Kostenlos

Germinal

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

– Hein! criait-elle gaiement, est-ce une chance que j’aie appuyé la tête!

– Oh! tu as une oreille! disait-il à son tour. Moi, je n’entendais rien.

Dès ce moment, ils se relayèrent, toujours l’un d’eux écoutait, prêt à correspondre, au moindre signal. Ils saisirent bientôt des coups de rivelaine: on commençait les travaux d’approche, on ouvrait une galerie. Pas un bruit ne leur échappait. Mais leur joie tomba. Ils avaient beau rire, pour se tromper l’un l’autre, le désespoir les reprenait peu à peu. D’abord, ils s’étaient répandus en explications: on arrivait évidemment par Réquillart, la galerie descendait dans la couche, peut-être en ouvrait-on plusieurs, car il y avait trois hommes à l’abattage. Puis ils parlèrent moins, ils finirent par se taire, quand ils en vinrent à calculer la masse énorme qui les séparait des camarades. Muets, ils continuaient leurs réflexions, ils comptaient les journées et les journées qu’un ouvrier mettrait à percer un tel bloc. Jamais on ne les rejoindrait assez tôt, ils seraient morts vingt fois. Et, mornes, n’osant plus échanger une parole dans ce redoublement d’angoisse, ils répondaient aux appels d’un roulement de sabots, sans espoir, en ne gardant que le besoin machinal de dire aux autres qu’ils vivaient encore.

Un jour, deux jours se passèrent. Ils étaient au fond depuis six jours. L’eau, arrêtée à leurs genoux, ne montait ni ne descendait; et leurs jambes semblaient fondre, dans ce bain de glace. Pendant une heure, ils pouvaient bien les retirer; mais la position devenait alors si incommode, qu’ils étaient tordus de crampes atroces et qu’ils devaient laisser retomber les talons. Toutes les dix minutes, ils se remontaient d’un coup de reins, sur la roche glissante. Les cassures du charbon leur défonçaient l’échine, ils éprouvaient à la nuque une douleur fixe et intense, d’avoir à la tenir ployée constamment, pour ne pas se briser le crâne. Et l’étouffement croissait, l’air refoulé par l’eau se comprimait dans l’espèce de cloche où ils se trouvaient enfermés. Leur voix, assourdie, paraissait venir de très loin. Des bourdonnements d’oreilles se déclarèrent, ils entendaient les volées d’un tocsin furieux, le galop d’un troupeau sous une averse de grêle, interminable.

D’abord, Catherine souffrit horriblement de la faim. Elle portait à sa gorge ses pauvres mains crispées, elle avait de grands souffles creux, une plainte continue, déchirante, comme si une tenaille lui eût arraché l’estomac. Étienne, étranglé par la même torture, tâtonnait fiévreusement dans l’obscurité, lorsque, près de lui, ses doigts rencontrèrent une pièce du boisage, à moitié pourrie, que ses ongles émiettaient. Et il en donna une poignée à la herscheuse, qui l’engloutit goulûment. Durant deux journées, ils vécurent de ce bois vermoulu, ils le dévorèrent tout entier, désespérés de l’avoir fini, s’écorchant à vouloir entamer les autres, solides encore, et dont les fibres résistaient. Leur supplice augmenta, ils s’enrageaient de ne pouvoir mâcher la toile de leurs vêtements. Une ceinture de cuir qui le serrait à la taille les soulagea un peu. Il en coupa de petits morceaux avec les dents, et elle les broyait, s’acharnait à les avaler. Cela occupait leurs mâchoires, leur donnait l’illusion qu’ils mangeaient. Puis, quand la ceinture fut achevée, ils se remirent à la toile, la suçant pendant des heures.

Mais, bientôt, ces crises violentes se calmèrent, la faim ne fut plus qu’une douleur profonde, sourde, l’évanouissement même, lent et progressif, de leurs forces. Sans doute, ils auraient succombé, s’ils n’avaient pas eu de l’eau, tant qu’ils en voulaient. Ils se baissaient simplement, buvaient dans le creux de leur main; et cela à vingt reprises, brûlés d’une telle soif, que toute cette eau ne pouvait l’étancher.

