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La dégringolade

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QUATRIÈME PARTIE
LES MAILLEFERT

I

Il était tard lorsque Raymond Delorge se réveilla.

C'était un dimanche, et il avait défendu à maître Béru, le bon hôtelier du Soleil levant, d'entrer dans sa chambre, même pour lui annoncer le déjeuner.

Le temps était splendide. Un de ces radieux soleils de la Saint-Martin, si beaux dans la vallée de la Loire, dissipait les dernières brumes et dorait à l'horizon lointain la cime jaunie des grands arbres…

Raymond ouvrit sa fenêtre, et l'air pur, à grands flots, s'engouffra dans sa chambre…

La grande rue des Rosiers était bruyante et animée. La grand'messe venait de finir, et incessamment passaient des groupes de paysannes coquettes, rouges et joufflues sous leur blanc bonnet de mousseline.

Cependant, au lieu de se hâter de s'habiller, comme d'ordinaire, Raymond s'affaissa dans un grand vieux fauteuil que l'aubergiste du Soleil levant avait fait venir de Saumur à son intention.

Les dernières paroles de M. de Boursonne: «Elle serait ma femme», retentissaient encore à son oreille, remplissaient sa pensée et vibraient dans son âme.

– Oui, se répétait-il, comme pour s'encourager, oui, il faut qu'elle soit ma femme.

C'est qu'il n'en était plus à batailler avec lui-même, à essayer de s'abuser. Il aimait Mlle Simone de Maillefert.

Il l'aimait de cet amour unique et absolu qui envahit l'être entier, qui s'empare despotiquement de toutes les facultés, qui remplit l'existence, et qui, selon qu'il est heureux ou malheureux, fait de celui qu'il possède le plus fortuné ou le plus misérable des mortels.

Mais elle, Mlle Simone, l'aimait-elle? l'aimerait-elle jamais?..

Se rappelant son attitude lorsqu'il lui avait été présenté, ses rougeurs soudaines, ses regards surpris, et comment, tout à coup, sans jamais s'être parlé, ils s'étaient entendus:

– Non, je ne lui suis pas indifférent, se disait-il, tressaillant d'espérance.

Mais presque aussitôt les observations de M. de Boursonne lui revenaient à la mémoire: il songeait que Mlle de Maillefert avait dû savoir qu'il avait pris sa défense, qu'il s'était battu pour elle avec M. Bizet de Chenehutte, et alors:

– Pauvre fou que je suis, murmurait-il, qui prends pour un intérêt sérieux ce qui n'est que l'expression banale, à force d'être naturelle, de la reconnaissance.

Pourtant, comme il se sentait prêt à tout pour conquérir Mlle de Maillefert, comme il se sentait de taille, selon l'expression de M. de Boursonne, à aplanir des montagnes et à combler des abîmes, il s'efforçait d'évaluer froidement ses chances de succès.

Hélas!.. elles lui paraissaient autant dire nulles.

Même en admettant, et il n'osait l'admettre, que Mlle Simone l'aimât, en était-il plus avancé?

Il en savait précisément assez de l'existence des Maillefert pour être persuadé que la duchesse et son fils s'opposeraient de tout leur pouvoir et de toute leur énergie au mariage de Mlle Simone, non précisément avec lui mais avec n'importe qui.

Un mariage n'aurait-il pas ce résultat de les priver des revenus de la malheureuse enfant, qui étaient désormais leur unique ressource?

D'un autre côté, ignorait-il à quelle tâche écrasante Mlle Simone avait voué sa vie? Et il l'estimait assez héroïque pour briser son cœur plutôt que de renoncer à cette œuvre de veiller sur la maison de Maillefert et de préserver de tout opprobre ce grand nom, sans cesse compromis par les folles prodigalités de la duchesse et par les insanités de M. Philippe…

Et qui était-il, lui, Raymond Delorge, pour oser aspirer à la main de cette jeune fille si belle, si noble et si riche?..

Un obscur bourgeois, un pauvre petit ingénieur des ponts et chaussées, sans autre avoir que les maigres émoluments de sa place.

Et ce n'était pas tout.

