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La dégringolade

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– Oui…

– Alors, nous vous reverrons au château?

Vivement, miss Lydia prononça quelques mots en anglais, mais la jeune fille ne sembla pas l'entendre, et comme Raymond se taisait:

– Je vous le demande!.. insista-t-elle.

Cette fois, miss Lydia toussa, et jugeant convenable d'intervenir:

– C'est bien monsieur, interrogea-t-elle, qui a donné mille quatre cents francs aux pauvres des Rosiers?..

Raymond bondit.

– Vous savez cela!.. s'écria-t-il.

– M. le curé l'a dit au prône…

– Quoi! il m'a nommé!

– Non, répondit Mlle Simone, mais il vous a désigné à la reconnaissance des malheureux, trop clairement pour qu'on ne vous reconnût pas.

Et comme miss Lydia la tirait par la manche:

– Au revoir, donc, monsieur, dit-elle… A bientôt!..

Plus éperdu que d'une apparition, Raymond demeurait immobile, suivant d'un œil ébloui Mlle Simone, dont il voyait la robe ondoyer et glisser à travers les arbres.

Lorsqu'enfin elle disparut:

– Elle m'aimerait donc!.. murmura-t-il, remué de sensations inconnues.

Pour persister dans ses résolutions avec un tel espoir au cœur, il eût fallu au pauvre garçon une énergie plus qu'humaine ou un de ces esprits glacés que ne bouleversent jamais les vertiges de la passion.

– On ne lutte pas contre la destinée, pensait-il.

C'en était fait, il s'avouait sa défaite.

– Je reste!.. se répétait-il avec une sorte de rage, je reste!..

L'idée de la tâche qu'il avait à remplir, le souvenir de son père assassiné, la haine des assassins demeurés impunis, l'effroi des reproches sanglants de sa mère, la pensée du douloureux étonnement de ses amis, de Me Roberjot, de M. Ducoudray, de Jean et de Léon Cornevin, tout cela s'effaçait et disparaissait…

Et tandis qu'il regagnait à pas lents le Soleil levant:

– Eh!.. que m'importe!.. se disait-il, pourvu que Simone m'aime!..

Semblable à un malade qui se défend de songer à son mal, il s'était formellement interdit de penser au passé.

Aussi, au dîner, au lieu d'un visage morne, montra-t-il une figure qu'illuminait l'espérance. Au lieu de rester silencieux comme de coutume, et plongé dans ses lugubres méditations, il parla beaucoup, il plaisanta, il rit…

Et lorsque le café fut servi:

– Est-ce que nous n'irons pas à Maillefert, ce soir? demanda-t-il à M. de Boursonne.

Le vieil ingénieur tressaillit, et après avoir curieusement examiné son jeune camarade, frappé de sa gaieté fiévreuse et de l'égarement de ses yeux:

– Allons! prononça-t-il simplement.

Un brillant accueil attendait Raymond au château, un accueil tel qu'un vieil ami de Maillefert n'en eût pu souhaiter un meilleur ni plus affectueux.

La duchesse, dès que le domestique l'annonça, se leva en battant joyeusement des mains, et de l'air le plus ravi:

– Vous voici donc, monsieur le convalescent, dit-elle. Savez-vous que nous étions ici dans une inquiétude mortelle!..

M. Philippe, revenu de la veille d'Angers, interrompit une histoire scandaleuse qu'il contait à un de ses amis, pour venir serrer la main de son «cher Delorge».

– Vous nous manquiez, lui dit-il, parole d'honneur! vous nous manquiez énormément.

En possession de toute sa raison, Raymond se fût étonné de cet accueil et de se trouver tout à coup si avant dans l'amitié de la mère et du fils. Il se fût demandé le but de ces démonstrations trop bruyantes pour être sincères, et se fût tenu sur ses gardes. Mais il n'avait d'attention que pour Mlle Simone.

Elle portait comme toujours une toilette d'une extrême simplicité, et qui semblait presque pauvre près des parures éclatantes des amies de sa mère, mais elle était, selon l'expression vulgaire, en beauté ce soir-là. Ses cheveux blonds paraissaient plus lumineux, ses yeux et son teint brillaient d'un éclat extraordinaire.

