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L'Œuvre

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Comme Dubuche parlait évidemment pour lui, remâchant ses idées de tous les jours, sa continuelle préoccupation d'une fortune prompte, Sandoz ne prenait pas la peine de l'écouter. Il avait ouvert la petite fenêtre, il s'était assis au ras du toit, souffrant à la longue de la chaleur qui régnait dans l'atelier. Mais il finit par interrompre l'architecte.



«Dis donc, est-ce que tu viens dîner jeudi?.. Ils y seront tous, Fagerolles, Mahoudeau, Jory, Gagnière.» Chaque jeudi, on se réunissait chez Sandoz, une bande, les camarades de Plassans, d'autres connus à Paris, tous révolutionnaires, animés de la même passion de l'art.



«Jeudi prochain, je ne crois pas, répondit Dubuche. Il faut que j'aille dans une famille, où l'on danse.



– Est-ce que tu espères y carotter une dot?..



– Tiens! ce ne serait déjà pas si bête!» Il tapa sa pipe sur la paume de sa main gauche, pour la vider; et, avec un soudain éclat de voix! «J'oubliais… J'ai reçu une lettre de Pouillaud.



Toi aussi!.. Hein? est-il assez vidé, Pouillaud! En voilà un qui a mal tourné!



– Pourquoi donc? Il succédera à son père, il mangera tranquillement son argent, là-bas. Sa lettre est très raisonnable, j'ai toujours dit qu'il nous donnerait une leçon à tous, avec son air de farceur… Ah! cet animal de Pouillaud!» Sandoz allait répliquer, furieux, lorsqu'un juron désespéré de Claude les interrompit. Ce dernier, depuis qu'il s'obstinait au travail, n'avait plus desserré les dents. Il semblait même ne pas les entendre.



«Nom de Dieu! c'est encore raté… Décidément, je suis une brute, jamais je ne ferai dent» Et, d'un élan, dans une crise de folle rage, il voulut se jeter sur sa toile, pour la crever du poing. Ses amis le retinrent. Voyons, était-ce enfantin, une colère pareille! il serait bien avancé ensuite, quand il aurait le mortel regret d'avoir abîmé son œuvre. Mais lui, tremblant encore, retombé à son silence, regardait le tableau sans répondre, d'un regard ardent et fixe, où brûlait l'affreux tourment de son impuissance. Rien de clair ni de vivant ne venait plus sous ses doigts, la gorge de la femme s'empâtait de tons lourds; cette chair adorée qu'il rêvait éclatante, il la salissait, il n'arrivait même pas à la mettre à son plan.



Qu'avait-il donc dans le crâne, pour l'entendre ainsi craquer de son effort inutile? Était-ce une lésion de ses yeux qui l'empêchait de voir juste? Ses mains cessaient-elles d'être à lui, puisqu'elles refusaient de lui obéir? Il s'affolait davantage, en s'irritant de cet inconnu héréditaire, qui parfois lui rendait la création si heureuse, et qui d'autres fois l'abêtissait de stérilité, au point qu'il oubliait les premiers éléments du dessin. Et sentir son être tourner dans une nausée de vertige, et rester là quand même avec la fureur de créer, lorsque tout fuit, tout coule autour de soi, l'orgueil du travail, la gloire rêvée, l'existence entière! «Écoute, mon vieux, reprit Sandoz, ce n'est pas pour te le reprocher, mais il est six heures et demie, et tu nous fais crever de faim… Sois sage, descends avec nous.» Claude nettoyait à l'essence un coin de sa palette. Il y vida de nouveaux tubes, il répondit d'un seul mot, la voix tonnante:



«Non!».



Pendant dix minutes, personne ne parla plus, le peintre hors de lui, se battant avec sa toile, les deux autres troublés et chagrins de cette crise, qu'ils ne savaient de quelle façon calmer. Puis, comme on frappait à la porte; ce fut l'architecte qui alla ouvrir.



