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La dégringolade

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Et il poussa le ressort qui mettait la bille en mouvement.

– Vous n'avez donc jamais joué à la roulette, monsieur? demanda la dame brune à Raymond.

– Jamais, madame.

La bille s'arrêta.

– Sept, rouge, impair, manque!..

Mlle Simone, la dame brune et Raymond avaient perdu.

– Vous êtes une détestable conseillère, duchesse, dit M. Philippe à la dame brune.

Ainsi, cette dame si jolie, près de qui se trouvait Raymond, était une duchesse. Mais que lui importait! Toute sa préoccupation était d'adresser la parole à Mlle Simone. Il le voulait de toute la force de sa volonté, et pourtant ne le pouvait pas. Que lui dire? Une banalité? Il se fût coupé la langue plutôt. Mais alors quoi? Son supplice du bal recommençait.

Et pour comble, il croyait reconnaître que Mlle Simone souhaitait lui parler, qu'elle avait quelque chose à lui dire. A plusieurs reprises, se retournant l'un vers l'autre, leurs yeux se rencontrèrent, et une même rougeur empourpra leurs joues.

– Vingt-huit, noire, pair, gagne!.. glapissait M. Philippe.

Raymond perdait toujours. Il s'en souciait bien, vraiment!

Autour de la table, tout le monde causait et riait. La bouche en cœur, et d'un air content de soi, les amis du jeune duc disaient des choses stupides. Raymond les trouvait admirables, il eût donné un an de sa vie pour en pouvoir dire autant.

– Mon voisinage ne vous porte décidément pas bonheur, monsieur, murmura la jolie dame brune.

Il s'inclina gauchement, ne trouvant rien à répondre, rien de rien…

– Je suis donc un être absolument stupide, pensait-il avec une rage concentrée, un idiot, un goîtreux!..

– Allons, messieurs, allons, mesdames, disait le jeune duc, qui était en veine, échauffons-nous un peu, s'il vous plaît…

La rouge sortit, la jolie dame brune perdit quinze louis.

– Décidément, madame la duchesse, lui dit un jeune homme, vous allez vous décaver, et il va falloir écrire à M. de Maumussy qu'il vous envoie de l'argent…

A ce nom, éclatant là, tout à coup, comme un obus, Raymond eut un éblouissement… Était-ce possible!

Cette femme, près de lui, était-elle vraiment la duchesse de Maumussy!..

– Oh! fit une jeune dame, le duc de Maumussy n'est pas comme certains maris de ma connaissance, il n'attend pas que sa femme lui demande de l'argent, lui!..

Ainsi, plus de doute.

– Tous les jeux sont faits! continuait M. Philippe. Rien ne va plus…

Mais Raymond ne voyait ni n'entendait plus rien, le vertige s'emparait de son cerveau, et c'est mû par un pur instinct machinal qu'il lançait ses mises au hasard…

– La chance vous poursuit, monsieur, lui dit la jolie dame brune, la duchesse de Maumussy. Voulez-vous nous associer?..

– Nous associer!.. s'écria le malheureux avec un mouvement d'horreur…

Et se maîtrisant tant bien que mal:

– Assurément, ajouta-t-il d'une voix défaillante, avec plaisir, avec bonheur…

Il n'avait plus qu'une idée, fuir, fuir… Ah! s'il eût su comment se retirer sans scandale!..

Heureusement, M. de Boursonne, qui le surveillait, avait, comme tout le monde, sans doute, aperçu son trouble affreux.

Et lorsqu'à dix heures on servit du thé et des rafraîchissements:

– Allons, mon cher Delorge, dit le vieil ingénieur, il faut nous retirer…

La duchesse de Maillefert voulut le retenir, mais il prétexta un travail urgent, promit de revenir et enfin sortit, entraînant Raymond.

Puis, une fois dehors:

– Malheureux, que se passe-t-il? demanda l'excellent homme. Votre bras tremble sur le mien…

– Ah! monsieur, ne m'interrogez pas, je vous en prie…

Jusqu'au Soleil levant, ils n'échangèrent plus une parole.

Maître Béru les attendait, et apercevant Raymond:

– Monsieur, juste comme vous sortiez, le facteur a apporté pour vous deux lettres de Paris… Les voici.

