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Étienne se mit à rire. Il n’entendait pas toujours les paroles de son camarade, cette théorie de la destruction lui semblait une pose. Rasseneur, encore plus pratique, et d’un bon sens d’homme établi, ne daigna pas se fâcher. Il voulait seulement préciser les choses.

– Alors, quoi? tu vas tenter de créer une section à Montsou?

C’était ce que désirait Pluchart, qui était secrétaire de la fédération du Nord. Il insistait particulièrement sur les services que l’Association rendrait aux mineurs, s’ils se mettaient un jour en grève. Étienne, justement, croyait la grève prochaine: l’affaire des bois finirait mal, il ne fallait plus qu’une exigence de la Compagnie pour révolter toutes les fosses.

– L’embêtant, c’est les cotisations, déclara Rasseneur d’un ton judicieux. Cinquante centimes par an pour le fonds général, deux francs pour la section, ça n’a l’air de rien, et je parie que beaucoup refuseront de les donner.

– D’autant plus, ajouta Étienne, qu’on devrait d’abord créer ici une caisse de prévoyance, dont nous ferions à l’occasion une caisse de résistance… N’importe, il est temps de songer à ces choses. Moi, je suis prêt, si les autres sont prêts.

Il y eut un silence. La lampe à pétrole fumait sur le comptoir. Par la porte grande ouverte, on entendait distinctement la pelle d’un chauffeur du Voreux chargeant un foyer de la machine.

– Tout est si cher! reprit Mme Rasseneur, qui était entrée et qui écoutait d’un air sombre, comme grandie dans son éternelle robe noire. Si je vous disais que j’ai payé les œufs vingt-deux sous… Il faudra que ça pète.

Les trois hommes, cette fois, furent du même avis. Ils parlaient l’un après l’autre, d’une voix désolée, et les doléances commencèrent. L’ouvrier ne pouvait pas tenir le coup, la révolution n’avait fait qu’aggraver ses misères, c’étaient les bourgeois qui s’engraissaient depuis 89, si goulûment, qu’ils ne lui laissaient même pas le fond des plats à torcher. Qu’on dise un peu si les travailleurs avaient eu leur part raisonnable, dans l’extraordinaire accroissement de la richesse et du bien-être, depuis cent ans? On s’était fichu d’eux en les déclarant libres: oui, libres de crever de faim, ce dont ils ne se privaient guère. Ça ne mettait pas du pain dans la huche, de voter pour des gaillards qui se gobergeaient ensuite, sans plus songer aux misérables qu’à leurs vieilles bottes. Non, d’une façon ou d’une autre, il fallait en finir, que ce fût gentiment, par des lois, par une entente de bonne amitié, ou que ce fût en sauvages, en brûlant tout et en se mangeant les uns les autres. Les enfants verraient sûrement cela, si les vieux ne le voyaient pas, car le siècle ne pouvait s’achever sans qu’il y eût une autre révolution, celle des ouvriers cette fois, un chambardement qui nettoierait la société du haut en bas, et qui la rebâtirait avec plus de propreté et de justice.

– Il faut que ça pète, répéta énergiquement Mme Rasseneur.

– Oui, oui, crièrent-ils tous les trois, il faut que ça pète.

Souvarine flattait maintenant les oreilles de Pologne, dont le nez se frisait de plaisir. Il dit à demi-voix, les yeux perdus, comme pour lui-même:

– Augmenter le salaire, est-ce qu’on peut? Il est fixé par la loi d’airain à la plus petite somme indispensable, juste le nécessaire pour que les ouvriers mangent du pain sec et fabriquent des enfants… S’il tombe trop bas, les ouvriers crèvent, et la demande de nouveaux hommes le fait remonter. S’il monte trop haut, l’offre trop grande le fait baisser… C’est l’équilibre des ventres vides, la condamnation perpétuelle au bagne de la faim.

Quand il s’oubliait de la sorte, abordant des sujets de socialiste instruit, Étienne et Rasseneur demeuraient inquiets, troublés par ses affirmations désolantes, auxquelles ils ne savaient que répondre.