«Tiens! le père Malgras!» Le marchand de tableaux était un gros homme, enveloppé dans une vieille redingote verte, très sale, qui lui donnait l'air d'un cocher de fiacre mal tenu, avec ses cheveux blancs coupés en brosse et sa face rouge, plaquée de violet. Il dit, d'une voix de rogomme:



«Je passais par hasard sur le quai, en face… J'ai vu monsieur à la fenêtre, et je suis monté…» Il s'interrompit, devant le silence du peintre, qui s'était retourné vers sa toile, avec un mouvement d'exaspération.



Du reste, il ne se troublait pas, très à l'aise, carrément planté sur ses fortes jambes, examinant de ses yeux tachés de sang le tableau ébauché. Il le jugea sans gêne, d'une phrase où il y avait de l'ironie et de la tendresse.



«En voilà une machine!» Et, comme personne encore ne soufflait mot, il se promena tranquillement à petits pas dans l'atelier, regardant le long des murs. Le père Malgras, sous l'épaisse couche de sa crasse, était un gaillard très fin, qui avait le goût et le flair de la bonne peinture. Jamais il ne s'égarait chez les barbouilleurs médiocres, il allait droit, par instinct, aux artistes personnels, encore contestés, dont son nez flamboyant d'ivrogne sentait de loin le grand avenir. Avec cela, il avait le marchandage féroce, il se montrait d'une ruse de sauvage, pour emporter à bas prix la toile qu'il convoitait.



Ensuite, il se contentait d'un bénéfice de brave homme, vingt pour cent, trente pour cent au plus, ayant basé son affaire sur le renouvellement rapide de son petit capital, n'achetant jamais le matin sans savoir auquel de ses amateurs il vendrait le soir. Il mentait d'ailleurs superbement.



Arrêté près de la porte, devant les académies peintes à l'atelier Boutin, il les contempla quelques minutes en silence, les yeux luisant d'une jouissance de connaisseur, qu'il éteignait sous ses lourdes paupières. Quel talent, quel sentiment de la vie, chez ce grand toqué qui perdait son temps à d'immenses choses dont personne ne voulait! Les jolies jambes de la fillette, l'admirable ventre de la femme surtout, le ravissaient. Mais cela n'était pas de vente, et il avait déjà fait son choix, une petite esquisse, un coin de la campagne de Plassans, violente et délicate, qu'il affectait de ne pas voir. Enfin, il s'approcha, il dit négligemment:



«Qu'est-ce que c'est que ça? Ah! oui, une de vos affaires du Midi… C'est trop cru, j'ai encore les deux que je vous ai achetées.» Et il continua en phrases molles, interminables;«Vous refuserez peut-être de me croire, monsieur Lantier, ça ne se vend pas du tout, pas du tout. J'en ai plein un appartement, je crains toujours de crever quelque chose, quand je me retourne. Il n'y a pas moyen que je continue, parole d'honneur! il faudra que je liquide, et je finirai à l'hôpital… N'est-ce pas? vous me connaissez, j'ai le cœur plus grand que la poche, je ne demande qu'à obliger les jeunes gens de talent comme vous. Oh! pour ça, vous avez du talent, je ne cesse de le leur crier. Mais, que voulez-vous? ils ne mordent pas, ah! non, ils ne mordent pas!» Il jouait l'émotion; puis, avec l'élan d'un homme qui fait une folie:



«Enfin, je ne serai pas venu pour rien… Qu'est-ce que vous me demandez de cette pochade?» Claude, agacé, peignait avec des tressaillements nerveux.



Il répondit d'une voix sèche, sans tourner la tête «Vingt francs.



– Comment! Vingt francs! Vous êtes fou! Vous m'avez vendu les autres dix francs pièce… Aujourd'hui, je ne donnerai que huit francs, pas un sou de plus!».



D'habitude, le peintre cédait tout de suite, honteux et excédé de ces querelles misérables, bien heureux, au fond, de trouver ce peu d'argent. Mais, cette fois, il s'entêta, il vint crier des insultes dans la face du marchand de tableaux, qui se mit à le tutoyer, lui retira tout talent, l'accabla d'invectives, en le traitant de fils ingrat. Ce dernier avait fini par sortir de sa poche, une à une, trois pièces de cent sous; et il les lança de loin comme des palets, sur la table, où elles sonnèrent parmi les assiettes.