C'est à peine si d'une voix défaillante il eut la force de balbutier: – Merci!..

Après quoi ayant pris ses lettres des mains de l'aubergiste, sans même songer à saluer M. de Boursonne, il gagna l'escalier.

Maître Béru lui-même fut frappé de ces circonstances.

– Qu'a donc M. Delorge? demanda-t-il au vieil ingénieur, qui allumait sa pipe au feu mourant de la cuisine.

– Rien, absolument, répondit le digne homme.

Mais en lui-même et tout en montant à sa chambre:

– En voici bien d'une autre! grommelait-il. Que diable s'est-il passé entre mon étourneau et Mlle de Maillefert?..

Car il ne voyait que Mlle Simone pour avoir jeté Raymond dans un tel désordre.

– Et cependant, songeait-il, son autre voisine, cette duchesse de Maumussy est bien jolie, et elle le regardait avec des yeux bien doux… Et lui, à un moment lui a répondu d'une façon étrange!..

Sa pipe était finie, et il en secouait les cendres en frappant le fourneau contre son ongle.

– Peut-être n'y a-t-il rien, ruminait-il encore. Ce sacré Delorge est nerveux comme une petite maîtresse. Peut-être dort-il déjà…

II

Non, Raymond ne dormait pas…

A peine arrivé à sa chambre, il s'était affaissé sur un fauteuil, et il s'efforçait de recueillir ses idées.

– Que je suis faible, murmurait-il, que je suis lâche!..

Pauvre garçon!.. Il n'était ni faible ni lâche, il était victime d'une situation qu'il n'avait pas faite, d'un passé qu'il traînait comme un prisonnier sa chaîne.

Mme Delorge, cette femme d'une énergie antique, n'avait pas senti qu'il est impossible d'enfermer un homme dans une idée unique, si vaste que soit cette idée.

Elle n'avait pas compris que, si sa vie était finie, la vie de son fils commençait; que si tout était mort en elle, tout en lui était à naître.

Elle ne s'était pas dit qu'en lui imposant une tâche surhumaine elle l'exposait à maudire cette tâche le jour où une grande passion mettrait aux prises dans son âme bouleversée l'intérêt de son amour et ce qu'il estimait être un devoir sacré.

– Oh! non, se disait-il, je n'oublie pas que mon père a été lâchement assassiné! Non, je ne saurais oublier que les assassins sont restés impunis!.. C'est avec joie que je donnerais ma vie pour que justice fût rendue!.. Mais dépend-il de moi d'aimer ou de n'aimer pas Mlle Simone, et me faut-il renoncer à la voir parce que Mme de Maumussy est au château de Maillefert?.. En quoi Mme de Maumussy est-elle coupable, elle que l'on dit mariée contre son gré à ce misérable aventurier!

Il tournait, en même temps, et retournait entre ses mains les lettres qu'il venait de recevoir.

Il avait reconnu l'écriture des adresses.

L'une était de sa mère, l'autre de Me Roberjot.

Et il hésitait à les ouvrir, redoutant d'y trouver la condamnation sans appel des espérances auxquelles il essayait de se raccrocher.

– Pourtant, il le faut!.. fit-il.

Et d'un mouvement fiévreux, décachetant la lettre de Mme Delorge, il lut:

«Cher Raymond,

«L'heure maintenant est proche, de notre revanche, quelque chose me le dit. Tous nos amis, depuis M. Ducoudray jusqu'à Me Roberjot, le croient.

«Ce qui me prouve que l'empire se sent menacé, c'est que d'anciens amis de ton père, qui l'avaient renié, qui semblaient avoir oublié notre existence, sont venus me rendre visite.

«Tout Paris s'entretient d'un procès horriblement scandaleux qu'intenterait à M. de Maumussy la famille de sa femme.

«On m'affirme aussi que M. de Combelaine, plus ruiné que jamais, a été sur le point d'épouser l'indigne sœur de Mme Cornevin, Mme Flora Misri, et qu'au dernier moment le mariage a manqué pour des raisons honteuses.

«Raymond, mon fils bien-aimé, souviens-toi de ton père… Tiens-toi libre de tout engagement et prêt à agir au premier signal.