– Entendez-vous! reprit-il avec son calme habituel, en les regardant, il faut tout détruire, ou la faim repoussera. Oui! l’anarchie, plus rien, la terre lavée par le sang, purifiée par l’incendie!… On verra ensuite.

– Monsieur a bien raison, déclara Mme Rasseneur, qui, dans ses violences révolutionnaires, se montrait d’une grande politesse.

Étienne, désespéré de son ignorance, ne voulut pas discuter davantage. Il se leva, en disant:

– Allons nous coucher. Tout ça ne m’empêchera pas de me lever à trois heures.

Déjà Souvarine, après avoir soufflé le bout de cigarette collé à ses lèvres, prenait délicatement la grosse lapine sous le ventre, pour la poser à terre. Rasseneur fermait la maison. Ils se séparèrent en silence, les oreilles bourdonnantes, la tête comme enflée des questions graves qu’ils remuaient.

Et, chaque soir, c’étaient des conversations semblables, dans la salle nue, autour de l’unique chope qu’Étienne mettait une heure à vider. Un fonds d’idées obscures, endormies en lui, s’agitait, s’élargissait. Dévoré surtout du besoin de savoir, il avait hésité longtemps à emprunter des livres à son voisin, qui malheureusement ne possédait guère que des ouvrages allemands et russes. Enfin, il s’était fait prêter un livre français sur les Sociétés coopératives, encore des bêtises, disait Souvarine; et il lisait aussi régulièrement un journal que ce dernier recevait, Le Combat, feuille anarchiste publiée à Genève. D’ailleurs, malgré leurs rapports quotidiens, il le trouvait toujours aussi fermé, avec son air de camper dans la vie, sans intérêts, ni sentiments, ni biens d’aucune sorte.

Ce fut vers les premiers jours de juillet que la situation d’Étienne s’améliora. Au milieu de cette vie monotone, sans cesse recommençante de la mine, un accident s’était produit: les chantiers de la veine Guillaume venaient de tomber sur un brouillage, toute une perturbation dans la couche, qui annonçait certainement l’approche d’une faille; et, en effet, on avait bientôt rencontré cette faille, que les ingénieurs, malgré leur grande connaissance du terrain, ignoraient encore. Cela bouleversait la fosse, on ne causait que de la veine disparue, glissée sans doute plus bas, de l’autre côté de la faille. Les vieux mineurs ouvraient déjà les narines, comme de bons chiens lancés à la chasse de la houille. Mais, en attendant, les chantiers ne pouvaient rester les bras croisés, et des affiches annoncèrent que la Compagnie allait mettre aux enchères de nouveaux marchandages.

Maheu, un jour, à la sortie, accompagna Étienne et lui offrit d’entrer comme haveur dans son marchandage, à la place de Levaque passé à un autre chantier. L’affaire était déjà arrangée avec le maître porion et l’ingénieur, qui se montraient très contents du jeune homme. Aussi Étienne n’eut-il qu’à accepter ce rapide avancement, heureux de l’estime croissante où Maheu le tenait.

Dès le soir, ils retournèrent ensemble à la fosse prendre connaissance des affiches. Les tailles mises aux enchères se trouvaient à la veine Filonnière, dans la galerie nord du Voreux. Elles semblaient peu avantageuses, le mineur hochait la tête à la lecture que le jeune homme lui faisait des conditions. En effet, le lendemain, quand ils furent descendus et qu’il l’eut emmené visiter la veine, il lui fit remarquer l’éloignement de l’accrochage, la nature ébouleuse du terrain, le peu d’épaisseur et la dureté du charbon. Pourtant, si l’on voulait manger, il fallait travailler. Aussi, le dimanche suivant, allèrent-ils aux enchères, qui avaient lieu dans la baraque, et que l’ingénieur de la fosse, assisté du maître porion, présidait, en l’absence de l’ingénieur divisionnaire. Cinq à six cents charbonniers se trouvaient là, en face de la petite estrade, plantée dans un coin; et les adjudications marchaient d’un tel train, qu’on entendait seulement un sourd tumulte de voix, des chiffres criés, étouffés par d’autres chiffres.