«Une, deux, trois… Pas une de plus, entends-tu! car il y en a déjà une de trop, et tu me la rendras, je te la retiendrai sur autre chose, parole d'honneur!.. Quinze francs, ça! Ah! mon petit, tu as tort, voilà un sale tour dont tu te repentirai!» Épuisé, Claude le laissa décrocher la toile. Elle disparut comme par enchantement, dans la grande redingote verte.



Avait-elle glissé au fond d'une poche spéciale? dormait-elle sous le revers? Aucune bosse ne l'indiquait.



Son coup fait, le père Malgras se dirigea vers la porte, subitement calmé. Mais il se ravisa et revint dire, de son air bonhomme:



«Écoutez donc Lantier, j'ai besoin d'un homard… Hein? vous me devez bien ça, après m'avoir étrillé… Je vous apporterai le homard; vous m'en ferez une nature morte, et vous le garderez pour la peine, vous le mangerez avec des amis… Entendu, n'est-ce pas?».



À cette proposition, Sandoz et Dubuche, qui avaient jusque-là écouté curieusement, éclatèrent d'un si grand rire, que le marchand s'égaya, lui aussi. Ces rosses de peintres, ça ne fichait rien de bon, ça crevait la faim; Qu'est-ce qu'ils seraient devenus, les sacrés fainéants, si le père Malgras, de temps à autre, ne leur avait pas apporté un beau gigot, une barbue bien fraîche, ou un homard avec son bouquet de persil?



«J'aurai mon homard, n'est-ce pas? Lantier… Merci bien.» De nouveau, il restait planté devant l'ébauche de la grande toile, avec son souffre d'admiration railleuse. Et il partit enfin, en répétant:



– «En voilà une machine!» Claude voulut reprendre encore sa palette et ses brosses.



Mais ses jambes fléchissaient, ses bras retombaient, engourdis comme liés à son corps par une force supérieure.



Dans le grand silence morne qui s'était fait, après l'éclat de la dispute, il chancelait, aveuglé, égaré, devant son œuvre informe. Alors, il bégaya:



«Ah! je ne peux plus, je ne peux plus… Ce cochon m'a achevé!» Sept heures venaient de sonner au coucou, il avait travaillé là huit longues heures, sans manger autre chose qu'une croûte, sans se reposer une minute, debout, secoué de fièvre. Maintenant, le soleil se couchait, une ombre commençait à assombrir l'atelier, où cette fin de jour prenait une mélancolie affreuse. Lorsque la lumière s'en allait ainsi, sur une crise de mauvais travail, c'était comme si le soleil ne devait jamais reparaître, après avoir emporté la vie, la gaieté chantante des couleurs.

 



«Viens, supplia Sandoz, avec l'attendrissement d'une pitié fraternelle. Viens, mon vieux.» Dubuche lui-même ajouta:



«Tu verras plus clair demain. Viens dîner.» Un moment, Claude refusa de se rendre. Il demeurait cloué au parquet, sourd à leurs voix amicales, farouche dans son entêtement. Que voulait-il faire, maintenant que ses doigts raidis lâchaient le pinceau? Il ne savait pas; mais il avait beau ne plus pouvoir, il était ravagé par un désir furieux de pouvoir encore, de créer quand même.



Et, s'il ne faisait rien, il resterait au moins, il ne quitterait pas la place. Puis, il se décida, un tressaillement le traversa comme d'un grand sanglot. À pleine main, il avait pris un couteau à palette très large; et, d'un seul coup, lentement, profondément, il gratta la tête et la gorge de la femme. Ce fut un meurtre véritable, un écrasement: tout disparut dans une bouillie fangeuse. Alors, à côté du monsieur au veston vigoureux, parmi les verdures éclatantes où se jouaient les deux petites lutteuses si claires, il n'y eut plus, de cette femme nue, sans poitrine et sans tête, qu'un tronçon mutilé, qu'une tache vague de cadavre, une chair de rêve évaporée et morte.



Déjà, Sandoz et Dubuche descendaient bruyamment l'escalier de bois. Et Claude les suivit, s'enfuit de son œuvre, avec la souffrance abominable de la laisser ainsi, balafrée d'une plaie béante.