«Ta sœur Pauline et moi, t'embrassons de toute notre âme…

«ÉLISABETH DELORGE.»

– Prêt!.. libre de tout engagement!.. murmura Raymond avec un rire amer. Voilà vingt ans que je vis ainsi!..

Et il ouvrit la lettre de Me Roberjot.

«Je n'ai qu'une minute, lui écrivait le député de l'opposition, juste le temps de copier, pour Léon Cornevin et pour vous, une lettre que je reçois de notre ami Jean.

«Lisez, et vous verrez si le brave garçon perd son temps.»

Jean écrivait:

«Mes chers amis,

«Après la plus pénible des traversées, pendant laquelle nous périssions sans le secours d'un clipper anglais, me voici enfin en Australie.

«C'est avant-hier, dimanche, que j'ai pris pied à Melbourne, la capitale du pays de l'or.

«Dès le lendemain, je me mettais en quête de l'homme avec qui mon père a quitté le Chili, M. Pécheira, le fils du contrebandier de Talcahuana.

«Je trouvai sans peine sa demeure, car il est un des négociants considérables de Melbourne. Malheureusement, il est en tournée aux mines, et l'employé qui le remplace n'a pu me fixer l'époque de son retour.

«Mais cet employé, qui connaît M. Pécheira depuis longtemps, m'a dit que lors de ses débuts en Australie, il avait un associé, un Français nommé Boutin.

«Que ce Boutin soit Laurent Cornevin, mon père, c'est ce qui ne fait pas pour moi l'ombre d'un doute. Que M. Pécheira puisse m'apprendre ce qu'il est devenu, c'est ce qui me paraît certain.

«Donc, malgré les anxiétés de l'attente, je suis heureux, quelque chose me dit que je touche au but.

«Nos aïeux, lorsqu'ils se vouaient à une œuvre difficile, s'imposaient jusqu'à son accomplissement quelque rude pénitence, qui était un perpétuel stimulant. Moi, j'ai juré de ne pas reprendre mon pinceau avant d'être arrivé jusqu'à mon père, avant de l'avoir serré dans mes bras s'il est vivant encore, avant d'avoir prié sur sa tombe s'il est mort…

 

«Bon espoir donc, mes chers amis, et peut-être… à bientôt

JEAN CORNEVIN.»

C'est avec un douloureux accablement que Raymond laissa échapper cette lettre.

– Si je ne suis pas fou, murmurait-il, s'il me reste encore quelque courage, je ne retournerai plus au château de Maillefert.

Il était, hélas! de ces infortunés que leur imagination cruelle cloue sur des calvaires chimériques, dont la pensée devance les événements, et qui souffrent plus affreusement peut-être des catastrophes qu'ils prévoient que des malheurs réels.

Au matin d'une nuit passée tout entière à se débattre dans les angoisses de la passion, sa résolution était prise.

– Je ne chercherai pas à revoir Mlle Simone, dussé-je en mourir!..

Aussi, lorsqu'il descendit pour déjeuner, soutenu par l'exaltation du sacrifice et par cette amère satisfaction qu'on éprouve à dompter une souffrance atroce, s'était-il composé une contenance dégagée et un visage souriant.

Il s'attendait à mille et mille questions, à de vives attaques, à des plaisanteries… A sa grande surprise, M. de Boursonne ne l'interrogea pas.

Son attitude, qu'il croyait impénétrable, était démentie par l'égarement de ses yeux, par la violence convulsive de ses gestes.

Croyant abuser M. de Boursonne, il l'avait éclairé.

– Il est évident, s'était dit cet observateur si perspicace, qu'il ne s'agit pas, comme je le supposais, d'une simple amourette. Quelque chose de grave se passe.

Mais c'est précisément parce que telle était sa conviction qu'il se garda bien de revenir sur les événements de la veille.

D'y revenir directement, du moins.

Car il sentait bien chez Raymond une ferme résolution de garder ses secrets.

Seulement, il n'était pas une de ses phrases qui ne fût combinée de façon à amener son «jeune ami» à se découvrir.

Et lorsque, par exemple, il se mit à parler de l'achèvement prochain de ses études entre Tours et les Ponts-de-Cé, c'était pour arriver à dire qu'il faudrait bientôt quitter les Rosiers et aller planter plus loin, dans quelque village de la Loire-Inférieure, le quartier général.

