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La dégringolade

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V

C'était la seconde fois que cette formidable accusation d'assassinat montait aux lèvres de Mme Delorge.

Mais sur le premier moment, ç'avait été un cri désespéré, dont elle n'avait pas conscience, dont la portée lui échappait, et arraché par l'horreur du sang qui rougissait ses mains…

Tandis que cette fois…

– Krauss, commanda-t-elle, faites prévenir le commissaire de police de ce qui arrive, et qu'il vienne… qu'il vienne vite.

Une de ses servantes, à ce moment, lui apportait sa fille, qui pleurait et qu'on ne pouvait consoler.

Elle la prit entre ses bras, et, la couvrant de baisers convulsifs:

– Va, pauvre enfant, lui dit-elle, comme si elle eût pu la comprendre, ton père sera vengé! Tout ce que j'ai d'intelligence et de forces…

Elle n'acheva pas. Elle remit l'enfant à sa bonne, en disant: «Emportez-la.»

Le commissaire de police entrait.

C'était un homme long et maigre, avec un grand nez mélancolique, de petits yeux mobiles et des lèvres pincées. Démarche, port de tête, geste, voix, tout en lui trahissait l'opinion démesurée qu'il avait de lui-même et de sa mission ici-bas.

Un vieux monsieur, tout ratatiné dans un paletot de fourrures, venait derrière lui d'un air profondément ennuyé. C'était le médecin qu'il avait requis.

Gravement, ce commissaire tira d'un étui et étala sur la table des papiers, une plume et un encrier. Puis s'étant assis:

– Je vous écoute, madame, dit-il à Mme Delorge.

Rapidement et le plus clairement qu'elle put, l'infortunée lui dit les angoisses des vingt-quatre mortelles heures qui s'étaient écoulées depuis que le général avait reçu la lettre fatale; comment son mari lui avait été rapporté mort; l'étonnement de son voisin, M. Ducoudray, qui refusait d'admettre un combat de nuit; enfin, les soupçons de Krauss et les siens, basés, non plus sur des probabilités, mais sur des faits positifs…

– C'est tout? demanda l'impassible commissaire.

Alors il prit la parole, et d'un ton de réquisitoire se mit à lui démontrer l'injustice fréquente des soupçons précipités. Pour sa part, il était loin de partager la crédulité du sieur Ducoudray, homme d'ailleurs peu compétent. Il avait eu en sa carrière connaissance de plus de dix duels de nuit. Si de tels combats sont rares entre bourgeois, ils ne le sont pas entre militaires, gens qui ont la tête près du bonnet, et qui, portant une épée au côté, ont vite fait de la tirer sans se soucier du lieu ni du moment…

Et il n'en finissait, car il soignait ses périodes, prenait du temps et scandait ses mots, quêtant de l'œil l'approbation du docteur.

Mme Delorge sentait son sang bouillir dans ses veines.

– Bref, monsieur, interrompit-elle…

Il lui imposa silence du geste, et sans changer de ton:

– Ce que j'en dis, du reste, poursuivit-il, n'est que pour mémoire… Maintenant, je vais, comme c'est mon devoir, procéder avec M. le docteur, ici présent, aux constatations… et si madame veut bien nous faire conduire à l'endroit où se trouve le défunt…

La courageuse femme déclara qu'elle les y conduirait elle-même. Et sans s'arrêter aux avis du commissaire, qui l'exhortait à ménager sa sensibilité, elle ouvrit la porte de la chambre à coucher.

Tout y était changé, grâce à Krauss.

Sur le lit, retiré de l'alcôve, gisait toujours le corps du général, mais dépouillé de ses habits, souillés de boue et de sang.

Un drap le couvrait, qui dessinait la forme de la tête, qui se creusait à partir des épaules et qui, se relevant aux orteils, retombait en plis roides autour des matelas.