Le septième jour, Catherine se penchait pour boire, lorsqu’elle heurta de la main un corps flottant devant elle.

– Dis donc, regarde… Qu’est-ce que c’est?

Étienne tâta dans les ténèbres.

– Je ne comprends pas, on dirait la couverture d’une porte d’aérage.

Elle but, mais comme elle puisait une seconde gorgée, le corps revint battre sa main. Et elle poussa un cri terrible.

– C’est lui, mon Dieu!

– Qui donc?

– Lui, tu sais bien? J’ai senti ses moustaches.

C’était le cadavre de Chaval, remonté du plan incliné, poussé jusqu’à eux par la crue. Étienne allongea le bras, sentit aussi les moustaches, le nez broyé; et un frisson de répugnance et de peur le secoua. Prise d’une nausée abominable, Catherine avait craché l’eau qui lui restait à la bouche. Elle croyait qu’elle venait de boire du sang, que toute cette eau profonde, devant elle, était maintenant le sang de cet homme.

– Attends, bégaya Étienne, je vais le renvoyer.

Il donna un coup de pied au cadavre, qui s’éloigna. Mais, bientôt, ils le sentirent de nouveau qui tapait dans leurs jambes.

– Nom de Dieu! va-t-en donc!

Et, la troisième fois, Étienne dut le laisser. Quelque courant le ramenait. Chaval ne voulait pas partir, voulait être avec eux, contre eux. Ce fut un affreux compagnon, qui acheva d’empoisonner l’air. Pendant toute cette journée, ils ne burent pas, luttant, aimant mieux mourir; et, le lendemain seulement, la souffrance les décida: ils écartaient le corps à chaque gorgée, ils buvaient quand même. Ce n’était pas la peine de lui casser la tête, pour qu’il revînt entre lui et elle, entêté dans sa jalousie. Jusqu’au bout, il serait là, même mort, pour les empêcher d’être ensemble.

Encore un jour, et encore un jour. Étienne, à chaque frisson de l’eau, recevait un léger coup de l’homme qu’il avait tué, le simple coudoiement d’un voisin qui rappelait sa présence. Et, toutes les fois, il tressaillait. Continuellement, il le voyait, gonflé, verdi, avec ses moustaches rouges, dans sa face broyée. Puis, il ne se souvenait plus, il ne l’avait pas tué, l’autre nageait et allait le mordre. Catherine, maintenant, était secouée de crises de larmes, longues, interminables, après lesquelles un accablement l’anéantissait. Elle finit par tomber dans un état de somnolence invincible. Il la réveillait, elle bégayait des mots, elle se rendormait tout de suite, sans même soulever les paupières; et, de crainte qu’elle ne se noyât, il lui avait passé un bras à la taille. C’était, lui, maintenant, qui répondait aux camarades. Les coups de rivelaine approchaient, il les entendait derrière son dos. Mais ses forces diminuaient aussi, il avait perdu tout courage à taper. On les savait là, pourquoi se fatiguer encore? Cela ne l’intéressait plus, qu’on pût venir. Dans l’hébétement de son attente, il en était, pendant des heures, à oublier ce qu’il attendait.

Un soulagement les réconforta un peu. L’eau baissait, le corps de Chaval s’éloigna. Depuis neuf jours, on travaillait à leur délivrance, et ils faisaient, pour la première fois, quelques pas dans la galerie, lorsqu’une épouvantable commotion les jeta sur le sol. Ils se cherchèrent, ils restèrent aux bras l’un de l’autre, fous, ne comprenant pas, croyant que la catastrophe recommençait. Rien ne remuait plus, le bruit des rivelaines avait cessé.

Dans le coin où ils se tenaient assis, côte à côte, Catherine eut un léger rire.

– Il doit faire bon dehors… Viens, sortons d’ici.

Étienne, d’abord, lutta contre cette démence. Mais une contagion ébranlait sa tête plus solide, il perdit la sensation juste du réel. Tous leurs sens se faussaient, surtout ceux de Catherine, agitée de fièvre, tourmentée à présent d’un besoin de paroles et de gestes. Les bourdonnements de ses oreilles étaient devenus des murmures d’eau courante, des chants d’oiseaux; et elle sentait un violent parfum d’herbes écrasées, et elle voyait clair, de grandes taches jaunes volaient devant ses yeux, si larges, qu’elle se croyait dehors, près du canal, dans les blés, par une journée de beau soleil.

