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Les esclaves de Paris

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– En ce cas…

– Je tâcherai de trouver des militaires… vous comprenez. D'abord l'affaire est simple comme bonjour. Je suis l'insulté, je choisis le pistolet, à dix pas. Je ne sors pas de là. S'il a peur, qu'il décide papa à se désister. Sinon des claques. Voilà! je suis carré comme un dé, moi, pistolet, excuses ou claques, au choix!..

En tout autre disposition d'esprit, André eût peut-être souri des ridicules de ce triste garçon. En ce moment, il se demandait comment se dépêtrer de cette douleur tenace, quand un domestique sortit de la maison et vint à lui.

– Monsieur, lui dit cet homme, monsieur vous a vu par la fenêtre de son cabinet, et il vous prie de monter chez lui.

– J'y vais, répondit vivement André.

Et tendant la main au jeune M. Gaston:

– Bon espoir, cher monsieur, commença-t-il.

Mais Gaston le retint.

– Dites donc, fit-il à voix basse et fort vite, vous allez voir papa, parlez-lui un peu de moi. Il vous aime beaucoup, parole d'honneur, il vous écoutera. Dites-lui que je suis capable de me faire sauter le caisson, hein!.. Faites-la-lui au suicide, cela prend toujours… Qu'il laisse Zora et qu'il me donne de quoi payer Verminet et je fais tout ce qu'il voudra…

XXII

Quand André, enfin débarrassé du jeune M. Gaston, se présenta chez M. Gandelu, il fut effrayé de son affaissement et de l'affreuse altération de ses traits.

Sa franche et joyeuse physionomie présentait une désolante expression de découragement et d'hébétude. Sa pâleur était livide, son teint terreux, tout le sang de ses joues affluait à ses paupières violacées et gonflées, sa lèvre inférieure pendait inerte.

Il avait pleuré, et, en essuyant ses larmes du revers de sa manche, il avait marqué sur son visage de grandes taches noirâtres.

Cependant, lorsque parut André, l'œil vitreux de M. Gandelu s'éclaira, et il se leva à demi de son fauteuil.

– Ah!.. c'est vous, dit-il d'une voix dolente, cela m'a fait du bien de vous voir! Bénie soit la bonne aventure qui vous amène.

André secoua tristement la tête.

– Ce n'est pas une bonne aventure, prononça-t-il.

– Alors, seulement l'entrepreneur remarqua sa gravité inaccoutumée, et les plis de son front.

– Qu'avez-vous, André, demanda-t-il vivement, vous surviendrait-il quelque ennui?

– Je suis menacé d'un grand malheur monsieur.

– Vous!.. que me dites-vous là…

– Hélas!.. monsieur, la vérité. Et les conséquences de ce malheur peuvent être pour moi le désespoir… la mort.

Un flot de colère soudaine empourpra la face blêmie de l'entrepreneur.

– Saint bon Dieu!.. s'écria-t-il, d'un ton farouche, n'y aurait-il donc pas de Providence! Que fait-elle? Sera-ce éternellement le lot des justes, des honnêtes, des bons, de souffrir ici-bas; de pleurer, d'être misérables!.. Les coquins et les méchants, eux, prospèrent et triomphent, il n'y a de chance et de bonheur que pour eux…

Il s'interrompit, et fixant André:

– Je suis ton ami, garçon, reprit-il, je veux t'être utile.

– Je venais, monsieur, plein de confiance, vous demander un service.

– Ah!.. vous avez pensé à moi!.. Eh bien! je suis content. Votre main, André, j'aime à sentir une main loyale dans la mienne, cela me remet un peu de vie au cœur… Parlez!..

Le jeune artiste se recueillit un moment.

– C'est le secret de ma vie, monsieur, fit-il enfin, avec une certaine solennité, que je vais vous confier.

M. Gandelu ne répondit pas, mais de son poing fermé il se frappa rudement la poitrine, et ce geste, mieux que tous les serments, garantissait son inviolable discrétion.

André n'hésita donc pas, et taisant seulement les noms, il raconta la touchante et simple histoire de ses amours, son ambition, ses espérances, et finit en exposant exactement la situation actuelle.