A la tête du lit, sur une table recouverte d'une nappe blanche, était un crucifix entre deux flambeaux allumés, et une coupe remplie d'eau bénite où trempait une branche de buis…

Deux prêtres de la paroisse, qu'on était allé chercher, étaient agenouillés et récitaient les prières des morts…

– Eh bien! procédons, dit le commissaire au médecin…

Déjà le docteur avait rabattu le drap et mis à nu le torse du général, et tout en procédant, selon l'expression du commissaire, il dictait…

«…Sur le côté droit de la poitrine, au-dessous de l'aisselle et même un peu en arrière, à douze centimètres du mamelon, se trouve une blessure semilunaire, longue de quatre centimètres et large de trois, avec des bords très nets, secs et non ecchymosés, ayant pénétré très profondément, et allant de haut en bas…»

Il constatait ensuite que le corps du défunt ne présentait aucune trace de violence… puis il décrivait diverses cicatrices déjà anciennes, dont une très considérable au bras droit.

Sa conclusion était qu'il ne découvrait rien qui empêchât d'admettre un duel loyal… Que si pourtant la mort était le résultat d'un crime, ce crime avait été commis sans lutte préalable, par une personne placée près du général et dont il ne se défiait pas. C'est tout ce que put supporter l'honnête Krauss.

– Eh! monsieur, s'écria-t-il, la preuve du crime est toute dans cette circonstance que mon général a reçu sa blessure du côté droit… Vous devez bien voir qu'il ne pouvait pas tenir une épée au bras droit…

Le docteur hocha la tête.

– Cette question n'est pas de mon ressort, répondit-il… Je ne puis, moi, constater que ce que je vois… Le défunt a une large cicatrice au bras droit, je la signale… Maintenant, se servait-il difficilement de ce bras, était-il même incapable de s'en servir, c'est ce que je ne puis déterminer d'une façon absolue…

Plus décisif, jusqu'à un certain point, fut l'examen de l'épée du général…

Elle était neuve, ainsi que l'avait dit Krauss, et les arêtes en étaient si vives, que le moindre choc les eût ébréchées. Or, il ne s'y voyait aucune brèche. Donc elle n'avait reçu aucun de ces chocs qui résultent d'un engagement.

– Il est clair, prononça le commissaire, que cette épée n'a pas servi à un combat… Mais je dois ajouter qu'on ne se bat pas toujours avec ses armes… je sais plusieurs exemples…

D'un brusque mouvement, Mme Delorge arrêta court ses citations.

– Soit, fit-elle, j'admets pour un moment que mon mari s'est battu et s'est battu avec l'arme d'un autre; mais alors pourquoi son épée était-elle hors du fourreau?..

Mais le commissaire de police n'était pas d'un naturel à souffrir qu'on discutât ses appréciations.

– En voici assez, prononça-t-il d'un ton rogue. Je ne pense pas que personne ici ait la prétention de régler ma conduite. Ce qui doit être fait sera fait; la justice ne s'endort jamais, et si un crime a été commis il sera certainement puni…

Tout en parlant, il avait remis au fourreau l'épée du général, et il l'y scellait, faisant fondre sa cire aux cierges qui brûlaient au chevet du mort, à cette fin, déclara-t-il, qu'elle pût au besoin servir de pièce de conviction.

Le docteur, de son côté, avait achevé sa lugubre tâche, et rabattu le drap sur le corps du général.

Ils expédièrent alors rapidement les formules obligées de leur procès-verbal, et, saluant, ils se retirèrent du même pas solennel dont ils étaient venus…

Mille détails lamentables réclamaient alors Mme Delorge: il n'y a que dans les romans que les grandes douleurs ne sont jamais troublées par les soucis vulgaires et les exigences odieuses de la civilisation. La vie réelle présente mille déboires.

Seule, sans parents, sans amis pour lui épargner ce surcroît de douleur, la malheureuse veuve avait à se préoccuper des déclarations à la mairie, des dispositions pour l'enterrement, des lettres de faire-part…

Et pour comble, l'impression que Raymond avait ressentie de la mort de son père avait été si violente, qu'il avait fallu le coucher, en proie à une horrible crise nerveuse.

Du moins, tous ces tracas eurent-ils cet avantage que Mme Delorge n'eut pas le loisir de s'inquiéter de l'inconcevable retard de M. Ducoudray, lequel, parti à dix heures du matin, n'était pas encore de retour à quatre heures du soir.

