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Mariages d'aventure

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VIII

Il était huit heures du matin. Pascal, levé depuis l’aube, c’est-à-dire depuis un quart d’heure, parcourait son logis, un mètre à la main.

– Décidément, disait-il, tout en prenant des mesures, impossible de rester ici, c’est trop petit. Quand je rétablirais les cloisons qui divisaient mon appartement en sept pièces, je ne l’agrandirais pas d’un pouce, bien que mon propriétaire croie précisément le contraire. Il faudra chercher ailleurs. C’est fâcheux, je regretterai plus d’une fois la verdure du square; comme compensation, il est vrai, je n’aurai plus la vue du faîte de ce Théâtre-Lyrique, lequel ressemble, à s’y méprendre, à une grande malle qui a perdu sa poignée…

L’entrée de M. Divorne père interrompit brusquement le monologue de Pascal.

– Mon père! s’écria-t-il, laissant, de surprise, tomber le mètre qu’il tenait.

– Oui, moi, répondit l’avoué. Mais avant tout, un mot, un seul: te maries-tu? est-ce vrai?

– Je vous l’ai écrit.

– Et par l’intermédiaire d’un marchand d’héritières?

Pascal s’était bien gardé de souffler mot de M. de Saint-Roch dans sa lettre; aussi fut-il bien étonné, et plus contrarié encore, de voir l’avoué si bien au fait. Il n’eut pourtant pas l’idée de nier, sachant bien qu’en toute sûreté il pouvait se confier à son père.

– C’est vrai, dit-il.

– Malheureux!

– Au moins, écoutez comment les choses se sont passées. C’est une plaisanterie qui se trouve avoir un dénoûment sérieux, je lui devrai mon bonheur.

Le récit du jeune homme fut long, parce qu’il n’omit pas la circonstance la plus insignifiante: M. Divorne l’écouta avec cette attention patiente qu’il prête à ses clients lorsqu’ils le mettent au courant d’un procès. Quand enfin Pascal eut achevé:

– Pauvre jeune homme! s’écria M. Divorne, et tu ne vois pas le piége, et tu ne comprends pas que tu es la dupe d’une comédie préparée à ton intention!

– Cependant, mon père, il me semble que le hasard seul…

– Et tu donnes dans ces hasards, toi? Mais comprends donc bien que ces gens-là ne cousent pas leurs malices de fil blanc; s’ils n’étaient pas habiles, ils ne prendraient personne. J’avoue, cependant, que leur traquenard est assez ingénieux; un plus fin que toi y serait pris. Mais on ne refait pas au même un vieil avoué retors. Et je suis là, moi, morbleu!

L’avoué venait d’éveiller au fond du cœur de son fils la nichée vipérine des soupçons. Pourtant Pascal voulut défendre encore la famille Gerbeau. Son père l’interrompit.

– Voyons, continua-t-il, que sais-tu de ces gens-là? à qui en as-tu parlé? quelles personnes t’ont répondu d’eux? Tout ce que tu en connais, tu le tiens de deux intrigants, ligués pour te pousser dans le panneau, c’est-à-dire pour te faire entrer dans une famille tarée et ruinée.

– Oh! ruinée.

– Toi-même m’as dit que sans toi la fortune de ce M. Gerbeau était compromise ou allait l’être dans une affaire. Es-tu certain qu’il n’ait pas beaucoup d’affaires de ce genre?

– Si ce n’était que l’argent, je suis assez riche pour deux.

– Soit, j’admets qu’il soit riche, très riche, cela prouve-t-il qu’il soit honnête homme? Je connais, pardieu! nombre de coquins millionnaires. Mais rien qu’à leur manière d’agir, je crois pouvoir te prédire à coup sûr qu’il faut renoncer à ce mariage.

Pascal ne répondit rien. Aux discours de son père, il lui semblait que des écailles lui tombaient des yeux. N’avait-il pas agi bien légèrement?

– Écoute, garçon, reprit l’avoué, raisonnons un peu. Lorsqu’un père de famille honorable veut marier sa fille, s’adresse-t-il, pour lui trouver un mari, à un monsieur… comment l’appelles-tu, ton intrigant?

– De Saint-Roch.