– Hein? fait-il chaud!… Prends-moi donc, restons ensemble, oh! toujours, toujours!

Il la serrait, elle se caressait contre lui, longuement, continuant dans un bavardage de fille heureuse:

– Avons-nous été bêtes d’attendre si longtemps! Tout de suite, j’aurais bien voulu de toi, et tu n’as pas compris, tu as boudé… Puis, tu te rappelles, chez nous, la nuit, quand nous ne dormions pas, le nez en l’air, à nous écouter respirer, avec la grosse envie de nous prendre?

Il fut gagné par sa gaieté, il plaisanta les souvenirs de leur muette tendresse.

– Tu m’as battu une fois, oui, oui! des soufflets sur les deux joues!

– C’est que je t’aimais, murmura-t-elle. Vois-tu, je me défendais de songer à toi, je me disais que c’était bien fini; et, au fond, je savais qu’un jour ou l’autre nous nous mettrions ensemble… Il ne fallait qu’une occasion, quelque chance heureuse, n’est-ce pas?

Un frisson le glaçait, il voulut secouer ce rêve, puis il répéta lentement:

– Rien n’est jamais fini, il suffit d’un peu de bonheur pour que tout recommence.

– Alors, tu me gardes, c’est le bon coup, cette fois?

Et, défaillante, elle glissa. Elle était si faible, que sa voix assourdie s’éteignait. Effrayé, il l’avait retenue sur son cœur.

– Tu souffres?

Elle se redressa, étonnée.

– Non, pas du tout… Pourquoi?

Mais cette question l’avait éveillée de son rêve. Elle regarda éperdument les ténèbres, elle tordit ses mains, dans une nouvelle crise de sanglots.

– Mon Dieu! mon Dieu! qu’il fait noir!

Ce n’étaient plus les blés, ni l’odeur des herbes, ni le chant des alouettes, ni le grand soleil jaune; c’étaient la mine éboulée, inondée, la nuit puante, l’égouttement funèbre de ce caveau où ils râlaient depuis tant de jours. La perversion de ses sens en augmentait l’horreur maintenant, elle était reprise des superstitions de son enfance, elle vit l’Homme noir, le vieux mineur trépassé qui revenait dans la fosse tordre le cou aux vilaines filles.

 

– Écoute, as-tu entendu?

– Non, rien, je n’entends rien.

– Si, l’Homme, tu sais?… Tiens! il est là… La terre a lâché tout le sang de la veine, pour se venger de ce qu’on lui a coupé une artère; et il est là, tu le vois, regarde! plus noir que la nuit… Oh! j’ai peur, oh! j’ai peur!

Elle se tut, grelottante. Puis, à voix très basse, elle continua:

– Non, c’est toujours l’autre.

– Quel autre?

– Celui qui est avec nous, celui qui n’est plus.

L’image de Chaval la hantait, et elle parlait de lui confusément, elle racontait leur existence de chien, le seul jour où il s’était montré gentil, à Jean-Bart, les autres jours de sottises et de gifles, quand il la tuait de ses caresses, après l’avoir rouée de coups.

– Je te dis qu’il vient, qu’il va nous empêcher encore d’aller ensemble!… Ça le reprend, sa jalousie… Oh! renvoie-le, oh! garde-moi, garde-moi tout entière!

D’un élan, elle s’était pendue à lui, elle chercha sa bouche et y colla passionnément la sienne. Les ténèbres s’éclairèrent, elle revit le soleil, elle retrouva un rire calmé d’amoureuse. Lui, frémissant de la sentir ainsi contre sa chair, demi-nue sous la veste et la culotte en lambeaux, l’empoigna, dans un réveil de sa virilité. Et ce fut enfin leur nuit de noces, au fond de cette tombe, sur ce lit de boue, le besoin de ne pas mourir avant d’avoir eu leur bonheur, l’obstiné besoin de vivre, de faire de la vie une dernière fois. Ils s’aimèrent dans le désespoir de tout, dans la mort.