Mais au lieu de la tristesse qu'il s'attendait à voir assombrir le visage de Raymond, à cette perspective d'un départ prochain, il n'y lut que de la joie.

– Ah! que ne partons-nous demain! s'écria le pauvre garçon, d'un accent dont il n'y avait pas à suspecter la sincérité.

Et c'était bien le cri de son âme. Entre Mlle Simone et lui, il eût voulu des obstacles matériels, l'Océan, de ces distances qu'on ne saurait franchir et qui annihilent le danger d'un moment de faiblesse.

– C'est, sacrebleu! à n'y rien comprendre, pensait M. de Boursonne.

Ce n'était pas, il faut le dire, une curiosité banale qui inspirait au vieil ingénieur ce grand désir de pénétrer le secret de Raymond.

Il le connaissait si inexpérimenté de la vie, si loyal et pour cela si disposé à croire à la loyauté des autres, qu'il voyait en lui une de ces dupes privilégiées de tous les intrigants, un de ces naïfs qui tombent dans tous les pièges qu'on tend à leur candide honnêteté.

– Tandis que s'il se confiait à moi, pensait le bonhomme, s'il se laissait guider par mon expérience comme un aveugle par son chien, il se tirerait de toutes les intrigues. Mais va-t'en voir, s'ils viennent!.. Mon orgueilleux se couperait la langue avant de rien dire à son vieux chef.

Cette idée l'agaçait si fort qu'il déjeuna en moins de rien, qu'il se brûla le palais en avalant son café, et qu'il se trouva prêt avant l'arrivée de ses piqueurs.

C'est donc avec tous les indices d'une humeur massacrante que, ayant allumé sa pipe, il alla s'asseoir sur un des bancs de pierre qui décoraient la façade du Soleil levant, à côté de maîtresse Béru, laquelle, les mains croisées sur son large abdomen, humait la brise tiède d'un des derniers beaux jours.

– Positivement, disait-il à Raymond qui l'avait suivi, je suis trop facile et trop bon, nos hommes en abusent. Voilà que c'est moi, maintenant, qui suis à leurs ordres…

– D'ordinaire, monsieur, hasarda Raymond, nous ne sommes pas prêts si tôt…

– C'est-à-dire que je radote, n'est-ce pas? C'est possible. Seulement, comme je suis le maître, il faudra m'obéir tout de même. Et, à partir de demain, tout le monde devra être ici à m'attendre dès huit heures du matin!..

De temps à autre, M. de Boursonne rendait comme cela des décrets terribles, bientôt abrogés par la très réelle bonté que dissimulait son caractère bourru.

Et il ruminait à l'adresse des délinquants une apostrophe comminatoire, lorsque parut au bout de la grande rue, arrivant au trot allongé d'un magnifique cheval, un domestique à la livrée de Maillefert.

Il n'en fallait pas plus pour dissiper les humeurs noires du bonhomme.

– Gageons, dit-il à Raymond, que c'est à nous qu'en veut ce superbe gaillard à bottes à revers.

Il ne se trompait pas.

Arrivé à la porte du Soleil levant, le domestique arrêta court son cheval, et saluant maîtresse Béru:

– M. Delorge? demanda-t-il.

Raymond s'avança.

– C'est moi, dit-il.

Lestement, en valet bien appris, le domestique mit pied à terre, et tirant de sa ceinture un pli assez volumineux:

– Voilà, dit-il, ce que je suis chargé de remettre à monsieur…

Comme de raison, M. de Boursonne s'était approché.

– Y a-t-il une réponse? interrogea-t-il.

– Non, monsieur, répondit le domestique, déjà remis en selle, et qui ayant salué repartit au grand trot.

Raymond, lui, considérait d'un œil hagard ce pli que scellait un large cachet de cire parfumée constellée de paillettes d'or. On eût dit qu'il avait peur.

Enfin, il se décida, il brisa l'enveloppe, et en même temps qu'une lettre des billets de banque s'en échappèrent.

– Ah! par exemple!.. ne put s'empêcher de s'exclamer le vieil ingénieur.

