Kostenlos

Germinal

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

II. Dès la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur…

Dès la veille, dans une réunion tenue chez Rasseneur, Étienne et quelques camarades avaient choisi les délégués qui devaient se rendre le lendemain à la Direction. Lorsque, le soir, la Maheude sut que son homme en était, elle fut désolée, elle lui demanda s’il voulait qu’on les jetât à la rue. Maheu lui-même n’avait point accepté sans répugnance. Tous deux, au moment d’agir, malgré l’injustice de leur misère, retombaient à la résignation de la race, tremblant devant le lendemain, préférant encore plier l’échine. D’habitude, lui, pour la conduite de l’existence, s’en remettait au jugement de sa femme, qui était de bon conseil. Cette fois, cependant, il finit par se fâcher, d’autant plus qu’il partageait secrètement ses craintes.

– Fiche-moi la paix, hein! lui dit-il en se couchant et en tournant le dos. Ce serait propre, de lâcher les camarades!… Je fais mon devoir.

Elle se coucha à son tour. Ni l’un ni l’autre ne parlait. Puis, après un long silence, elle répondit:

– Tu as raison, vas-y. Seulement, mon pauvre vieux, nous sommes foutus.

Midi sonnait, lorsqu’on déjeuna, car le rendez-vous était pour une heure, à L’Avantage, d’où l’on irait ensuite chez M. Hennebeau. Il y avait des pommes de terre. Comme il ne restait qu’un petit morceau de beurre, personne n’y toucha. Le soir, on aurait des tartines.

– Tu sais que nous comptons sur toi pour parler, dit tout d’un coup Étienne à Maheu.

Ce dernier demeura saisi, la voix coupée par l’émotion.

– Ah! non, c’est trop! s’écria la Maheude. Je veux bien qu’il y aille, mais je lui défends de faire le chef… Tiens! pourquoi lui plutôt qu’un autre?

Alors, Étienne s’expliqua, avec sa fougue éloquente. Maheu était le meilleur ouvrier de la fosse, le plus aimé, le plus respecté, celui qu’on citait pour son bon sens. Aussi les réclamations des mineurs prendraient-elles, dans sa bouche, un poids décisif. D’abord, lui, Étienne, devait parler; mais il était à Montsou depuis trop peu de temps. On écouterait davantage un ancien du pays. Enfin, les camarades confiaient leurs intérêts au plus digne: il ne pouvait pas refuser, ce serait lâche.

La Maheude eut un geste désespéré.

– Va, va, mon homme, fais-toi crever pour les autres. Moi, je consens, après tout!

– Mais je ne saurai jamais, balbutia Maheu. Je dirai des bêtises.

Étienne, heureux de l’avoir décidé, lui tapa sur l’épaules.

– Tu diras ce que tu sens, et ce sera très bien.

La bouche pleine, le père Bonnemort, dont les jambes désenflaient, écoutait, en hochant la tête. Un silence se fit. Quand on mangeait des pommes de terre, les enfants s’étouffaient et restaient très sages. Puis, après avoir avalé, le vieux murmura lentement:

– Dis ce que tu voudras, et ce sera comme si tu n’avais rien dit… Ah! j’en ai vu, j’en ai vu, de ces affaires! Il y a quarante ans, on nous flanquait à la porte de la Direction, et à coups de sabre encore! Aujourd’hui, ils vous recevront peut-être: mais ils ne vous répondront pas plus que ce mur… Dame! ils ont de l’argent, ils s’en fichent!

Le silence retomba, Maheu et Étienne se levèrent et laissèrent la famille morne, devant les assiettes vides. En sortant, ils prirent Pierron et Levaque, puis tous quatre se rendirent chez Rasseneur, où les délégués des corons voisins arrivaient par petits groupes. Là, quand les vingt membres de la délégation furent rassemblés, on arrêta les conditions qu’on opposerait à celles de la Compagnie; et l’on partit pour Montsou. L’aigre bise du nord-est balayait le pavé. Deux heures sonnèrent, comme on arrivait.