– Va pour Saint-Roch. Si tu avais une fille, t’y prendrais-tu ainsi? Non. Cela seul devait t’éclairer. Et ensuite, comment as-tu été admis dans cette famille? tout à coup, sans informations, sans renseignements, sur la soi-disant parole d’un compère. Tu entres dans la maison comme un mendiant dans une église, et aussitôt on te permet de faire la cour à la demoiselle… Tiens, vois-tu, ces gens-là…

– Cependant, mon père, ils sont reçus dans d’honorables familles. C’est à une soirée chez un ancien magistrat…

– Ainsi, tu crois encore à l’ancien magistrat… un magistrat où ton chevalier d’industrie a ses grandes entrées! Pauvre garçon! mais on t’a fait danser dans un bal d’occasion, avec des figurants loués à la soirée…

– Oh! par exemple! mon père, je me connais en physionomies, et…

– Mon cher ami, en y mettant le prix, on trouve fort bien des intrigants à mine honnête! Mais veux-tu que je te donne raison sur tous ces points? Soit. La famille Gerbeau est riche et honorable, très honorable, je le veux bien; alors c’est la fille qui…

– Oh! mon père! s’écria Pascal atteint au cœur, de grâce! ne parlez pas ainsi. Elle, si pure, si belle! Oh! si vous la connaissiez, rien qu’à voir cette figure si suave, ces yeux si candides! vous reconnaîtriez votre injustice et votre erreur.

M. Divorne haussa les épaules.

– Comment, c’est toi, à trente ans, qui parles ainsi! Mais, mon garçon, à dix-huit ans, je savais déjà la foi qu’on doit ajouter à ces airs de candeur. Tu crois encore que de beaux yeux, tendres et timides, sont le reflet fidèle d’une belle âme! Mais qu’une femme veuille te tromper, ses yeux ne te révéleront rien de son cœur, pas plus que la surface calme et unie d’un lac ne te dira les vases et les scories amassées dans les profondeurs des eaux si limpides…

– Mais je l’aime! s’écria Pascal qui avait presque les larmes aux yeux, je l’aime!

– Hélas! mon pauvre ami, dit M. Divorne, je crains bien que ce soit sans espoir. Avant de rien décider, pourtant, il faut voir, s’informer, et c’est ce que je vais faire aujourd’hui même, après que tu m’auras donné à manger, toutefois, car je meurs de faim.

Tout en déjeunant, M. Divorne s’efforçait de consoler son fils.

– Voyons, disait-il, ne te désole donc pas, nous te trouverons une autre femme, si tu ne peux épouser celle-là. Ta mère en avait déjà une toute prête, et même je dois te dire que la nouvelle de ton mariage a fait beaucoup de peine à ta mère, beaucoup; elle a pleuré. Si tu l’avais consultée, tout ceci n’arriverait pas. Tu serais venu à Lannion, tu aurais vu la jeune fille qu’elle te destine, tu l’aurais aimée. Mais rien n’est perdu, si ce mariage-ci échoue, tu l’aimeras…

– Je ne puis aimer qu’Antoinette, soupira le triste Pascal.

– Vraiment! fit l’avoué en hochant la tête, c’est si sérieux que cela! Eh bien, il ne faut pas rester plus longtemps dans l’incertitude; ce soir même tu seras fixé. Fais-moi venir une voiture, et donne-moi l’adresse du père de la jeune personne et de tes deux intrigants. Ah! çà, tu ne connais aucun des amis, ou des ennemis, l’un vaut l’autre, de la famille Gerbeau?

– Je ne sais même pas quelles sont leurs relations.

– Prodigieux! je te trouve prodigieux! Ah! ce serait pourtant bien important. Voyons, réfléchis, cherche un peu.

– J’ai beau chercher, je ne vois personne absolument, sauf peut-être leur notaire…

– Leur notaire? Tu connais le notaire de la famille et tu ne le dis pas! et tu ne t’es pas adressé à lui! Mais, cher ami, lorsqu’il s’agit d’un mariage, les notaires sont la source même des renseignements, on ne consulte qu’eux, ils ont été institués exprès pour cela. Son nom, vite…

– Maître Bertaud.