Quand il eut terminé:

– Que puis-je faire? demanda M. Gandelu.

– Me permettre, monsieur, de céder l'entreprise que vous m'aviez confiée à un de mes amis. Je garderai en apparence la direction et la responsabilité des travaux, en réalité je ne serai plus qu'un ouvrier… Cette combinaison me donnera ma liberté, et en même temps le moyen de gagner en quelques heures, chaque matin, ce qu'il me faut pour vivre…

– Et c'est là ce que vous appelez un grand service?

– Monsieur…

– Silence!.. interrompit l'entrepreneur avec une brutalité affectée. Vous ferez de l'entreprise ce que vous voudrez, m'entendez-vous, et de la maison aussi… Vous la démolirez si cela peut vous faire plaisir. Pour qui donc me prenez-vous? Quand le vieux père Gandelu aime quelqu'un, mon garçon, ce n'est pas à demi, et ce quelqu'un peut disposer de lui et de sa bourse…

Il se leva vivement, et allant ouvrir une grande caisse de fer scellée dans un des angles du cabinet, il en tira une liasse de billets de banque qu'il plaça devant André.

– Dans une guerre, disait-il, comme celle que vous allez entreprendre, il faut de l'argent, et beaucoup… en voici. Oh!.. ne froncez pas les sourcils!.. Vous me rendrez cela quand et comme vous voudrez.

L'empressement de ce digne et brave homme, qui oubliait ses chagrins pour ne s'occuper que des siens, touchait André jusqu'aux larmes.

– Mais je n'ai pas besoin d'argent, monsieur, commença-t-il d'une voix émue, j'ai quelques économies…

D'un geste, M. Gandelu lui imposa silence.

– Prenez ces 20,000 francs, commanda-t-il, vous m'encouragerez ainsi à vous dire quel service je comptais vous demander quand je vous ai fait prier de monter près de moi.

Refuser, c'eût été s'obstiner dans une fierté mal placée. André accepta et attendit.

L'entrepreneur avait regagné son fauteuil et le coude sur son bureau, le front dans sa main, il semblait s'oublier dans les plus douloureuses méditations.

– Mon cher André, commença-t-il enfin, d'une voix rauque et brève, vous avez pu, l'autre jour, mesurer toute l'étendue de ma misère. Mon fils est un malheureux, et j'ai cessé de l'estimer…

Le jeune artiste avait deviné qu'il allait être question de Gaston.

– Il a certes des torts bien graves, monsieur, répondit-il, mais il est jeune.

M. Gandelu eut un sourire navrant.

– Mon fils est vieux… prononça t-il, comme le vice. J'ai réfléchi et je l'ai jugé. Hier, il m'a menacé de se tuer… Lui, se suicider!.. il est trop lâche, et ce n'est pas cela que je crains. Ce que je redoute, c'est qu'il finisse par déshonorer mon nom.

André frémit. Il songeait aux faux que lui avait avoués le jeune drôle.

– Jusqu'à ce jour, poursuivit l'entrepreneur, j'ai été d'une faiblesse indigne. Il est trop tard pour se montrer sévère. Je cèderai donc. Ce pauvre sot est épris jusqu'à la folie d'une indigne créature nommée Rose, que j'ai fait enfermer; je suis décidé à la lui rendre… Je me résigne aussi à payer ses dettes. C'est une lâcheté, je le sens… mais je suis son père, je ne l'estime plus… je l'aime toujours… Il a déchiré mon cœur, les lambeaux sont encore à lui.

Le jeune peintre se taisait, épouvanté des souffrances que trahissait cette horrible résignation.

– Je ne m'abuse pas, reprit après une pause M. Gandelu, mon fils est perdu. Je ne puis qu'essayer de faire la part du feu. Si cette Rose n'est pas une créature absolument perverse, on peut utiliser son influence sur ce malheureux. Mais qui se chargera des négociations!.. Qui obtiendra de mon fils un aveu sincère de ses dettes?.. André, j'avais compté sur vous.

Consentir à entreprendre le sauvetage du jeune M. Gaston, c'était de la part d'André un acte de dévouement héroïque, à un moment où il n'avait pas trop de toutes les forces de son intelligence pour l'œuvre de son propre salut.