D’abord, le domestique leur dit d’attendre, en refermant la porte sur eux; puis, lorsqu’il revint, il les introduisit dans le salon, dont il ouvrit les rideaux. Un jour fin entra, tamisé par les guipures. Et les mineurs, restés seuls, n’osèrent s’asseoir, embarrassés, tous très propres, vêtus de drap, rasés du matin, avec leurs cheveux et leurs moustaches jaunes. Ils roulaient leurs casquettes entre les doigts, ils jetaient des regards obliques sur le mobilier, une de ces confusions de tous les styles, que le goût de l’antiquaille a mises à la mode: des fauteuils Henri II, des chaises Louis XV, un cabinet italien du dix-septième siècle, un contador espagnol du quinzième, et un devant d’autel pour le lambrequin de la cheminée, et des chamarres d’anciennes chasubles réappliquées sur les portières. Ces vieux ors, ces vieilles soies aux tons fauves, tout ce luxe de chapelle, les avait saisis d’un malaise respectueux. Les tapis d’Orient semblaient les lier aux pieds de leur haute laine. Mais ce qui les suffoquait surtout, c’était la chaleur, une chaleur égale de calorifère, dont l’enveloppement les surprenait, les joues glacées du vent de la route. Cinq minutes s’écoulèrent. Leur gêne augmentait, dans le bien-être de cette pièce riche, si confortablement close.

Enfin, M. Hennebeau entra, boutonné militairement, portant à sa redingote le petit nœud correct de sa décoration. Il parla le premier.

– Ah! vous voilà!… Vous vous révoltez, à ce qu’il paraît…

Et il s’interrompit, pour ajouter avec une raideur polie:

– Asseyez-vous, je ne demande pas mieux que de causer. Les mineurs se tournèrent, cherchèrent des sièges du regard. Quelques-uns se risquèrent sur les chaises; tandis que les autres, inquiétés par les soies brodées, préféraient se tenir debout.

Il y eut un silence. M. Hennebeau, qui avait roulé son fauteuil devant la cheminée, les dénombrait vivement, tâchait de se rappeler leurs visages. Il venait de reconnaître Pierron, caché au dernier rang; et ses yeux s’étaient arrêtés sur Étienne, assis en face de lui.

– Voyons, demanda-t-il, qu’avez-vous à me dire?

Il s’attendait à entendre le jeune homme prendre la parole, et il fut tellement surpris de voir Maheu s’avancer qu’il ne put s’empêcher d’ajouter encore:

– Comment! c’est vous, un bon ouvrier qui s’est toujours montré si raisonnable, un ancien de Montsou dont la famille travaille au fond depuis le premier coup de pioche!… Ah! c’est mal, ça me chagrine que vous soyez à la tête des mécontents!

Maheu écoutait, les yeux baissés. Puis, il commença, la voix hésitante et sourde d’abord.

– Monsieur le directeur, c’est justement parce que je suis un homme tranquille, auquel on n’a rien à reprocher, que les camarades m’ont choisi. Cela doit vous prouver qu’il ne s’agit pas d’une révolte de tapageurs, de mauvaises têtes cherchant à faire du désordre. Nous voulons seulement la justice, nous sommes las de crever de faim, et il nous semble qu’il serait temps de s’arranger, pour que nous ayons au moins du pain tous les jours.

Sa voix se raffermissait. Il leva les yeux, il continua, en regardant le directeur:

– Vous savez bien que nous ne pouvons accepter votre nouveau système… On nous accuse de mal boiser. C’est vrai, nous ne donnons pas à ce travail le temps nécessaire. Mais, si nous le donnions, notre journée se trouverait réduite encore, et comme elle n’arrive déjà pas à nous nourrir, ce serait donc la fin de tout, le coup de torchon qui nettoierait vos hommes. Payez-nous davantage, nous boiserons mieux, nous mettrons aux bois les heures voulues, au lieu de nous acharner à l’abattage, la seule besogne productive. Il n’y a pas d’autre arrangement possible, il faut que le travail soit payé pour être fait… Et qu’est-ce que vous avez inventé à la place? une chose qui ne peut pas nous entrer dans la tête, voyez-vous! Vous baissez le prix de la berline, puis vous prétendez compenser cette baisse en payant le boisage à part. Si cela était vrai, nous n’en serions pas moins volés, car le boisage nous prendrait toujours plus de temps. Mais ce qui nous enrage, c’est que cela n’est pas même vrai: la Compagnie ne compense rien du tout, elle met simplement deux centimes par berline dans sa poche, voilà!

