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La dégringolade

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IV

C'est avenue d'Antin, en effet, au centre de ce quartier des Champs-Élysées, destiné à une si haute et si rapide fortune, que Verdale, au lendemain de son merveilleux coup de bourse, avait transporté ses pénates.

Là, au milieu de vastes terrains acquis à bas pris, il avait bâti le palais de ses rêves, le plus magnifique de tous ceux dont le plan jaunissait dans ses cartons d'architecte incompris…

Il n'avait pas signé son œuvre, mais rien qu'à considérer la façade surchargée d'ornements et de sculptures, le passant se disait:

– Là, certainement, demeure un enrichi d'hier.

Neuf heures sonnaient, lorsque s'arrêta devant cette façade superbe le fiacre qui amenait Me Roberjot, Raymond et le docteur Legris.

– Monsieur le baron est chez lui, répondit le concierge à Me Roberjot, mais je doute qu'il reçoive… Adressez-vous à un des valets de pied.

Il y en avait plusieurs, en livrée éclatante, dans le vestibule, et l'un d'eux déclara que monsieur le baron était occupé pour le moment, mais qu'il recevrait dans la soirée, et que si ces messieurs voulaient le suivre…

Ils le suivirent.

Il leur fit gravir un long escalier de marbre de trente-six couleurs, et, après leur avoir fait traverser plusieurs salons magnifiquement meublés, il les introduisit dans une petite pièce tendue de velours vert et éclairée par une seule lampe.

– Que ces messieurs s'asseoient, leur dit-il. Dès que monsieur le baron sera libre, on viendra les prévenir…

Me Roberjot fronçait le sourcil. Tout ce cérémonial lui prenait aux nerfs.

– S'il se doutait du plat que je lui réserve, grommelait-il, ce cher baron ne nous ferait pas faire antichambre.

Un vif rayon de lumière glissait sous une des portières de velours.

Évidemment, la porte que dissimulait cette portière était ouverte, et quelqu'un venait d'entrer dans la pièce voisine.

– Cette pièce doit être le cabinet de ce cher baron, fit le docteur.

– En ce cas, dit Raymond, il ne va pas tarder à nous envoyer chercher.

Comme pour lui donner raison, un violent coup de sonnette retentit, des pas sonnèrent sur le parquet, et une voix impérieuse s'éleva, qui disait:

– Où est monsieur le chevalier?

– Chez madame la baronne, monsieur le baron, répondit une voix humble.

– Allez le prier de venir me parler à l'instant.

Me Roberjot se pencha vers le docteur.

– C'est la voix de Verdale, fit-il, je la reconnais.

Un silence de trois ou quatre minutes suivit, puis une porte s'ouvrit et se referma, puis la voix que Me Roberjot affirmait être celle de son ancien copain s'éleva de nouveau; elle disait:

– Vous savez pourquoi je vous ai fait venir, chevalier?

– Je le soupçonne, mon père, répondit une voix jeune et bien timbrée.

– Je suis fort mécontent…

– Je ne suis pas fort satisfait non plus…

Me Roberjot riait, et de bon cœur, véritablement.

Maintenant il était bien certain que c'étaient le père et le fils qui se trouvaient dans la pièce voisine, et rien ne pouvait lui paraître plus plaisant que d'entendre M. Verdale appeler sérieusement son fils monsieur le chevalier.

Mais déjà M. Verdale poursuivait, d'un accent irrité:

– Ah!.. vous n'êtes pas satisfait, monsieur!

– Pas le moins du monde, mon père.

– Et pourquoi, s'il vous plaît?

– Parce que, si je n'y prends garde, vous finirez par me marquer d'un ridicule ineffaçable…

– Je vous rends ridicule, moi!..

– Malheureusement.

– Et en quoi, s'il vous plaît, en quoi?..

– En persistant à m'affubler, comme vous le faites, de ce titre de chevalier qui ne m'appartient pas…

– Monsieur…

– Que vous, mon père, vous vous fassiez appeler baron, je le déplore, mais je ne puis l'empêcher. Mais que vous m'imposiez un titre ridicule, non, je ne le souffrirai pas. Et toutes les fois que, sur des lettres d'invitation, vous m'intitulerez chevalier Verdale, je ferai ce que j'ai fait hier, j'adresserai partout des lettres de rectification où il sera dit que ce titre de chevalier est une erreur de l'imprimeur.