Distraire sa pensée de Sabine, menacée du plus effroyable malheur qui puisse frapper une jeune fille, lui semblait presque un crime, et exigeait le plus énergique effort de sa volonté.

Pourtant, si égoïste que soit la passion vraie, il jugea qu'il devait cela et plus encore à cet honnête homme, qui venait de mettre si généreusement à sa disposition le seul élément de succès qui lui manquât, et un des plus puissants.

Il s'assit donc près de M. Gandelu, et froidement ils discutèrent la conduite qu'il convenait de tenir.

La prudence, la dissimulation même étaient indispensables.

Les derniers événements avaient si bien démoralisé le jeune M. Gaston qu'on pouvait tout obtenir de lui. Mais il fallait se hâter. Il était clair que s'il venait à soupçonner seulement les véritables dispositions paternelles, il s'empresserait d'en abuser.

Il fut donc arrêté qu'André aurait carte blanche, et que l'entrepreneur ne céderait jamais, en apparence, qu'à ses sollicitations.

Ainsi, ils comptaient substituer à l'autorité paternelle, dont la faiblesse était démontrée, un pouvoir étranger, nouveau, qui saurait se faire craindre et respecter.

L'événement devait justifier leurs prévisions.

Le jeune M. Gaston était bien plus abattu, bien plus désespéré encore que ne le supposait André, et c'est avec des transes inexprimables qu'il attendait en se promenant dans la cour, le retour de son ambassadeur.

Dès qu'il le vit paraître sur le seuil de la maison, il courut à lui.

– Eh bien!.. que dit papa?..

– Votre père, répondit André, est fort irrité. Cependant je ne désespère pas de lui arracher quelques concessions.

– Il ferait mettre Zora en liberté?..

– Peut-être.

Le spirituel jeune homme eut une exclamation de joie.

– Quelle veine!.. s'écria-t-il.

Et après quelques pas d'une danse délirante:

– Du coup, ajouta-t-il, je lui achète un huit-ressorts! v'lan…

André prévoyait bien quelque chose comme cela.

– Doucement, cher monsieur, fit-il; modérez-vous. Si votre père vous entendait, Mme Zora serait en grand danger de rester là où elle est…

 

– Allons donc!..

– C'est ainsi. Persuadez-vous bien que votre père ne vous rendra Zora et ne paiera vos dettes qu'autant que vous lui promettrez de changer de conduite et d'être plus raisonnable à l'avenir.

– Oh!.. pour promettre, j'en suis.

– Je le crois… et votre père aussi. C'est pourquoi, en échange de ses concessions, il voudra plus que des promesses… il exigera des garanties.

Ce mot parut refroidir sensiblement la joie du jeune M. Gaston.

– Hein!.. fit-il des garanties!.. Je la trouve mauvaise! Est-ce que ma parole ne suffit pas?.. Quelles garanties veut donc papa?

– Franchement, cher monsieur, je l'ignore. C'est à nous de les trouver. Je les lui proposerai ensuite de votre part, et si elles sont acceptables, il les acceptera, j'en mettrais la main au feu.

M. Gandelu fils l'examina d'un air comiquement surpris.

– Elle est bien bonne!.. ricana-t-il. Vous faites donc de papa ce que vous voulez!..

– Non… mais ainsi que vous l'aviez deviné, j'ai sur son esprit une certaine influence. Vous en faut-il une preuve?.. Je viens d'obtenir de lui de quoi payer les billets que vous savez…

– Les billets de Verminet?

– Je crois que oui… Je parle de ceux où vous avez eu la faiblesse de contrefaire une signature…

Les yeux de l'intéressant jeune homme papillotèrent.

Si inepte qu'il fut, il était horriblement tourmenté du son imprudence, et quand il y pensait, il se sentait comme un brasier dans la cervelle…

Il comprenait qu'elle pouvait avoir des conséquences épouvantables que n'arrêteraient ni les influences ni la grande fortune de son père.

– Quoi! fit-il en battant des mains, papa a lâché les fonds!.. fameuse affaire!.. Donnez, donnez bien vite…

Mais André secoua la tête avec un sourire goguenard.