– Oui, oui, c’est la vérité, murmurèrent les autres délégués, en voyant M. Hennebeau faire un geste violent, comme pour interrompre.

Du reste, Maheu coupa la parole au directeur. Maintenant, il était lancé, les mots venaient tout seuls. Par moments, il s’écoutait avec surprise, comme si un étranger avait parlé en lui. C’étaient des choses amassées au fond de sa poitrine, des choses qu’il ne savait même pas là, et qui sortaient, dans un gonflement de son cœur. Il disait leur misère à tous, le travail dur, la vie de brute, la femme et les petits criant la faim à la maison. Il cita les dernières paies désastreuses, les quinzaines dérisoires, mangées par les amendes et les chômages, rapportées aux familles en larmes. Est-ce qu’on avait résolu de les détruire?

– Alors, monsieur le directeur, finit-il par conclure, nous sommes donc venus vous dire que, crever pour crever, nous préférons crever à ne rien faire. Ce sera de la fatigue de moins… Nous avons quitté les fosses, nous ne redescendrons que si la Compagnie accepte nos conditions. Elle veut baisser le prix de la berline, payer le boisage à part. Nous autres, nous voulons que les choses restent comme elles étaient, et nous voulons encore qu’on nous donne cinq centimes de plus par berline… Maintenant, c’est à vous de voir si vous êtes pour la justice et pour le travail.

Des voix, parmi les mineurs, s’élevèrent.

– C’est cela… Il a dit notre idée à tous… Nous ne demandons que la raison.

D’autres, sans parler, approuvaient d’un hochement de tête. La pièce luxueuse avait disparu, avec ses ors et ses broderies, son entassement mystérieux d’antiquailles; et ils ne sentaient même plus le tapis, qu’ils écrasaient sous leurs chaussures lourdes.

– Laissez-moi donc répondre, finit par crier M. Hennebeau, qui se fâchait. Avant tout, il n’est pas vrai que la Compagnie gagne deux centimes par berline… Voyons les chiffres.

Une discussion confuse suivit. Le directeur, pour tâcher de les diviser, interpella Pierron, qui se déroba, en bégayant. Au contraire, Levaque était à la tête des plus agressifs, embrouillant les choses, affirmant des faits qu’il ignorait. Le gros murmure des voix s’étouffait sous les tentures, dans la chaleur de serre.

 

– Si vous causez tous à la fois, reprit M. Hennebeau, jamais nous ne nous entendrons.

Il avait retrouvé son calme, sa politesse rude, sans aigreur, de gérant qui a reçu une consigne et qui entend la faire respecter. Depuis les premiers mots, il ne quittait pas Étienne du regard, il manœuvrait pour le tirer du silence où le jeune homme se renfermait. Aussi, abandonnant la discussion des deux centimes, élargit-il brusquement la question.

– Non, avouez donc la vérité, vous obéissez à des excitations détestables. C’est une peste, maintenant, qui souffle sur tous les ouvriers et qui corrompt les meilleurs… Oh! je n’ai besoin de la confession de personne, je vois bien qu’on vous a changés, vous si tranquilles autrefois. N’est-ce pas? on vous a promis plus de beurre que de pain, on vous a dit que votre tour était venu d’être les maîtres… Enfin, on vous enrégimente dans cette fameuse Internationale, cette armée de brigands dont le rêve est la destruction de la société…

Étienne, alors, l’interrompit.

– Vous vous trompez, monsieur le directeur. Pas un charbonnier de Montsou n’a encore adhéré. Mais, si on les y pousse, toutes les fosses s’enrôleront. Ça dépend de la Compagnie.