Un instant, Maheu eut peur de ne pouvoir obtenir un des quarante marchandages offerts par la Compagnie. Tous les concurrents baissaient, inquiets des bruits de crise, pris de la panique du chômage. L’ingénieur Négrel ne se pressait pas devant cet acharnement, laissait tomber les enchères aux plus bas chiffres possibles, tandis que Dansaert, désireux de hâter encore les choses, mentait sur l’excellence des marchés. Il fallut que Maheu, pour avoir ses cinquante mètres d’avancement, luttât contre un camarade, qui s’obstinait, lui aussi; à tour de rôle, ils retiraient chacun un centime de la berline; et, s’il demeura vainqueur, ce fut en abaissant tellement le salaire, que le porion Richomme, debout derrière lui, se fâchait entre ses dents, le poussait du coude, en grognant avec colère que jamais il ne s’en tirerait, à ce prix-là.

Quand ils sortirent, Étienne jurait. Et il éclata devant Chaval, qui revenait des blés en compagnie de Catherine, flânant, pendant que le beau-père s’occupait des affaires sérieuses.

– Nom de Dieu! cria-t-il, en voilà un égorgement!… Alors, aujourd’hui, c’est l’ouvrier qu’on force à manger l’ouvrier!

Chaval s’emporta; jamais il n’aurait baissé, lui! Et Zacharie, venu par curiosité, déclara que c’était dégoûtant. Mais Étienne les fit taire d’un geste de sourde violence.

– Ça finira, nous serons les maîtres, un jour!

Maheu, resté muet depuis les enchères, parut s’éveiller. Il répéta:

– Les maîtres… Ah! foutu sort! ce ne serait pas trop tôt!

II. C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou…

C’était le dernier dimanche de juillet, le jour de la ducasse de Montsou. Dès le samedi soir, les bonnes ménagères du coron avaient lavé leur salle à grande eau, un déluge, des seaux jetés à la volée sur les dalles et contre les murs; et le sol n’était pas encore sec, malgré le sable blanc dont on le semait, tout un luxe coûteux pour ces bourses de pauvre. Cependant, la journée s’annonçait très chaude, un de ces lourds ciels, écrasants d’orage, qui étouffent en été les campagnes du Nord, plates et nues, à l’infini.

 

Le dimanche bouleversait les heures du lever, chez les Maheu. Tandis que le père, à partir de cinq heures, s’enrageait au lit, s’habillait quand même, les enfants faisaient jusqu’à neuf heures la grasse matinée. Ce jour-là, Maheu alla fumer une pipe dans son jardin, finit par revenir manger une tartine tout seul, en attendant. Il passa ainsi la matinée, sans trop savoir à quoi: il raccommoda le baquet qui fuyait, colla sous le coucou un portrait du prince impérial qu’on avait donné aux petits. Cependant, les autres descendaient un à un, le père Bonnemort avait sorti une chaise pour s’asseoir au soleil, la mère et Alzire s’étaient mises tout de suite à la cuisine. Catherine parut, poussant devant elle Lénore et Henri qu’elle venait d’habiller; et onze heures sonnaient, l’odeur du lapin qui bouillait avec des pommes de terre emplissait déjà la maison, lorsque Zacharie et Jeanlin descendirent les derniers, les yeux bouffis, bâillant encore.

Du reste, le coron était en l’air, allumé par la fête, dans le coup de feu du dîner, qu’on hâtait pour filer en bandes à Montsou. Des troupes d’enfants galopaient, des hommes en bras de chemise traînaient des savates, avec le déhanchement paresseux des jours de repos. Les fenêtres et les portes, grandes ouvertes au beau temps, laissaient voir la file des salles, toutes débordantes, en gestes et en cris, du grouillement des familles. Et, d’un bout à l’autre des façades, ça sentait le lapin, un parfum de cuisine riche, qui combattait ce jour-là l’odeur invétérée de l’oignon frit.