Il faisait nuit depuis longtemps lorsqu'il arriva enfin.

Et en quel état!.. Blême, défait, tout en sueur, mouillé et crotté jusqu'à l'échine.

– Mon Dieu! murmura Mme Delorge, qu'est-il arrivé?..

Bonnement le digne rentier crut que c'était de lui qu'elle s'inquiétait, et s'inclinant avec un sourire pâle:

– Il est arrivé, fit-il, que je n'ai pas trouvé de voiture, que j'ai attendu inutilement une douzaine d'omnibus, et que j'ai été forcé de revenir à pied, avec une boue, oh! mais une boue!.. Mais ce n'est rien, madame, ma mission est remplie, et je vais, si vous le voulez bien, commencer par le commencement…

Il s'était posé sur son fauteuil, en narrateur qui en a pour longtemps. Il s'essuya le front, et après avoir repris haleine:

– Donc, commença-t-il, c'est chez le docteur Buiron que j'ai couru en sortant d'ici. Il était absent, et son domestique m'a dit qu'il ne rentrerait que vers une heure pour sa consultation. Ayant deux heures devant moi, j'en profitai pour déjeuner. Revenu chez le docteur à l'heure indiquée, je le trouvai, cette fois…

«Ce docteur Buiron m'a paru un honnête homme. Dès qu'il a su que j'étais envoyé par la famille Delorge: «Monsieur, m'a-t-il dit, je pressentais qu'on me demanderait compte des événements de cette nuit, et comme je me défie de ma mémoire, je les ai couchés par écrit pendant que je les avais encore très présents…»

«C'était vrai, et il a eu l'obligeance de me communiquer sa relation. Il a fait plus; il me l'a confiée, et je vais, madame, vous la lire.

Ce disant, M. Ducoudray chaussa ses lunettes, tira un papier de sa poche et lut:

«RELATION DE CE QUI M'EST ARRIVÉ DANS LA NUIT DU 30 NOVEMBRE
AU 1er DÉCEMBRE 1851:

«Il pouvait être deux heures du matin, et je dormais, lorsqu'on sonna violemment à ma porte. L'instant d'après, mon domestique introduisit dans ma chambre à coucher un jeune officier de cavalerie qui me parut fort troublé, et qui me dit: «Docteur, un grand malheur vient d'arriver… un de nos généraux vient d'être blessé mortellement… Au nom du ciel, venez vite!..» M'étant habillé en toute hâte, je suivis cet officier.

 

«C'est à l'Élysée, au palais du prince président, qu'il me conduisit. Mais nous n'entrâmes pas par la grande porte. Il me fit passer par une espèce de poterne, traverser une cour, et enfin il m'introduisit, au rez-de-chaussée, dans une vaste pièce qui me parut un ancien corps de garde. Un quinquet, emprunté à l'écurie voisine, l'éclairait…

«Trois hommes y étaient debout, causant avec une certaine animation, et qui me parurent appartenir aux classes élevées de la société. Ils étaient en habit noir.

«Ils eurent à mon arrivée une exclamation de satisfaction, et me montrèrent, dans un des angles de la pièce, étendu sur un grand manteau, un homme revêtu de l'uniforme de général, et qu'ils me dirent être le général Delorge.

«Du premier coup d'œil, je vis qu'il était mort depuis une couple d'heures. Cependant je défis son habit, et je constatai qu'il avait reçu un coup d'épée au côté droit, lequel avait dû déterminer une mort immédiate.

«Aussitôt, je demandai ce qui était arrivé.

«On me répondit que le général Delorge et un de ses collègues, à la suite d'une violente altercation, étaient descendus dans le jardin et s'y étaient battus à la lueur d'un quinquet que leur tenait un garçon d'écurie.

«Aucune réponse ne fut faite à diverses questions que je posai, mais on me pria d'accompagner celui de ces messieurs qui allait reporter le corps du général à son domicile, et je ne crus pas pouvoir refuser.