Dès ce moment, la lutte continua entre M. Hennebeau et lui, comme si les autres mineurs n’avaient plus été là.

– La Compagnie est une providence pour ses hommes, vous avez tort de la menacer. Cette année, elle a dépensé trois cent mille francs à bâtir des corons, qui ne lui rapportent pas le deux pour cent, et je ne parle ni des pensions qu’elle sert, ni du charbon, ni des médicaments qu’elle donne… Vous qui paraissez intelligent, qui êtes devenu en peu de mois un de nos ouvriers les plus habiles, ne feriez-vous pas mieux de répandre ces vérités-là que de vous perdre, en fréquentant des gens de mauvaise réputation? Oui, je veux parler de Rasseneur, dont nous avons dû nous séparer, afin de sauver nos fosses de la pourriture socialiste… On vous voit toujours chez lui, et c’est lui assurément qui vous a poussé à créer cette caisse de prévoyance, que nous tolérerions bien volontiers si elle était seulement une épargne, mais où nous sentons une arme contre nous, un fonds de réserve pour payer les frais de la guerre. Et, à ce propos, je dois ajouter que la Compagnie entend avoir un contrôle sur cette caisse.

Étienne le laissait aller, les yeux sur les siens, les lèvres agitées d’un petit battement nerveux. Il sourit à la dernière phrase, il répondit simplement:

– C’est donc une nouvelle exigence, car monsieur le directeur avait jusqu’ici négligé de réclamer ce contrôle… Notre désir, par malheur, est que la Compagnie s’occupe moins de nous, et qu’au lieu de jouer le rôle de providence, elle se montre tout bonnement juste en nous donnant ce qui nous revient, notre gain qu’elle se partage. Est-ce honnête, à chaque crise, de laisser mourir de faim les travailleurs pour sauver les dividendes des actionnaires?… Monsieur le directeur aura beau dire, le nouveau système est une baisse de salaire déguisée, et c’est ce qui nous révolte, car si la Compagnie a des économies à faire, elle agit très mal en les réalisant uniquement sur l’ouvrier.

– Ah! nous y voilà! cria M. Hennebeau. Je l’attendais, cette accusation d’affamer le peuple et de vivre de sa sueur! Comment pouvez-vous dire des bêtises pareilles, vous qui devriez savoir les risques énormes que les capitaux courent dans l’industrie dans les mines par exemple? Une fosse tout équipée, aujourd’hui, coûte de quinze cent mille francs à deux millions; et que de peine avant de retirer un intérêt médiocre d’une telle somme englouties! Presque la moitié des sociétés minières, en France, font faillite… Du reste, c’est stupide d’accuser de cruauté celles qui réussissent. Quand leurs ouvriers souffrent, elles souffrent elles-mêmes. Croyez-vous que la Compagnie n’a pas autant à perdre que vous, dans la crise actuelle? Elle n’est pas la maîtresse du salaire, elle obéit à la concurrence, sous peine de ruine. Prenez-vous-en aux faits, et non à elle… Mais vous ne voulez pas entendre, vous ne voulez pas comprendre!

– Si, dit le jeune homme, nous comprenons très bien qu’il n’y a pas d’amélioration possible pour nous, tant que les choses iront comme elles vont, et c’est même à cause de ça que les ouvriers finiront, un jour ou l’autre, par s’arranger de façon à ce qu’elles aillent autrement.

Cette parole, si modérée de forme, fut prononcée à demi-voix, avec une telle conviction, tremblante de menace, qu’il se fit un grand silence. Une gêne, un souffle de peur passa dans le recueillement du salon. Les autres délégués, qui comprenaient mal, sentaient pourtant que le camarade venait de réclamer leur part, au milieu de ce bien être; et ils recommençaient à jeter des regards obliques sur les tentures chaudes, sur les sièges confortables, sur tout ce luxe dont la moindre babiole aurait payé leur soupe pendant un mois.