Les Maheu dînèrent à midi sonnant. Ils ne menaient pas grand vacarme, au milieu des bavardages de porte à porte, des voisinages mêlant les femmes, dans un continuel remous d’appels, de réponses, d’objets prêtés, de mioches chassés ou ramenés d’une claque. D’ailleurs, ils étaient en froid depuis trois semaines avec leurs voisins, les Levaque, au sujet du mariage de Zacharie et de Philomène. Les hommes se voyaient, mais les femmes affectaient de ne plus se connaître. Cette brouille avait resserré les rapports avec la Pierronne. Seulement, la Pierronne, laissant à sa mère Pierron et Lydie, était partie de grand matin pour passer la journée chez une cousine, à Marchiennes; et l’on plaisantait, car on la connaissait, la cousine: elle avait des moustaches, elle était maître porion au Voreux. La Maheude déclara que ce n’était guère propre, de lâcher sa famille, un dimanche de ducasse.

Outre le lapin aux pommes de terre, qu’ils engraissaient dans le carin depuis un mois, les Maheu avaient une soupe grasse et le bœuf. La paie de quinzaine était justement tombée la veille. Ils ne se souvenaient pas d’un pareil régal. Même à la dernière Sainte-Barbe, cette fête des mineurs où ils ne font rien de trois jours, le lapin n’avait pas été si gras ni si tendre. Aussi les dix paires de mâchoires, depuis la petite Estelle dont les dents commençaient à pousser, jusqu’au vieux Bonnemort en train de perdre les siennes, travaillaient d’un tel cœur, que les os eux-mêmes disparaissaient. C’était bon, la viande; mais ils la digéraient mal, ils en voyaient trop rarement. Tout y passa, il ne resta qu’un morceau de bouilli pour le soir. On ajouterait des tartines, si l’on avait faim.

Ce fut Jeanlin qui disparut le premier. Bébert l’attendait, derrière l’école. Et ils rôdèrent longtemps avant de débaucher Lydie, que la Brûlé voulait retenir près d’elle, décidée à ne pas sortir. Quand elle s’aperçut de la fuite de l’enfant, elle hurla, agita ses bras maigres, pendant que Pierron, ennuyé de ce tapage, s’en allait flâner tranquillement, d’un air de mari qui s’amuse sans remords, en sachant que sa femme, elle aussi, a du plaisir.

Le vieux Bonnemort partit ensuite, et Maheu se décida à prendre l’air, après avoir demandé à la Maheude si elle le rejoindrait, là-bas. Non, elle ne pouvait guère, c’était une vraie corvée, avec les petits; peut-être que oui tout de même, elle réfléchirait, on se retrouverait toujours. Lorsqu’il fut dehors, il hésita, puis il entra chez les voisins, pour voir si Levaque était prêt. Mais il trouva Zacharie qui attendait Philomène; et la Levaque venait d’entamer l’éternel sujet du mariage, criait qu’on se fichait d’elle, quelle aurait une dernière explication avec la Maheude. Était-ce une existence, de garder les enfants sans père de sa fille, lorsque celle-ci roulait avec son amoureux? Philomène ayant tranquillement fini de mettre son bonnet, Zacharie l’emmena, en répétant que lui voulait bien, si sa mère voulait. Du reste, Levaque avait déjà filé, Maheu renvoya aussi la voisine à sa femme et se hâta de sortir. Bouteloup, qui achevait un morceau de fromage, les deux coudes sur la table, refusa obstinément l’offre amicale d’une chope. Il restait à la maison, en bon mari.

Peu à peu, cependant, le coron se vidait, tous les hommes s’en allaient les uns derrière les autres; tandis que les filles, guettant sur les portes, partaient du côté opposé, au bras de leurs galants. Comme son père tournait le coin de l’église, Catherine, qui aperçut Chaval, se hâta de le rejoindre, pour prendre avec lui la route de Montsou. Et la mère demeurée seule, au milieu des enfants débandés, ne trouvait pas la force de quitter sa chaise, se versait un second verre de café brûlant, quelle buvait à petits coups. Dans le coron, il n’y avait plus que les femmes, s’invitant, achevant d’égoutter les cafetières, autour des tables encore chaudes et grasses du dîner.