La lettre, écrite d'une écriture menue, sur un épais papier armorié, Raymond la lut d'un coup d'œil:

«Monsieur,

«Vous êtes parti hier soir si précipitamment, que nous n'avons pas réglé nos comptes. Nous étions associés, cependant. Après votre départ, j'ai continué de jouer, pensant que vous ne m'en voudriez pas trop si je perdais le fonds social. Mais, bien loin de perdre, selon mon habitude, j'ai été favorisée d'un bonheur insolent. Je nous ai gagné deux mille huit cents francs et je vous envoie votre part.

«Vous voyez que notre association nous a porté bonheur.

«DUCHESSE DE MAUMUSSY.»

Raymond était devenu livide.

– Oh!.. bégaya-t-il. Oh!..

Et, dans un transport de rage, froissant entre ses mains crispées l'enveloppe, la lettre et les billets de banque, il allait les lacérer, quand une réflexion soudaine traversant son esprit:

– Maîtresse Béru!.. fit-il d'une voix rauque.

– Monsieur?

– Votre curé est un brave homme, n'est-ce pas?

– Oh! le meilleur et le plus excellent qui soit au monde, monsieur, charitable comme il n'en est pas, n'ayant rien à lui, se dépouillant pour les pauvres, donnant jusqu'à son linge, jusqu'à ses chemises…

– Eh bien! maîtresse Béru, portez-lui cela pour ses pauvres…

Et jetant dans le tablier de la digne femme la lettre et les billets, il rentra dans l'auberge…

Jamais ébahissement ne se vit plus immense que celui de la maîtresse du Soleil levant; jamais regards ne se virent plus comiquement anxieux que ceux qu'elle promenait des billets de banque à M. de Boursonne.

A la fin:

– Je suppose, balbutia-t-elle, que M. Delorge a voulu plaisanter.

Pour être moins évidente, la stupeur du vieil ingénieur n'était pas moins grande que celle de la brave femme.

– Je ne pense pas, répondit-il.

– Une somme si forte!.. Jamais je n'oserai la porter à M. le curé.

– Alors attendez que M. Delorge vous confirme ses intentions. Mais avant!.. vous permettez, n'est-ce pas?

Et ce disant, M. de Boursonne s'emparait prestement de l'enveloppe et de la lettre, ne laissant plus que les billets de banque dans le tablier de maîtresse Béru.

– Ah! çà, morbleu! grommelait-il, est-ce que je vais être obligé de retenir une cellule à Charenton pour mon étourneau? Qu'est-ce que cette histoire d'argent, à présent?..

La lettre qu'il tenait lui eût, pensait-il, tout expliqué, et certainement il eût donné bonne chose pour en connaître le contenu. Mais si ardente, si exaspérée que fût sa curiosité, l'idée ne lui vint même pas de la lire.

Courant, au contraire, après Raymond, il le trouva dans la salle à manger, affaissé sur une chaise, blême, et en train de vider une carafe d'eau.

– Mâtin! lui dit-il, vous êtes généreux, vous!..

– Monsieur, répondit le jeune homme, cet argent me brûlait les mains, je lui donne la seule destination qu'il puisse avoir.

Le bonhomme eut un geste équivoque.

– Soit! dit-il. Seulement, étourdi que vous êtes, en même temps que les billets de banque, vous aviez jeté la lettre à maîtresse Béru…

– Eh! qu'importe!..

– Il importe que c'était la jeter en pâture à l'impitoyable curiosité de tous les oisifs du bourg. Heureusement que je veillais, je l'ai reprise.

– Ce n'était en vérité pas la peine, monsieur, tout le monde pouvait, tout le monde peut la lire…

M. de Boursonne ne se le fit pas dire deux fois.

Avec la plus curieuse attention, et comme s'il eût pesé la valeur de chaque expression, il lut et relut ce billet au moins singulier.

– Eh! eh! fit-il avec un petit rire moqueur, je connais plus d'un fat à qui un poulet de ce parfum donnerait de drôles d'idées…

– Monsieur!..

– D'autant qu'elle est tout bonnement adorable, cette duchesse de Maumussy, avec ses grands yeux noirs si doux par moments, et d'autres fois si pleins de flammes…

Raymond s'était dressé.