III

Le commencement de la semaine fut désastreux pour Claude. Il était tombé dans un de ces doutes qui lui faisaient exécrer la peinture, d'une exécration d'amant trahi, accablant l'infidèle d'insultes, torturé du besoin de l'adorer encore; et, le jeudi, après trois horribles journées de lutte vaine et solitaire, il sortit dès huit heures du matin, il referma violemment sa porte, si écœuré de lui-même qu'il jurait de ne plus toucher un pinceau.



Quand une de ces crises le détraquait, il n'avait qu'un remède: s'oublier, aller se prendre de querelle avec des camarades, marcher surtout, marcher au travers de Paris, jusqu'à ce que la chaleur et l'odeur de bataille des pavés lui eussent remis du cœur au ventre.



Ce jour-là, comme tous les jeudis, il dînait chez Sandoz, où il y avait réunion. Mais que faire jusqu'au soir?



L'idée de rester seul, à se dévorer, le désespérait. Il aurait couru tout de suite chez son ami, s'il ne s'était dit que ce dernier devait être à son bureau. Puis, la pensée de Dubuche lui vint, et il hésita, car leur vieille camaraderie se refroidissait depuis quelque temps. Il ne sentait pas entre eux la fraternité des heures nerveuses, il le devinait inintelligent, sourdement hostile, engagé dans d'autres ambitions. Pourtant, à quelle porte frapper? Et il se décida, il se rendit rue Jacob, où l'architecte habitait une étroite chambre, au sixième étage d'une grande maison froide.



Claude était au second, lorsque la concierge, le rappelant, cria d'un ton aigre que M. Dubuche n'était pas chez lui, et qu'il avait même découché. Lentement, il se retrouva sur le trottoir, stupéfié par cette chose énorme, une escapade de Dubuche. C'était une malchance incroyable.



Il erra un moment sans but. Mais, comme il s'arrêtait au coin de la rue de Seine, ne sachant de quel côté tourner, il se souvint brusquement de ce que lui avait conté son ami: certaine nuit passée à l'atelier Dequersonnière, une dernière nuit de terrible travail, la veille du jour où les projets des élèves devaient être déposés à l'École des Beaux-Arts. Tout de suite, il monta vers la rue du Four, dans laquelle était l'atelier. Jusque-là, il avait évité d'y aller jamais prendre Dubuche, par crainte des huées dont on y accueillait les profanes. Et il y allait carrément, sa timidité s'enhardissait dans son angoisse d'être seul, au point qu'il se sentait prêt à subir des injures, pour conquérir un compagnon de misère.



Rue du Four, à l'endroit le plus étroit, l'atelier se trouvait au fond d'un vieux logis lézardé. Il fallait traverser deux cours puantes, et l'on arrivait enfin dans une troisième, où était plantée de travers une sorte de hangar fermé, une vaste salle de planches et de plâtras, qui avait servi jadis à un emballeur. Du dehors, par les quatre grandes fenêtres, dont les vitres inférieures étaient barbouillées de céruse, on ne voyait que le plafond nu, blanchi à la chaux.



Mais Claude, ayant poussé la porte, demeura immobile sur le seuil. La vaste salle s'étendait, avec ses quatre longues tables, perpendiculaires aux fenêtres, des tables doubles, très larges, occupées des deux côtés par des files d'élèves, encombrées d'éponges mouillées, de godets, de vases d'eau, de chandeliers de fer, de caisses de bois, les caisses où chacun serrait sa blouse de toile blanche, ses compas et ses couleurs. Dans un coin, le poêle oublié du dernier hiver se rouillait, à côté d'un reste de coke, qu'on n'avait même pas balayé; tandis que, à l'autre bout, une grande fontaine de zinc était pendue, entre deux serviettes.



Et, au milieu de cette nudité de halle mal soignée, les murs surtout tiraient l'œil, alignant en haut, sur des étagères, une débandade de moulages, disparaissant plus bas sous une forêt de tés et d'équerres, sous un amas de planches à laver, retenues en paquets par des bretelles. Peu à peu, tous les pans restés libres s'étaient salis d'inscriptions, de dessins, d'une écume montante, jetée là, comme sur les marges d'un livre toujours ouvert. Il y avait des charges de camarades, des profils d'objets déshonnêtes, des mots à faire pâlir des gendarmes, puis des sentences, des additions, des adresses; le tout dominé, écrasé par cette ligne laconique de procès-verbal, en grosses lettres, à la plus belle place:



«Le 7 juin, Gorju a dit qu'il se foutait de Rome. Signé: Godemard.»