C'est de l'air le plus surpris que se regardaient Raymond, le docteur Legris et Me Roberjot.

– Monsieur mon fils est philosophe! continuait M. Verdale, dont la colère, très évidemment, croissait.

– Je m'efforce de l'être, répondait tranquillement le jeune homme.

– Et démocrate aussi, sans doute?

– A ma manière, oui.

Furieusement, l'ancien architecte frappait du pied.

– Monsieur est fier de notre origine, ricanait-il…

– Pourquoi pas? Nos parents étaient d'honnêtes gens, cela suffit à mon ambition. Mais si j'avais vos idées, mon père, si je tenais tant à l'oublier, cette origine, je ne prendrais pas à tâche de la rappeler aux autres. Tant que vous avez été M. Verdale tout court, personne ne s'est inquiété de ce que faisaient ou ne faisaient pas vos parents. Du jour où vous avez mis un tortil de baron sur vos cartes de visite, on s'est informé de votre père. On est allé aux renseignements et on a découvert, quoi? Que ma grand'mère, que votre mère vendait du poisson aux Halles…

– Monsieur!..

– Le nier est impossible. Je connais vingt personnes qui se fournissaient chez elle. Notre nom, d'ailleurs, est encore sur un écriteau. Allez à la halle, et vous y lirez: «Binjard, successeur de Verdale…»

– Personne ne l'eût su sans vous…

– Oh!..

– Vous l'avez crié sur les toits.

– Permettez… Je m'en suis vanté pour qu'on ne me le reprochât pas. Peut-être était-ce un calcul de ma part. Si, dînant avec mes amis, je dis: «Passez-moi le poisson, ça me connaît, bonne maman en vendait», personne ne rit, je ne suis pas ridicule. Je serais grotesque, si quelqu'un me disait: «Chevalier, voyez donc le poisson, vous devez vous y connaître.»

Un terrible juron de M. Verdale interrompit son fils.

– Vous me manquez!.. s'écria-t-il.

– En quoi?

– C'est me manquer, que de me faire cette opposition. Vous avez vos opinions, prétendez-vous, ayez-en le courage. Vous repoussez le titre qu'il me plaît de prendre, soit! Repoussez aussi la fortune que je mets à votre disposition pour soutenir ce titre.

– Mon père…

– Choisissez-vous un état, gagnez votre vie, et alors vous aurez le droit d'avoir vos idées. Jusque-là…

– Eh!.. vous savez bien que, s'il n'avait tenu qu'à moi, je l'aurais, cet état… Vous savez bien qu'en restant près de vous, j'ai cédé à vos sollicitations et aux prières de ma mère… Vous savez bien encore que c'est à peine si j'emploie la cinquième partie du revenu que votre générosité met à ma disposition…

– Dites, pendant que vous y êtes, que si je mourais, vous renonceriez à ma succession.

Il y eut un instant encore de silence, et c'est d'une voix dont l'altération était sensible que le jeune homme répondit:

– Je ne l'accepterais du moins que sous bénéfice d'inventaire.

Décidément la situation devenait très fausse, de Me Roberjot, de Raymond et du docteur Legris, dans ce petit salon où, très évidemment, on ignorait leur présence.

– Descendrons-nous jusqu'à surprendre les secrets de ces gens-là! murmura Raymond.

– Nous en apprendrions sans doute de belles! grommela le docteur.

Mais le parti de Raymond était pris. Saisissant une chaise assez lourde, il la renversa bruyamment, en disant:

– Comme cela, ils sauront qu'on les entend…

Presque à l'instant même, la portière de velours qui séparait le petit salon du cabinet se souleva vivement, et la tête intelligente et sympathique de M. Verdale fils apparut…

Il sembla stupéfait d'apercevoir là trois hommes, et plus stupéfait encore de reconnaître l'ancien camarade de collège de son père.

– Maître Roberjot!.. s'écria-t-il.

A ce nom, ce fut M. Verdale père qui se montra, et durant plus d'une minute, son regard effaré erra de son ancien ami à Raymond Delorge, puis au docteur Legris en qui il reconnaissait le visiteur de Mme Lucy Bergam.

– Êtes-vous là depuis longtemps? interrogea-t-il enfin.