Maheu flairait que Levaque était à l’Avantage, et il descendit chez Rasseneur, sans hâte. En effet, derrière le débit, dans le jardin étroit fermé d’une haie, Levaque faisait une partie de quilles avec des camarades. Debout, ne jouant pas, le père Bonnemort et le vieux Mouque suivaient la boule, tellement absorbés, qu’ils oubliaient même de se pousser du coude. Un soleil ardent tapait d’aplomb, il n’y avait qu’une raie d’ombre, le long du cabaret; et Étienne était là, buvant sa chope devant une table, ennuyé de ce que Souvarine venait de le lâcher pour monter dans sa chambre. Presque tous les dimanches, le machineur s’enfermait, écrivait ou lisait.

– Joues-tu? demanda Levaque à Maheu.

Mais celui-ci refusa. Il avait trop chaud, il crevait déjà de soif.

– Rasseneur! appela Étienne. Apporte donc une chope.

Et, se retournant vers Maheu:

– Tu sais, c’est moi qui paie.

Maintenant, tous se tutoyaient. Rasseneur ne se pressait guère, il fallut l’appeler à trois reprises; et ce fut Mme Rasseneur qui apporta de la bière tiède. Le jeune homme avait baissé la voix pour se plaindre de la maison: des braves gens sans doute, des gens dont les idées étaient bonnes; seulement, la bière ne valait rien, et des soupes exécrables! Dix fois déjà, il aurait changé de pension, s’il n’avait pas reculé devant la course de Montsou. Un jour ou l’autre, il finirait par chercher au coron une famille.

– Bien sûr, répétait Maheu de sa voix lente, bien sûr, tu serais mieux dans une famille.

Mais des cris éclatèrent, Levaque avait abattu toutes les quilles d’un coup. Mouque et Bonnemort, le nez vers la terre, gardaient au milieu du tumulte un silence de profonde approbation. Et la joie d’un tel coup déborda en plaisanteries, surtout lorsque les joueurs aperçurent, par-dessus la haie, la face joyeuse de la Mouquette. Elle rôdait là depuis une heure, elle s’était enhardie à s’approcher, en entendant les rires.

– Comment! tu es seule? cria Levaque. Et tes amoureux?

– Mes amoureux, je les ai remisés, répondit-elle avec une belle gaieté impudente. J’en cherche un.

Tous s’offrirent, la chauffèrent de gros mots. Elle refusait de la tête, riait plus fort, faisait la gentille. Son père, du reste, assistait à ce jeu, sans même quitter des yeux les quilles abattues.

– Va! continua Levaque en jetant un regard vers Étienne, on se doute bien de celui que tu reluques, ma fille!… Faudra le prendre de force.

Étienne, alors, s’égaya. C’était en effet autour de lui que tournait la herscheuse. Et il disait non, amusé pourtant, mais sans avoir la moindre envie d’elle. Quelques minutes encore, elle resta plantée derrière la haie, le regardant de ses grands yeux fixes; puis, elle s’en alla avec lenteur, le visage brusquement sérieux, comme accablée par le lourd soleil.

À demi-voix, Étienne avait repris de longues explications qu’il donnait à Maheu, sur la nécessité, pour les charbonniers de Montsou, de fonder une caisse de prévoyance.

– Puisque la Compagnie prétend qu’elle nous laisse libres, répétait-il, que craignons-nous? Nous n’avons que ses pensions, et elle les distribue à son gré, du moment où elle ne nous fait aucune retenue. Eh bien! il serait prudent de créer, à côté de son bon plaisir, une association mutuelle de secours, sur laquelle nous pourrions compter au moins, dans les cas de besoins immédiats.

Et il précisait des détails, discutait l’organisation, promettait de prendre toute la peine.

– Moi, je veux bien, dit enfin Maheu convaincu. Seulement, ce sont les autres… Tâche de décider les autres.

Levaque avait gagné, on lâcha les quilles pour vider les chopes. Mais Maheu refusa d’en boire une seconde: on verrait plus tard, la journée n’était pas finie. Il venait de songer à Pierron. Où pouvait-il être, Pierron? sans doute à l’estaminet Lenfant. Et il décida Étienne et Levaque, tous trois partirent pour Montsou, au moment où une nouvelle bande envahissait le jeu de quilles de l’Avantage.