N'avait-il pas, de même que Mlle Simone, une tâche à remplir, et bien autrement impérieuse et sacrée? Sa vie n'était-elle pas vouée à une œuvre de justice et de vengeance, et d'avance sacrifiée?..

Que dirait sa mère, si elle venait à apprendre son amour, ses espérances, ses projets?

Il lui semblait la voir se dresser en pied, austère comme le devoir, rude comme la vérité, terrible comme le remords.

– Honte sur vous, lui disait-elle, qui pouvez oublier votre père assassiné!.. Honte sur vous, dont le lâche cœur peut espérer le bonheur alors que les assassins triomphent, alors que Maumussy et Combelaine sont encore impunis!..

Et, comme pour exaspérer la douleur de Raymond, sa conscience ne lui montrait autour de lui que des exemples d'une indomptable ténacité.

Sa mère, d'abord, Mme Cornevin, qui, après avoir eu cette énergie d'élever cinq enfants, avait eu cette constance de se faire une éducation à la hauteur de ses espérances. Et Léon Cornevin, dont on avait brisé la carrière, mais non l'indomptable volonté. Et Jean encore, qui, en ce moment même, ayant tout abandonné, patrie, amis, famille, s'obstinait à la recherche de son père, à la poursuite de cette lettre décisive que le général Delorge mourant avait dû confier à l'unique témoin du crime, au loyal et malheureux Laurent Cornevin.

Il n'était pas jusqu'à Me Roberjot, jusqu'au timide bonhomme Ducoudray dont la conduite ne fût pour Raymond un cruel reproche.

– Eh bien! oui, c'est vrai, se disait-il avec une sorte de rage, oui, ce que je fais est indigne; mais je l'aime, ma raison se trouble, ma volonté m'échappe, je ne m'appartiens plus, je ne suis plus moi… je l'aime!..

Mais l'excès même de son exaltation devait le ramener vite à une plus saine appréciation de la réalité. Comprenant que, s'il restait plus longtemps dans sa chambre, M. de Boursonne l'y viendrait relancer, il se hâta de s'habiller et de descendre.

Dans la grande salle du Soleil levant, le vieil ingénieur – pour employer encore une de ses expressions – tenait ses assises hebdomadaires.

C'était sa coutume, depuis qu'il avait établi son quartier général aux Rosiers.

Tous les dimanches, à l'issue de la grand'messe, il envoyait maître Béru lui racoler tout ce qu'il rencontrait sur la place de l'Église de paysans des environs.

Et il passait son après-midi à les questionner, avec un art et une patience admirables, essayant de tirer d'eux les indications qu'il supposait devoir servir l'immense travail dont il avait la direction.

Il était en train d'écouter un des adjoints de Saint-Mathurin, lequel avait eu ses meilleures terres ensablées, c'est-à-dire stérilisées pour des années, à l'inondation de 1866, lorsqu'il aperçut Raymond qui traversait le vestibule pour se rendre à la salle à manger.

Aussitôt, il abandonna son adjoint et les sept ou huit paysans qui l'entouraient, et s'élançant après son jeune ami:

– Vous voilà donc, maître paresseux! s'écria-t-il… Savez-vous qu'il y a plus d'une heure que j'ai déjeuné?..

Mais si mauvaise que fût sa vue, il distingua l'altération des traits de Raymond, et surpris et changeant de ton:

– Saperjeu!.. reprit-il; que vous arrive-t-il, mon cher?..

– Rien, monsieur; je suis un peu fatigué.

– Vous!.. pour une pauvre nuit passée au bal, pour un innocent quadrille et pour quatre ou cinq verres d'un punch inoffensif!..

Raymond ne répondit pas, mais M. de Boursonne ne pouvait se méprendre à la façon dont il hocha la tête. Aussi, se frappant le front:

– J'y suis! s'écria-t-il. Mlle de Maillefert…

L'entrée de maîtresse Béru, qui apportait à Raymond des œufs à la coque dénichés de sa main le matin même, coupa la parole au bonhomme; mais dès qu'elle se fut retirée:

– Par ma foi, poursuivit-il, je ne comprends pas que le souvenir de la plus charmante jeune fille que je connaisse puisse donner à un amoureux cette mine funèbre.