«On envoya donc chercher un fiacre où le corps fut porté et où je pris place avec un de mes inconnus…

«Durant le trajet, qui fut long, c'est en vain que j'essayai d'arracher un renseignement à mon compagnon. Et lorsque nous sortîmes de la maison après avoir rempli notre mission: «Prenez le fiacre pour rentrer, me dit-il, moi je reste par ici, où j'ai affaire.» Et il me remit deux billets de cent francs…

«Et moi, aussitôt rentré, j'ai écrit cette relation, que je jure sur l'honneur absolument exacte.»

Plus blanche qu'un linge, et les yeux pleins d'éclairs, Mme Delorge se soulevait des deux mains sur les bras de son fauteuil, et le buste tendu en avant, en proie à d'indicibles angoisses, elle écoutait…

Il n'était pas un mot de cette relation, saisissante en son incorrecte brièveté, qui ne lui parût la confirmation de ses soupçons.

Pourquoi ce mystère, s'il n'y avait pas eu de crime? Pourquoi ce corps caché dans une salle basse, la conférence de ces hommes en habit noir, cette recherche tardive d'un médecin, ces allées et ces venues, par des portes dérobées, ce refus obstiné de répondre à toutes les questions?..

Ainsi pensait la pauvre femme, lorsque M. Ducoudray cessa de lire.

– Malheureusement, murmura-t-elle, il faudrait plus que des présomptions si concluantes qu'elles puissent être, il faudrait de ces preuves décisives qui démontrent le crime et écrasent le coupable… Pourquoi ne se pas enquérir d'un autre côté?..

C'était pour le digne rentier l'instant de triompher.

– Je me suis enquis, dit-il, et pour votre service, madame, et en mémoire de mon ami le général, je suis capable de bien autre chose.

Il huma une large prise de tabac, – car il prisait dans les grandes occasions, – et d'un ton important:

– En deux mots, voici les faits: Certain d'avoir tiré du docteur tout ce qu'il savait, je sortis de chez lui. J'étais satisfait… sans l'être, sentant l'insuffisance de mes renseignements. Alors, réfléchissant: «Pourquoi, me dis-je, ne remonterais-je pas à la source des informations? Pourquoi n'irais-je pas à l'Élysée?..»

Mme Delorge tressaillit.

– Ah! monsieur, commença-t-elle, comment reconnaître jamais…

Il l'interrompit d'un geste bienveillant, et plus vite:

– Quand une idée me vient, continua-t-il, et que je la juge bonne, je n'hésite pas. Je me trouvais rue des Saussayes: en trois minutes j'arrivais au palais de la présidence. J'avais décidé que je m'adresserais à l'officier commandant le poste. C'était un grand bel homme à moustaches noires, qui tout d'abord me toisa d'un air peu amical, et qui me parut ne rien comprendre à mes questions. Il n'y comprenait rien, en effet, n'ayant point passé la nuit à l'Élysée. Il avait pris la garde à midi, et l'officier qu'il relevait ne lui avait parlé de rien. Et comme néanmoins j'insistais, courtoisement, mais péremptoirement, il me pria de lui laisser la paix et de sortir du poste…

«Ce début n'était pas encourageant. Mais je suis têtu.

«M'était-il possible d'entrer dans le palais? J'en voulus faire l'épreuve, et bravement je franchis la grande porte, en criant: «Fournisseur!» Les factionnaires ne dirent mot. Malheureusement le suisse veillait. Il courut après moi, et m'empoignant par le bras, il me mit dehors en me disant que les fournisseurs ne traversent pas la cour d'honneur, et que j'eusse à m'adresser à l'hôtel voisin…

M. Ducoudray eût pu être plus bref, peut-être. Mais il disait ses efforts; l'interrompre eût été de l'ingratitude.

– Battu encore de ce côté, poursuivit-il, je pris un grand parti. Je me plantai sur le trottoir, résolu à accoster tous les officiers qui sortiraient. Ah! madame, les militaires de ma jeunesse étaient plus polis que ceux d'aujourd'hui. Tous ceux à qui je m'adressais me toisaient du haut de leurs épaulettes, et me répondaient brutalement: «Qu'est-ce que vous me chantez là!.. Que me parlez-vous de duel!.. Est-ce que je sais, moi!..»

Ceci, pour Mme Delorge, était une preuve que le fatal événement n'avait pas été ébruité.