Un grognement avait accueilli le peintre, le grognement des fauves dérangés chez eux. Ce qui l'immobilisait, c'était l'aspect de la salle; au matin de «la nuit de charrette», ainsi que les architectes nomment cette nuit suprême de travail. Depuis la veille, tout l'atelier, soixante élèves, étaient enfermés là, ceux qui n'avaient pas de projets à déposer,«les nègres», aidant les autres, les concurrents en retard, forcés d'abattre en douze heures la besogne de huit jours. Dès minuit, on s'était empiffré de charcuterie et de vin au litre. Vers une heure, comme dessert, on avait fait venir trois dames d'une maison voisine. Et sans que le travail se ralentît, la fête avait tourné à l'orgie romaine, au milieu de la fumée des pipes.



Il en restait, par terre, une jonchée de papiers gras, de culs de bouteilles cassées, de mares louches, que le parquet achevait de boire; pendant que l'air gardait l'âcreté des bougies noyées dans les chandeliers de fer, l'odeur sure du musc des dames, mêlée à celle des saucisses et du vin bleu. Des voix hurlèrent, sauvages: «À la porte!.. Oh! cette gueule!.. Qu'est-ce qu'il veut, cet empaillé?.. À la porte! à la porte!» Claude, sous la rudesse de cette tempête, chancela un instant, étourdi. On en arrivait aux mots abominables, la grande élégance, même pour les natures les plus distinguées, étant de rivaliser d'ordures. Et il se remettait, il répondait, lorsque Dubuche le reconnut. Ce derier devint très rouge, car il détestait ces aventures. Il eut honte de son ami, il accourut, sous les huées, qui se tournaient contre lui, maintenant; et il bégaya:



«Comment! c'est toi!.. Je t'avais dit de ne jamais entrer… Attends-moi un instant dans la cour.» À ce moment, Claude, qui reculait, manqua d'être écrasé par une petite charrette à bras, que deux gaillards très barbus amenaient au galop. C'était de cette charrette que la nuit de gros travail tirait son nom; et, depuis huit jours, les élèves, retardés par les basses besognes payées du dehors, répétaient le cri: «Oh! que je suis en charrette!» Dès qu'elle parut, une clameur éclata. Il était neuf heures moins un quart, on avait le temps bien juste d'arriver à l'École. Une débandade énorme vida la salle; chacun sortait ses châssis, au milieu des coudoiements; ceux qui voulaient s'entêter à finir un détail étaient bousculés, emportés. En moins de cinq minutes, les châssis de tous se trouvèrent empilés dans la voiture, et les deux gaillards barbus, les derniers nouveaux de l'atelier, s'attelèrent comme des bêtes, tirèrent au pas de course; tandis que le flot des autres vociférait et poussait par-derrière.



Ce fut une rupture d'écluse, les deux cours franchies dans un fracas de torrent, la rue envahie, inondée de cette cohue hurlante.



Claude, cependant, s'était mis à courir, près de Dubuche, qui venait à la queue, très contrarié de n'avoir pas eu un quart d'heure de plus, pour soigner un lavis.



«Qu'est-ce que tu fais ensuite?



– Oh! j'ai des courses toute la journée.»



Le peintre fut désespéré de voir que cet ami lui échappait encore.



«C'est bon, je te laisse… Et tu en es, ce soir, chez Sandoz?



– Oui, je crois, à moins qu'on ne me retienne à dîner ailleurs.» Tous deux s'essoufflaient. La bande, sans se ralentir, allongeait le chemin, pour promener davantage son vacarme. Après avoir descendu la rue du Four, elle s'était ruée à travers la place Gozlin, et elle se jetait dans la rue de l'Échaudé. En tête, la charrette à bras, tirée, poussée plus fort, bondissait sur les pavés inégaux, avec la danse lamentable des châssis dont elle était pleine; puis, la queue galopait, forçant les passants à se coller contre les maisons, s'ils ne voulaient pas être renversés; et les boutiquiers, béants sur leurs portes, croyaient à une révolution. Tout le quartier était dans le bouleversement.