– Hélas!.. soupira Raymond.

– Vous avez découvert des obstacles?..

– Insurmontables, oui, monsieur.

Le vieil ingénieur haussa les épaules.

– Voilà bien, grommela-t-il, les jeunes gens de notre époque, héros aimables à qui il faut des sentiers fleuris, sablés de poudre d'or, et qui s'assoient découragés à la première taupinière qu'ils rencontrent.

– Monsieur…

– Taisez-vous! Peut-être m'avoueriez-vous que vous n'aimez que les entreprises faciles, et je vous prendrais en grippe. On ne gravit avec honneur et plaisir, mon cher, que les montagnes réputées inaccessibles. On est fier d'avoir atteint le sommet du mont Blanc, on ne se vante pas d'avoir escaladé les buttes Montmartre. L'impossible, voilà le but qui me tenterait, si j'avais votre âge. Tel que vous me voyez, je crois aux miracles, j'en ai vu… et la sorcière qui les faisait est aux ordres de tout le monde, elle s'appelle: la Volonté.

Il s'exprimait en homme fort de ses convictions et qui a expérimenté ses théories. Pourtant le visage de Raymond restait morne.

– Que peut la plus indomptable volonté, murmura-t-il, quand on a tout contre soi! Si vous saviez, monsieur…

Il était dans une de ces dispositions d'esprit où les plus chers secrets montent de l'âme bouleversée jusqu'aux lèvres, et si le vieil ingénieur l'eût voulu, il ne tenait qu'à lui de surprendre ce mystère qu'il avait deviné dans le passé de son jeune compagnon. Mais il ne songeait alors qu'à étudier le côté pratique – il disait le côté politique – des projets de Raymond…

– Le diable, mon cher, interrompit-il, c'est que, pendant que vous dansiez avec la fille, j'ai cédé à la tentation, stupide, je le reconnais, de tourmenter la mère, et que je l'ai tant agacée et persiflée qu'elle doit m'en vouloir à la mort. Conclusion: ni vous ni moi ne serons plus invités au château de Maillefert, et vous voilà séparé de Mlle Simone.

Il tira sept ou huit énormes bouffées de sa pipe, et du sein de l'épais nuage de fumée dont il s'était enveloppé:

– L'important, continua-t-il, est de faire notre paix. Comment? Voilà le problème. Pour l'instant, il faut que je rejoigne mes campagnards qui doivent s'impatienter, mais nous reprendrons cet entretien. De votre côté, cherchez…

 

Point n'était besoin de ce conseil pour que Raymond se mit l'esprit à la torture.

Resté seul, il finit de déjeuner en quelques bouchées, alluma un cigare et sortit.

C'était, se disait-il, pour profiter du beau soleil, qu'il sortait, pour être libre, seul et plus maître de ses pensées.

Seulement, le hasard – il a toujours de ces caprices, le hasard – le conduisit de l'autre côté de la Loire, et lui fit prendre un petit sentier qui le mena justement sur une hauteur d'où il dominait les jardins de Maillefert et une partie du parc.

De là, il apercevait distinctement, se promenant le long des terrasses ou s'appuyant aux balustrades de marbre, les hôtes du château, les amis que la duchesse avait amenés de Paris.

Ils étaient une douzaine, hommes et femmes, et d'après leurs gestes, on pouvait aisément imaginer qu'ils n'engendraient pas la mélancolie.

Pour la première fois, Raymond sentit au cœur l'aiguillon de l'envie.

Il envia ces jeunes messieurs qu'il apercevait, causant et riant. Mme de Maillefert ne les haïssait pas, eux. Tandis que, lui, la porte du château lui était peut-être à tout jamais fermée. Il avait droit à une visite de politesse, ou, pour mieux dire, il la devait, mais lorsqu'il se présenterait, quelque laquais insolent lui répondrait que madame la duchesse n'était pas visible, il remettrait sa carte cornée, et tout serait dit.

Ce qui le consolait un peu, c'était l'absence de Mlle Simone. Il ne la voyait pas dans le jardin. Où pouvait-elle être?

Il se demandait comment le savoir, songeant vaguement à courir se poster sur le passage de la jeune fille, lorsque, sans qu'il eût besoin de questionner, il fut renseigné par deux paysans qui se croisèrent à dix pas de lui, sur le chemin.