– Bertaud… Je ne le connais pas, mais peu importe. Son titre me suffit. Il est mon ami ou doit l’être, tous les officiers ministériels sont mes amis; nous sommes confrères, ou peu s’en faut. Je commence ma tournée par lui. Allons, je pars, ne te tourmente pas.

Bien certainement, si M. Divorne avait pensé qu’il trouverait des renseignements, je ne dis pas excellents, mais seulement passables, il ne se serait pas mis en quête; il aurait purement et simplement refusé son consentement; il aurait profité du premier moment de surprise de Pascal pour lui arracher la promesse de ne pas passer outre.

Mais il s’attendait à recueillir de singulières histoires sur ces parents, qui mettaient leur fille en étalage dans la boutique d’un négociateur matrimonial; il s’apprêtait à entendre des révélations déplorables, des confidences étranges; il s’en réjouissait d’avance en montant en voiture; il s’en réjouissait, parce qu’en quittant Lannion il avait bien promis à sa femme de faire manquer ce mariage. Il allait ainsi se trouver rompu, sans manœuvres de sa part, sans acte d’autorité. Et non-seulement Pascal ne pourrait lui en vouloir, mais encore il lui saurait gré d’être entré dans ses idées et de n’avoir décidé la rupture définitive qu’après des démarches qui prouvaient combien était nécessaire cette extrémité. Voilà ce que pensait l’avoué en montant l’escalier de maître Bertaud.

Pascal, resté seul, se désolait. Avait-il ou non été pris pour dupe? Les apparences, il est vrai, étaient pour l’avoué, mais les apparences sont trompeuses. Comment, pourquoi le nom de mademoiselle Gerbeau se trouvait-il sur le répertoire aux héritières de M. de Saint-Roch? Il devait y avoir quelque motif caché. Ah! qu’il regrettait amèrement de s’être tant avancé, comme cela, à l’aveuglette. L’expérience, la raison, lui disaient, lui prouvaient que son père était dans le vrai. Mais il était amoureux, et son cœur plaidait chaudement la cause d’Antoinette.

Le bruit d’une vive discussion dans l’antichambre tira Pascal de ses réflexions. Presque aussitôt le chevalier de Jeuflas entra ou plutôt fit irruption, violant la consigne sévère, donnée au domestique, de ne laisser entrer personne.

Le premier mouvement de Pascal – ce n’était pas le bon – fut de sauter au cou du chevalier pour l’étrangler. Par bonheur, il se contint, et toute sa colère tomba lorsqu’il eut envisagé l’ami et courtier de M. de Saint-Roch.

 

Pauvre M. de Jeuflas! il semblait vieilli de dix ans. En une nuit, le chagrin avait creusé des rides le long de ses tempes. Lui si droit la veille, il marchait courbé, le chef branlant. Sa toilette n’avait pas sa correction habituelle, sa cravate était chiffonnée, ses souliers maculés de boue. La disposition si naturellement symétrique des quelques cheveux qui lui restaient était dérangée.

Il devait, lui aussi, avoir reçu un rude coup. Il ne paraissait guère moins affligé que son jeune ami. Il était visiblement très ému. Son visage exprimait l’abattement; sa voix tremblait; cependant il grasseyait encore.

– Eh bien! dit-il d’un ton piteux, tout est manqué. Mais vous savez le malheur; je le vois à votre tristesse…

Et le chevalier, accablé, s’assit ou plutôt se laissa tomber sur un fauteuil.

– Oui, répondit Pascal, l’arrivée de mon père…

– Il s’agit bien de votre père, ma foi!.. Vous n’avez donc pas reçu la lettre de M. Gerbeau?

– J’ai reçu des lettres, dit Pascal, mais je ne les ai pas ouvertes. Elles sont toutes là, sur ma cheminée.

Le chevalier se leva avec effort et, prenant la correspondance intacte de son jeune ami, chercha un instant parmi les lettres, les journaux, les imprimés arrivés dans la matinée.

– Voici la lettre de Gerbeau, dit-il enfin; je reconnais son écriture. Vous permettez, n’est-ce pas?

Et, sans attendre la réponse de Pascal, il brisa l’enveloppe et parcourut rapidement la lettre.

– Oh! tout est bien fini, dit-il lorsqu’il eut achevé. Je sais mon Gerbeau par cœur: il périrait plutôt que d’avouer qu’il s’est trompé. Tenez, ajouta-t-il en passant la lettre au jeune homme, lisez… et du calme surtout.