Ensuite, il n’y eut plus rien. Étienne était assis par terre, toujours dans le même coin, et il avait Catherine sur les genoux, couchée, immobile. Des heures, des heures s’écoulèrent. Il crut longtemps qu’elle dormait; puis, il la toucha, elle était très froide, elle était morte. Pourtant, il ne remuait pas, de peur de la réveiller. L’idée qu’il l’avait eue femme le premier, et qu’elle pouvait être grosse, l’attendrissait. D’autres idées, l’envie de partir avec elle, la joie de ce qu’ils feraient tous les deux plus tard, revenaient par moments, mais si vagues, qu’elles semblaient effleurer à peine son front, comme le souffle même du sommeil. Il s’affaiblissait, il ne lui restait que la force d’un petit geste, un lent mouvement de la main, pour s’assurer qu’elle était bien là, ainsi qu’une enfant endormie, dans sa raideur glacée. Tout s’anéantissait, la nuit elle-même avait sombré, il n’était nulle part, hors de l’espace, hors du temps. Quelque chose tapait bien à côté de sa tête, des coups dont la violence se rapprochait; mais il avait eu d’abord la paresse d’aller répondre, engourdi d’une fatigue immense; et, à présent, il ne savait plus, il rêvait seulement qu’elle marchait devant lui et qu’il entendait le léger claquement de ses sabots. Deux jours se passèrent, elle n’avait pas remué, il la touchait de son geste machinal, rassuré de la sentir si tranquille.

Étienne ressentit une secousse. Des voix grondaient, des roches roulaient jusqu’à ses pieds. Quand il aperçut une lampe, il pleura. Ses yeux clignotants suivaient la lumière, il ne se lassait pas de la voir, en extase devant ce point rougeâtre qui tachait à peine les ténèbres. Mais des camarades l’emportaient, il les laissa introduire, entre ses dents serrés, des cuillerées de bouillon. Ce fut seulement dans la galerie de Réquillart qu’il reconnut quelqu’un, l’ingénieur Négrel, debout devant lui; et ces deux hommes qui se méprisaient, l’ouvrier révolté, le chef sceptique, se jetèrent au cou l’un de l’autre, sanglotèrent à grands sanglots, dans le bouleversement profond de toute l’humanité qui était en eux. C’était une tristesse immense, la misère des générations, l’excès de douleur où peut tomber la vie.

Au jour, la Maheude, abattue près de Catherine morte, jeta un cri, puis un autre, puis un autre, de grandes plaintes très longues, incessantes. Plusieurs cadavres étaient déjà remontés et alignés par terre: Chaval que l’on crut assommé sous un éboulement, un galibot et deux haveurs également fracassés, le crâne vide de cervelle, le ventre gonflé d’eau. Des femmes, dans la foule, perdaient la raison, déchiraient leurs jupes, s’égratignaient la face. Lorsqu’on le sortit enfin, après l’avoir habitué aux lampes et nourri un peu, Étienne apparut décharné, les cheveux tout blancs; et on s’écartait, on frémissait devant ce vieillard. La Maheude s’arrêta de crier, pour le regarder stupidement, de ses grands yeux fixes.

VI. Il était quatre heures du matin

Il était quatre heures du matin. La fraîche nuit d’avril s’attiédissait de l’approche du jour. Dans le ciel limpide, les étoiles vacillaient, tandis qu’une clarté d’aurore empourprait l’orient. Et la campagne noire, assoupie, avait à peine un frisson, cette vague rumeur qui précède le réveil.

Étienne, à longues enjambées, suivait le chemin de Vandame. Il venait de passer six semaines à Montsou, dans un lit de l’hôpital. Jaune encore et très maigre, il s’était senti la force de partir, et il partait. La Compagnie, tremblant toujours pour ses fosses, précédant à des renvois successifs, l’avait averti qu’elle ne pourrait le garder. Elle lui offrait d’ailleurs un secours de cent francs, avec le conseil paternel de quitter le travail des mines, trop dur pour lui désormais. Mais il avait refusé les cent francs. Déjà, une réponse de Pluchart, une lettre où se trouvait l’argent du voyage, l’appelait à Paris. C’était son ancien rêve réalisé. La veille, en sortant de l’hôpital, il avait couché au Bon-Joyeux, chez la veuve Désir. Et il se levait de grand matin, une seule envie lui restait, dire adieu aux camarades, avant d’aller prendre le train de huit heures, à Marchiennes.