– Ne me parlez jamais de cette femme, monsieur, s'écria-t-il.

– Oh!..

– Elle me fait horreur.

– Peste!.. vous êtes dégoûté, mon cher…

– Oui, horreur! répéta Raymond avec un accent terrible, elle me fait horreur!.. Déjà c'est pour moi un irréparable malheur de l'avoir rencontrée, et je sens, et quelque chose me dit qu'elle me sera fatale un jour!..

M. de Boursonne se tut, gardant, contre son habitude, le secret de ses impressions et de ses conjectures.

Aussi bien, les piqueurs étaient arrivés et, à leur tour, ils attendaient.

– Partons, dit-il brusquement, nous n'avons que trop de temps perdu à rattraper.

Et il se mit en route, mais non si vite qu'il n'entendît Raymond recommander à maîtresse Béru de porter l'argent qu'il lui avait donné à son curé.

Si important que fût ce jour-là le travail du vieil ingénieur, tous ces événements lui trottaient obstinément par la cervelle, et s'il n'en soufflait mot, c'est qu'il avait ses projets pour le soir.

En conséquence, le dîner achevé:

– Allons-nous à Maillefert? demanda-t-il.

– Je me sens un peu souffrant, monsieur, répondit Raymond.

– C'est que, ma foi! j'irais volontiers, les distractions sont rares dans ce pays.

– Il me serait impossible de vous suivre…

– Remettons donc la partie à demain, mon cher…

Raymond jugea qu'une explication était inévitable, et que mieux valait en finir tout de suite.

– Demain, monsieur, dit-il, pas plus qu'aujourd'hui, je ne serai en état de vous accompagner.

– Diable! c'est un parti pris, alors.

Le jeune homme garda un morne silence.

– Sacrebleu! insista M. de Boursonne, ce n'est pas après avoir gagné une assez forte somme, qu'on renonce à aller dans une maison. Que pensera-t-on de vous!..

– Tout ce qu'on voudra, répondit l'infortuné, de l'accent de la plus glaciale indifférence, cela m'est bien égal.

Mais M. de Boursonne était décidé à le pousser dans ses derniers retranchements.

– Et Mlle Simone! insista-t-il.

Raymond pâlit.

– En vérité, monsieur, fit-il, d'une voix à peine distincte, je ne sais quel plaisir vous pouvez prendre à me torturer ainsi…

– Bonsoir, donc, fit brutalement le vieil ingénieur.

Et il sortit; le reproche de Raymond lui pesait.

– La peste étouffe l'animal entêté!.. grondait-il. Comme si ce n'était pas pour son bien, ce que j'en fais. Mais, tête-Dieu! je n'en aurai pas le démenti, et nous verrons bien si les gens de Maillefert seront aussi discrets que lui!..

Cinq minutes après, ayant rajusté sa toilette, il montait à grandes enjambées l'avenue du château.

Comme la veille, Mme de Maillefert se tenait dans le salon du premier étage, mais ses hôtes étaient moins nombreux. Plusieurs étaient partis le matin pour Paris, et M. Philippe et ses amis étaient allés pour quarante-huit heures à Angers.

 

Mais la duchesse de Maumussy restait.

De même que la veille, elle était assise près de Mlle Simone, sur la causeuse qui faisait face à la porte.

Elle était vêtue d'une robe d'intérieur d'étoffe noire, toute garnie de ruches ponceau, et dans ses cheveux, qui, aux lumières, se teintaient de reflets bleuâtres, éclatait une grosse touffe d'œillets rouges, les derniers de l'année.

Sa beauté un peu théâtrale resplendissait et éblouissait. Ses yeux noyés de langueurs avaient, sous la frange de leurs longs cils, des éclairs phosphorescents. On voyait en quelque sorte son sang frémir sous ses chairs nacrées. Et de toute sa personne se dégageaient des effluves de passion.

Près d'elle, la chaste et discrète beauté de Mlle Simone pâlissait, comme le chef-d'œuvre délicat d'un maître de génie près de l'œuvre à effets violents d'un charlatan de talent…

Lorsque le domestique annonça M. de Boursonne:

– A la bonne heure! s'écria Mme de Maillefert, voilà un homme de parole!..