Le calme était fort nécessaire, en effet. M. Gerbeau avait écrit sous l’impression d’une violente colère, et il n’avait pas ménagé ses termes. Il disait à Pascal:

«Ne prenez plus la peine, monsieur, de vous présenter chez moi. Vous n’y trouverez personne, désormais. Je sais tout. J’ai appris vos perfides manœuvres pour surprendre ma confiance. Je connais les odieux complices qui vous ont ménagé l’accès de ma maison. Je n’ignore pas davantage votre expulsion de l’École. Mon regret le plus cuisant est d’être votre obligé. Fixez vous-même le prix de vos services, demandez-moi la moitié de ma fortune, mais ne songez plus à ma fille.»

Pascal lut avec une lenteur extrême cette lettre injurieuse. Il n’y comprenait pas grand’chose, il est vrai, mais le sens le tourmentait peu. Il était plus inquiet du motif qui avait fait agir M. Gerbeau.

– Serait-ce une comédie? se disait-il; mais pourquoi? Sans doute pour aller au-devant d’une rupture, pour prévenir l’enquête de mon père. Mais comment a-t-on pu savoir l’arrivée de mon père?

A toutes ces questions, il ne trouvait pas de solution satisfaisante. Enfin, il reposa tranquillement la lettre sur la table, et M. de Jeuflas, qui l’observait et s’attendait à une explosion de fureur, fut très surpris de ce calme.

– Eh bien! demanda le chevalier, que dites-vous de cela?

– Rien. M. Gerbeau est sans doute devenu fou. Il m’écrit des injures, et je veux être pendu si je sais pourquoi.

– Comment, vous ne comprenez pas?

– Pardon! Je vois très bien qu’il ne veut plus me donner sa fille, mais c’est tout ce que je vois. Ce n’était pas la peine de me la faire proposer par M. de Saint-Roch.

– Mais, malheureux! s’il vous repousse, c’est qu’il a su la part que Saint-Roch prenait à cette affaire.

– Pardieu! c’est trop fort, répondit Pascal; espérez-vous me faire entendre que c’est à l’insu de M. Gerbeau que le nom de sa fille se trouve sur les registres de votre ami, – avec titres à l’appui, pour parler comme lui!

– Je vous jure qu’il l’ignorait.

– Alors, je n’y suis plus du tout.

– C’est cependant bien simple. Dans les mariages que fait Saint Roch, il arrive presque toujours que l’une des deux parties ignore son entremise. Vous imaginez-vous donc qu’il connaît tous les gens qu’il marie? Pas le moins du monde. Il a des agents, des coopérateurs, qui travaillent pour lui, qui lui donnent les renseignements et qui…

– … Partagent les honoraires; à merveille! Ainsi vous, chevalier, vous êtes un de ces coopérateurs, je trouve le mot très-joli.

M. de Jeuflas, sous le regard sardonique de Pascal, ne put s’empêcher de rougir. Un instant il resta muet, embarrassé. Enfin, reprenant tout à coup courage:

– Eh bien! oui, répondit-il, je suis un des agents de Saint-Roch. Il faut vivre, n’est-ce pas, et je vois de pires métiers. La honte, si honte il y a, je la partage avec plus d’un homme bien posé et largement décoré, avec nombre de vieilles femmes très estimées, très honorées et très dévotes. Ah! je connais à Saint-Roch plus d’un agent qu’on ne soupçonne guère, et dont personne n’aurait l’idée de se défier… Mais après tout, où est le mal quand on agit loyalement?

– Oh! loyalement! fit Pascal…

– Oui, monsieur. Ainsi, je puis très bien vous expliquer le mécanisme de Saint-Roch. Il a des agents, moi, par exemple. Je dresse la liste de toutes les demoiselles à marier que je connais parmi mes relations, dont les parents sont mes amis. Je prends des renseignements sur la fortune, sur la moralité, etc. J’agis de même pour les jeunes gens, et je porte le tout à Saint-Roch. Ses autres coopérateurs agissent de même. Il recopie nos listes, et peut ensuite offrir les jeunes gens ou les demoiselles qu’on lui indique, et cela à leur insu. C’est ce qui est arrivé pour mademoiselle Gerbeau. Quelquefois même les mariages se concluent sans qu’on se soit adressé à Saint-Roch directement, et c’est en cela que consiste son habileté; tout se fait par ses agents, qu’il met en rapport.