Un instant, sur le chemin qui devenait rose, Étienne s’arrêta. Il faisait bon respirer cet air si pur du printemps précoce. La matinée s’annonçait superbe. Lentement, le jour grandissait, la vie de la terre montait avec le soleil. Et il se remit en marche, tapant fortement son bâton de cornouiller, regardant au loin la plaine sortir des vapeurs de la nuit. Il n’avait revu personne, la Maheude était venue une seule fois à l’hôpital, puis n’avait pu revenir sans doute. Mais il savait que tout le coron des Deux-Cent-Quarante descendait à Jean-Bart maintenant, et qu’elle-même y avait repris du travail.

Peu à peu, les chemins déserts se peuplaient, des charbonniers passaient continuellement près d’Étienne, la face blême, silencieux. La Compagnie, disait-on, abusait de son triomphe. Après deux mois et demi de grève, vaincus par la faim, lorsqu’ils étaient retournés aux fosses, ils avaient dû accepter le tarif de boisage, cette baisse de salaire déguisée, exécrable à présent, ensanglantée du sang des camarades. On leur volait une heure de travail, on les faisait mentir à leur serment de ne pas se soumettre, et ce parjure imposé leur restait en travers de la gorge, comme une poche de fiel. Le travail recommençait partout, à Mirou, à Madeleine, à Crèvecœur, à la Victoire. Partout, dans la brume du matin, le long des chemins noyés de ténèbres, le troupeau piétinait, des files d’hommes trottant le nez vers la terre, ainsi que du bétail mené à l’abattoir. Ils grelottaient sous leurs minces vêtements de toile, ils croisaient les bras, roulaient les reins, gonflaient le dos, que le briquet, logé entre la chemise et la veste, rendait bossu. Et, dans ce retour en masse, dans ces ombres muettes, toutes noires, sans un rire, sans un regard de côté, on sentait les dents serrées de colère, le cœur gonflé de haine, l’unique résignation à la nécessité du ventre.

Plus il approchait de la fosse, et plus Étienne voyait leur nombre s’accroître. Presque tous marchaient isolés, ceux qui venaient par groupes se suivaient à la file, éreintés déjà, las des autres et d’eux-mêmes. Il en aperçut un, très vieux, dont les yeux luisaient, pareils à des charbons, sous un front livide. Un autre, un jeune, soufflait, d’un souffle contenu de tempête. Beaucoup avaient leurs sabots à la main; et l’on entendait à peine sur le sol le bruit mou de leurs gros bas de laine. C’était un ruissellement sans fin, une débâcle, une marche forcée d’armée battue, allant toujours la tête basse, enragée sourdement du besoin de reprendre la lutte et de se venger.

Lorsque Étienne arriva, Jean-Bart sortait de l’ombre, les lanternes accrochées aux tréteaux brûlaient encore, dans l’aube naissante. Au-dessus des bâtiments obscurs, un échappement s’élevait comme une aigrette blanche, délicatement teintée de carmin. Il passa par l’escalier du criblage, pour se rendre à la recette.

La descente commençait, des ouvriers montaient de la baraque. Un instant, il resta immobile, dans ce vacarme et cette agitation. Des roulements de berlines ébranlaient les dalles de fonte, les bobines tournaient, déroulaient les câbles, au milieu des éclats du porte-voix, de la sonnerie des timbres, des coups de massue sur le billot du signal; et il retrouvait le monstre avalant sa ration de chair humaine, les cages émergeant, replongeant, engouffrant des charges d’hommes, sans un arrêt, avec le coup de gosier facile d’un géant vorace. Depuis son accident, il avait une horreur nerveuse de la mine. Ces cages qui s’enfonçaient lui tiraient les entrailles. Il dut tourner la tête, le puits l’exaspérait.