On eût dit une tête divine du Titien qui, longtemps, est restée perdue dans l'ombre, et qui, tout à coup, mise dans son jour, resplendit, étonne, éblouit…

– Ah çà, je l'avais mal vue, l'autre soir, pensait M. de Boursonne, ou c'est une transfiguration…

Par contre, la duchesse de Maumussy lui parut moins belle.

Assise devant un petit guéridon de laque, elle semblait absorbée par la lecture d'un numéro de la Vie Parisienne, mais ses regards glissaient au-dessus du journal, et s'arrêtaient sur Raymond avec une expression dont il eût été peut-être effrayé s'il les eût surpris.

– Moi, proposa M. Philippe, je serais assez d'avis, puisque nous voici en nombre, de tailler un petit bac de santé…

La proposition n'était pas heureuse.

Mme de Maillefert avait ce soir-là dans son salon cinq ou six dames très nobles des environs, qu'elle tenait essentiellement à intéresser au succès de sa mission électorale, et à qui ce seul mot de bac avait fait pincer les lèvres.

Adressant donc à son fils un geste rapide d'intelligence:

– Non, pas de cartes, ce soir, mon cher duc, dit-elle, improvisons plutôt une petite sauterie…

Le pianiste bien peigné, qui rêvassait dans un coin, tressaillit à ces paroles, et ses sourcils se froncèrent. Il ne comprit que trop l'affreuse corvée qui se préparait pour lui. Il comprit que lui, l'artiste inspiré et incompris, il allait être condamné à faire danser – hélas! ce n'était pas la première fois – les hôtes de Mme de Maillefert. Il se vit, lui, l'auteur de mélodies admirables, réduit à jouer de l'Offenbach ou du Compositeur toqué.

– Allons, mon cher, lui dit son ennemi, M. Philippe, voilà une occasion de vous rendre utile…

Il n'osa pas refuser. Il se leva, promenant autour du salon un regard de douloureuse mélancolie, et du pas d'un homme qui marche au supplice, il se dirigea vers le piano…

– Jouez-nous un quadrille d'Orphée aux Enfers, lui demanda Mme de Maillefert…

Déjà Raymond était allé inviter Mlle Simone… Elle hésita visiblement avant d'accepter l'invitation, ses lèvres s'entr'ouvrirent comme si elle eût eu à dire quelque chose de difficile…

Mais elle se vit observée, elle accepta…

Cette fois, Raymond s'était bien juré qu'il saurait prendre sur lui de ne pas garder, comme au bal, un silence qui lui avait paru le comble du ridicule. Il se tint parole. Seulement, la contrainte qu'il s'imposait pour maintenir vivante une sorte de conversation entre les figures, absorbait si bien toute son attention, que c'est à peine s'il savait ce qu'il disait…

Peu importait, d'ailleurs; Mlle Simone ne l'écoutait pas. Elle n'était préoccupée que d'observer Mme de Maumussy, qui dansait avec le jeune duc de Maillefert.

Et, quand le quadrille terminé, Raymond la reconduisit à sa place:

– Il faut, lui dit-elle, très bas et très vite, que vous dansiez avec la duchesse de Maumussy…

Stupéfait, il la regarda, se demandant si elle parlait sérieusement.

– Il le faut! insista-t-elle.

Et ses yeux ajoutaient: – Défiez-vous!

Certes, elle ne pouvait rien commander au pauvre garçon qui lui fût plus atrocement pénible. Lui qui se disait en venant:

– Je saurai bien éviter cette femme!..

Pourtant, il obéit.

Il s'avança vers la jeune duchesse, et comme si elle eût attendu, avant même que d'une voix altérée il eût formulé son invitation, elle se leva et prit son bras…

Après une formidable série d'accords plaqués, le pianiste incompris venait d'attaquer une valse langoureuse de Métra.

Il n'y avait plus à reculer.

Surmontant une indicible répulsion, Raymond enlaça la taille ronde et souple de la jeune duchesse, elle appuya sur son épaule sa main finement gantée, et ils s'élancèrent…

Ils commencèrent lentement. Mais le pianiste, peu à peu, accélérait la mesure, et ils tournaient de plus en plus vite, et autour d'eux, le parquet et le plafond, les candélabres chargés de bougies et les lambris, les tentures, et les vieilles gens immobiles sur leurs fauteuils, tout tournait autour d'eux comme un disque autour d'un pivot.