Ils avaient leurs habits du dimanche, et l'un d'eux, celui qui tournait le dos au château de Maillefert, semblait un peu gris.

Apercevant l'autre:

– Ohé! cria l'homme qui avait bu, te voilà, Bruneau!

– Oui.

– Où donc vas-tu, comme ça?

– Au château.

– Un dimanche! Tu ne trouveras pas la demoiselle.

– Au contraire, c'est toujours le dimanche qu'elle donne rendez-vous au monde, à ses fermiers et à ses métayers afin de ne les point déranger de leurs travaux.

– Et qu'y vas-tu faire, au château?

– Porter de l'argent.

L'homme gris ouvrit de grands yeux.

– Je croyais, fit-il, que tu ne payais ton fermage qu'à Noël.

– C'est vrai aussi.

– Alors?

– La demoiselle nous a fait prier, moi et deux ou trois autres, de lui avancer la moitié du fermage…

– Tiens! tiens!.. Et tu consens à cela, toi?

– Je fais mieux. Au lieu de la moitié que demandait la demoiselle, je lui porte le tout.

– Oh! oh!

– C'est comme ça. Et si au lieu d'une année d'avance elle avait besoin de deux, eh bien! on lui trouverait l'argent tout de même.

– Et que dit de ça maîtresse Bruneau?

– Maîtresse Bruneau dit que, s'il fallait aller chez le notaire emprunter pour prêter à la demoiselle, on irait. Maîtresse Bruneau se souvient qu'une nuit qu'elle était malade à ne pouvoir remuer ni bras ni jambes, et que notre petite étouffait d'une angine, et que moi je perdais la tête, la demoiselle est montée à cheval par une pluie battante et est allée à Saumur chercher de la glace que le médecin avait ordonnée.

L'ivrogne, d'un air ironique, tira son chapeau.

– Tu es une bonne pâte d'homme, toi, dit-il.

– Je m'en vante.

Et ils se séparèrent, chacun poursuivant sa route en sens contraire.

– Qu'arrive-t-il, pensait alors Raymond, pour que Mlle de Maillefert en soit réduite à demander des avances à ses fermiers? Quelle folie de la duchesse a-t-elle à réparer? quelle nouvelle frasque de M. Philippe?..

Et il se représentait la malheureuse aux prises avec ces incurables prodigues, harcelée, tiraillée, tour à tour suppliée et menacée, condamnée à une lutte de tous les instants.

Certes, il lui avait fallu une énergie de fer pour résister si longtemps. Mais un jour ne viendrait-il pas où, brisée de cet atroce combat, excédée, désespérée, vaincue, elle dirait à ce frère insensé et à cette mère absurde:

– Vous le voulez, soit! prenez tout, dépensez, dilapidez, jetez au vent, et périsse après l'honneur de Maillefert…

C'est avec des tressaillements d'une joie égoïste que Raymond songeait à cette ruine possible de Mlle Simone. Ruinée, il la voyait plus près de lui, et il pouvait avouer son amour sans être soupçonné d'une honteuse spéculation.

Telles étaient ses réflexions, tout en regagnant les Rosiers, quand, arrivé au milieu du pont suspendu, il s'entendit appeler. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Savinien Bizet de Chenehutte, lequel glorieusement portait le bras en écharpe.

– Vous voici donc, mon cher Delorge, disait l'aimable jeune homme. Eh bien! vous étiez au bal de Maillefert. Mes compliments sincères! On ne parle que de vos succès. Vous avez paru et vous avez triomphé. Miracle! La statue s'est animée, ses beaux yeux se sont abaissés tendrement sur vous, elle a parlé, elle a dansé, elle a souri… Oh! je suis bien informé! La duchesse, à ce qu'il paraît, faisait un nez d'une aune.

– Je ne sais ce que vous voulez dire, dit froidement Raymond.

Et du coin de l'œil il mesurait la hauteur du pont et la profondeur de l'eau. Il lui fallait se tenir à quatre, pour ne pas saisir le sieur Bizet et le lancer par-dessus le parapet.