Mais, dans la vaste salle encore sombre, que les lanternes épuisées éclairaient d’une clarté louche, il n’apercevait aucun visage ami. Les mineurs qui attendaient là, pieds nus, la lampe à la main, le regardaient de leurs gros yeux inquiets, puis baissaient le front, se reculaient d’un air de honte. Eux, sans doute, le connaissaient, et ils n’avaient plus de rancune contre lui, ils semblaient au contraire le craindre, rougissant à l’idée qu’il leur reprochait d’être des lâches. Cette attitude lui gonfla le cœur, il oubliait que ces misérables l’avaient lapidé, il recommençait le rêve de les changer en héros, de diriger le peuple, cette force de la nature qui se dévorait elle-même.

Une cage embarqua des hommes, la fournée disparut, et comme d’autres arrivaient, il vit enfin un de ses lieutenants de la grève, un brave qui avait juré de mourir.

– Toi aussi! murmura-t-il, navré.

L’autre pâlit, les lèvres tremblantes; puis, avec un geste d’excuse:

– Que veux-tu? j’ai une femme.

Maintenant, dans le nouveau flot monté de la baraque, il les reconnaissait tous.

– Toi aussi! toi aussi! toi aussi!

Et tous frémissaient, bégayaient d’une voix étouffée:

– J’ai une mère… J’ai des enfants… Il faut du pain.

La cage ne reparaissait pas, ils l’attendirent, mornes, dans une telle souffrance de leur défaite, que leurs regards évitaient de se rencontrer, fixés obstinément sur le puits.

– Et la Maheude? demanda Étienne.

Ils ne répondirent point. On fit signe qu’elle allait venir. D’autres levèrent leurs bras, tremblants de pitié: ah! la pauvre femme! quelle misère! Le silence continuait, et quand le camarade leur tendit la main, pour leur dire adieu, tous la lui serrèrent fortement, tous mirent dans cette étreinte muette la rage d’avoir cédé, l’espoir fiévreux de la revanche. La cage était là, ils s’embarquèrent, ils s’abîmèrent, mangés par le gouffre.

Pierron avait paru, avec la lampe à feu libre des porions, fixée dans le cuir de sa barrette. Depuis huit jours, il était chef d’équipe à l’accrochage, et les ouvriers s’écartaient, car les honneurs le rendaient fier. La vue d’Étienne l’ennuya, il s’approcha pourtant, finit par se rassurer, lorsque le jeune homme lui eut annoncé son départ. Ils causèrent. Sa femme tenait maintenant l’estaminet du Progrès, grâce à l’appui de tous ces messieurs, qui se montraient si bons pour elle. Mais, s’interrompant, il s’emporta contre le père Mouque, qu’il accusait de n’avoir pas remonté le fumier de ses chevaux, à l’heure réglementaire. Le vieux l’écoutait, courbait les épaules. Puis, avant de descendre, suffoqué de cette réprimande, il donna lui aussi une poignée de main à Étienne, la même que celle des autres, longue, chaude de colère rentrée, frémissante des rébellions futures. Et cette vieille main qui tremblait dans la sienne, ce vieillard qui lui pardonnait ses enfants morts, l’émotionna tellement, qu’il le regarda disparaître, sans dire un mot.

– La Maheude ne vient donc pas ce matin? demanda-t-il à Pierron, au bout d’un instant.

D’abord, ce dernier affecta de n’avoir pas compris, car la mauvaise chance s’empoignait des fois, rien qu’à en parler. Puis, comme il s’éloignait, sous prétexte de donner un ordre, il dit enfin:

– Hein? la Maheude… La voici.

En effet, la Maheude arrivait de la baraque, avec sa lampe, vêtue de la culotte et de la veste, la tête serrée dans le béguin. C’était par une exception charitable que la Compagnie, apitoyée sur le sort de cette malheureuse, si cruellement frappée, avait bien voulu la laisser redescendre à l’âge de quarante ans; et, comme il semblait difficile de la remettre au roulage, on l’employait à la manœuvre d’un petit ventilateur, qu’on venait d’installer dans la galerie nord, dans ces régions d’enfer, sous le Tartaret, où l’aérage ne se faisait pas. Pendant dix heures, les reins cassés, elle tournait sa roue, au fond d’un boyau ardent, la chair cuite par quarante degrés de chaleur. Elle gagnait trente sous.