En chemin, sur le pavé, il fallut entrer au débit Casimir, puis à l’estaminet du Progrès. Des camarades les appelaient par les portes ouvertes: pas moyen de dire non. Chaque fois, c’était une chope, deux s’ils faisaient la politesse de rendre. Ils restaient là dix minutes, ils échangeaient quatre paroles, et ils recommençaient plus loin, très raisonnables, connaissant la bière, dont ils pouvaient s’emplir, sans autre ennui que de la pisser trop vite, au fur et à mesure, claire, comme de l’eau de roche. À l’estaminet Lenfant, ils tombèrent droit sur Pierron qui achevait sa deuxième chope, et qui, pour ne pas refuser de trinquer, en avala une troisième. Eux, burent naturellement la leur. Maintenant, ils étaient quatre, ils sortirent avec le projet de voir si Zacharie ne serait pas à l’estaminet Tison. La salle était vide, ils demandèrent une chope pour l’attendre un moment. Ensuite, ils songèrent à l’estaminet Saint-Éloi, y acceptèrent une tournée du porion Richomme, vaguèrent dès lors de débit en débit, sans prétexte, histoire uniquement de se promener.

– Faut aller au Volcan! dit tout d’un coup Levaque, qui s’allumait.

Les autres se mirent à rire, hésitants, puis accompagnèrent le camarade, au milieu de la cohue croissante de la ducasse. Dans la salle étroite et longue du Volcan, sur une estrade de planches dressée au fond, cinq chanteuses, le rebut des filles publiques de Lille, défilaient, avec des gestes et un décolletage de monstres; et les consommateurs donnaient dix sous, lorsqu’ils en voulaient une, derrière les planches de l’estrade. Il y avait surtout des herscheurs, des moulineurs, jusqu’à des galibots de quatorze ans, toute la jeunesse des fosses, buvant plus de genièvre que de bière. Quelques vieux mineurs se risquaient aussi, les maris paillards des corons, ceux dont les ménages tombaient à l’ordure.

Dès que leur société fut assise autour d’une petite table, Étienne s’empara de Levaque, pour lui expliquer son idée d’une caisse de prévoyance. Il avait la propagande obstinée des nouveaux convertis, qui se créent une mission.

– Chaque membre, répétait-il, pourrait bien verser vingt sous par mois. Avec ces vingt sous accumulés, on aurait, en quatre ou cinq ans, un magot; et, quand on a de l’argent, on est fort, n’est-ce pas? dans n’importe quelle occasion… Hein! qu’en dis-tu?

– Moi, je ne dis pas non, répondait Levaque d’un air distrait. On en causera.

Une blonde énorme l’excitait; et il s’entêta à rester, lorsque Maheu et Pierron, après avoir bu leur chope, voulurent partir, sans attendre une seconde romance.

Dehors, Étienne, sorti avec eux, retrouva la Mouquette, qui semblait les suivre. Elle était toujours là, à le regarder de ses grands yeux fixes, riant de son rire de bonne fille, comme pour dire: « Veux-tu? » Le jeune homme plaisanta, haussa les épaules. Alors, elle eut un geste de colère et se perdit dans la foule.

– Où est donc Chaval? demanda Pierron.

– C’est vrai, dit Maheu. Il est pour sûr chez Piquette… Allons chez Piquette.

Mais, comme ils arrivaient tous trois à l’estaminet Piquette, un bruit de bataille, sur la porte, les arrêta. Zacharie menaçait du poing un cloutier wallon, trapu et flegmatique; tandis que Chaval, les mains dans les poches, regardait.

– Tiens! le voilà, Chaval, reprit tranquillement Maheu. Il est avec Catherine.