– Pardon!.. dit-il, je ne dois me désaisir de l'argent qu'en recevant les billets; donnant, donnant. Mes ordres à cet égard sont formels. Seulement, si rien ne vous retient, nous pouvons aller les retirer aujourd'hui même, à l'instant. Le plus tôt sera le mieux…

Le jeune M. Gaston ne répondit pas immédiatement. Une grimace de désappointement remplaçait son triomphant sourire.

– Je la trouve mauvaise!.. dit-il enfin. Merci de la confiance. Ah! papa est un rusé vieillard, comme dit Augustin.

Cependant il prit son parti.

– Enfin, ajouta-t-il, puisqu'il le faut… allons-y gaiement!.. Je vais passer un pardessus, monsieur André, et je suis à vous.

Il était pressé d'en finir, car au bout de moins d'un quart d'heure, il reparut pimpant.

– C'est rue Sainte-Anne, dit-il, en prenant le bras d'André; nous irons bien jusque-là à pied, hein?

C'est rue Sainte-Anne, en effet, que le sieur Verminet (Isidore) a installé le «siège social» – pour parler comme ses circulaires, – de la Société d'escompte mutuel dont il est le seul directeur gérant.

La maison qu'il a choisie et décorée de sa plaque de marbre, à lettres d'or, ne paie pas de mine. Le passant qui par hasard remarque sa façade noire qui raille les ordonnances de voirie, ses persiennes sales et mal assujetties, les vitres crasseuses et poudreuses des fenêtres, manque rarement de se dire:

– Quelle diable d'industrie exerce-t-on là dedans?..

L'industrie de Verminet n'est pas aisée à définir.

La Société d'escompte mutuel, disent les prospectus, est fondée à seule fin de procurer du crédit à ceux qui n'en ont plus, et de l'argent à ceux qui n'en ont pas.

Idée d'une philanthropie sublime, mais d'une pratique difficile.

La façon d'opérer de Verminet, qu'il appelle son «système financier,» est pourtant des plus simples.

Un malheureux commerçant perdu, ruiné, à la veille de la faillite, s'adresse-t-il à lui? Il le console, lui fait signer des billets pour la somme dont il a besoin, et lui remet en échange… d'autres billets, signés par quelque autre négociant non moins perdu, ruiné, et aussi près de la faillite que le premier.

Et à chacun d'eux, il dit:

– Vous ne trouvez pas d'argent sur votre signature?.. En voici une qui est de l'or en barre et que vous escompterez aussi aisément qu'un billet de banque.

C'est pourquoi, bravement il perçoit une commission, payable comptant, par exemple, de deux pour cent sur le montant des billets souscrits.

A ceux que ne satisfait pas une seule signature, il en procure deux, trois, quatre… Ah! il n'est pas regardant!

– Comment Verminet trouve-t-il des clients?

On se l'explique quand on sait tout ce dont est capable le pauvre commerçant obsédé par le fantôme de la faillite, il perd la tête, il se débat… Il se raccroche à une signature comme un homme qui se noie à un brin d'herbe.

Parfois cet échange de signatures réussit pour un jour. Tel dont la situation est connue trouve crédit sur la position inconnue d'autrui. L'échéance n'en est que plus terrible.

Ce qui est sûr, c'est que quiconque entre chez Verminet ayant encore quelques chances de rétablir ses affaires, en sort irrémissiblement perdu.

Ceci est déjà bien, et cependant ce n'est que la partie morale des opérations de la Société d'escompte mutuel.

Ses revenus les plus importants et les plus réguliers, elle les tire de tripotages infiniment moins avouables encore.

Elle tient boutique, par exemple, de ces «effets de circulation» qui sont le désespoir et l'effroi de la banque. Tous les faiseurs de la coulisse savent qu'elle fait commerce de signatures assorties pour billets à des fournisseurs: depuis trois francs sur timbre ordinaire, depuis cinq francs sur timbre orné de vignettes commerciales. Il n'est guère de syndic qui ne soit sûr qu'elle fabrique pour faillites, des titres de fantaisie et des créances fictives.

On dit que Verminet gagne du l'argent.