Le vertige de la valse troublait le cerveau de Raymond; la notion lui échappait de la réalité, il ne pouvait pas croire que ce qui était fût, il se demandait s'il n'était pas le jouet d'un des cauchemars odieux qui font du sommeil une torture.

– Est-ce bien moi, pensait-il, moi qui presse entre mes bras la femme d'un des assassins de mon père!..

Bientôt elle lui demanda de s'arrêter. Elle se prétendait fatiguée et un peu étourdie, et cependant sa respiration était aussi égale et aussi douce que celle d'un enfant endormi.

Raymond, lui, haletait. Des gouttes d'une sueur glacée perlaient le long de ses tempes.

– Savez-vous, monsieur Delorge, lui dit brusquement la jeune duchesse, que le bruit de vos magnifiques aumônes est venu jusqu'à Maillefert.

Elle riait, mais d'un mauvais rire. Et, sans attendre la réponse de Raymond:

– Vous êtes donc bien riche? insista-t-elle.

– Hélas! non, madame.

– Ah!.. votre générosité n'en a que plus de mérite.

Ce qu'elle ne disait pas se lisait dans ses yeux noirs.

– Comment se fait-il, demandait son regard hautain, que vous avez donné précisément la somme que je vous envoyais? Pourquoi?

Raymond comprit qu'il devait répondre, qu'il lui fallait, sous peine de se faire une ennemie implacable, trouver une explication plausible.

Et la nécessité l'inspirant:

– Madame, répondit-il, je jouais l'autre soir pour la première fois de ma vie. Lorsque j'ai reçu votre lettre, j'ai été saisi de peur en songeant que j'aurais pu perdre ce que j'avais gagné. Que serait-il advenu, en ce cas? Je suis un pauvre diable d'ingénieur des ponts et chaussées, et quatorze cents francs représentent quatre mois de mes émoluments. J'ai tremblé que cet argent, si facilement et si rapidement acquis, ne m'inspirât la fatale passion du jeu. Et si je l'ai donné aux pauvres, c'est pour avoir le droit de ne plus toucher une carte sans être accusé d'être retenu par la crainte de perdre mon gain.

 

Peu à peu, à mesure que Raymond cherchait les mots de cette explication un peu diffuse peut-être, mais plausible, les traits de la jeune femme reprenaient leur expression de placidité habituelle.

– C'est vrai, cela? demanda-t-elle.

– Quel intérêt aurais-je à mentir?

Elle sourit, au lieu de répondre, et comme le pianiste inspiré jouait les dernières mesures de la valse, elle prit le bras de Raymond pour regagner la causeuse où elle était assise quand il était venu l'inviter. Lui se croyait quitte, et déjà songeait à manœuvrer de façon à se rapprocher de Mlle Simone.

Mais la duchesse avait entamé une conversation qui ne lui permettait pas de s'éloigner sans une grossière inconvenance.

Prenant texte de ce qu'il lui avait dit qu'il n'était qu'un pauvre diable d'ingénieur, Mme de Maumussy s'informait de ses affaires avec une sollicitude amicale.

Depuis combien de temps était-il sorti de l'école? Quels postes avait-il occupés? Estimait-il que sa situation actuelle fût en rapport avec son mérite?..

Tant bien que mal, plutôt mal que bien, Raymond répondait.

Toutes ses facultés étaient absorbées par la contemplation de Mlle Simone. Il lui tournait le dos, mais il la voyait fort distinctement dans une grande glace placée derrière Mme de Maumussy.

Le visage de la jeune fille exprimait peut-être un peu d'inquiétude, mais ne trahissait certainement aucun mécontentement. La jeune duchesse, cependant, poursuivait.

– Si elle se permettait de questionner ainsi M. Delorge, disait-elle, c'est qu'elle avait eu l'occasion de s'entretenir de lui avec son chef immédiat, le baron de Boursonne.