Rue Jacob, la débâcle devint telle, au milieu de cris si affreux, que des persiennes se fermèrent. Comme on entrait enfin rue Bonaparte, un grand blond fit la farce de saisir une petite bonne, ahurie sur le trottoir, et de l'entraîner. Une paille dans le torrent. «Eh bien, adieu, dit Claude. À ce soir! – Oui, à ce soir!» Le peintre, hors d'haleine, s'était arrêté au coin de la rue des Beaux-Arts. Devant lui, la cour de l'École se trouvait grande ouverte. Tout s'y engouffra.



Après avoir soufflé un moment, Claude regagna la rue de Seine. Sa malchance s'aggravait, il était dit qu'il ne débaucherait pas un camarade, ce matin-là; et il remonta la rue, il marcha lentement jusqu'à la place du Panthéon, sans idée nette; puis, il pensa qu'il pouvait toujours entrer à la mairie, pour serrer la main de Sandoz. Ce serait dix bonnes minutes. Mais il demeura suffoqué, quand un garçon lui répondit que M. Sandoz avait demandé un jour de congé, pour un enterrement. Il connaissait cependant l'histoire, son ami alléguait ce motif, chaque fois qu'il voulait avoir, chez lui, toute une journée de bon travail.



Et il prenait défi sa course, lorsqu'une fraternité d'artiste, un scrupule de travailleur honnête, l'arrêta: c'était un crime que d'aller déranger un brave homme, de lui apporter le découragement d'une œuvre rebelle, au moment où il abattait sans doute gaillardement la sienne. Dès lors, Claude dut se résigner. Il traîna sa mélancolie noire sur les quais jusqu'à midi, la tête si lourde, si bourdonnante de la pensée continue de son impuissance, qu'il ne voyait plus que dans un brouillard les horizons aimés de la Seine. Puis, il se retrouva rue de la Femme-sans-Tête, il y déjeuna chez Gomard, un marchand de vin, dont l'enseigne: Au Chien de Montargis, l'intéressait. Des maçons, en blouse de travail, éclaboussés de plâtre, étaient là, attablés; et, comme eux, avec eux, il mangea son «ordinaire» de huit sous, le bouillon dans un bol, où il trempa une soupe, et la tranche de bouilli, garnie de haricots, sur une assiette humide des eaux de vaisselle. C'était encore trop bon, pour une brute qui ne savait pas son métier: quand il avait manqué une étude, il se ravalait, il se mettait plus bas que les manœuvres, dont les gros bras au moins faisaient leur besogne. Pendant une heure, il s'attarda, il s'abêtit, dans les conversations des tables voisines. Et, dehors, il reprit sa marche lente, au hasard.



Mais, place de l'Hôtel-de-Ville, une idée lui fit hâter le pas. Pourquoi n'avait-il point songé à Fagerolles? Il était gentil, Fagerolles, bien qu'il fût élève de l'École des Beaux-Arts; et gai, et pas bête. On pouvait causer avec lui, même lorsqu'il défendait la mauvaise peinture. S'il avait déjeuné chez son père, rue Vieille-du-Temple, pour sûr il s'y trouvait encore.



Claude, en entrant dans cette rue étroite, éprouva une sensation de fraîcheur. La journée devenait très chaude, et une humidité montait du pavé, qui, malgré le ciel pur, restait mouillé et gras, sous le continuel piétinement des passants. À chaque minute, des camions, des tapissières manquaient de l'écraser, lorsqu'une bousculade le forçait à quitter le trottoir. Pourtant, la rue l'amusait, avec la débandade mal alignée de ses maisons, des façades plates, bariolées d'enseignes jusqu'aux gouttières, trouées de minces fenêtres, où l'on entendait bruire tous les métiers en chambre de Paris. À un des passages les plus étranglés, une petite boutique de journaux le retint: c'était, entre un coiffeur et un tripier, un étalage de gravures imbéciles, des suavités de romance mêlées à des ordures de corps de garde. Plantés devant les images, un grand garçon pâle rêvait, deux gamines se poussaient en ricanant. Il les aurait giflés tous les trois, il se hâta de traverser la rue, car la maison de Fagerolles se trouvait juste en face, une vieille demeure sombre qui avançait sur les autres, mouchetée des éclaboussures boueuses du ruisseau. Et, comme un omnibus arrivait, il n'eut que le temps de sauter sur le trottoir, réduit là à une simple bordure: les roues lui frôlèrent la poitrine, il fut inondé jusqu'aux genoux.