– Depuis un quart d'heure environ, répondit le docteur, d'un ton de politesse affectée.

Un juron de charretier trahit la colère de l'ancien architecte.

– Voilà comme je suis servi! s'écria-t-il. Quelle baraque que cette maison!..

Et en disant cela, il se jetait sur un cordon de sonnette et le tirait avec une telle violence qu'il lui restait dans la main.

Du coup, toutes les portes du salon s'ouvrirent, et à chacune d'elles trois ou quatre domestiques apparurent.

– Qui de vous a reçu ces messieurs? demanda M. Verdale d'un ton menaçant.

– Moi, monsieur le baron, répondit piteusement un des valets.

– Vous ne leur avez donc pas demandé leurs cartes?

– C'est la première chose que j'ai faite.

– Alors, comment ne me les avez-vous pas apportées?

– Monsieur le baron était occupé…

– Et c'était une raison, selon vous, pour introduire des visiteurs dans un des salons d'attente sans me prévenir!

– Cependant, monsieur le baron…

– Il suffit, interrompit M. Verdale, vous n'êtes plus à mon service. Faites-vous régler ce qui vous est dû, plus un mois, et ne soyez plus à l'hôtel demain à midi.

Il était cramoisi, il gesticulait, il criait à faire trembler les vitres, on l'eût cru furieux, hors de lui…

Point.

Me Roberjot, qui connaissait son ancien copain, discernait fort bien qu'il jouissait d'un parfait sang-froid, et que toute cette scène n'était qu'un calcul pour gagner du temps, pour se remettre, pour se préparer à l'assaut qu'il prévoyait.

Aussi, les domestiques sortis, changeant de ton subitement, et s'asseyant avec la désinvolture des grands seigneurs d'autrefois:

– Excusez-moi, messieurs, reprit M. Verdale, mais cette exécution était absolument nécessaire. C'est pitoyable, la façon dont on est servi maintenant.

 

Et soulevant la portière de velours:

– Mais faites-moi donc le plaisir de passer dans mon cabinet, ajouta-t-il.

Cette pièce, la plus vaste de l'hôtel, était le séjour favori de M. Verdale, et comme le sanctuaire de ses méditations.

Il y recevait, et par suite, tout y était calculé pour éblouir, depuis le tapis jusqu'aux peintures du plafond, et aux splendides rideaux des trois fenêtres.

Le plus gracieusement du monde, il avança des fauteuils à ses visiteurs, puis s'adressant à son fils:

– Je vous rends votre liberté pour ce soir, Lucien, dit-il.

Mais ce n'était pas le compte de Me Roberjot.

Il lui suffisait de ce qu'il avait surpris de la discussion pour être persuadé que le père et le fils ne s'étaient pas entendus, comme il l'avait un instant soupçonné.

Se dressant donc vivement:

– Je tiendrais beaucoup, mon cher… baron, dit-il, à ce que monsieur votre fils assistât à notre entretien…

Difficilement, M. Verdale maîtrisa un mouvement d'impatience.

– Restez donc, dit-il à son fils.

Et se retournant vers son ancien camarade:

– Et maintenant, mon cher, fit-il, à quoi dois-je le plaisir de votre visite?..

Pendant le trajet de la rue Taitbout à l'avenue d'Antin, Me Roberjot avait eu le temps de préparer, non ce qu'il dirait, il n'en avait pas besoin, mais la façon dont il conduirait cette négociation.

– Voici les faits, commença-t-il d'un ton sec, et je vous ferai remarquer, mon cher… baron, que c'est en mon nom que je parle, tout autant, si ce n'est plus, qu'au nom de M. Raymond Delorge, mon ami.

L'ancien architecte s'inclina cérémonieusement.

– Donc, reprit Me Roberjot en soulignant chacun des mots qu'il prononçait, nous venons… amicalement, vous prier de vouloir bien faire remettre en liberté le duc de Maillefert, arrêté, – oh! malgré vous, nous savons cela, vous l'avez dit ce tantôt devant M. le docteur Legris, que voici, mais enfin arrêté sur une dénonciation de M. le comte de Combelaine…

Encore bien qu'il dût s'attendre à quelque chose de semblable, M. Verdale était devenu fort pâle.