Pascal gardait toujours son air triste; au fond, il était ravi. Volontiers il aurait embrassé le coopérateur matrimonial, car il ne doutait pas de sa véracité: on n’imite pas l’air et le ton qu’avait l’affligé chevalier. Le jeune homme renaissait à l’espérance. – «Ainsi donc, se disait-il, Antoinette n’est pas perdue pour moi.»

– Maintenant, demanda-t-il au chevalier, comment M. Gerbeau a-t-il été informé?..

– J’aurais dû vous le dire d’abord, c’est une lettre anonyme…

– Oh!

– Oui, une lettre anonyme, et qui, de plus, doit être d’un de vos amis.

– Sachez, monsieur, dit Pascal, que mes amis ne font pas de ces infamies.

– C’est au moins de quelqu’un qui a accès chez vous, car à la lettre était joint le billet par lequel Saint-Roch vous annonçait ma visite.

– C’est impossible! s’écria le jeune homme.

Et il courut à son bureau, pour retrouver le fameux billet. Mais c’est en vain qu’il chercha, fouilla tous les tiroirs, bouleversa ses cartons, secoua un à un tous les papiers; le billet ne se retrouva pas. Il vint se rasseoir fort découragé.

– C’est incroyable, disait-il, une lettre anonyme! Mais au fait, qui a prévenu mon père?

– Ah! répondit le chevalier, vous avez quelque ennemi bien perfide.

– Oh! je le trouverai. Si j’avais seulement cinq minutes entre les mains la lettre adressée à M. Gerbeau…

– Allez la lui demander si vous voulez, dit M. de Jeuflas avec découragement; quant à moi, je ne m’en sens pas le courage. Il m’a traité ce matin d’une façon indigne, il m’a presque jeté à la porte…

– Aussi, comment diable un homme comme vous se met-il à la solde d’un négociant en mariages?

– Eh! monsieur! la misère! J’ai été riche, je suis ruiné. Est-ce à mon âge qu’on se met à travailler? Et encore, à quoi serais-je bon…

– Pauvre chevalier! vrai, je vous plains…

– Vous auriez tort de me railler, en tout cas. Cette affaire avec Gerbeau me perd à tout jamais. Qu’adviendra-t-il si elle s’ébruite? C’en est fait de mon honneur, de mon crédit, de ma considération, toutes les maisons me seront fermées.

Pascal eut pitié de cet homme malheureux.

– Quoi qu’il advienne, lui dit-il, je vous promets le silence le plus absolu.

– Et Gerbeau, se taira-t-il? Ce matin, il m’a chassé de chez lui, ô honte! moi le chevalier de Jeuflas. A cette heure, il a sans doute raconté l’aventure à vingt personnes.

– Je me trompe peut-être, reprit Pascal, mais il me semble que, dans l’intérêt même de sa fille, M. Gerbeau doit se taire. Vous vous alarmez à tort.

Mais Pascal eut beau faire, il ne put ramener le sourire sur les lèvres de l’infortuné coopérateur. Il avait la mort dans l’âme, il n’était plus que l’ombre de lui-même.

Lorsqu’enfin il se retira, il serra affectueusement la main du jeune homme, et sa dernière parole fut un conseil.

– Vous avez un ennemi bien dangereux, dit-il, tenez-vous sur vos gardes.

Cet avis était au moins inutile.

Frappé au cœur dans son amour, Pascal était bien résolu à découvrir le misérable qui trahissait ainsi l’amitié. M. Gerbeau pouvait ne pas vouloir revenir sur sa décision, alors c’en était fait du bonheur de sa vie. Il voulait se venger.

IX

Assis à son bureau, devant les fameux cartons verts qui renferment tant et de si terribles secrets, devant ses registres en caractères hiéroglyphiques, M. de Saint-Roch, l’œil illuminé par l’inspiration, travaillait au bonheur de l’humanité.

L’apôtre du mariage rédigeait une réclame, une de ces réclames superbes qui, placées à la quatrième page, font quelquefois de l’Ami de la Religion un journal amusant.