Enfin, M. Hennebeau, qui était resté pensif, se leva, pour les congédier. Tous l’imitèrent. Étienne, légèrement, avait poussé le coude de Maheu; et celui-ci reprit, la langue déjà empâtée et maladroite:

– Alors, monsieur, c’est tout ce que vous répondez… Nous allons dire aux autres que vous repoussez nos conditions.

– Moi, mon brave, s’écria le directeur, mais je ne repousse rien!… Je suis un salarié comme vous, je n’ai pas plus de volonté ici que le dernier de vos galibots. On me donne des ordres, et mon seul rôle est de veiller à leur bonne exécution. Je vous ai dit ce que j’ai cru devoir vous dire, mais je me garderais bien de décider… Vous m’apporterez vos exigences, je les ferai connaître à la Régie, puis je vous transmettrai la réponse.

Il parlait de son air correct de haut fonctionnaire, évitant de se passionner dans les questions, d’une sécheresse courtoise de simple instrument d’autorité. Et les mineurs, maintenant, le regardaient avec défiance, se demandaient d’où il venait, quel intérêt il pouvait avoir à mentir, ce qu’il devait voler, en se mettant ainsi entre eux et les vrais patrons. Un intrigant peut-être, un homme qu’on payait comme un ouvrier, et qui vivait si bien!

Étienne osa de nouveau intervenir.

– Voyez donc, monsieur le directeur, comme il est regrettable que nous ne puissions plaider notre cause en personne. Nous expliquerions beaucoup de choses, nous trouverions des raisons qui vous échappent forcément… Si nous savions seulement où nous adresser!

M. Hennebeau ne se fâcha point. Il eut même un sourire.

– Ah! dame! cela se complique, du moment où vous n’avez pas confiance en moi… Il faut aller là-bas.

Les délégués avaient suivi son geste vague, sa main tendue vers une des fenêtres. Où était-ce, là-bas? Paris sans doute. Mais ils ne le savaient pas au juste, cela se reculait dans un lointain terrifiant, dans une contrée inaccessible et religieuse, où trônait le dieu inconnu, accroupi au fond de son tabernacle. Jamais ils ne le verraient, ils le sentaient seulement comme une force qui, de loin, pesait sur les dix mille charbonniers de Montsou. Et, quand le directeur parlait, c’était cette force qu’il avait derrière lui, cachée et rendant des oracles.

Un découragement les accabla, Étienne lui-même eut un haussement d’épaules pour leur dire que le mieux était de s’en aller; tandis que M. Hennebeau tapait amicalement sur le bras de Maheu, en lui demandant des nouvelles de Jeanlin.

– En voilà une rude leçon cependant, et c’est vous qui défendez les mauvais boisages!… Vous réfléchirez, mes amis, vous comprendrez qu’une grève serait un désastre pour tout le monde. Avant une semaine, vous mourrez de faim: comment ferez-vous?… Je compte sur votre sagesse d’ailleurs, et je suis convaincu que vous redescendrez lundi au plus tard.

Tous partaient, quittaient le salon dans un piétinement de troupeau, le dos arrondi, sans répondre un mot à cet espoir de soumission. Le directeur, qui les accompagnait, fut obligé de résumer l’entretien: la Compagnie d’un côté avec son nouveau tarif, les ouvriers de l’autre avec leur demande d’une augmentation de cinq centimes par berline. Pour ne leur laisser aucune illusion, il crut devoir les prévenir que leurs conditions seraient certainement repoussées par la Régie.

– Réfléchissez avant de faire des bêtises, répéta-t-il, inquiet de leur silence.

Dans le vestibule, Pierron salua très bas, pendant que Levaque affectait de remettre sa casquette. Maheu cherchait un mot pour partir, lorsque Étienne, de nouveau, le toucha du coude. Et tous s’en allèrent, au milieu de ce silence menaçant. La porte seule retomba, à grand bruit.