 

Lorsque Étienne l’aperçut, lamentable dans ses vêtements d’homme, la gorge et le ventre comme enflés encore de l’humidité des tailles, il bégaya de saisissement, il ne trouvait pas les phrases pour expliquer qu’il partait et qu’il avait désiré lui faire ses adieux.

Elle le regardait sans l’écouter, elle dit enfin, en le tutoyant:

– Hein? ça t’étonne de me voir… C’est bien vrai que je menaçais d’étrangler le premier des miens qui redescendrait; et voilà que je redescends, je devrais m’étrangler moi-même, n’est-ce pas?… Ah! va, ce serait déjà fait, s’il n’y avait pas le vieux et les petits à la maison!

Et elle continua, de sa voix basse et fatiguée. Elle ne s’excusait pas, elle racontait simplement les choses, qu’ils avaient failli crever, et qu’elle s’était décidée, pour qu’on ne les renvoyât pas du coron.

– Comment se porte le vieux? demanda Étienne.

– Il est toujours bien doux et bien propre. Mais la caboche s’en est allée complètement… On ne l’a pas condamné pour son affaire, tu sais? Il était question de le mettre chez les fous, je n’ai pas voulu, on lui aurait fichu son paquet dans un bouillon… Son histoire nous a causé tout de même beaucoup de tort, car il n’aura jamais sa pension, un de ces messieurs m’a dit que ce serait immoral, si on lui en donnait une.

– Jeanlin travaille?

– Oui, ces messieurs lui ont trouvé de la besogne, au jour. Il gagne vingt sous… Oh! je ne me plains pas, les chefs se sont montrés très bons, comme ils me l’ont expliqué eux-mêmes… Les vingt sous du gamin, et mes trente sous à moi, ça fait cinquante sous. Si nous n’étions pas six, on aurait de quoi manger. Estelle dévore maintenant, et le pis, c’est qu’il faudra attendre quatre ou cinq ans, avant que Lénore et Henri soient en âge de venir à la fosse.

Étienne ne put retenir un geste douloureux.

– Eux aussi!

Une rougeur était montée aux joues blêmes de la Maheude, tandis que ses yeux s’allumaient. Mais ses épaules s’affaissèrent, comme sous l’écrasement du destin.

– Que veux-tu? eux après les autres… Tous y ont laissé la peau, c’est leur tour.

Elle se tut, des moulineurs qui roulaient des berlines les dérangèrent. Par les grandes fenêtres poussiéreuses, le petit jour entrait, noyant les lanternes d’une lueur grise; et le branle de la machine reprenait toutes les trois minutes, les câbles se déroulaient, les cages continuaient à engloutir des hommes.

– Allons, les flâneurs, dépêchons-nous! cria Pierron. Embarquez, jamais nous n’en finirons aujourd’hui.

La Maheude, qu’il regardait, ne bougea pas. Elle avait déjà laissé passer trois cages, elle dit, comme se réveillant et se souvenant des premiers mots d’Étienne:

– Alors, tu pars?

– Oui, ce matin.

– Tu as raison, vaut mieux être ailleurs, quand on le peut… Et ça me fait plaisir de t’avoir vu, parce que tu sauras au moins que je n’ai rien sur le cœur contre toi. Un moment, je t’aurais assommé, après toutes ces tueries. Mais on réfléchit, n’est-ce pas? on s’aperçoit qu’au bout du compte ce n’est la faute de personne… Non, non, ce n’est pas ta faute, c’est la faute de tout le monde.

Maintenant, elle causait avec tranquillité de ses morts, de son homme, de Zacharie, de Catherine; et des larmes parurent seulement dans ses yeux, lorsqu’elle prononça le nom Alzire. Elle était revenue à son calme de femme raisonnable, elle jugeait très sagement les choses. Ça ne porterait pas chance aux bourgeois, d’avoir tué tant de pauvres gens. Bien sûr qu’ils en seraient punis un jour, car tout se paie. On n’aurait pas même besoin de s’en mêler, la boutique sauterait seule, les soldats tireraient sur les patrons, comme ils avaient tiré sur les ouvriers. Et, dans sa résignation séculaire, dans cette hérédité de discipline qui la courbait de nouveau, un travail s’était ainsi fait, la certitude que l’injustice ne pouvait durer davantage, et que, s’il n’y avait plus de bon Dieu, il en repousserait un autre, pour venger les misérables.