Elle savait son mari trop aimé dans l'armée pour que la nouvelle de sa mort, et dans des circonstances si terribles, n'y produisît pas une grande émotion.

– Toujours éconduit, disait M. Ducoudray, je commençais à me décourager, quand enfin je vis venir un homme d'une quarantaine d'années, en bourgeois, mais qu'à ses grandes moustaches, sa tournure et ses décorations, je jugeai être un militaire. J'allai droit à lui, et brutalement, sans le saluer, ni rien: «Monsieur, lui dis-je, je suis le plus proche parent du général Delorge!..» Au saut qu'il fit en arrière, je vis qu'il n'était pas si mal informé que les autres, celui-là, et du même ton brusque:

« – Monsieur, continuai-je, on nous l'a rapporté mort ce matin au petit jour, tué en duel, soi-disant… Mais on ne nous a dit ni le nom de son adversaire ni les noms de ses témoins… et nous voulons les savoir!

Je parlais très haut, je gesticulais, les passants s'arrêtaient, mon homme se troubla.

« – Plus bas, donc! me dit-il en regardant de tous côtés d'un air d'inquiétude, plus bas! Je suis un peu au courant de cette affaire: mais je ne vois nul inconvénient à vous dire ce que j'en sais… Hier soir, Mme Salvage, l'ancienne amie de la reine Hortense, et qui fait, vous ne l'ignorez pas, les honneurs de la résidence présidentielle, recevait quelques personnes… J'étais au nombre des invités. Vers minuit, je causais avec un ami dans le vestibule, quand j'entendis les éclats de voix d'une altercation violente, dans l'escalier… Deux hommes que je ne reconnus pas, et qui me parurent fous de colère, descendirent, et l'un d'eux disait: «Sortons, monsieur, sortons, le jardin est là, nous avons nos épées, un des hommes de l'écurie nous éclairera…» Ils sortirent, en effet, et ce matin, j'ai appris que ce pauvre Delorge avait été tué…

Roide, et tout d'une pièce, Mme Delorge se dressa.

– Mais l'autre, s'écria-t-elle, l'assassin… quel est son nom?..

– Hélas! répondit M. Ducoudray, c'est ce que n'a pas voulu ou pu me dire cet homme que j'interrogeais… Et cependant je menaçais, et cependant je disais que ce vainqueur d'un duel sans témoins est un assassin… A cela, il a répondu que le duel avait eu un témoin.

– Lequel?

– L'homme des écuries qui a tenu la lanterne… C'est cet homme qu'il faut retrouver… Il sait la vérité, lui…

Écrasée sous le sentiment de son impuissance, Mme Delorge se taisait. Veuve, sans amis, sans appui, abandonnée par le commissaire de police qui traitait ses soupçons de chimères, que pouvait-elle?

– A votre place, madame, reprit M. Ducoudray, je m'adresserais à quelqu'un des amis du général… Il devait en avoir dans de hautes situations… et si je les connaissais…

– Attendez!.. fit Mme Delorge.

Et s'étant élancée dehors, elle ne tarda pas à reparaître avec le petit agenda où le général inscrivait l'adresse des personnes de ses relations…

– Écoutez, dit-elle…

Et elle lut: le comte de Commarin, rue de l'Université; le duc de Champdoce, rue de Varennes; le général Changarnier, rue du Faubourg-Saint-Honoré; le général Lamoricière, rue Las-Cases; le général Bedeau, rue de l'Université…

– C'est assez, dit M. Ducoudray. Qu'un seul des généraux que vous venez de nommer consente à prendre en main votre cause, et si un crime a été commis, comme je le crois, le général Delorge sera vengé!..

Elle réfléchit, puis d'une voix ferme:

– Le devoir parle, dit-elle. J'agirai dès demain…

VI

C'était le deux décembre 1851, un mardi.