Lorsque M. Hennebeau rentra dans la salle à manger, il retrouva ses convives immobiles et muets, devant les liqueurs. En deux mots, il mit au courant Deneulin, dont le visage acheva de s’assombrir. Puis, tandis qu’il buvait son café froid, on tâcha de parler d’autre chose. Mais les Grégoire eux-mêmes revinrent à la grève, étonnés qu’il n’y eût pas des lois pour défendre aux ouvriers de quitter leur travail. Paul rassurait Cécile, affirmait qu’on attendait les gendarmes.

Enfin, Mme Hennebeau appela le domestique.

– Hippolyte, avant que nous passions au salon, ouvrez les fenêtres et donnez de l’air.

III. Quinze jours s’étaient écoulés; et, le lundi de la troisième semaine…

Quinze jours s’étaient écoulés; et, le lundi de la troisième semaine, les feuilles de présence, envoyées à la Direction, indiquèrent une diminution nouvelle dans le nombre des ouvriers descendus. Ce matin-là, on comptait sur la reprise du travail; mais l’obstination de la Régie à ne pas céder exaspérait les mineurs. Le Voreux, Crèvecœur, Mirou, Madeleine n’étaient plus les seuls qui chômaient; à la Victoire et à Feutry-Cantel, la descente comptait à peine maintenant le quart des hommes; et Saint-Thomas lui-même se trouvait atteint. Peu à peu, la grève devenait générale.

Au Voreux, un lourd silence pesait sur le carreau. C’était l’usine morte, ce vide et cet abandon des grands chantiers, où dort le travail. Dans le ciel gris de décembre, le long des hautes passerelles, trois ou quatre berlines oubliées avaient la tristesse muette des choses. En bas, entre les jambes maigres des tréteaux, le stock de charbon s’épuisait, laissant la terre nue et noire; tandis que la provision des bois pourrissait sous les averses. À l’embarcadère du canal, il était resté une péniche à moitié chargée, comme assoupie dans l’eau trouble; et, sur le terri désert, dont les sulfures décomposés fumaient malgré la pluie, une charrette dressait mélancoliquement ses brancards. Mais les bâtiments surtout s’engourdissaient, le criblage aux persiennes closes, le beffroi où ne montaient plus les grondements de la recette, et la chambre refroidie des générateurs, et la cheminée géante trop large pour les rares fumées. On ne chauffait la machine d’extraction que le matin. Les palefreniers descendaient la nourriture des chevaux, les porions travaillaient seuls au fond, redevenus ouvriers, veillant aux désastres qui endommagent les voies, dès qu’on cesse de les entretenir; puis, à partir de neuf heures, le reste du service se faisait par les échelles. Et, au-dessus de cette mort des bâtiments ensevelis dans leur drap de poussière noire, il n’y avait toujours que l’échappement de la pompe soufflant son haleine grosse et longue, le reste de vie de la fosse, que les eaux auraient détruite, si le souffle s’était arrêté.

En face, sur le plateau, le coron des Deux-Cent-Quarante, lui aussi, semblait mort. Le préfet de Lille était accouru, des gendarmes avaient battu les routes; mais, devant le calme des grévistes, préfet et gendarmes s’étaient décidés à rentrer chez eux. Jamais le coron n’avait donné un si bel exemple, dans la vaste plaine. Les hommes, pour éviter d’aller au cabaret, dormaient la journée entière; les femmes, en se rationnant de café, devenaient raisonnables, moins enragées de bavardages et de querelles; et jusqu’aux bandes d’enfants qui avaient l’air de comprendre, d’une telle sagesse, qu’elles couraient pieds nus et se giflaient sans bruit.

C’était le mot d’ordre, répété, circulant de bouche en bouche: on voulait être sage.