La tâche était pénible et le travail hérissé de difficultés. On le voyait au papier couvert de ratures et de surcharges. C’est que l’annonce est le côté sérieux de la mission de l’illustre ambassadeur: chaque ligne lui coûte gros, et les marchands de publicité ont un petit instrument pour mesurer l’espace; aussi faut-il dire beaucoup en peu de mots.

C’est ce que s’efforçait de faire le propagateur-initiateur. Sa réclame, destinée à faire battre la chamade à tous les cœurs célibataires, s’adressait plus spécialement qu’à l’ordinaire aux pères de famille:

«Pères prudents, disait-il, je suis la sauvegarde de l’honneur des familles. C’est moi, Saint-Roch, – pas de succursales, – qui ai inventé le mariage il y a quarante ans. Mon laboratoire est l’antichambre de la mairie, ma bienveillance vaut presque le sacrement. Vos demoiselles vous embarrassent-elles, adressez-les à moi, je leur trouverai un placement avantageux. Ecrivez-moi – lisiblement, – je viens de recevoir un assortiment complet de princes souverains à marier, de la plus belle qualité. Pères de famille, vous me bénirez, moi, Saint-Roch, car…»

Six coups frappés sur un timbre firent tressaillir l’ambassadeur.

– Oh! dit-il, un client dans le salon gris-perle.

Aussitôt il cacha son prospectus dans un tiroir, et ouvrant une armoire, il en tira un habit bleu barbeau, exactement semblable à celui qu’il avait sur lui, à cette seule différence près que le premier était fort râpé, et le second tout flamboyant de neuf.

Ce changement à vue, si important pour une négociation matrimoniale, terminé, il s’approcha de la glace pour donner un coup d’œil sur sa toilette.

Il tira ses manchettes de malines, rajusta son jabot, disposa gracieusement les cataractes de ses chaînes de montres, frotta les pierreries de ses bagues pour leur donner plus d’éclat, et enfin, d’un geste coquet de la tête, imprima à sa blonde chevelure bouclée un tour plus gracieux.

Alors, il s’adressa dans la glace un dernier et charmant sourire et se dirigea vers le salon gris-perle, où sans doute «la pratique» s’impatientait.

Il entra. Suivant sa noble et affable habitude, il salua gracieusement le nouveau client, en trois temps, ainsi que le prescrivent les professeurs de maintien de la bonne école, les talons sur la même ligne, la pointe du pied en dehors, le buste légèrement incliné, le coude arrondi, la main à la hauteur de la poitrine…

Il exécutait le deuxième temps de son salut, il préparait déjà le troisième, lorsque le client lui sauta à la gorge, sans pitié pour le jabot, en l’appelant: Misérable!

Ce pauvre M. de Saint-Roch eut une terrible frayeur. Il fit un bond de côté, cherchant à mettre la table entre lui et ce visiteur peu parlementaire.

Ce rapide mouvement de retraite lui réussit; mais, dans son évolution, il heurta la table et entraîna sept à huit ex-voto de porcelaine, qui tombèrent et se brisèrent avec éclat.

– Bon, pensait l’ambassadeur, ce doit être quelque nouveau marié qui n’est pas content. Je connais ça.

Ce n’était pas un nouveau marié, mais bien M. Gerbeau en personne. La lettre anonyme de Lorilleux produisait son petit effet. Ce n’était plus l’honnête et digne négociant qu’on connaît, c’était un tigre déchaîné. Savoir le nom de sa fille sur les registres de M. de Saint-Roch l’avait jeté hors de ses gonds. Il s’était promis de donner des coups de canne à l’ambassadeur, et il venait à la seule fin de tenir sa promesse.

 

Cependant, l’inventeur du mariage, retranché derrière sa table, avait repris un peu de courage.

– Je vous préviens, dit-il à son adversaire, que si vous usez encore de violence, j’appelle mes domestiques. Maintenant, si vous voulez causer, causons, mais doucement. Qui êtes-vous et que…

– Qui je suis, coquin, répondit l’ex-fabricant, un père dont tu as failli compromettre la fille, infâme tripoteur! Je suis monsieur Gerbeau, à qui tu voulais donner pour gendre un homme taré, vil brocanteur! un certain Pascal Divorne, renvoyé honteusement de l’École.