XXIII

Doué de ce coup d'œil rapide et pénétrant, de cette vive sensibilité aux objets extérieurs, qui sont le privilège des artistes de talent, André déchiffra, en quelque sorte, l'histoire de la Société d'escompte mutuel, sur la façade de la maison de la rue Sainte-Anne.

– Hum!.. voici une boutique, fit-il, qui ne me dit rien de bon.

– Pas d'apparence!.. c'est vrai, objecta le jeune M. Gaston d'un ton capable, mais du fond, beaucoup de fond!.. Il s'y brasse, voyez-vous, des affaires dont vous ne vous douteriez jamais. Ah!.. Verminet est un gaillard qui vous sait le «truc.»

C'était justement ce que pensait André.

Son opinion était irrévocablement arrêtée sur le compte de ce personnage du tant de «trucs,» capable d'abuser de l'inepte facilité d'un jeune idiot, et qui tendait aux mineurs la plume pour faire des faux.

Il ne risqua cependant pas la moindre objection et suivit le jeune M. Gandelu fils qui semblait connaître admirablement les êtres.

Sur ses pas, il longea un corridor fort long, encore plus étroit, puant et obscur, traversa une cour humide autant qu'un puits, et gravit un escalier à rampe visqueuse, à marches traîtresses et glissantes autant que de la glaise.

Arrivé au second étage, devant une porte historiée d'inscriptions et d'avis concernant l'ouverture et la fermeture de la caisse, le jeune M. Gaston s'arrêta.

– C'est ici, dit-il à son compagnon, entrons…

Il tourna le bouton, suivant les indications de la porte, et André et lui pénétrèrent dans une vaste pièce haute de plafond, à tapisserie éraillée, ornée de banquettes de velours verdâtre, séparée en deux par un grillage à mailles serrées, derrière lequel cinq ou six employés mangeaient, car c'était l'heure du déjeuner.

Les émanations du poêle de fonte, des paperasses, des employés et des victuailles se mêlaient et se confondaient en un parfum, qui saisissait l'estomac et le nez et produisait la sensation d'une barbe de plume chatouillant l'arrière-gorge.

– M. Verminet?.. demanda le jeune M. Gaston.

– En affaires! répondit insoucieusement un des commis, la bouche pleine.

Cette réception parut on ne peut plus inconvenante à l'intelligent jeune homme. Le traiter avec ce sans-gêne, lui!..

– Hein!.. fit-il en enflant sa voix de fausset et du ton le plus impertinent qu'il put prendre, vous dites?.. Je la fais aux autres, celle-là, mais on ne me la fait pas…

Il sortit en même temps de sa poche et présenta à l'employé une de ses cartes de visite, timbrées dans un angle de cette couronne de marquis dont la vue exaspérait et faisait bondir l'honnête entrepreneur.

– Si Verminet est occupé, ajouta-t-il, dérangez-le, parbleu!.. Dites-lui que c'est moi qu'il laisse attendre, Gaston de Gandelu!

L'employé de la Société d'escompte mutuel fut si ému de ces airs superbes que, sans mot dire, il se dressa, prit la carte, et sortant du grillage, disparut par une porte latérale sur laquelle on lisait: Direction.

Quelle victoire pour le jeune M. Gaston. Aussi jeta-t-il à André un regard triomphant où éclatait le plus légitime orgueil.

Presque aussitôt le commis reparut.

– M. Verminet, dit-il, est en conférence, il vous prie, monsieur, de l'excuser et d'attendre; il vous recevra dès qu'il aura terminé.

Puis, jaloux sans doute de se concilier les bonnes grâces d'un homme de tant de désinvolture, et de bien poser son patron, du même coup, il ajouta en s'inclinant respectueusement:

– Le patron cause en ce moment avec le marquis de Croisenois.

– Tiens!.. tiens!.. tiens!.. exclama le jeune M. Gaston, ce cher marquis!.. Elle est bien bonne!.. Dix louis qu'il sera ravi de me serrer la main.

A ce mot, de Croisenois, André avait tressailli, et tout son sang avait afflué à son visage.