Pourtant, un continuel va-et-vient emplissait de monde la maison des Maheu. Étienne, à titre de secrétaire, y avait partagé les trois mille francs de la caisse de prévoyance, entre les familles nécessiteuses; ensuite, de divers côtés, étaient arrivées quelques centaines de francs, produites par des souscriptions et des quêtes. Mais, aujourd’hui, toutes les ressources s’épuisaient, les mineurs n’avaient plus d’argent pour soutenir la grève, et la faim était là, menaçante. Maigrat, après avoir promis un crédit d’une quinzaine, s’était brusquement ravisé au bout de huit jours, coupant les vivres. D’habitude, il prenait les ordres de la Compagnie; peut-être celle-ci désirait-elle en finir tout de suite, en affamant les corons. Il agissait d’ailleurs en tyran capricieux, donnait ou refusait du pain, suivant la figure de la fille que les parents envoyaient aux provisions; et il fermait surtout sa porte à la Maheude, plein de rancune, voulant la punir de ce qu’il n’avait pas eu Catherine. Pour comble de misère, il gelait très fort, les femmes voyaient diminuer leur tas de charbon, avec la pensée inquiète qu’on ne le renouvellerait plus aux fosses, tant que les hommes ne redescendraient pas. Ce n’était point assez de crever de faim, on allait aussi crever de froid.

 

Chez les Maheu, déjà tout manquait. Les Levaque mangeaient encore, sur une pièce de vingt francs prêtée par Bouteloup. Quant aux Pierron, ils avaient toujours de l’argent; mais, pour paraître aussi affamés que les autres, dans la crainte des emprunts, ils se fournissaient à crédit chez Maigrat, qui aurait jeté son magasin à la Pierronne, si elle avait tendu sa jupe. Dès le samedi, beaucoup de familles s’étaient couchées sans souper. Et, en face des jours terribles qui commençaient, pas une plainte ne se faisait entendre, tous obéissaient au mot d’ordre, avec un tranquille courage.

C’était quand même une confiance absolue, une foi religieuse, le don aveugle d’une population de croyants. Puisqu’on leur avait promis l’ère de la justice, ils étaient prêts à souffrir pour la conquête du bonheur universel. La faim exaltait les têtes, jamais l’horizon fermé n’avait ouvert un au-delà plus large à ces hallucinés de la misère. Ils revoyaient là-bas, quand leurs yeux se troublaient de faiblesse, la cité idéale de leur rêve, mais prochaine à cette heure et comme réelle, avec son peuple de frères, son âge d’or de travail et de repas en commun. Rien n’ébranlait la conviction qu’ils avaient d’y entrer enfin. La caisse s’était épuisée, la Compagnie ne céderait pas, chaque jour devait aggraver la situation, et ils gardaient leur espoir, et ils montraient le mépris souriant des faits. Si la terre craquait sous eux, un miracle les sauverait. Cette foi remplaçait le pain et chauffait le ventre. Lorsque les Maheu et les autres avaient digéré trop vite leur soupe d’eau claire, ils montaient ainsi dans un demi-vertige, l’extase d’une vie meilleure qui jetait les martyrs aux bêtes.

Désormais, Étienne était le chef incontesté. Dans les conversations du soir, il rendait des oracles, à mesure que l’étude l’affinait et le faisait trancher en toutes choses. Il passait les nuits à lire, il recevait un nombre plus grand de lettres; même il s’était abonné au Vengeur, une feuille socialiste de Belgique, et ce journal, le premier qui entrait dans le coron, lui avait attiré, de la part des camarades, une considération extraordinaire. Sa popularité croissante le surexcitait chaque jour davantage. Tenir une correspondance étendue, discuter du sort des travailleurs aux quatre coins de la province, donner des consultations aux mineurs du Voreux, surtout devenir un centre, sentir le monde rouler autour de soi, c’était un continuel gonflement de vanité, pour lui, l’ancien mécanicien, le haveur aux mains grasses et noires. Il montait d’un échelon, il entrait dans cette bourgeoisie exécrée, avec des satisfactions d’intelligence et de bien-être, qu’il ne s’avouait pas. Un seul malaise lui restait, la conscience de son manque d’instruction, qui le rendait embarrassé et timide, dès qu’il se trouvait devant un monsieur en redingote. S’il continuait à s’instruire, dévorant tout, le manque de méthode rendait l’assimilation très lente, une telle confusion se produisait, qu’il finissait par savoir des choses qu’il n’avait pas comprises. Aussi, à certaines heures de bon sens, éprouvait-il une inquiétude sur sa mission, la peur de n’être point l’homme attendu. Peut-être aurait-il fallu un avocat, un savant capable de parler et d’agir, sans compromettre les camarades? Mais une révolte le remettait bientôt d’aplomb. Non, non, pas d’avocats! tous sont des canailles, ils profitent de leur science pour s’engraisser avec le peuple! Ça tournerait comme ça tournerait, les ouvriers devaient faire leurs affaires entre eux. Et son rêve de chef populaire le berçait de nouveau: Montsou à ses pieds, Paris dans un lointain brouillard, qui sait? la députation un jour, la tribune d’une salle riche, où il se voyait foudroyant les bourgeois du premier discours prononcé par un ouvrier dans un Parlement.