– Taisez-vous, cria M. de Saint-Roch, et n’insultez pas un jeune homme qui vaut mieux dans son petit doigt que vous dans toute votre personne.

– Ah! tu m’insultes, coquin! reprit M. Gerbeau. Attends, attends!

Et il tournait autour de la table pour tâcher de saisir le négociateur. Mais M. de Saint-Roch n’était pas moins leste que lui; la discussion cependant continuait.

– Qui t’a permis de te mêler du mariage de ma fille?

– Je n’ai pas de comptes à rendre.

– Je m’adresserai aux tribunaux.

– Je m’en soucie peu, j’ai des arrêts qui sanctionnent mon honorable profession.

De guerre lasse, essoufflés, n’en pouvant plus, les deux adversaires s’arrêtèrent. Mais quel désordre, justes dieux! dans la toilette si bien ordonnée de M. de Saint-Roch! Les chaînes d’or battaient au hasard sa poitrine, le jabot pendait comme une loque, une des manchettes était arrachée à demi; et la belle chevelure blonde qui s’était déplacée!

Il n’avait pas cependant, cet illustre ambassadeur, perdu sa faconde si brillante; il entreprit, à force d’éloquence, de dompter le farouche M. Gerbeau.

– Vous avez parlé de tribunaux, monsieur, s’écria-t-il, mais n’aurais-je pas le droit de me plaindre moi-même de vos transports? Vous avez insulté la plus noble des professions, vous calomniez mon sacerdoce.

– Gredin! répétait M. Gerbeau entre ses dents.

– D’autres aussi ont essayé de me ternir aux yeux de mes contemporains et de la postérité: j’en ai obtenu justice. Connaissez-vous les arrêts en ma faveur?

– Je m’en moque.

– Avez-vous lu la plaidoirie de mes avocats?

– Je m’en soucie!

– Enfin, une consultation imprimée à mes frais?

M. Gerbeau commençait à être un peu honteux de son emportement.

– Il ne s’agit pas de tout cela, dit-il avec humeur. Vous avez osé mêler le nom de ma fille à vos tripotages malpropres, c’est ce que je ne puis souffrir. Je ne sortirai pas d’ici avant d’avoir déchiré de ma main la page où vous avez écrit le nom de ma fille. Je vous défends, désormais, de vous occuper d’elle. Il me faut votre promesse et des garanties.

– Soit, répondit l’ambassadeur; veuillez, monsieur, me suivre dans mon cabinet, nous nous expliquerons.

Une explication, commencée si vivement, devait être longue. Elle fut interminable. Et pourtant, jamais le célèbre négociateur n’avait été si beau, si touchant, si pathétique. Oubliant le désordre de sa toilette, qui dans un autre moment l’eût rempli de confusion et eût paralysé ses moyens, il entassait raisons sur raisons, non pour se disculper, mais pour convaincre son adversaire.

En dépit des difficultés, il espérait encore renouer ce mariage rompu; un si beau mariage, si merveilleusement assorti! il le savait mieux que personne.

Il attaqua tout d’abord les préjugés de M. Gerbeau. Pour s’assurer les susceptibilités de ce négociant, l’ambassadeur ne craignit pas de déchirer à ses yeux le voile mystérieux qui pour le profane environne ses opérations. Il mit à nu les rouages ingénieux de sa maison. Il vanta ensuite la grandeur de sa mission, les bienfaits de son intermédiaire. N’est-elle pas, cette profession, un progrès heureux de notre civilisation, tout comme la vapeur, le gaz, les vêtements confectionnés, les omnibus et le télégraphe électrique?

Mais il atteignit réellement au sublime, lorsqu’il parla de Pascal, lorsqu’il énuméra les belles qualités de ce jeune ingénieur, si riche, si économe, véritable merle blanc des gendres. Même, emporté par son sujet, il lui arriva d’enfreindre son vœu de discrétion, et, pour disculper Pascal, lâchement calomnié et accusé d’avoir été renvoyé de l’École, il raconta l’histoire de ce qui l’avait fait renoncer à son brevet.