«Le baron ne lui avait pas dissimulé l'injustice de l'administration envers son jeune camarade, lequel languissait dans des postes subalternes, malgré sa réputation très méritée d'être un des hommes les plus distingués des ponts et chaussées.

Mais il n'y avait pas que Mlle Simone à épier Raymond et la duchesse de Maumussy. M. de Boursonne ne les perdait pas de vue, et surpris de voir son jeune ami s'entretenir si longtemps avec une femme pour laquelle il avait manifesté une si profonde aversion:

– Peut-être ferai-je bien, pensa-t-il, d'aller à son secours.

Et laissant Mme de Maillefert aux prises avec celui de ses hôtes qui demandait une préfecture de première classe, il se rapprocha de la jeune duchesse.

Elle dut en être ravie, car dès qu'il fut à portée de l'entendre:

– N'est-ce pas vous, monsieur le baron, dit-elle, qui m'avez affirmé que M. Delorge est trop modeste et ne cherche pas assez à se faire valoir?

– Et je suis prêt à le répéter devant lui, madame la duchesse, répondit le vieil ingénieur.

– Vous entendez, monsieur! dit la jeune femme à Raymond.

Et, revenant à M. de Boursonne:

– Eh bien, monsieur le baron, continua-t-elle, c'est à nous de faire cesser les injustices…

Le bonhomme hocha la tête, et souriant:

– Je ne suis pas en odeur de sainteté, fit-il, et ma recommandation n'a guère de valeur…

– Mais moi, interrompit la duchesse, moi, je puis beaucoup!..

Et tout de suite, avec une emphase italienne, elle se mit à vanter l'influence de son mari. Le duc de Maumussy était tout-puissant, assurait-elle, et il suffisait d'un acte de sa volonté pour mettre Raymond à sa place.

Cent fois, elle l'avait vu mettre son influence au service de gens incapables; pour cette fois, – une fois n'est pas coutume, – il servirait un homme de talent.

Elle garantissait qu'il le ferait très volontiers, et qu'au surplus elle se chargeait de le faire vouloir.

Le temps passait, cependant.

Après deux quadrilles et encore autant de valses, le pianiste incompris avait fermé le piano, et, d'un air profondément humilié, était allé se rasseoir dans son coin.

Un à un, les hobereaux des environs venaient saluer la duchesse de Maillefert et partaient.

Mme de Maumussy ne put plus ne pas apercevoir l'impatience polie de se retirer que manifestait M. de Boursonne.

Tendant donc la main à Raymond:

– Nous reparlerons de tout cela, n'est-ce pas, monsieur? lui dit-elle. Il ne dépendra pas de moi que l'avenir ne vous dédommage du passé.

Sans trop savoir ce qu'il faisait, le jeune homme pressa légèrement cette main qui lui était tendue. Il venait de voir dans la glace Mlle Simone s'approcher de sa mère, lui parler un moment, et sortir, non sans avoir jeté à Mme de Maumussy un dernier et singulier regard.

– Ainsi, pensait-il, je ne la reverrai pas ce soir. Pourquoi quitte-t-elle le salon? Lui suis-je donc indifférent? Me suis-je laissé sottement abuser par de vaines apparences?..

IL est vrai que Mme de Maillefert et le jeune duc semblaient prendre à tâche de le distraire de ce doute affreux.

Jamais on ne les avait vus si affectueux pour personne.

La mère si hautaine, le fils si impertinent d'ordinaire, s'empressaient autour de M. de Boursonne et de son jeune ami, et ne les laissèrent partir qu'après en avoir obtenu la promesse formelle de venir dîner le lendemain.

III

– Ah çà! qu'est-ce que cette charade qui se joue en votre honneur? demanda M. de Boursonne à Raymond, dès qu'ils se trouvèrent seuls.

– Eh! le sais-je plus que vous, monsieur? répondit le jeune homme.

– C'est que, voyez-vous, mon cher, poursuivit le vieil ingénieur, vous auriez peut-être tort de prendre pour argent comptant les démonstrations de ces Maillefert. D'aussi illustres égoïstes ne se donnent pas tant de peine pour rien. Il me paraît clair qu'ils ont des vues sur vous. Lesquelles? En avez-vous idée?

– Pas la moindre.