– Allons donc, poursuivait l'intéressant jeune homme, est-ce avec un ami qu'on doit faire le discret? Car nous sommes amis. Deux hommes qui se sont coupé la gorge sont liés pour la vie. Voyons, à quand le mariage? Car il y a promesse de mariage. Ce qui de la part de toute autre jeune fille serait insignifiant, est de la part de Mlle Simone une déclaration… Elle ne peut plus se dédire… Ah! mon gaillard…

– Salut!.. interrompit brutalement Raymond.

Et plantant là M. Bizet stupéfait et mécontent, il s'éloigna à grands pas, comprenant que la colère allait l'emporter.

Pourtant elles ne manquaient pas de vérité, les observations de M. Bizet de Chenehutte.

Dans les petits pays, où tout le monde se connaît, où chacun épie le voisin avec la subtile et patiente curiosité du désœuvrement, il fait bon mesurer ses démarches, peser ses paroles et surveiller jusqu'à ses regards.

Plus que toute autre, à la fête de Maillefert, Mlle Simone avait été l'objet de l'attention tracassière des invités.

On avait remarqué et noté qu'après avoir résisté aux instances de plusieurs danseurs, elle avait accepté presque sans se faire prier l'invitation de Raymond. On avait étudié le jeu de sa physionomie, guetté l'expression de ses yeux. Enfin, le mécontentement de la duchesse n'avait échappé à personne. Et de tous ces indices, soigneusement recueillis, les gens tiraient les conclusions les plus diverses selon qu'ils étaient des amis ou des ennemis des Maillefert.

Encore bien que Raymond ne reconnût guère l'esprit du pays, il avait comme une vague intuition de ce qui se passait, et il s'en irritait. Il se disait que tous ces commérages seraient pour la duchesse une raison de lui fermer plus sévèrement sa porte.

C'était aussi l'avis de M. de Boursonne.

– Très certainement, ajoutait-il, Mme de Maillefert n'ignorera pas ces cancans, votre ami Bizet est pour cela un trop dur semeur de nouvelles.

Les poings de Raymond se crispaient.

– Ah! ce Bizet, grondait-il, si je le tenais encore au bout de mon épée… je le clouerais contre un arbre.

Le vieil ingénieur fronçait ses sourcils.

– Et vous auriez tort, prononça-t-il. Votre excellent ami Bizet n'est qu'un sot, et comme en ce bas monde les sots sont en majorité, il ne faut pas songer à les exterminer. Occupons-nous plutôt de trouver un expédient pour faire notre paix avec le château.

Mais ils n'en trouvèrent aucun, de toute la soirée qu'ils passèrent à fumer, les pieds sur les chenets. Et la nuit, la conseillère divine, ne leur envoya aucune inspiration.

Raymond était donc fort triste, le lendemain, quand il se mit en route avec M. de Boursonne pour gagner le terrain de leurs opérations.

Ils exécutaient alors des sondages, un peu au-dessous des Tuffeaux, à un endroit où la Loire se rapproche du coteau jusqu'à ne plus laisser entre son cours et les carrières qu'une étroite prairie qu'inonde la moindre crue, et un chemin défoncé par le passage continuel de charrettes chargées.

Leur matinée passa vite à commander et à suivre les manœuvres de leur personnel, assez nombreux, de piqueurs et de bateliers.

Et, vers les trois heures de l'après-midi, assis sur le revers du profond fossé qui sépare la prairie du chemin, ils se reposaient un moment après leur collation quotidienne, quand un de leurs conducteurs s'écria:

– Ah!.. voilà Mme de Maillefert et sa société!

Un même mouvement rapide mit sur pied Raymond et M. de Boursonne.

Ils regardèrent.

A cent mètres d'eux, à un endroit où le chemin tourne d'énormes blocs de pierres moussues, sept ou huit personnes à cheval, jeunes femmes et jeunes hommes, s'avançaient au petit pas.

En avant, plus hardie que les autres, Raymond reconnut la duchesse de Maillefert, la taille serrée dans une amazone de drap bleu, ayant sur la tête un chapeau d'homme d'où s'échappaient, dans un savant désordre, les flots de ses cheveux roux.