 

Depuis cinq grandes heures, la herscheuse et son galant se promenaient à travers la ducasse. C’était, le long de la route de Montsou, de cette large rue aux maisons basses et peinturlurées, dévalant en lacet, un flot de peuple qui roulait sous le soleil, pareil à une traînée de fourmis, perdues dans la nudité rase de la plaine. L’éternelle boue noire avait séché, une poussière noire montait, volait ainsi qu’une nuée d’orage. Aux deux bords, les cabarets crevaient de monde, rallongeaient leurs tables jusqu’au pavé, où stationnait un double rang de camelots, des bazars en plein vent, des fichus et des miroirs pour les filles, des couteaux et des casquettes pour les garçons; sans compter les douceurs, des dragées et des biscuits. Devant l’église, on tirait de l’arc. Il y avait des jeux de boules, en face des Chantiers. Au coin de la route de Joiselle, à côté de la Régie, dans un enclos de planches, on se ruait à un combat de coqs, deux grands coqs rouges, armés d’éperons de fer, dont la gorge ouverte saignait. Plus loin, chez Maigrat, on gagnait des tabliers et des culottes, au billard. Et il se faisait de longs silences, la cohue buvait, s’empiffrait sans un cri, une muette indigestion de bière et de pommes de terre frites s’élargissait, dans la grosse chaleur, que les poêles de friture, bouillant en plein air, augmentaient encore.

Chaval acheta un miroir de dix-neuf sous et un fichu de trois francs à Catherine. À chaque tour, ils rencontraient Mouque et Bonnemort, qui étaient venus à la fête, et qui, réfléchis, la traversaient côte à côte, de leurs jambes lourdes. Mais une autre rencontre les indigna, ils aperçurent Jeanlin en train d’exciter Bébert et Lydie à voler les bouteilles de genièvre d’un débit de hasard, installé au bord d’un terrain vague. Catherine ne put que gifler son frère, la petite galopait déjà avec une bouteille. Ces satanés enfants finiraient au bagne.

Alors, en arrivant devant le débit de la Tête-Coupée, Chaval eut l’idée d’y faire entrer son amoureuse, pour assister à un concours de pinsons, affiché sur la porte depuis huit jours. Quinze cloutiers, des clouteries de Marchiennes, s’étaient rendus à l’appel, chacun avec une douzaine de cages; et les petites cages obscures, où les pinsons aveuglés restaient immobiles, se trouvaient déjà accrochées à une palissade, dans la cour du cabaret. Il s’agissait de compter celui qui, pendant une heure, répéterait le plus de fois la phrase de son chant. Chaque cloutier, avec une ardoise, se tenait près de ses cages, marquant, surveillant ses voisins, surveillé lui-même. Et les pinsons étaient partis, les « chichouïeux » au chant plus gras, les « batisecouics » d’une sonorité aiguë, tout d’abord timides, ne risquant que de rares phrases, puis s’excitant les uns les autres, pressant le rythme, puis emportés enfin d’une telle rage d’émulation, qu’on en voyait tomber et mourir. Violemment, les cloutiers les fouettaient de la voix, leur criaient en wallon de chanter encore, encore, encore un petit coup; tandis que les spectateurs, une centaine de personnes, demeuraient muets, passionnés, au milieu de cette musique infernale de cent quatre-vingts pinsons répétant tous la même cadence, à contretemps. Ce fut un « batisecouic » qui gagna le premier prix, une cafetière en fer battu.

Catherine et Chaval étaient là, lorsque Zacharie et Philomène entrèrent. On se serra la main, on resta ensemble. Mais, brusquement, Zacharie se fâcha, en surprenant un cloutier, venu par curiosité avec les camarades, qui pinçait les cuisses de sa sœur; et elle, très rouge, le faisait taire, tremblante à l’idée d’une tuerie, de tous ces cloutiers se jetant sur Chaval, s’il ne voulait pas qu’on la pinçât. Elle avait bien senti l’homme, elle ne disait rien, par prudence. Du reste, son galant se contentait de ricaner, tous les quatre sortirent, l’affaire sembla finie. Et, à peine étaient-ils entrés chez Piquette boire une chope, voilà que le cloutier avait reparu, se fichant d’eux, leur soufflant sous le nez, d’un air de provocation. Zacharie, outré dans ses bons sentiments de famille, s’était rué sur l’insolent.

– C’est ma sœur, cochon!… Attends, nom de Dieu! je vas te la faire respecter!