Le vieil ingénieur parut réfléchir.

Il était piqué de la réserve de Raymond. Et comme en dépit des conseils de la sagesse, il est rare qu'on se connaisse soi-même:

– J'ai pour principe absolu, reprit-il, de ne jamais me mêler des affaires des autres. Je ne prétends donc pas forcer vos confidences. Mais je croirais manquer à l'amitié que je vous porte, si je ne vous disais pas: Soyez prudent, prenez garde!..

Ces exhortations à la défiance étaient inutiles.

Si étranger que fût Raymond à la diplomatie des salons, si inexpérimenté qu'il pût être des intrigues misérables que voile parfois la politesse savante de la bonne compagnie, il comprenait que ce qui se passait autour de lui n'était pas naturel.

Un instinct supérieur à toutes les expériences lui disait qu'il était sérieusement menacé, qu'une partie était engagée dont son bonheur et son honneur étaient peut-être l'enjeu.

Il était sûr d'un danger prochain.

Mais quel était ce danger?..

A cette question, malheureusement, il ne trouvait pas de réponse, de réponse qui le satisfît, du moins.

Était-ce la duchesse de Maumussy qu'il devait surtout redouter?..

Si cette vanité dont l'homme le plus modeste porte en soi le germe lui disait que la jeune duchesse lui portait un intérêt plus que fraternel, la voix de la raison lui disait que cet intérêt n'était peut-être qu'une comédie.

Et le but, Raymond pensait l'entrevoir.

La dernière lettre de Jean Cornevin lui revenait à l'esprit.

Que disait-elle, cette lettre? Que Laurent Cornevin n'était probablement pas mort, ainsi qu'on l'avait cru, et que, par conséquent, la preuve du crime de MM. de Maumussy et de Combelaine n'était pas anéantie.

Ce que Jean avait découvert, les assassins ne le savaient-ils pas?..

Ne tremblaient-ils pas de se voir d'un moment à l'autre démasqués?

Et cela admis, Raymond n'en arrivait-il pas à se demander si la duchesse de Maumussy, cette jeune femme si belle et si séduisante, ne lui avait pas été envoyée pour s'emparer de son esprit, pour l'éblouir d'espérances magnifiques, pour l'amener lui, le fils de la victime, à contribuer à l'impunité des meurtriers…

– En ce cas, pensait-il, Mme de Maillefert et M. Philippe seraient du complot, et ainsi s'expliqueraient leurs avances.

Mais Mlle Simone n'en était pas, elle, bien évidemment, puisque, tout en obligeant Raymond à faire danser Mme de Maumussy, elle l'avait d'un coup d'œil, averti de se tenir sur ses gardes.

– Il faut que je lui parle, se disait-il, que j'aie le courage de lui demander de m'éclairer…

Malheureusement, le lendemain, lorsqu'il se présenta au château, Mlle Simone n'était pas dans le petit salon où les hôtes ordinaires venaient attendre que la cloche sonnât le dîner.

Mme de Maillefert, du reste, semblait fort mécontente de cette absence de sa fille.

– Simone est insupportable, disait-elle, avec cette manie qu'elle a de courir les champs, ni plus ni moins qu'un pauvre gentilhomme campagnard réduit à faire valoir lui-même…

Raymond, à ce moment, se trouvait assis près de la duchesse de Maumussy.

– Il est de fait, lui dit-elle, que Mlle de Maillefert a des habitudes étranges pour une fille de son nom, maîtresse d'une si grande fortune… Car vous devez savoir que c'est huit millions, au bas mot, que cette blonde charmante apportera à l'homme adroit qui aura su lui plaire…

L'allusion était directe, et évidemment préméditée.

Et cependant, comme si elle eût craint que son intention ne fût pas comprise:

– Une jeune fille si riche, ajouta-t-elle, doit renoncer à l'espoir d'être aimée pour elle-même!..

Vingt-quatre heures plus tôt, Raymond se fût peut-être révolté, mais il apprenait à se maîtriser. La cloche du maître d'hôtel sonnait, il en profita pour ne pas répondre.