Croisenois!.. C'était l'homme qu'il haïssait de toute l'énergie de son être, ce misérable qui, s'armant d'un secret volé, comme l'assassin de l'ignoble couteau, allait contraindre Sabine de Mussidan à lui abandonner sa main!.. C'était ce vil scélérat que M. de Breulh-Faverlay, et lui André, et Mme de Bois-d'Ardon, s'étaient juré de démasquer.

Cependant André ne l'avait jamais vu. Il comptait le jour même s'attacher à ses pas, le suivre, l'observer, surprendre son présent, fouiller son passé, sonder tous les mystères de sa vie, mais il ne le connaissait pas encore physiquement.

Et il frissonnait à cette idée qu'une porte seule le séparait de cet ennemi mortel, qu'il allait le voir, qu'il traverserait la salle, qu'ils se trouveraient face à face, que leurs yeux se croiseraient, qu'il entendrait le son de sa voix, qu'il pourrait, d'un regard, essayer de plonger au plus profond de cette âme de boue…

Si forte était son émotion qu'il avait grand peine à la dissimuler; heureusement son compagnon ne faisait nulle attention à lui.

Sur l'invitation de l'employé, le jeune M. Gaston s'était assis, et renversé sur sa chaise, les jambes croisées, les pouces dans les entournures de son gilet, il s'étalait, s'offrait de trois quarts, de profil et de face, à l'admiration ébahie des tristes hères qui écrivaient derrière le grillage.

Quand il jugea tout son effet produit, il tira André par son paletot, et penchant sa chaise vers lui:

– Vous connaissez ce cher marquis? demanda-t-il assez haut pour que personne dans la salle ne perdit un mot.

André eut une exclamation sourde, que l'autre prit pour une réponse négative.

– Quoi! fit-il, vous n'en avez pas entendu parler!.. Elle est forte!.. dans quel monde vivez-vous donc?.. Henri de Croisenois est un de mes bons amis!.. même il me doit cinquante louis que je lui ai gagnés au bac, chez Ernestine, une misère…

André n'écoutait pas.

Il était émerveillé, confondu, de cette surprise du hasard, ou plutôt de la voie mystérieuse choisie par la Providence.

Jamais, en donnant comme il l'avait projeté, sa matinée aux préliminaires de ses investigations, il n'eût découvert rien qui approchât de ce qu'il apprenait en ce moment.

C'était un indice grave qu'il recueillait, il en avait le pressentiment.

Il avait jugé Verminet, et les relations de Croisenois avec ce ténébreux maquignonneur d'affaires avaient une claire signification. De ce côté, évidemment, il fallait diriger les recherches.

André, jusqu'alors, se débattait au milieu d'épaisses ténèbres qu'il sentait vaguement peuplées d'ennemis, à cette heure il apercevait comme une lueur. Il allait s'élancer au hasard, et voici qu'il lui semblait tenir le bout du fil qui allait le guider à travers le labyrinthe d'iniquités de Croisenois.

Comme à ce jeu où le perdant est condamné à retrouver un objet caché, et le cherche guidé par des indications railleuses, il entendait au dedans de lui-même une voix qui lui criait:

– Tu brûles.

De plus, il se trouvait que cet inepte garçon, dont il devenait le mentor, était lié avec le misérable. Pourquoi n'en tirerait-il pas de précieuses indications?

 

– Vraiment, lui demanda-t-il, vous êtes l'intime de M. de Croisenois?..

– Parbleu!.. répondit le jeune M. Gaston. Demandez plutôt à Adolphe de chez Brébant… vous allez voir, tout à l'heure. Je suis surtout du dernier bien avec une dame qui lui coûte les yeux de la tête, tandis que moi… Ah! elle est bien drôle!.. mais mystère!.. comme dit Léonce, beaucoup de mystère!..

Il s'interrompit, la porte de la direction venait de s'ouvrir, laissant passage au sieur Verminet et au marquis.

M. Henri de Croisenois portait un costume du matin, fort élégant, à la mode, mais non ridicule, comme celui de Gandelu fils.

Il mâchonnait son éternel cigare et fouettait son pantalon de drap gris clair, du bout d'une badine de cuir de Russie à pomme d'or…

D'un coup d'œil, d'un seul coup d'œil où il concentra toute son âme, tout ce qu'il avait d'intelligence, de pénétration, de finesse, André vit assez Croisenois pour ne l'oublier jamais, pour être à même de faire encore son portrait de mémoire, au bout de vingt ans.