On se précipita entre les deux hommes, tandis que Chaval, très calme, répétait:

– Laisse donc, ça me regarde… Je te dis que je me fous de lui!

Maheu arrivait avec sa société, et il calma Catherine et Philomène, déjà en larmes. On riait maintenant dans la foule, le cloutier avait disparu. Pour achever de noyer ça, Chaval, qui était chez lui à l’estaminet Piquette, offrit des chopes. Étienne dut trinquer avec Catherine, tous burent ensemble, le père, la fille et son galant, le fils et sa maîtresse, en disant poliment: « À la santé de la compagnie! » Pierron ensuite s’obstina à payer sa tournée. Et l’on était très d’accord, lorsque Zacharie fut repris d’une rage, à la vue de son camarade Mouquet. Il l’appela, pour aller faire, disait-il, son affaire au cloutier.

– Faut que je le crève!… Tiens! Chaval, garde Philomène avec Catherine. Je vais revenir.

Maheu, à son tour, offrait des chopes. Après tout, si le garçon voulait venger sa sœur, ce n’était pas d’un mauvais exemple. Mais, depuis qu’elle avait vu Mouquet, Philomène, tranquillisée, hochait la tête. Bien sûr que les deux bougres avaient filé au Volcan.

Les soirs de ducasse, on terminait la fête au bal du Bon-Joyeux. C’était la veuve Désir qui tenait ce bal, une forte mère de cinquante ans, d’une rotondité de tonneau, mais d’une telle verdeur, qu’elle avait encore six amoureux, un pour chaque jour de la semaine, disait-elle, et les six à la fois le dimanche. Elle appelait tous les charbonniers ses enfants, attendrie à l’idée du fleuve de bière qu’elle leur versait depuis trente années; et elle se vantait aussi que pas une herscheuse ne devenait grosse, sans s’être, à l’avance, dégourdi les jambes chez elle. Le Bon-Joyeux se composait de deux salles: le cabaret, où se trouvaient le comptoir et des tables; puis, communiquant de plain-pied par une large baie, le bal, vaste pièce planchéiée au milieu seulement, dallée de briques autour. Une décoration l’ornait, deux guirlandes de fleurs en papier qui se croisaient d’un angle à l’autre du plafond, et que réunissait, au centre, une couronne des mêmes fleurs; tandis que, le long des murs, saignaient des écussons dorés, portant des noms de saints, saint Éloi, patron des ouvriers du fer, saint Crépin, patron des cordonniers, sainte Barbe, patronne des mineurs, tout le calendrier des corporations. Le plafond était si bas, que les trois musiciens, dans leur tribune, grande comme une chaire à prêcher, s’écrasaient la tête. Pour éclairer, le soir, on accrochait quatre lampes à pétrole, aux quatre coins du bal.

Ce dimanche-là, dès cinq heures, on dansait, au plein jour des fenêtres. Mais ce fut vers sept heures que les salles s’emplirent. Dehors, un vent d’orage s’était levé, soufflant de grandes poussières noires, qui aveuglaient le monde et grésillaient dans les poêles de friture. Maheu, Étienne et Pierron, entrés pour s’asseoir, venaient de retrouver au Bon-Joyeux Chaval, dansant avec Catherine, tandis que Philomène, toute seule, les regardait. Ni Levaque ni Zacharie n’avaient reparu. Comme il n’y avait pas de bancs autour du bal, Catherine, après chaque danse, se reposait à la table de son père. On appela Philomène, mais elle était mieux debout. Le jour tombait, les trois musiciens faisaient rage, on ne voyait plus, dans la salle, que le remuement des hanches et des gorges, au milieu d’une confusion de bras. Un vacarme accueillit les quatre lampes, et brusquement tout s’éclaira, les faces rouges, les cheveux dépeignés, collés à la peau, les jupes volantes, balayant l’odeur forte des couples en sueur. Maheu montra à Étienne la Mouquette, qui, ronde et grasse comme une vessie de saindoux, tournait violemment aux bras d’un grand moulineur maigre: elle avait dû se consoler et prendre un homme.

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