leur bonheur? Il flairait un danger, un frémissement le reprenait, à l'idée de remuer avec elle ces histoires de sang. Et elle le devinait sans doute, elle redevenait, contre lui, caressante et docile, en créature d'amour, uniquement faite pour aimer et être aimée. Une folie de possession alors les emportait, ils demeuraient parfois évanouis aux bras l'un de l'autre.

Roubaud, depuis l'été, s'était encore épaissi, et à mesure que sa femme retournait à la gaieté, à la fraîcheur de ses vingt ans, lui vieillissait, semblait plus sombre. En quatre mois, comme elle le disait, il avait beaucoup changé. Il donnait toujours de cordiales poignées de main à Jacques, l'invitait, n'était heureux que lorsqu'il l'avait à sa table. Seulement, cette distraction ne lui suffisait plus, il sortait souvent, dès la dernière bouchée, laissait parfois le camarade avec sa femme, sous le prétexte qu'il étouffait et qu'il avait besoin d'aller prendre l'air. La vérité était que, maintenant, il fréquentait un petit café du cours Napoléon, où il retrouvait M. Cauche, le commissaire de surveillance. Il buvait peu, des petits verres de rhum; mais un goût du jeu lui était venu, qui tournait à la passion. Il ne se ranimait, n'oubliait tout que les cartes à la main, enfoncé dans des parties de piquet interminables. M. Cauche, un effréné joueur, avait décidé qu'on intéresserait les parties; on en était venu à jouer cent sous; et, dès lors, Roubaud, étonné de ne pas se connaître, avait brûlé de la rage du gain, cette fièvre chaude de l'argent gagné, qui ravage un homme jusqu'à lui faire risquer sa situation, sa vie, dans un coup de dés. Jusque-là, son service n'en avait pas souffert: il s'échappait dès qu'il était libre, ne rentrait qu'à des deux ou trois heures du matin, les nuits où il ne veillait pas. Sa femme ne s'en plaignait point, elle lui reprochait uniquement de rentrer plus maussade; car il avait une déveine extraordinaire, il finissait par s'endetter.

Un soir, une première querelle éclata entre Séverine et Roubaud. Sans le haïr encore, elle en arrivait à le supporter difficilement, car elle le sentait peser sur sa vie, elle aurait été si légère, si heureuse, s'il ne l'avait pas accablée de sa présence! Du reste, elle n'éprouvait aucun remords à le tromper: n'était-ce pas sa faute, ne l'avait-il pas presque poussée à la chute? Dans leur lente désunion, pour guérir de ce malaise qui les désorganisait, chacun d'eux se consolait, s'égayait à sa guise. Puisqu'il avait le jeu, elle pouvait bien avoir un amant. Mais, ce qui la fâchait surtout, ce qu'elle n'acceptait pas sans révolte, c'était la gêne où la mettaient ses pertes continuelles. Depuis que les pièces de cent sous du ménage filaient au café du cours Napoléon, elle ne savait parfois comment payer sa blanchisseuse. Toutes sortes de douceurs, de petits objets de toilette, lui manquaient. Et, ce soir-là, ce fut justement à propos de l'achat nécessaire d'une paire de bottines, qu'ils en vinrent à se quereller. Lui, sur le point de sortir, ne trouvant pas de couteau de table pour se couper un morceau de pain, avait pris le grand couteau, l'arme, qui traînait dans un tiroir du buffet. Elle le regardait, tandis qu'il refusait les quinze francs des bottines, ne les ayant pas, ne sachant où les prendre; elle répétait sa demande, obstinément, le forçait à répéter son refus, peu à peu exaspéré; mais, tout d'un coup, elle lui montra du doigt l'endroit du parquet où dormaient des spectres, elle lui dit qu'il y en avait là, de l'argent, et qu'elle en voulait. Il devint très pâle, il lâcha le couteau, qui retomba dans le tiroir. Un instant, elle crut qu'il allait la battre, car il s'était approché, bégayant que cet argent-là pouvait bien pourrir, qu'il se trancherait la main plutôt que de le reprendre; et il serrait les poings, il menaçait de l'assommer, si elle s'avisait, pendant son absence, de soulever la frise, pour voler seulement un centime. Jamais, jamais! c'était mort et enterré! Mais elle, d'ailleurs, avait blêmi également, défaillante à la pensée de fouiller là. La misère pouvait venir, tous deux crèveraient de faim à côté. En effet, ils n'en parlèrent plus, même les jours de grande gêne. Quand ils posaient le pied à cette place, la sensation de brûlure avait grandi, si intolérable, qu'ils finissaient par faire un détour.