– Malheureusement, répondit-il, vous vous abusez sur mon influence… Maintenant que la justice est saisie, je ne puis plus rien. M. de Maillefert, innocent ou coupable…

– Vous savez mieux que personne qu'il n'est pas coupable!.. interrompit froidement Me Roberjot.

Et du geste, imposant silence à l'ancien architecte:

– Attendez, fit-il, ce n'est pas tout. M. de Combelaine prétend épouser Mlle Simone de Maillefert, qui est aimée de M. Raymond Delorge et qui l'aime… Ce mariage serait la mort de cette malheureuse jeune fille; nous venons… amicalement toujours, vous prier de l'empêcher.

Peut-être pour dissimuler son trouble, M. Verdale s'était levé.

– Mais c'est de la folie!.. s'écria-t-il.

Assis l'un près de l'autre, Raymond et le docteur Legris osaient à peine respirer, tant ils étaient pénétrés de la gravité de chacune des paroles qui s'échangeaient entre ces deux anciens camarades.

C'est à peine s'ils songeaient à observer du coin de l'œil M. Lucien Verdale, lequel, pâle et les dents serrées, se tenait debout adossé à la cheminée.

– Nous comptons sur vous… baron, insista Me Roberjot après un moment de silence pénible.

Un spasme de colère, aussitôt maîtrisé, crispa les traits de l'ancien architecte, et d'une voix sourde:

– Et moi, prononça-t-il, je ne puis que vous répéter ce que je viens de vous dire.

– Quoi?

– Que c'est de la démence que de venir demander à un homme de se mêler d'affaires sur lesquelles il ne peut rien, et dont il se soucie, en définitive, comme de l'an quarante.

– En vérité!.. fit Me Roberjot, d'un ton de menaçante ironie.

Et M. Verdale s'obstinant à se taire:

– Croyez-moi, poursuivit-il, ne gaspillons pas notre temps en propos oiseux. Une intrigue existe, et vous en êtes le plus actif artisan. Ne niez pas. Qui donc est allé aux Rosiers évaluer les propriétés de Mlle de Maillefert? Qui donc, au retour, a ouvert un crédit énorme à M. de Combelaine, à qui, la veille, il n'eût pas prêté dix louis? Qui donc a poussé le pauvre Philippe sur la pente de l'abîme où il vient de rouler? N'est-ce donc pas vous, monsieur Verdale? Alors, démontrez-moi qu'il n'existe aucune relation entre le mariage de M. de Combelaine et l'arrestation de M. Philippe.

Trop nettes et trop précises étaient ces accusations, pour que M. Verdale essayât même de nier.

– Et quand cela serait!.. fit-il.

– Cela est, et c'est pour cela que je vous dis: Ce que vous avez fait, il faut le défaire. Comment? C'est à vous d'aviser. Il faut que, sous quarante-huit heures, M. de Maillefert soit en liberté, et que M. de Combelaine ait renoncé à la main, c'est-à-dire aux millions de Mlle Simone…

– Il faut, il faut…

– Oui, absolument…

L'ancien architecte avait pris sur son bureau un coupe-papier d'argent, et passant sur lui sa colère, il le tordait entre ses doigts crispés.

– Eh bien! vous pouvez rayer cela de vos papiers, maître Roberjot, s'écria-t-il. Si vous êtes l'ami de M. Delorge, je suis, moi, l'ami de M. de Combelaine; je l'ai soutenu, je continuerai à le soutenir envers et contre tous…

L'avocat s'était à demi soulevé sur son fauteuil.

– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il, réfléchissez…

Ce ne fut pas l'architecte qui répondit.

Depuis un moment, son fils, M. Lucien Verdale, s'était rapproché.

Intervenant tout à coup:

– Et moi, monsieur, prononça-t-il d'une voix frémissante, je vous déclare que je ne souffrirai pas qu'on parle de la sorte à mon père, dans sa maison, devant moi!..

Si menaçante était son attitude, que Raymond et le docteur Legris se dressèrent d'un même mouvement.

Mais Me Roberjot était de ces hommes dont rien ne déconcerte l'imperturbable présence d'esprit, et qui d'un coup d'œil discernent tout le parti qu'on peut tirer de l'incident le plus imprévu.

Satisfait plutôt que mécontent de l'intervention de M. Verdale fils:

– Je n'en serais pas à menacer ainsi, monsieur, fit-il froidement, sans vous qui avez su me décider à me dessaisir d'une lettre qui faisait ma sécurité et celle de mes amis…

Troublé par ces seuls mots, le pauvre garçon baissa la tête.