Il lui trouva l'air faux et traître, et sous les apparences du viveur de bonne compagnie, insoucieux et sceptique, il crut reconnaître une astuce réfléchie, une méchanceté froide, et cette redoutable détermination des gens prêts à tout.

Le regard, surtout, le frappa par sa mobilité. Les yeux lui parurent troubles, inquiets, effarouchés comme ceux de l'homme qui, ayant fait un mauvais coup, sait qu'il a tout à craindre, et attend le danger de partout et à tout instant.

– Il est impossible, pensa André, que cet homme ne soit pas un scélérat.

A cinq pas, le marquis avec ses petites moustaches fines et soyeuses jouait encore le jeune homme, mais André reconnut qu'en réalité, il devait être bien plus vieux que son âge.

Sous les artifices d'une toilette savante, sous le coldcream et la poudre de riz, l'artiste distinguait les traits flétris du libertin surmené.

Les émotions du jeu, les nuits de débauches, les anxiétés d'une existence précaire, les plaisirs exhorbitants, avaient ridé les tempes, éclairci les cheveux, fané les lèvres et bridé les paupières veuves de cils.

M. de Croisenois semblait d'ailleurs de la meilleure humeur du monde, et c'est du ton le plus gai que Verminet et lui achevaient la conversation commencée, ou plutôt la résumaient, comme on fait presque toujours après un long entretien, au moment de se séparer.

– Il demeure donc bien entendu, disait le marquis, que je n'ai pas à me préoccuper des affaires qui ne concernent que vous et moi.

– Inutile!.. j'aviserai!..

– N'y manquez pas, surtout!.. Diable!.. Un retard, un malentendu, un oubli auraient des conséquences graves.

Cette recommandation suggéra une idée sérieuse à Verminet, car, se penchant vers son «client,» il se mit à lui parler très bas… et ils riaient.

– Que disaient-ils? André avait beau écouter de toutes ses forces, pas une syllable n'arrivait jusqu'à lui.

Mais c'était beaucoup déjà de savoir que ce noble personnage et le directeur du la Société d'escompte mutuel avaient des intérêts communs.

Le jeune M. Gaston, lui aussi, prêtait l'oreille, entièrement dépité de n'être pas remarqué, malgré ses hum! répétés.

Bientôt, n'y tenant plus, il s'avança vers M. de Croisenois, quitte à l'interrompre, plus que jamais arrondissant le dos, la bouche en cœur et la main largement tendue.

– Eh! eh!.. fit-il en exagérant encore son insupportable ricanement, ce cher marquis!.. Est-elle assez bonne!.. Si je m'attendais à vous trouver ici, par exemple!.. Ah ça!.. que devenez-vous, on ne vous voit plus. Et Sarah?.. joue-t-on toujours chez elle?..

Si le marquis fut satisfait de la rencontre, à coup sûr il n'y parut guère. Il sembla surpris, mais non agréablement. Ses sourcils même se froncèrent.

Cependant il serra du bout de ses doigts gantés de gris-clair la main qui lui était tendue, en disant du ton le moins encourageant:

– Ravi de vous voir, cher monsieur, en vérité.

Mais il ne dit que cela, et tournant assez peu civilement le dos au jeune M. Gaston, il continua à s'adresser à Verminet.

– Pour le reste, disait-il, toutes les difficultés sont levées, et comme il n'y a pas une minute à perdre, voyez aujourd'hui même, Martin-Rigal et Mascarot…

André tressaillit. Ces gens dont parlait Croisenois n'étaient-ils pas des complices?.. Il voyait des complices partout.

En tout cas, ces deux noms se gravèrent dans sa mémoire comme le poinçon dans le métal sous le puissant effort du balancier.

– Père Tantaine venu ce matin, répondit Verminet. – M'a donné rendez-vous pour quatre heures chez patron. – Y rencontrerai Van Klopen; lui parlerai pour belle amie!..

Le marquis haussa les épaules en éclatant de rire.