Arrivée à cinq pas de Raymond et du vieil ingénieur, la duchesse arrêta son cheval, s'inclina légèrement, et de son air le plus gracieux:

– Je vous salue, messieurs, dit-elle.

Puis, s'adressant à M. de Boursonne:

– Je vous surprends dans l'exercice de vos fonctions, monsieur le baron, ajouta-t-elle.

En toute occasion, ce titre de baron faisait cabrer le vieil ingénieur… mais pour cette fois, s'immolant aux intérêts de son «jeune ami», il pavoisa son visage de son meilleur sourire, et gaîment:

– Nous besognons de notre mieux, madame la duchesse, répondit-il.

– Et notre belle vallée vous devra une éternelle reconnaissance, baron, si vous parvenez à la mettre à l'abri des ravages de la Loire.

– Nous faisons tout pour qu'il en soit ainsi, mon jeune et cher camarade Delorge et moi.

La réponse était calculée pour fournir à Raymond l'occasion de se mêler à la conversation. Il ne songea pas à en profiter. Il ne remarquait, il ne voyait qu'une chose, c'est que Mlle Simone n'était pas parmi les personnes qui accompagnaient la duchesse, et qui, à son exemple, s'étaient arrêtées.

Par exemple, le jeune duc de Maillefert s'y trouvait, lui, vêtu d'une jaquette gris clair, portant une chemise de couleur à grand col rabattu, coiffé d'un de ces petits chapeaux de feutre à ruban bleu, que l'empereur venait de mettre à la mode. Même, autour de son chapeau, s'enroulait et palpitait à la brise un voile de gaze verte.

Il s'approcha à son tour, et ricanant, selon sa coutume:

– Ainsi, demanda-t-il à Raymond, c'est pour empêcher les inondations, ce que vous faites là?

– C'est du moins un travail préparatoire…

– Très curieux! s'écria M. Philippe, excessivement curieux!

Et enlevant son cheval, il lui fit franchir le fossé et se trouva dans la prairie aux côtés de Raymond.

A cheval, le jeune duc était encore plus disgracieux qu'à pied. Sa poitrine paraissait plus creuse, son dos plus bombé. Mais, ainsi que l'avait dit maître Béru, c'était un écuyer consommé, bien qu'il dût surtout à ses chutes sa renommée de sportsman. Il semblait s'être fait une spécialité de tomber, et se vantait d'avoir mesuré de son échine toutes les pistes de France et de l'étranger.

Il manœuvrait donc son cheval dans la prairie, et, le lorgnon à l'œil, il examinait les instruments qui s'y trouvaient, les niveaux, les jalons, les chaînes, les piquets, les sondes, demandant des explications à Raymond, s'étonnant de tout, comme l'eût pu faire un sauvage, et répétant toujours:

– Très curieux, parole d'honneur! prodigieusement curieux!

Pendant ce temps, Mme de Maillefert, entourée de ses hôtes, tenait M. de Boursonne.

– Vos travaux coûteront sans doute très cher, baron? disait-elle.

– Beaucoup de millions, madame.

Elle se tourna vers une jeune femme, très brune et très belle, qui l'accompagnait, et d'un accent attendri:

– Comment, prononça-t-elle, comment un pays ne chérirait-il pas un gouvernement qui dépense tant d'argent pour assurer sa prospérité!..

Le retour de M. Philippe, qui franchissait de nouveau le fossé, lui épargna la fin de la phrase.

 

– Parole d'honneur, ma mère, disait le jeune duc, il faudra revenir à pied voir ces messieurs se servir de leurs instruments. Parole d'honneur, on n'a pas idée de ça.

– Nous reviendrons certainement, approuva la duchesse, mais j'espère bien qu'avant nous aurons le plaisir de voir ces messieurs à Maillefert…

C'est à M. de Boursonne qu'elle parlait, mais c'est à Raymond qu'elle adressait le plus provocant de ses sourires.

– Tous les soirs, nous faisons un petit bac de famille, ajouta M. Philippe…

La duchesse rassemblait son cheval.

– Ainsi, c'est convenu, messieurs, dit-elle; nous vous attendons ce soir…

Et craignant peut-être un refus, elle rendit la main à son cheval qui partit au galop, entraînant tous les autres.