– Avez-vous oublié, poursuivit l'impitoyable avocat, ce qui s'est passé chez moi le jour de votre visite? Que m'avez-vous dit? Que vous souhaitiez épouser une jeune fille que vous adoriez, et que votre père vous avait déclaré qu'il ne donnerait pas son consentement tant qu'il ne serait pas rentré en possession de certaine lettre que je m'obstinais à lui refuser. Et sur ce, vous veniez, à moi, me juriez-vous, de votre propre mouvement…

– Et c'était vrai, monsieur…

– Alors, moi, qu'ai-je fait? Ému de votre chagrin et touché de vos prières, je vous dis: «Eh bien! soit, monsieur, je vais vous rendre cette lettre…» Et, en effet, je vous la remis pour la porter à votre père, non tout ouverte, mais sous enveloppe cachetée…

– C'est vrai, murmurait le jeune, homme, c'est vrai…

Qui eût connu Me Roberjot eût lu dans ses yeux la certitude du succès.

– Sans doute, continuait-il, vous avez dû vous demander la raison de cette précaution que je prenais. Eh bien! monsieur, je vais vous la dire. Je voulais, en vous enlevant la faculté de lire cette lettre, vous éviter l'horrible douleur de mépriser votre père…

Il s'arrêta un moment comme pour laisser à sa phrase le soin de produire tout son effet; puis plus lentement:

– Par ce que j'ai fait, vous devez me juger et comprendre que je n'agis aujourd'hui que sous l'empire d'une inexorable nécessité. Il m'en coûte de vous affliger, mais j'ai des devoirs à remplir. J'ai à sauver l'honneur du duc de Maillefert et la vie de Mlle Simone et de Raymond Delorge. J'ai à défendre le bonheur de tous les gens que j'aime, je parlerai donc…

– Monsieur…

– Demandez à votre père ce que c'était que cette lettre, dans quelles circonstances il me l'avait écrite, et ce qu'elle contenait.

Peu à peu, l'ancien architecte, toujours si rouge d'ordinaire, était devenu livide. Ce n'était pas du sang, c'était de la bile et du fiel que la rage charriait à sa large face.

– Roberjot! murmura-t-il avec un terrible effort…

– Faites ce que je demande, insista l'avocat.

Une affreuse indécision se lut sur le visage de M. Verdale; puis, tout à coup:

– Eh bien! non! s'écria-t-il. Mieux vaut que mon fils sache que cette lettre contenait l'aveu d'une de ces légèretés que la jeunesse explique…

– D'une de ces légèretés qui ont conduit le pauvre Philippe de Maillefert en prison.

M. Verdale essaya de se révolter.

– Je n'admets pas la comparaison, dit-il.

– Et vous devez avoir raison, fit Me Roberjot d'un ton ironique. Je m'en rapporterais, au besoin, à la façon dont vous vous jugiez à l'époque. Peut-être avez-vous oublié les termes de votre lettre, moi je les ai encore présents à la mémoire.

«Ami Roberjot, m'écriviez-vous, si au reçu de cette lettre, tu la portes au procureur de la République, il s'empressera de décerner contre moi un mandat d'amener…

«Et je serai arrêté, jugé et condamné… Je me suis approprié, grâce à un faux, le titre que tu m'avais confié.»

Et c'était signé de votre nom, en toutes lettres: Verdale, avec votre paraphe…

Écrasé sous cette révélation terrible, le fils de l'ancien architecte, le pauvre Lucien s'était affaissé sur un fauteuil.

Mais M. Verdale n'avait pas de ces faiblesses.

– C'est vrai, dit-il d'une voix rauque, je vous ai, malgré vous, emprunté cent soixante mille francs pour huit jours… Mais vous étiez mon ami. Ne vous ai-je pas remboursé au jour dit?

– Si.

– Ne vous ai-je pas, de plus, offert la moitié du bénéfice énorme que je venais de réaliser, grâce à Coutanceau.

– Si.

– Eh bien! alors, que voulez-vous de plus, que réclamez-vous, et de quel droit venez-vous m'insulter chez moi!

Blême et tremblant l'instant d'avant, M. Verdale avait si soudainement recouvré son arrogance habituelle, que Raymond et le docteur Legris en étaient comme pétrifiés.