Depuis quelques jours, Étienne était perplexe. Pluchart écrivait lettre sur lettre, en offrant de se rendre à Montsou, pour chauffer le zèle des grévistes. Il s’agissait d’organiser une réunion privée, que le mécanicien présiderait; et il y avait, sous ce projet, l’idée d’exploiter la grève, de gagner à l’Internationale les mineurs, qui, jusque-là, s’étaient montrés méfiants. Étienne redoutait du tapage, mais il aurait cependant laissé venir Pluchart, si Rasseneur n’avait blâmé violemment cette intervention. Malgré sa puissance, le jeune homme devait compter avec le cabaretier, dont les services étaient plus anciens, et qui gardait des fidèles parmi ses clients. Aussi hésitait-il encore, ne sachant que répondre.

Justement, le lundi, vers quatre heures, une nouvelle lettre arriva de Lille, comme Étienne se trouvait seul, avec la Maheude, dans la salle du bas. Maheu, énervé d’oisiveté, était parti à la pêche: s’il avait la chance de prendre un beau poisson, en dessous de l’écluse du canal, on le vendrait et on achèterait du pain. Le vieux Bonnemort et le petit Jeanlin venaient de filer, pour essayer leurs jambes remises à neuf; tandis que les enfants étaient sortis avec Alzire, qui passait des heures sur le terri, à ramasser des escarbilles. Assise près du maigre feu, qu’on n’osait plus entretenir, la Maheude, dégrafée, un sein hors du corsage et tombant jusqu’au ventre, faisait téter Estelle.

Lorsque le jeune homme replia la lettre, elle l’interrogea.

– Est-ce de bonnes nouvelles? va-t-on nous envoyer de l’argent?

Il répondit non du geste, et elle continua:

– Cette semaine, je ne sais comment nous allons faire… Enfin, on tiendra tout de même. Quand on a le bon droit de son côté, n’est-ce pas? ça vous donne du cœur, on finit toujours par être les plus forts.

À cette heure, elle était pour la grève, raisonnablement. Il aurait mieux valu forcer la Compagnie à être juste, sans quitter le travail. Mais, puisqu’on l’avait quitté, on devait ne pas le reprendre, avant d’obtenir justice. Là-dessus, elle se montrait d’une énergie intraitable. Plutôt crever que de paraître avoir eu tort, lorsqu’on avait raison!

– Ah! s’écria Étienne, s’il éclatait un bon choléra, qui nous débarrassât de tous ces exploiteurs de la Compagnie!

– Non, non, répondit-elle, il ne faut souhaiter la mort à personne. Ça ne nous avancerait guère, il en repousserait d’autres… Moi, je demande seulement que ceux-là reviennent à des idées plus sensées, et j’attends ça, car il y a des braves gens partout. Vous savez que je ne suis pas du tout pour votre politique.

En effet, elle blâmait d’habitude ses violences de paroles, elle le trouvait batailleur. Qu’on voulût se faire payer son travail ce qu’il valait, c’était bon; mais pourquoi s’occuper d’un tas de choses, des bourgeois et du gouvernement? pourquoi se mêler des affaires des autres, où il n’y avait que de mauvais coups à attraper? Et elle lui gardait son estime, parce qu’il ne se grisait pas et qu’il lui payait régulièrement ses quarante-cinq francs de pension. Quand un homme avait de la conduite, on pouvait lui passer le reste.