– Surtout, vous savez, criait le jeune duc, pas d'habit noir…

Ils étaient loin déjà, que Raymond et M. de Boursonne restaient encore en face l'un de l'autre, étourdis de surprise et se demandant la signification de ce revirement si brusque.

Était-il possible de l'attribuer au hasard, à un de ces caprices comme il en passe dix par jour à travers les cerveaux fêlés, tels que celui de la duchesse de Maillefert?

Évidemment, non.

Les moindres détails de cette scène rapide annonçaient la préméditation, de même que les conduites pareilles de la mère et du fils trahissaient un plan concerté.

Il sautait aux yeux que Mme de Maillefert et le jeune duc souhaitaient vivement un rapprochement, des relations, une certaine intimité.

Mais pourquoi? dans quel but?

– Ils s'ennuient probablement beaucoup… hasarda Raymond.

Le vieil ingénieur esquissa un geste ironique.

– C'est-à-dire que, selon vous, reprit-il, ces nobles châtelains compteraient sur nous pour les distraire, pour charmer par les agréments de notre conversation leurs interminables soirées?..

Mais il s'interrompit, et saisissant le bras de Raymond:

– Regardez-moi dans le blanc des yeux, reprit-il. Comme cela, bien. Maintenant, savez-vous l'idée qui me vient? C'est que Mme de Maillefert songe à vous faire épouser sa fille.

Tout le sang de Raymond afflua à son visage.

– Votre raillerie est cruelle, monsieur, fit-il.

– Je ne raille, sacrebleu, pas!

– Alors, vous oubliez que la duchesse et son fils, vivant des revenus de Mlle Simone, ne peuvent pas souhaiter qu'elle se marie.

– Oui, je sais bien, ce serait leur ruine… en apparence, du moins. Mais les apparences sont trompeuses parfois. C'est à examiner, à creuser… Il faudra voir, et nous verrons; car nous acceptons l'invitation, n'est-ce pas?

Raymond secoua la tête.

– Je ne sais trop… répondit-il.

M. de Boursonne éclata de rire, et frappant sur l'épaule de son jeune camarade:

– Hypocrite, va! dit-il.

Eh bien! non, Raymond disait vrai, il hésitait. Pareil à ces chasseurs impressionnables qui vont se mettre à l'affût, et qui, au moment où le gibier arrive sur eux, sont pris d'un éblouissement et ne tirent pas, Raymond était de ces tempéraments nerveux à l'excès qui passent leur vie à invoquer l'occasion, et qui se troublent et ne savent plus se décider à la saisir si elle se présente.

Pourtant, au dernier moment, après le dîner, sur les huit heures, quand M. de Boursonne lui demanda:

– Partons-nous?

– Partons, répondit-il en se levant.

C'est dans un salon du premier étage que se tenaient Mme de Maillefert et ses hôtes. C'est là qu'un valet de pied conduisit M. de Boursonne et Raymond dès qu'ils se présentèrent.

A leur entrée, la duchesse se souleva à demi avec une exclamation de plaisir et en battant des mains…

– Vous voilà donc, déserteurs!..

M. Philippe, lui, s'était élancé au-devant d'eux et leur serrait les mains avec effusion, comme à deux amis qu'on revoit après une longue absence.

– C'est, sacrebleu, étrange! pensait M. de Boursonne. Qu'est-ce que cette mauvaise comédie?..

Raymond, lui, ne pensait à rien.

Il venait d'apercevoir Mlle Simone, assise près de cette jeune dame, si brune et si remarquablement belle, qu'il avait déjà vue, le tantôt, à cheval aux côtés de la duchesse de Maillefert.

Mais il sentit, en même temps, son cœur se serrer, en voyant de quel air de stupeur immense le considérait Mlle Simone.

Ah! certes, elle ne savait pas feindre, la pauvre enfant, et ses yeux si beaux et son charmant visage étaient comme un livre ouvert où se lisaient ses impressions et ses pensées.