Puis, tout aussitôt:

– Mais vous êtes seul, ajouta-t-elle avec une nuance de désappointement; qu'est devenu M. Delorge?

– Il est souffrant, madame, répondit le vieil ingénieur d'une voix plaintive, il est excessivement souffrant.

Il avait chaussé son binocle avant de répondre, et sournoisement il observait Mlle Simone et Mme de Maumussy…

Il les vit tressaillir, et d'un même et involontaire mouvement se retourner l'une vers l'autre.

– Attention!.. se dit-il, voici peut-être un indice.

Le malheur est qu'il n'eut pas le temps de profiter de ce qu'il appelait déjà sa découverte.

Deux gentilshommes campagnards des environs entraient, accompagnés de leurs femmes, et tout de suite et sans façon ils s'emparèrent de Mme de Maillefert.

Ces fiers hobereaux avaient mordu aux amorces de la duchesse, et après avoir boudé dix-huit ans le gouvernement impérial, c'est à la fin de 1869 qu'ils songeaient à se rallier.

Ils y mettaient, il est vrai, des conditions. L'un demandait à être le candidat ministériel aux prochaines élections, l'autre exigeait une préfecture de première classe.

– Parbleu! pensait M. de Boursonne, voilà des gaillards qui peuvent se flatter d'avoir du nez et de savoir choisir leur moment.

Ce qui le consolait, c'est que, Mlle Simone étant sortie pour donner quelques ordres, sa place restait libre, sur la causeuse, près de Mme de Maumussy.

Lestement, le bonhomme s'en empara. Il pensait:

– Voici une belle pénitente qu'un vieux diable comme moi confessera facilement.

Et bien vite, en quelques phrases, il planta les jalons d'une sorte d'interrogatoire. Ah! ce n'était pas la peine de se mettre en frais de diplomatie.

Du premier coup, il acquit la certitude que huit jours plus tôt, la jeune duchesse ne soupçonnait même pas l'existence de Raymond.

Puis, d'elle-même, et comme si le vieil ingénieur n'eût pas été pour elle un étranger, elle se mit à lui parler de son pays, l'Italie, de son passé, de sa famille, exposant avec une surprenante familiarité sa vie tout entière.

M. de Boursonne n'en revenait pas, encore bien qu'il eût autrefois habité Rome et Florence, et qu'il connût la très réelle ingénuité des femmes italiennes, et leur horreur de toute affectation et d'une vaine pruderie.

La jeune duchesse de Maumussy ne savait rien du monde, elle l'avouait en toute sincérité, étant restée jusqu'à vingt et un ans dans un couvent de Naples, où elle s'ennuyait fort.

Puis, un beau matin, son père était venu l'en tirer, en lui annonçant qu'il lui avait trouvé un parti brillant, un grand seigneur français, qui en échange d'une grosse dot mettrait au service de la famille de sa femme ses hautes influences politiques. Quinze jours plus tard, elle était duchesse de Maumussy.

Elle n'avait subi aucune contrainte, elle le reconnaissait. La joie d'être délivrée du couvent l'enivrait. Elle avait été étourdie de son changement d'état, du tumulte du palais paternel succédant au silence du cloître, des belles toilettes de sa corbeille, des flatteries murmurées à son oreille…

Et, lorsqu'elle était revenue à elle, il était trop tard pour réfléchir.

Ce n'est pas qu'elle eût à se plaindre de son mari. Le duc de Maumussy était parfait pour elle; à l'affût de ses moindres désirs, attentif à ne jamais laisser vide le tiroir de son secrétaire, stipulant des épingles pour elle sur toutes les affaires qu'il tripotait, veillant à ce qu'elle eût toujours les plus beaux diamants et les plus fringants attelages de Paris… Aussi était-elle enviée et haïe des femmes.

Aussi entendait-elle célébrer à l'envi la galanterie de M. de Maumussy, le dernier paladin français, disait-on.

Pourtant, ce n'est pas là le mari qu'elle rêvait quand, par ces soirées tièdes et embaumées du pays de Naples, elle errait avec ses compagnes sous les charmilles de son couvent.