Après une nuit d'agonie, passée à prier près du cadavre de l'homme qu'elle avait tant et uniquement aimé, Mme Delorge, sur les huit heures du matin, envoya Krauss lui chercher un fiacre et partit…

Souvent son mari lui avait parlé du général Bedeau, comme du plus brave et du plus loyal soldat de l'armée; elle avait eu occasion de le voir, et même de le recevoir à sa table en Afrique…

C'est donc chez le général Bedeau, rue de l'Université, qu'elle se fit conduire tout d'abord…

Et pendant que sa voiture roulait lentement le long de la route de Versailles et du quai de Passy, elle s'inquiétait de la façon dont elle se présenterait au général et de ce qu'elle lui dirait pour l'intéresser plus vivement à sa cause…

Un choc assez violent interrompit ses réflexions… Le fiacre venait de s'arrêter court, à la hauteur du pont d'Iéna.

Surprise de ce brusque arrêt, et aussi d'un grand bruit qu'elle entendait, elle se pencha à la portière, pour en reconnaître la cause…

C'était de l'artillerie qui défilait au grand trot.

Il y avait bien trois ou quatre batteries, qui venaient de l'École militaire, qui traversaient le pont et qui, tournant à droite, remontaient le quai de Billy.

De sa place, Mme Delorge distinguait très bien les canons et les lourds caissons, et les soldats drapés dans leurs longs manteaux bleus. Des officiers, le sabre à la hanche, galopaient tout le long de la colonne, criant leurs commandements d'une voix qui dominait le fracas des roues…

Cependant le torrent s'étant écoulé, le fiacre se remit en route, mais non pour longtemps; car, vers le milieu du quai de la Conférence, il s'arrêta de nouveau, et Mme Delorge entendit son cocher échanger des injures avec quelqu'un qu'elle ne pouvait voir.

Abaissant donc la glace de devant:

– Qu'y a-t-il? demanda-t-elle au cocher.

– Il y a, répondit cet homme, que les voitures ne passent pas. Regardez plutôt à votre gauche.

Elle regarda, et tout le long du Cours-la-Reine jusqu'à la place de la Concorde, et de tous les côtés dans les Champs-Elysées, elle vit, rangés en ligne, des régiments de grosse cavalerie, carabiniers, cuirassiers et dragons.

– Tant et si bien, gronda le cocher, qu'il nous faut retourner sur nos pas pour aller passer la Seine au pont d'Iéna. Comme c'est régalant!..

Et faisant volter son cheval à grands coups de fouet, il le lança au galop en jurant:

– Que le diable emporte les revues!..

Mme Delorge, elle aussi, croyait à une revue, et si elle s'en inquiétait, c'est qu'elle y découvrait une raison de ne pas trouver le général Bedeau chez lui.

Et, en effet, toute la garnison de Paris était en mouvement.

Tout le long des quais de la rive gauche, des troupes étaient échelonnées, et trois régiments de ligne au moins étaient massés sur l'esplanade des Invalides et autour du palais du Corps législatif.

De là pour la voiture de telles difficultés d'avancer, que Mme Delorge la fit arrêter, et descendit, résolue à gagner à pied la rue de l'Université…

Mais à mesure qu'elle avançait, elle s'étonnait de ce grand déploiement de forces. Le quartier ne lui paraissait pas avoir sa physionomie accoutumée. Elle trouvait aux passants une figure et des allures étranges. De distance en distance, des pelotons de sergents de ville veillaient. Enfin, au coin de toutes les rues, des groupes se formaient devant des affiches imprimées sur papier blanc…

 

Si étrangère quelle fût toujours restée aux intérêts et aux passions politiques de cette époque troublée, Mme Delorge ne pouvait plus ne pas comprendre qu'il se passait ou qu'il allait se passer quelque chose d'extraordinaire.

Mais que lui importait! La douleur vraie est égoïste. Et il était impossible qu'elle discernât une relation quelconque entre cette agitation qu'elle remarquait et la mort de son mari.

Tout entière à la préoccupation de la démarche qu'elle tentait, elle avançait sans détourner la tête, de ce pas roide et hâtif qui décèle un intérêt de vie ou de mort.

– Que vais-je dire? pensait-elle. Par où commencerai-je?..

Cependant, au coin de la rue de Bellechasse et de la rue de l'Université, force lui fut de s'arrêter.

Le carrefour était absolument obstrué par une foule compacte, au milieu de laquelle un homme d'un certain âge parlait avec la plus extrême véhémence.