– Ainsi, elle ignorait l'invitation de sa mère, se disait tristement Raymond. Ainsi, elle ne savait pas que je viendrais ce soir…

Cependant, à l'exemple de M. de Boursonne, après avoir présenté ses respects à la duchesse, il saluait les femmes qui se trouvaient dans le salon, et trois jeunes messieurs, des amis de M. Philippe, lesquels causaient et riaient près de la cheminée, sur laquelle était posée une cave à liqueurs ouverte.

Au piano, un jeune homme était assis et jouait, – un de ces pianistes qu'on prend toujours pour des perruquiers, tant ils sont bien peignés et fleurent bon la pommade, et qui tout l'été promènent de château en château leur doigté supérieur et leurs airs inspirés, à la recherche de la grande dame qui doit s'éprendre de leur génie et les enlever…

Mais la musique n'était pas le faible du jeune duc de Maillefert. Aussi, profitant bien vite de l'entrée de Raymond et de M. de Boursonne:

– Très jolie, cette petite mélodie, dit-il au jeune pianiste; oui, ravissante, parole d'honneur! Cependant, si vous voulez bien, nous en resterons là pour ce soir, hein! n'est-ce pas?..

Sans mot dire, avec la résignation douloureuse et fière du génie méconnu, l'artiste ferma le piano et s'accouda contre la tablette.

– Mesdames et messieurs, continuait M. Philippe, puisqu'il nous arrive des «pontes», nous allons, si le cœur vous en dit, tailler un petit bac, un bac de famille, à la papa, pour n'en pas perdre l'habitude…

– Oh! pas de bac, interrompit une des amies de la duchesse, c'est un jeu d'hommes, cela; il faut compter et je m'embrouille toujours… La roulette, plutôt, comme l'autre soir…

– Oui, la roulette, approuva une jeune femme.

– C'est-à-dire que vous espérez encore me dépouiller, ricana M. Philippe, mais n'importe!..

Et sonnant:

– La roulette! demanda-t-il au valet qui parut.

Jamais idée ne sembla plus lumineuse à Raymond.

Il lui semblait sentir tous les regards arrêtés sur lui avec une expression de moquerie. Et il n'osait pas, lui, regarder Mlle Simone, tremblant que son visage ne trahît ce qui se passait en lui.

Le jeu allait être une planche de salut.

Déjà les domestiques avaient apporté la roulette, c'est-à-dire ce cylindre creux qui ressemble à un cadran, et où on fait mouvoir la bille qui décide des coups, puis un grand tapis où étaient dessinés des casiers et des chiffres.

Les préparatifs terminés:

– En place, en place! s'écria M. Philippe; nous gaspillons un temps précieux, comme disait ce pauvre baron Trigault.

Tout le monde avait pris place autour de la table, à l'exception du seul M. de Boursonne.

– Eh bien! baron, lui dit gracieusement la duchesse, est-ce que vous ne jouez pas?

– Jamais, madame.

– Très curieux, parole d'honneur! fit M. Philippe. Et pourquoi cela, s'il vous plaît?..

– Parce que j'ai peur de perdre.

L'aveu parut cynique.

– Croyez-vous donc que nous jouons pour gagner? demanda la duchesse.

– Dame!.. oui, répondit le bonhomme, avec ce flegme qui faisait la force de sa plaisanterie.

M. Philippe, qui avait déclaré qu'il tiendrait la banque jusqu'à son dernier louis, alignait devant sa place des piles de pièces de vingt et de dix francs.

– Ces discours ne sont pas sérieux, dit-il.

Et imitant avec une perfection qui trahissait une longue étude, la voix monotone et glapissante des croupiers d'outre-Rhin:

– Faites vos jeux, mesdames et messieurs, reprit-il; faites vos jeux!..

Le hasard, aidé, à ce qu'il parut à M. de Boursonne, par Mme de Maillefert, avait placé Raymond entre Mlle Simone et cette dame brune qui avait de si beaux yeux.

Le vieil ingénieur crut aussi remarquer, lorsque la jeune fille prit place à la roulette, quelques regards surpris et aussi des sourires significatifs.

Puis, comme ni Mlle Simone ni Raymond n'avaient la moindre idée du jeu, la dame brune, obligeamment, se penchait vers eux pour les aider de ses conseils…

– Les jeux sont faits? glapit M. Philippe; rien ne va plus?..