La raison était pourtant bien simple, de ce brusque changement.

Ce que redoutait surtout et avant tout l'ancien architecte incompris, c'était que son fils ne vînt à connaître la source ignominieuse de sa fortune.

Lucien sachant tout, qu'avait-il à craindre!..

– A tout autre qu'à vous, maître Roberjot, poursuivait-il, je dirais: «Nous sommes quittes, allez de votre côté, j'irai du mien.» Mais, par le saint nom de Dieu! nous ne sommes pas quittes, nous deux. Nous avons un compte à régler, mon ancien ami, un compte de dix-huit ans!..

Les couleurs revenaient à ses joues, il se redressait, il enflait la voix…

– Ayant foi en votre amitié, disait-il, sottement, niaisement, je m'étais livré à vous pieds et poings liés, par cette lettre absurde dont vous avez gardé un souvenir si précis. Comment m'avez-vous récompensé de ma confiance? Pendant dix-huit ans, vous avez tenu suspendue au-dessus de ma tête cette preuve fatale. J'avais cessé de m'appartenir, je n'avais plus de volonté. J'en étais arrivé à n'oser plus rien projeter, rien entreprendre. Une idée me venait-elle: avant de l'examiner, de l'évaluer, j'en étais réduit à me dire: «Qu'en pensera Roberjot?» N'étiez-vous pas mon maître?.. O rage!.. dire que pendant dix-huit ans j'ai vécu avec cette idée atroce, obsédante, qu'il était de par le monde un homme qui était mon maître, un homme qui, d'un seul acte de sa volonté, pouvait renverser l'édifice de ma prospérité, me ruiner d'honneur et me ruiner d'argent, et m'enlever jusqu'à l'affection de mon fils…

M. Lucien Verdale avait relevé la tête:

– Mon père, murmura-t-il, mon père…

Il ne l'entendit seulement pas. S'exaltant de plus en plus, et donnant enfin un libre cours à ses colères si longtemps contenues:

– Et c'est à l'homme, continuait-il, auquel vous avez infligé cet abominable supplice, que vous, maître Roberjot, que l'on dit homme d'esprit, vous venez demander un service!.. Vous avez donc perdu la tête! Vous n'avez donc pas compris que c'est la revanche que vous venez enfin m'offrir!.. Ah! vous vous intéressez à M. Philippe de Maillefert, à Mlle Simone et à M. Raymond Delorge!.. Cela suffit pour que je leur voue une haine implacable, pour que je me venge sur eux de vous!.. Uniquement parce que vous exécrez Combelaine, je serai son ami fidèle et dévoué, je le soutiendrai de mon argent et de mon crédit… Maintenant, c'est irrévocable, le duc de Maillefert ira au bagne et sa sœur épousera le comte de Combelaine…

Son accent trahissait une si mortelle haine et en même temps une telle conviction, que le docteur Legris et Raymond frissonnaient.

 

Seul Me Roberjot restait calme.

– Prenez garde, monsieur Verdale, fit-il froidement, prenez garde!..

L'ancien architecte était hors de lui.

– A quoi donc voulez-vous que je prenne garde!.. s'écria-t-il. Le temps n'est plus où vos menaces me faisaient trembler. Cette lettre que, pendant dix-huit ans, vous m'avez tenue comme un poignard sur la gorge, elle n'existe plus, je l'ai brûlée…

Me Roberjot s'était levé, craignant peut-être que, dans un accès de rage folle, son ancien copain ne se jetât sur lui.

Accoudé au dossier de son fauteuil:

– Êtes-vous sûr, cher monsieur Verdale, fit-il, que cette lettre fût la seule preuve qui existât contre vous?..

– Parbleu!

– Eh bien! permettez-moi de vous le dire, vous vous trompez.

M. Verdale frissonna, ses yeux vacillèrent. Mais, se remettant aussitôt:

– Fou que je suis, s'écria-t-il en ricanant, de ne pas voir que vous cherchez à m'effrayer.

Me Roberjot secoua la tête.

– Oui, vous êtes fou, dit-il, mais c'est de ne pas comprendre que jamais je ne serais venu vous dire: «J'exige, je veux!» si je n'avais pas eu un moyen de vous contraindre. Non, je n'ai pas perdu la tête, je savais quels étaient vos sentiments à mon égard.