Certes, le duc était d'une élégance suprême, spirituel, ironique ou tendrement sentimental à son gré, mais il avait trente bonnes années de plus qu'elle, il eût pu être son père, elle était jeune, et il était vieux.

Puis, pouvait-elle vraiment se dire mariée, ayant un mari insaisissable, qu'elle était souvent trois ou quatre jours sans apercevoir, dont la politique et les affaires absorbaient les journées, dont le plaisir dévorait les nuits, et qui, toujours sous l'éperon de l'ambition ou sous le fouet de la nécessité, menait à fond de train une existence haletante…

Elle lui rendait, par exemple, cette justice, que s'il vivait de son côté, il la laissait vivre du sien, en pleine et entière indépendance, poussant si loin le soin de ne gêner en rien la liberté de ses actions, qu'elle s'en sentait humiliée…

Et c'est du ton le plus simple et le plus naturel qu'elle débitait ces étranges confidences. M. de Boursonne en tressautait sur sa causeuse:

– Elle est par trop naïve, à la fin, pensait-il, ou par trop effrontée! A quel propos me conte-t-elle tout cela? Pour que je le rapporte à Raymond? Singulière commission.

Pourtant il n'était pas assez suffoqué pour ne remarquer pas qu'il n'était point le seul à écouter la duchesse de Maumussy.

Ses ordres donnés, Mlle Simone était revenue s'asseoir tout près de la causeuse.

La femme d'un des deux hobereaux l'avait bien entreprise et lui narrait tous les cancans de Saumur, mais elle ne répondait que par monosyllabes.

Elle ne perdait pas une des paroles de Mme de Maumussy; tour à tour elle rougissait ou devenait toute pâle, ou bien ses yeux lançaient des éclairs…

– Et voilà! pensait M. de Boursonne. Ces deux femmes aiment mon jeune camarade; elles se sont devinées et se haïssent… Mais lui! pourquoi a-t-il fui? N'aurait-il pas le courage de choisir?..

En ce moment, le pianiste aux longs cheveux rentrait d'une promenade inspiratrice au clair de la lune, il s'assit au piano, et M. Philippe n'étant pas là, bientôt on ne s'entendit plus dans le salon.

Le vieil ingénieur profita de l'occasion pour s'enfuir.

En somme, il était assez satisfait de sa soirée, et s'il éprouvait quelque embarras, c'était de savoir si, oui ou non, il ferait part à Raymond de ses découvertes et de ses conjectures.

Toutes réflexions faites, il se décida pour le silence. Il fit aussi bien.

Raymond n'avait ni l'esprit ni le cœur aux confidences. Le malheureux pliait sous l'effort que lui coûtait la résolution de ne plus retourner à Maillefert.

Sentir le bonheur, la réalité de ses rêves à portée de la main, et ne pas étendre la main, c'est du courage, cela!..

Si encore il eût été loin!..

Mais il ne pouvait sortir du Soleil levant sans apercevoir de l'autre côté de la Loire les terrasses de Maillefert, et à travers les arbres, déjà dépouillés d'une partie de leurs feuilles, la façade blanche du château.

Aussi, était-il bien décidé à demander son changement ou un congé, lorsque, le dimanche suivant, après la grand'messe, tandis que M. de Boursonne recevait ses paysans, il sortit.

Il se dirigeait vers cette hauteur d'où on dominait les jardins du château de Maillefert, lorsqu'au détour du pont il se trouva en face de Mlle Simone.

Elle n'était pas seule. Elle était accompagnée de sa gouvernante, miss Lydia Dodge, longue et maigre personne, à figure blême avec un gros nez rouge au milieu.

Mlle Simone devait sortir de la messe, car miss Lydia portait deux paroissiens.

Interdit, ému à ce point de sentir ses jambes fléchir, Raymond s'arrêta…

Mais la jeune fille, non moins troublée, s'était arrêtée aussi, et ils restaient en présence, muets, palpitants, les joues empourprées, de sorte que miss Lydia roulait de l'un à l'autre ses gros yeux surpris…

Ce fut à Mlle de Maillefert, la première, que la parole revint.

– Vous avez été souffrant, monsieur Delorge? demanda-t-elle d'une voix troublée.

– En effet, mademoiselle, balbutia-t-il.

– Mais vous allez mieux, n'est-ce pas?