L’ambassadeur prêchait dans le désert. M. Gerbeau restait plus froid que marbre; il se bornait à élever la voix de temps à autre, pour rappeler le but de sa visite. Enfin, voyant que l’éloquence de M. de Saint-Roch ne tarissait pas:

– Brisons là-dessus, dit-il, je ne crois pas un mot de tout ce que vous me dites; je me trompe, je crois que vous avez un grand intérêt à marier M. Divorne.

– Eh! monsieur, les notaires aussi ont intérêt à marier leurs clients…

– Oui, mais ils sont officiers ministériels; on sait qu’on peut se fier à eux; leur probité et leur discrétion…

L’ambassadeur vit jour à porter, croyait-il, un coup décisif.

– Leur discrétion! s’écria-t-il, ah! je vois bien, monsieur, que vous ne connaissez pas la mienne; j’ai cependant dépensé plus de cent mille francs pour l’annoncer au monde entier. Un secret est chez moi plus en sûreté que votre argent à la Banque de France. Ma maison est le confessionnal de l’univers, le tombeau des secrets du monde entier. Rien ne transpirera jamais des mystères dont je suis le confident. La mort même ne me fera rien révéler. A ma mort, tout doit me suivre au cercueil, tout, cabinet, titres, mémoires. Je n’ai jamais formé d’élève. Quant à mes registres, vous pouvez les ouvrir. Jetez les yeux sur cette nomenclature de toutes les héritières des cinq parties du monde, vous ne comprendrez rien aux caractères hiéroglyphiques que seul je puis déchiffrer…

Le bruit d’un timbre, qui résonna dans le lointain des appartements, coupa brusquement la parole au négociateur. Il prêta l’oreille et compta cinq coups.

– Peste soit de l’importun! murmura-t-il, c’est une visite, au salon bleu-ciel.

Presque aussitôt un domestique entrebâilla une des portes du cabinet et fit un signe à M. de Saint-Roch.

– Mille pardons! dit l’ambassadeur à M. Gerbeau, je suis à vous à l’instant. Et il s’approcha du domestique.

– Monsieur, dit celui-ci à voix basse, il y a un monsieur dans le salon bleu.

– Je le sais, j’ai entendu, il était inutile de me déranger.

– C’est que monsieur ne sait pas que ce monsieur paraît furieux. Il ne voulait pas attendre et menaçait de tout casser.

– Diable! quelle espèce d’homme est-ce?

– Un grand qui a des lunettes d’or; assez vieux, bien mis, l’air de province, il m’a donné sa carte.

M. de Saint-Roch prit la carte, y jeta les yeux et poussa une exclamation de joie; il avait lu:

Pierre Divorne,
Avoué licencié

– Le père! pensa-t-il, l’avoué! c’est le ciel qui me l’envoie.

Et saisi d’une de ces inspirations sublimes qui décident des batailles, il repoussa le domestique, et s’élança dans le corridor, laissant son visiteur seul et stupéfait.

M. Divorne, le père, sortait précisément de chez maître Bertaud. Le notaire lui avait donné sur la famille d’Antoinette des détails si inespérés, des renseignements si brillants, qu’il regretta amèrement la promesse faite à sa femme de rompre le mariage. Mais, esclave de sa parole, il s’affermit dans sa résolution de refuser malgré tout son consentement. S’il venait chez le négociateur, c’est qu’il voulait passer un peu sa colère, et lui laver convenablement la tête.

C’est dire qu’il accueillit fort mal M. de Saint-Roch qui accourait. Mais l’ambassadeur ne s’amusa pas à répondre, il prit le bras de l’avoué, et le poussant presque devant lui:

– Dans mon cabinet, dit-il, dans mon cabinet.

Une fois entrés:

– Monsieur, prononça-t-il, en s’adressant à son premier visiteur, j’ai l’honneur de vous présenter M. Pierre Divorne, avoué licencié près le tribunal de Lannion, père de M. Pascal.

Puis, se retournant vers l’avoué:

– Je vous présente, monsieur, dit-il, M. Gerbeau, ancien fabricant à Roubaix, père de mademoiselle Antoinette.

Les deux pères se saluèrent froidement, tandis que M. de Saint-Roch allait s’asseoir derrière son bureau, en homme désormais parfaitement désintéressé dans la question.