– Par ma foi!.. fit-il, j'oubliais cette diablesse de femme, et nous sommes en plein carnaval; il faut des robes, il faut de la soie, il faut des dentelles… Parlez à Van Klopen, mon cher, parlez… mais vous savez, pas de largesses… Je me moque à cette heure de Sarah comme de ça.

Ça, c'était le claquement de l'ongle de son pouce sous sa dent.

– Compris!.. approuva Verminet, connu et compris. – Évitons imprudence, cependant; brusquer dangereux. – Mouvement possible de ce côté!.. – Liquidations à la douce plus sûres que les autres!..

– Oh!.. de ce côté, dit M. de Croisenois, rien à craindre!..

Une dernière fois, il serra la main du directeur de la Société d'escompte mutuel, et ajouta:

– Allons!.. salut, à demain!..

Tout était convenu. Le marquis traversa rapidement le bureau, et sortit après un léger salut au jeune M. Gaston, sans daigner remarquer la présence d'André, qui, du reste, se dissimulait de son mieux.

M. Gandelu fils, lui, s'était rapproché du jeune peintre.

– Étonnant, murmurait-il!.. épatant!.. Hein!.. quel chic!.. Il est vraiment marquis, Jules de chez Bonnefoy me l'a dit… et il est mon ami, vous avez vu?

Évidemment, il allait poursuivre et donner d'étourdissants détails sur Sarah, cette dame qui… cette dame que… lorsqu'il fut interrompu par la voix du sieur Verminet.

– A vos ordres!.. messieurs, criait cet honorable financier. Prenez peine de passer. – Mille pardons! – Très pressé. – Une heure déjà!.. et pas paru bourse. – Coulisse inquiète!..

Lorsque André et le jeune M. Gaston entrèrent, refermant soigneusement la porte derrière eux, M. Verminet avait déjà regagné son siège de cuir.

M. Verminet est mieux que ses bureaux, plus brillant que son personnel.

D'abord il est propre. Sa tenue qui est celle des jeunes employés à la liquidation, – les plus élégants des boursiers, – fait l'éloge de son tailleur.

Est-il jeune, est-il vieux? On ne saurait le dire. Il n'a guère plus d'âge qu'une pièce de cent sous.

Il est gras, frais, rose, blond, porte ses favoris à l'anglaise, et son œil terne, qui rend bien des sensations, est glacial comme un soupirail de cave.

Sa grande préoccupation est de passer pour un homme sérieux, très sérieux, connaissant exactement la valeur de toutes choses, et c'est pour économiser le temps, qu'il a adopté le langage des nègres et du télégraphe.

– Seyez-vous, messieurs, fit-il, économisant, grâce à ce vieux mot, la syllabe as, seyez-vous.

Mais M. Gandelu fils, lui aussi, était pressé.

– Merci!.. répondit-il, nous ne sommes pas des gêneurs. Un mot seulement, comme dit Geoffroy… un simple mot. Vous m'avez prêté de l'argent la semaine passée.

– Juste. En voulez-vous encore?

– Ah! mais non!.. au contraire, nous venons retirer mes billets.

Un léger nuage passa sur le front du sieur Verminet.

– Échéance au quinze prochain, seulement, fit-il.

– N'importe!.. j'ai le sac, et alors… vous comprenez… Si vous voulez me remettre ces chiffons…

– Pas possible.

– Hein!.. vous dites!.. pourquoi?

– Négociés!..

Ce mot tomba comme un coup de trique sur le crâne du jeune M. Gaston.

– Négociés!.. balbutia-t-il d'une voix défaillante, vous avez négocié ma signature!.. Je la trouve mauvaise, excessivement mauvaise!.. Mais non, ce n'est pas vrai; vous plaisantez, hein?..

– Plaisante jamais.

Le triste garçon n'en pouvait croire ses oreilles; non, il ne pouvait imaginer que ce fût sérieux. Il était absolument décontenancé, confondu, ahuri.

– Mais ce n'est pas de jeu! reprit-il. Ce n'est pas à moi qu'on la fait, celle-là. Je retire ma mise. Si j'ai signé c'est qu'il était convenu que ces effets ne sortiraient pas de votre portefeuille, c'était entendu, promis…