Et, sans laisser à son ancien copain le temps de se remettre:

– La lettre où vous me disiez avoir commis un faux est anéantie, ajouta-t-il, c'est vrai. Mais le faux? Vous êtes-vous demandé ce qu'il est devenu?..

– Le faux!.. bégaya M. Verdale.

– Oui. Écoutez son histoire. En recevant l'aveu de votre indigne abus de confiance, mon premier mouvement fut de courir chez mon agent de change. Comment avait-il vendu le titre entier que je vous avais confié, alors que je lui donnais l'ordre d'en distraire seulement huit ou dix mille francs que je consentais à vous prêter? C'était bien simple. Vous aviez fabriqué un autre ordre qu'on me représenta. Ah! je vous l'avoue, en voyant votre talent de faussaire et avec quelle perfection vous aviez imité mon écriture, ma stupeur fut si grande et si manifeste, que mon agent de change, qui était mon ami, comprit qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. Il le comprit d'autant mieux, qu'il avait été très surpris de me voir vendre à un moment de baisse, et qu'il n'eût pas exécuté l'ordre, sans toutes les raisons que vous aviez accumulées. Comme de juste, il m'interrogea. J'aurais dû vous dénoncer, monsieur Verdale; je ne le fis pas. Mais je priai mon ami de conserver précieusement votre faux parmi ses papiers, lui disant que j'en aurais peut-être besoin un jour…

– Eh bien?..

– Je sors à l'instant de chez cet ami. Il a conservé soigneusement le dépôt que je lui avais confié, et il le tient à ma disposition.

De toutes ses forces, l'ancien architecte se raidissait contre les appréhensions sinistres qui commençaient à l'assaillir.

– Vous appelez cela une preuve! fit-il d'un ton farouche.

– Ce n'en serait peut-être pas une en cour d'assises, si vous n'étiez pas couvert par la prescription… C'en sera une dans un procès civil, où j'appellerai en témoignage M. Coutanceau, votre ancien… protecteur.

L'ancien architecte se taisait.

Il essayait, en dépit de son trouble, de mesurer la portée de ces menaces.

– Le témoignage de M. Coutanceau vous semble-t-il insuffisant? ajouta Me Roberjot… Il en est un autre que j'invoquerais.

– Lequel?

– Celui de votre fils.

Violemment, M. Verdale recula, comme s'il eût vu tout à coup se dresser un spectre.

– Et vous croyez, s'écria-t-il, que mon fils élèverait la voix pour accuser son père, pour déshonorer le nom qu'il porte!

– J'ai sa parole, prononça froidement Me Roberjot.

Et s'adressant à M. Lucien Verdale:

– Vous souvient-il, monsieur, de nos conventions, lorsque je consentis à vous remettre la lettre de votre père?

– Oui, monsieur, balbutia le jeune homme, oui!..

– Je vous dis à peu près ceci: «Votre père me hait; dès qu'il me saura désarmé, il voudra se venger.» Que me répondîtes-vous? «Si jamais mon père vous attaquait, vous et vos amis, je serais avec vous contre lui, je vous en donne ma parole d'honneur!..

– J'ai dit cela, c'est vrai.

– Et si je vous sommais de tenir votre parole…

Le jeune homme hésita, puis d'une voix étouffée:

– Je la tiendrais, répondit-il.

M. Verdale, à cette foudroyante réponse, avait chancelé.

Éperdu, la face pourpre, l'œil injecté de sang, il arrachait, d'un geste convulsif, les boutonnières de son gilet et sa cravate; il étouffait.

– Il tiendrait sa parole! bégayait-il d'un accent d'horreur indicible, lui, Lucien, mon fils!..

Et comme l'infortuné jeune homme s'avançait vers lui, il le repoussa d'un geste terrible.

– Malheureux!.. cria-t-il.

Cependant, grâce à un effort surhumain, il ne tarda pas à maîtriser ses épouvantables angoisses, et s'adressant à Me Roberjot:

– Vous l'emportez, dit-il, à quoi bon lutter! Je suis à votre discrétion, je le reconnais, vous pouvez me perdre…

Non moins que Raymond et le docteur Legris, Me Roberjot était ému.