Elle parlait bas, avec des regards méfiants. Puis, comme Pierron s’était rapproché, elle ajouta tout haut:

– Eh bien! si tu pars, il faut prendre chez nous tes affaires… Il y a encore deux chemises, trois mouchoirs, une vieille culotte.

Étienne refusa du geste ces quelques nippes, échappées aux brocanteurs.

– Non, ça n’en vaut pas la peine, ce sera pour les enfants… À Paris, je m’arrangerai.

Deux cages encore étaient descendues, et Pierron se décida à interpeller directement la Maheude.

– Dites donc, là-bas, on vous attend! Est-ce bientôt fini, cette causette?

Mais elle tourna le dos. Qu’avait-il à faire du zèle, ce vendu? Ça ne le regardait pas, la descente. Ses hommes l’exécraient assez déjà, à son accrochage. Et elle s’entêtait, sa lampe aux doigts, glacée dans les courants d’air, malgré la douceur de la saison.

Ni Étienne, ni elle, ne trouvaient plus une parole. Ils demeuraient face à face, ils avaient le cœur si gros, qu’ils auraient voulu se dire encore quelque chose.

Enfin, elle parla pour parler.

– La Levaque est enceinte, Levaque est toujours en prison, c’est Bouteloup qui le remplace, en attendant.

– Ah! oui, Bouteloup.

– Et, écoute donc, t’ai-je raconté?… Philomène est partie.

– Comment, partie?

– Oui, partie avec un mineur du Pas-de-Calais. J’ai eu peur qu’elle ne me laissât les deux mioches. Mais non, elle les a emportés… Hein? une femme qui crache le sang et qui a l’air continuellement d’avaler sa langue!

Elle rêva un instant, puis elle continua d’une voix lente:

– En a-t-on dit sur mon compte!… Tu te souviens, on disait que je couchais avec toi. Mon Dieu! après la mort de mon homme, ça aurait très bien pu arriver, si j’avais été plus jeune, n’est-ce pas? Mais, aujourd’hui, j’aime mieux que ça ne se soit pas fait, car nous en aurions du regret pour sûr.

– Oui, nous en aurions du regret, répéta Étienne simplement.

Ce fut tout, ils ne parlèrent pas davantage. Une cage l’attendait, on l’appelait avec colère en la menaçant d’une amende. Alors, elle se décida, elle lui serra la main. Très ému, il la regardait toujours, si ravagée et finie, avec sa face livide, ses cheveux décolorés débordant du béguin bleu, son corps de bonne bête trop féconde, déformée sous la culotte et la veste de toile. Et, dans cette poignée de main dernière, il retrouvait encore celle de ses camarades, une étreinte longue, muette, qui lui donnait rendez-vous pour le jour où l’on recommencerait. Il comprit parfaitement, elle avait au fond des yeux sa croyance tranquille. À bientôt, et cette fois, ce serait le grand coup.

– Quelle nom de Dieu de feignante! cria Pierron.

Poussée, bousculée, la Maheude s’entassa au fond d’une berline, avec quatre autres. On tira la corde du signal pour taper à la viande, la cage se décrocha, tomba dans la nuit; et il n’y eut plus que la fuite rapide du câble.

Alors, Étienne quitta la fosse. En bas, sous le hangar du criblage, il aperçut un être assis par terre, les jambes allongées, au milieu d’une épaisse couche de charbon. C’était Jeanlin, employé comme « nettoyeur de gros ». Il tenait un bloc de houille entre ses cuisses, il le débarrassait, à coups de marteau, des fragments de schiste; et une fine poudre le noyait d’un tel flot de suie, que jamais le jeune homme ne l’aurait reconnu, si l’enfant n’avait levé son museau de singe, aux oreilles écartées, aux petits yeux verdâtres. Il eut un rire de blague, il cassa le bloc d’un dernier coup, disparut dans la poussière noire qui montait.