Le dîner fut triste. Des hôtes nombreux de la duchesse de Maillefert, cinq ou six seulement restaient. Les autres s'étaient envolés vers Paris aux premières gelées. Et si la duchesse prolongeait son séjour, c'était, disait-elle, dans l'intérêt de sa mission, et aussi pour terminer quelques affaires d'intérêt.

Plus tristement encore la soirée s'écoula sans que Mlle Simone parût, encore bien que, sur les huit heures, elle eût envoyé miss Lydia Dodge prévenir sa mère de son retour.

– Que peut-elle avoir contre moi? se demandait Raymond, en rentrant au Soleil levant, elle me fuit… Ne dois-je plus la revoir?..

Terreurs vaines! Le lendemain même, lorsque suivi de M. de Boursonne il se présenta au château, il ne trouva au salon que Mlle Simone. L'attendait-elle donc?

Telle dut être l'idée du vieil ingénieur, car après quelques mots de politesse banale, il alla se planter devant une fenêtre, tout comme s'il n'eût pas fait nuit. Il est vrai que précisément parce que la nuit était fort obscure, les carreaux se trouvaient faire l'office d'une glace où il distinguait fort nettement Raymond et Mlle Simone.

A grand'peine, et de ses deux mains appuyées sur sa poitrine, Raymond essayait de comprimer les battements de son cœur. Enfin elle se présentait, cette occasion de parler qu'il avait appelée de tous ses vœux. Et il se sentait la force d'en profiter, car l'excès même de la passion lui rendait quelque sang-froid, de même que l'excessif danger donne aux plus poltrons une sorte de courage…

Mais il n'avait pas prononcé dix syllabes, que Mlle Simone l'interrompit.

Elle aussi, la pauvre jeune fille, elle était affreusement émue, et à sa pâleur et à la contraction de ses lèvres, on pouvait voir quelle violence elle se faisait:

– Monsieur, commença-t-elle, c'est bien vous, n'est-ce pas, qui, le soir du bal donné par ma mère, êtes entré dans le salon de miss Lydia?..

– Un domestique m'en avait ouvert la porte, mademoiselle…

– Je sais… En ce moment, ma mère et moi nous nous trouvions dans la pièce voisine, nous avions une discussion… fâcheuse, et nous croyant seules nous parlions assez haut…

Raymond était devenu blême.

Son indiscrétion avait été involontaire. Assurément, sans M. de Boursonne, il se serait enfui en se bouchant les oreilles aux premiers mots arrivés jusqu'à lui.

Seulement, il ne pouvait pas dire cela, et, en cette circonstance, mentir lui répugnait comme une indignité.

– Vous parliez haut, c'est vrai, mademoiselle, balbutia-t-il.

– De sorte que vous avez entendu tout ce que nous disions?

Il baissa la tête.

– Vous avez entendu? insista la jeune fille.

– Oui.

Jamais rien n'avait coûté à Raymond autant que cet aveu. Qu'allait-il en advenir? Mlle Simone n'allait-elle pas l'accabler de mépris?

Non. Elle le regarda sans colère, mais avec une fermeté incroyable chez une jeune fille si timide:

– Et qu'avez-vous conclu de ce que vous avez entendu? interrogea-t-elle.

– Que votre dévouement est sublime, mademoiselle.

Elle frappa du pied.

– Ce n'est pas répondre, prononça-t-elle.

 

Raymond demeura d'abord interdit, puis, tout à coup, une inspiration l'éclairant:

– Ah!.. je comprends, fit-il. C'est mon avis sur la situation que vous avez acceptée, mademoiselle, que vous voulez?

Elle se penchait vers lui avec une anxiété visible, comme si des paroles qui allaient tomber de ses lèvres eût dépendu toute sa destinée.

Lui eut ce pressentiment que sa réponse allait décider de son avenir, et lentement et mesurant chacune de ses expressions:

– Non seulement je m'explique votre conduite, mademoiselle, dit-il, non seulement, je l'admire, mais je l'approuve comme la seule digne d'une Maillefert…

– Ah!..

– Je vous la conseillerais, si j'avais le bonheur de posséder votre confiance. Vous pensez que vous n'êtes que la dépositaire et en quelque sortes l'économe de l'immense fortune que vous possédez. Vous avez raison. Avant tout, cette fortune appartient à la maison de Maillefert, c'est à soutenir l'éclat et l'honneur de ce grand nom qu'elle doit être employée tout entière.