 



M. Fagerolles, le père, fabricant de zinc d'art, avait ses ateliers au rez-de-chaussée; et, au premier étage, pour abandonner à ses magasins d'échantillons les deux grandes pièces éclairées sur la rue, il occupait, sur la cour, un petit logement obscur, d'un étouffement de cave. C'était là que son fils Henri avait poussé, en vraie plante du pavé parisien, au bord de ce trottoir mangé par les roues, trempé par le ruisseau, en face de la boutique à images, du tripier et du coiffeur. D'abord, son père avait fait de lui un dessinateur d'ornements, pour son usage personnel.



Puis, lorsque le gamin s'était révélé avec des ambitions plus hautes, s'attaquant à la peinture, parlant de l'École, il y avait eu des querelles, des gifles, une série de brouilles et de réconciliations. Aujourd'hui encore, bien qu'Henri eût remporté de premiers succès, le fabricant de zinc d'art, résigné à le laisser libre, le traitait durement, en garçon qui gâtait sa vie.



Après s'être secoué, Claude enfila le porche de la maison, une voûte profonde, béante sur une cour qui avait le jour verdâtre, l'odeur fade et moisie d'un fond de citerne. L'escalier s'ouvrait sous une marquise, au plein air, un large escalier, à vieille rampe dévorée de rouille.



Et, comme le peintre passait devant les magasins du premier étage, il aperçut, par une porte vitrée, M. Fagerolles en train d'examiner ses modèles. Alors, voulant être poli, il entra, malgré son écœurement d'artiste pour tout ce zinc peinturluré en bronze, tout ce joli affreux et menteur de l'imitation.



«Bonjour, monsieur… Est-ce qu'Henri est encore là?» Le fabricant, un gros homme blême, se redressa au milieu de ses porte-bouquet, de ses buires et de ses statuettes. Il tenait à la main un nouveau modèle de thermomètre, une jongleuse accroupie, qui portait sur son nez le léger tube, de verre.



… «Henri n'est pas rentré déjeuner», répondit-il sèchement.



Cet accueil troubla le jeune homme.



«Ah! il n'est pas rentré… Je vous demande pardon.



Bonsoir, monsieur.



– Bonsoir.» Dehors, Claude jura entre ses dents. Déveine complète, Fagerolles aussi lui échappait. Il s'en voulait maintenant d'être venu et de s'être intéressé à cette vieille rue pittoresque, furieux de la gangrène romantique qui repoussait quand même en lui: c'était son mal peut-être, l'idée fausse dont il se sentait parfois la barre en travers du crâne. Et lorsque, de nouveau, il retomba sur les quais, la pensée lui vint de rentrer, pour voir si son tableau était vraiment très mauvais. Mais cette pensée seule le secoua d'un tremblement. Son atelier lui semblait un lieu d'horreur, où il ne pouvait plus vivre, comme s'il y avait laissé le cadavre d'une affection morte. Non, non, monter les trois étages, ouvrir la porte, s'enfermer en face de ça: il lui aurait fallu une force au-dessus de son courage! Il traversa la Seine, il suivit toute la rue Saint-Jacques.



Tant pis! il était trop malheureux; il allait, rue d'Enfer, débaucher Sandoz.



Le petit logement, au quatrième, se composait d'une salle à manger, d'une chambre à coucher et d'une étroite cuisine, que le fils occupait; tandis que la mère, clouée par la paralysie, avait, de l'autre côté du palier, une chambre où elle vivait dans une solitude chagrine et volontaire. La rue était déserte, les fenêtres ouvraient sur le vaste jardin des Sourds-Muets, que dominaient la tête arron