Instinctivement elle approcha, écoutant. Des gens, la face empourprée de fureur, s'exclamaient:

– C'est un crime inouï!

– C'est monstrueux!

– Arrêter un tel citoyen!..

Ces derniers mots frappèrent la malheureuse femme, et se penchant vers un vieillard debout près d'elle, qui ne semblait pas le moins irrité:

– Qui donc a-t-on arrêté? interrogea-t-elle.

– Bedeau, madame, le général Bedeau! répondit le bonhomme d'un accent terrible.

Elle faillit tomber à la renverse. Puis l'idée absurde lui venant que peut-être ce vieux se moquait:

– Ce n'est pas possible! fit-elle.

– Et cependant, répliqua-t-il, c'est vrai. Bedeau a été saisi ce matin comme un vil malfaiteur, dans son lit, par six agents de police sous les ordres d'un commissaire, et traîné de force, ou plutôt porté jusqu'à un fiacre qui stationnait devant la porte. Il se débattait furieusement, et criait à pleine voix: «A la trahison! Je suis le général Bedeau!.. A l'aide, citoyens! On arrête le vice-président de l'Assemblée nationale!..»

– Oui, c'est exact, approuva un voisin, j'y étais… Et j'ai entendu le commissaire de police crier au cocher: «A Mazas!..»

Il n'eut pas le temps d'en dire davantage.

Un peloton de sergents de ville venait de déboucher de la rue du Bac, et arrivait au pas de course, l'épée à la main.

En un clin d'œil, l'attroupement s'éparpilla dans toutes les directions, et c'est à grand'peine que Mme Delorge réussit à se réfugier sous une porte cochère.

Mais la malheureuse femme s'était armée de trop d'énergie pour qu'une première déception, si terrible qu'elle fût, la décourageât.

Le général Bedeau lui manquait, soit! Le général Lamoricière lui restait, et demeurait à deux pas.

Elle se remit donc en route, remonta la rue de Bellechasse jusqu'à la rue Saint-Dominique, et bientôt arriva rue de Las-Cases.

Là tout était calme, silencieux, désert… Personne, sinon un factionnaire, l'arme au bras, à chaque extrémité.

La porte du numéro 11 était entre-bâillée; Mme Delorge la poussa et entra…

Sous la voûte, au pied de l'escalier, une vieille femme, la portière évidemment, causait avec deux locataires de la maison, deux hommes jeunes encore.

Mme Delorge s'avança, et d'une voix troublée:

– Le général Lamoricière? demanda-t-elle.

Les autres, à ce nom, reculèrent, l'examinant d'un air de défiance, et enfin la portière répondit:

– Arrêté!..

Cette fois, Mme Delorge dut s'appuyer au mur, pour ne pas tomber…

– Quoi! lui aussi? balbutia-t-elle…

– Oui, lui… ce matin, au petit jour. Ils étaient toute une bande pour le prendre, et, comme il appelait à l'aide, ils l'ont menacé de lui mettre un bâillon…

Les yeux de la portière flamboyaient, et s'exaltant au son de ses paroles:

– Quand ils se sont présentés, continua-t-elle, ils ont commandé à mon mari de les conduire à l'appartement du général… Plus souvent!.. Il a vu le coup tout de suite, et de toutes ses forces il s'est mis à crier: «Au voleur!» Et savez-vous ce qui est arrivé?..

Elle ouvrit brusquement la porte de sa loge, et montrant dans le lit un pauvre diable qui geignait à fendre l'âme:

– Voilà, poursuivit-elle, l'état où les brigands l'ont mis. Ils étaient plus de dix après lui, qui voulaient le tuer, et ils lui ont traversé la cuisse d'un coup d'épée. Mais, minute! Cela ne se passera pas ainsi, et nous verrons s'il n'y a plus de justice en France…

Voyant l'affreuse émotion de Mme Delorge, les deux locataires pensèrent qu'elle devait être parente de l'illustre homme de guerre, et s'approchant d'elle:

– Mais rassurez-vous, madame, lui dirent-ils, le général ne court aucun danger; personne n'oserait toucher un cheveu de sa tête. Il n'est d'ailleurs pas le seul arrêté: Cavaignac, Changarnier, Charras, M. Thiers doivent être à Mazas, à cette heure…

Sans plus les écouter, Mme Delorge s'élança dehors.