La joie la plus vive se peignait sur les traits si purs de Mlle Simone, en dépit de ses efforts pour demeurer impénétrable. Il y avait des remerciements plein ses yeux.

– Vous dites tout entière? répéta-t-elle.

– Oui, mademoiselle, jusqu'au dernier louis.

– C'est bien votre pensée que vous me dites?

– Ma pensée intime, oui, et la plus chère, sur laquelle reposent toutes mes espérances…

Elle l'arrêta d'un geste.

– Me tromper, dit-elle, serait odieux et lâche!..

– Oh!..

– Indigne de l'homme de cœur qui, entendant outrager une pauvre jeune fille qu'il ne connaissait pas, a risqué sa vie pour la défendre…

– Mademoiselle…

Elle se leva.

– Je vous crois, fit-elle résolument.

Et donnant à Raymond sa main, qu'il garda dans les siennes:

– Croyez-moi de même, ajouta-t-elle; seulement…

Elle n'acheva pas… Tout le sang généreux de son cœur, comme un torrent de pourpre, affluait à son visage.

La duchesse de Maumussy entrait.

Avait-elle écouté et avait-elle entendu? Choisissait-elle pour paraître l'instant où son instinct avait dû lui dire qu'il allait être question d'elle? Le fait est qu'elle était certainement émue: elle était pâle et ses mains tremblaient.

– Où donc est votre mère, ma chère Simone? demanda-t-elle.

La jeune fille hésita. Elle se défiait du tremblement de sa voix, et son embarras était grand, lorsque M. de Boursonne vint à son secours…

S'inclinant avec son meilleur sourire devant Mme de Maumussy:

– Mme de Maillefert, répondit-il, et M. le duc sont, nous a-t-on dit, en grande conférence avec un sous-préfet des environs.

C'était vrai, seulement Raymond l'avait oublié. La jeune femme eut un éclat de rire trop bruyant pour être sincère, et se laissant tomber sur un fauteuil:

– Mon Dieu!.. s'écria-t-elle, que c'est donc amusant de voir cette chère duchesse et cet excellent M. Philippe s'occuper de politique!..

Et tout de suite, avec cette volubilité fiévreuse des gens qui redoutent les trahisons du silence, elle se mit à parler des événements dont Paris était le théâtre.

Elle en pouvait parler pertinemment, disait-elle, ayant reçu le matin même une lettre de son mari.

Le duc de Maumussy ne lui dissimulait pas qu'il était mécontent, sinon inquiet, de la tournure des choses. Selon lui, le gouvernement impérial s'engageait dans une voie sans issue. L'empereur fermait l'oreille aux conseils de ses anciens amis, pour écouter des charlatans politiques sans portée. L'influence de l'impératrice amenait au pouvoir des hommes d'une maladresse si incroyable qu'elle avait un faux air de trahison.

– Je m'étais trompé, pensait Raymond, cette femme n'a pas été envoyée par mes ennemis… Si elle savait qui je suis et quel est mon passé, elle ne parlerait pas ainsi devant moi…

Quoi qu'il en fût, ce ne devait pas, ce ne pouvait pas être un intérêt médiocre, qui arrachait ainsi la duchesse de Maumussy à ses habitudes de silencieuse torpeur.

Car c'en était fait de sa nonchalance hautaine. Tout son être vibrait.

Le buste rejeté en arrière, la joue ardente, les narines gonflées, le sein haletant, elle parlait, d'une voix brève et saccadée qui ne souffrait ni réplique ni contradiction.

Et il fallait entendre les commentaires dont elle accompagnait la lettre de son mari et de quels sarcasmes elle cinglait ce mari et ses amis, et les hommes au pouvoir, et les ministres, et la cour, et l'impératrice et l'empereur!

– Tudieu! quelle commère! pensait M. de Boursonne.

Il lui paraissait évident que la jeune femme cherchait surtout à dissimuler le motif réel de son irritation, et qu'ainsi, comme on dit vulgairement, elle passait sa colère.