Mais ce n'est pas pour en laisser échapper les avantages qu'il avait amené cette situation:

– Vous me connaissez assez, monsieur, reprit-il doucement, pour savoir que je n'agirais qu'à la dernière extrémité. Je n'ai pas de haine contre vous, moi. Faites donc ce que nous vous demandons.

L'ancien architecte eut un geste de découragement.

– Eh! le puis-je!.. s'écria-t-il…

Et après un moment de réflexion:

– Tenez, poursuivit-il, supposons que le jour où vous avez reçu cette lettre maudite, où je me dénonçais moi-même, vous l'eussiez portée au procureur de la République. Que fût-il arrivé? On m'eût arrêté, et une instruction eût été sur-le-champ commencée. Supposez, maintenant, que le lendemain, ma femme fût venue se jeter à vos pieds en vous conjurant de me sauver, qu'eussiez-vous répondu?..

– Que, la justice étant saisie, je ne pouvais plus rien.

– Eh bien!.. tel est mon cas.

– Mais M. Philippe de Maillefert est innocent, lui!..

– En réalité, oui, jusqu'à un certain point. En apparence, non.

– On lui a tendu quelque piège infâme.

– Je ne dis pas le contraire…

– Vous voyez donc bien…

– Je ne vois rien, sinon que des faux existent, qu'ils ont été fabriqués par M. de Maillefert, et que, par conséquent, M. de Maillefert est un faussaire…

– Oh!..

– Je vous parle comme parlerait le juge d'instruction, M. Barban d'Avranchel.

M. Verdale avait raison, Me Roberjot ne le sentait que trop, et il était aisé de le discerner à son air soucieux. Cependant, après un moment de méditation:

– En fabriquant des faux, reprit-il, M. Philippe savait-il ce qu'il faisait?

– Oh! parfaitement!

– Il savait qu'il risquait le bagne?

– Pardon! il croyait seulement avoir l'air de le risquer.

Concilier toutes ces réponses était si difficile, que Raymond et le docteur Legris se regardaient d'un air d'ébahissement profond.

Quant à Me Roberjot, comprenant bien qu'à questionner ainsi au hasard, il risquait de passer à côté de la vérité:

– Je ne suspecte pas votre sincérité, monsieur Verdale, fit-il; cependant, tenez, jouons cartes sur table: laissons-là cet interrogatoire, et dites-nous ce que vous savez.

Durant près d'une minute, l'ancien copain de Me Roberjot demeura indécis. Ce qu'il souffrait de se voir ainsi acculé, il était aisé de le voir à la contraction de ses traits et aux gouttes de sueur qui perlaient le long de ses tempes.

– Il n'y a pas à hésiter, mon père, prononça M. Lucien.

M. Verdale tressaillit à ces mots, et un éclair de fureur brilla dans ses yeux.

– Me sauver de ce côté, murmura-t-il, n'est-ce pas me perdre de l'autre!..

Puis, tout à coup, se décidant:

– Eh bien!.. soit, fit-il, du ton désespéré de l'homme qui s'abandonne, soit! écoutez.

Et s'étant assis:

– Vous savez aussi bien que moi, commença-t-il, la situation de la duchesse de Maillefert et de son fils, en ces dernières années. Ruinés, criblés de dettes, ils n'avaient pour vivre que les générosités de Mlle Simone. Bien loin d'être reconnaissants, ils étaient mécontents; les revenus ne leur suffisaient pas, c'est le capital qu'ils voulaient. Vingt fois ils avaient essayé de l'arracher à Mlle Simone, toujours ils avaient échoué. Ils avaient fini par en prendre presque leur parti, lorsque la duchesse de Maumussy vint leur suggérer une idée.

« – Supposons, leur dit-elle, que M. Philippe de Maillefert, gérant d'une société financière ait détourné des sommes considérables et masqué ses détournements par des faux… Est-ce que Mlle Simone ne donnerait pas sa fortune tout entière pour combler le déficit, désintéresser les actionnaires et épargner à son frère la honte de la cour d'assises?.. Évidemment si. Eh bien! il faut que M. Philippe ait l'air d'avoir fait ce qu'il est incapable de faire. Il faut qu'il soit gérant de quelque société, qu'il simule des détournements et des faux, et qu'il vienne conjurer sa sœur de le sauver… Elle donnera tout ce qu'on lui demandera, et le tour sera fait.