Ce qui arrivait, c'était l'écrasement de toutes ses espérances. A qui s'adresserait-elle, qui l'aiderait à se faire rendre justice, si les meilleurs et les plus dignes étaient ainsi jetés en prison!..

Cependant elle atteignait le palais du Corps législatif. Tout autour de la place, des troupes étaient rangées, l'arme au pied. Sous le portique, elle apercevait comme une mêlée confuse de soldats et de bourgeois.

Près d'elle, une voix dit:

– Quoi! les représentants aussi!..

– Les représentants surtout! répondit une autre voix.

Ainsi, c'étaient les représentants du peuple que les soldats chassaient du palais! Quelques-uns se débattaient, refusaient d'avancer, et on les poussait, la crosse dans les reins.

Deux ou trois essayèrent de haranguer les troupes. Ils furent aussitôt enveloppés et entraînés par la rue de Bourgogne.

Perdue dans cette mêlée, Mme Delorge cherchait à se dégager et à gagner les quais, lorsqu'un homme vint à elle, qu'elle reconnut pour un représentant du peuple qu'elle avait vu plusieurs fois avec son mari.

Il était fort rouge, agité d'un tremblement nerveux, et c'est d'un accent rauque qu'il lui demanda, sans même la saluer:

– C'est bien à madame la générale Delorge que j'ai l'honneur de parler?

– Oui, monsieur…

– Eh bien! madame, vous voyez ce qui se passe… Le président de la République égorge cette République qu'il avait juré de protéger et de défendre… Il dissout l'Assemblée à coups de baïonnettes… Et penser qu'il a trouvé des généraux pour être complices d'un tel forfait… Mais le général Delorge, l'honneur et la loyauté mêmes, n'en est pas, lui, n'est-ce pas, madame? Sait-il ce qui arrive?.. De grâce, courez le prévenir, qu'il vienne, qu'il vienne bien vite…

– Le général Delorge est mort, monsieur!..

– Mort! balbutia comme un écho le représentant atterré…

Et transporté de rage:

– Mais nous le vengerons! madame, continua-t-il. Pauvre Delorge!.. C'est qu'il n'était pas de ceux qu'on achète, lui!.. Mais justice sera faite… Ce coup d'État n'est qu'une tentative insensée qui ne doit pas, qui ne peut pas réussir!..

Mme Delorge rencontrait-elle donc un de ces hommes courageux et inflexibles que le crime révolte et qui se dévouent jusqu'à l'oubli d'eux-mêmes à la juste cause du faible et de l'opprimé?..

Elle l'espéra… Mais lui, sans attendre seulement sa réponse, la quitta, et bientôt elle l'aperçut au milieu d'un groupe d'habits noirs, gesticulant avec une véhémence croissante…

Pourtant elle essaya de le rejoindre. Un remous de la foule la repoussa bien loin. A ses côtés, des jeunes gens criaient:

– La Constitution est violée!.. Louis Bonaparte s'est mis hors la loi!..

Et encore:

– Courons, c'est à la mairie du dixième que les représentants vont se réunir…

Éclairée par les événements et aussi par les paroles du représentant, Mme Delorge commençait à entrevoir, croyait-elle, les raisons qui avaient armé les meurtriers de son mari.

A ce complot, préparé de longue main et dans l'ombre, et qui éclatait en ce moment au grand jour, il avait fallu bien des complices. Un mot prononcé la veille eût tout fait échouer. Ce mot, le général avait dû le savoir, soit qu'il l'eût deviné ou surpris, soit qu'un complice le lui eût étourdiment confié.

Donc, Mme Delorge voyait sa destinée liée à celle du coup d'État.

Qu'il échouât!.. Ah! les vengeurs lui arriveraient en foule.

Qu'il réussît, au contraire! Jamais sans doute justice ne serait faite…

Mais un soudain souvenir l'arracha brusquement à ses sombres méditations.