Et la preuve, c'est que Mme de Maillefert et son fils étant rentrés, elle se mit tout de suite et sans à-propos à les accabler de railleries positivement blessantes au sujet de cette longue conférence électorale qu'ils venaient d'avoir avec un sous-préfet des environs.

Mais aussi, à l'attitude de la mère et du fils, Raymond et M. de Boursonne eussent pu mesurer le crédit de la duchesse de Maumussy.

Mme de Maillefert dit seulement, et Dieu sait de quel accent:

– Vous avez certainement vos nerfs, ce soir, ma chère Clélie.

Clélie était le prénom de Mme de Maumussy.

– Jamais, au contraire, répondit-elle, je ne me suis sentie si bien portante ni de meilleure humeur.

En sortant du château, après cette soirée décisive, M. de Boursonne sifflotait un air fantastique, ce qui était chez lui l'indice des plus sombres préoccupations.

C'est qu'après s'être juré de ne plus s'occuper des affaires de Raymond, voyant la tournure que prenaient ces affaires, il se faisait un cas de conscience de l'abandonner aux inspirations de son inexpérience.

– Eh bien!.. lui demanda-t-il, où en êtes-vous?

Raymond planait alors dans le bleu du troisième ciel, et trouver un confident, c'était un bonheur encore.

– Cette soirée, répondit-il, sera la plus heureuse de ma vie…

– Diable!..

– J'aime éperdument Mlle de Maillefert, et de ce soir je crois, oui, je crois fermement que je ne lui suis pas indifférent…

– Peste!..

– N'avez-vous pas entendu ce qu'elle m'a dit?

– Si, parfaitement.

– Eh bien?

– Eh bien! mon cher camarade, à moins que le français ne soit plus le français, et que je ne sois plus qu'une vieille bête, elle vous a clairement demandé si vous consentiriez à l'épouser sans dot.

Le visage de Raymond rayonna.

– Oui, c'est bien là ce que j'ai compris, s'écria-t-il.

Imperceptiblement, le vieil ingénieur haussa les épaules.

– Et qu'en concluez-vous? interrogea-t-il.

La question parut stupéfier Raymond.

– Ce que j'en conclus?.. répéta-t-il. Ceci: la dot de Mlle Simone était le seul obstacle que j'aperçusse entre Mlle Simone et moi… La dot étant supprimée, l'obstacle n'existe plus…

– De sorte que vous croyez que maintenant tout va aller de soi…

De même que toutes les natures nerveuses et enthousiastes, Raymond pouvait, en un moment, passer de l'exaltation la plus grande au plus extrême abattement.

La voix de M. de Boursonne le ramena brusquement du ciel au milieu des ornières de la réalité.

– Mlle Simone m'a dit de croire en elle, prononça-t-il d'un air sombre, et j'y crois aveuglément.

Mais c'est bien inutilement que Raymond et M. de Boursonne s'épuisaient à évaluer les probabilités de l'avenir. Les événements devaient, comme à plaisir, dérouter leurs conjectures.

Après cette orageuse soirée, troublée par les emportements étranges de Mme de Maumussy, après les scènes dont il s'était trouvé l'involontaire et très embarrassé témoin, Raymond n'était pas sans inquiétudes sur la réception qui l'attendait à Maillefert.

Inquiétudes inutiles! Jamais encore il n'avait été accueilli comme il le fut le lendemain.

Puis, en moins de quatre jours, sa situation s'embellit de telle sorte qu'on eût pu croire que très assurément la famille de Maillefert allait devenir la sienne. Un prétendant déclaré et officiellement admis à faire sa cour n'eût pas osé souhaiter de plus délicats encouragements, de plus charmantes attentions.

Devenue soudainement tout miel, Mme de Maillefert ne lui épargnait aucun de ces patelinages que prodiguent les mères adroites à l'homme qu'elles convoitent pour leur fille.

Elle ne l'appelait plus monsieur Delorge, mais bien mon cher monsieur Raymond, ou bien Raymond tout court.

– Que ne l'appelle-t-elle: «Mon gendre», pendant qu'elle y est! pensait M. de Boursonne.

En ce cas, M. Philippe eût eu aussi tôt fait de dire: «Mon cher beau-frère.»