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La dégringolade

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– Monsieur, gémissait Raymond, monsieur, de grâce!..



Bast!.. l'intéressant jeune homme était lancé.



– C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire, poursuivait-il. Sans vanité, je m'entends à conduire une vaste exploitation, j'ai fait mes preuves… Eh bien! Mlle Simone s'y entend peut-être mieux que moi. Elle est en quelque sorte l'intendant de sa mère et de son frère, qui sont des paniers percés. C'est elle qui divise ses fermes, qui dirige ses métayers, qui décide de la coupe des bois et des foins, qui surveille les vendanges, qui perçoit ses revenus et paye ses ouvriers. De là ses courses perpétuelles tout le jour et parfois très avant dans la soirée, été comme hiver, par tous les temps…



– Je vous en conjure, monsieur de Chenehutte, interrompait Raymond, parlons d'autre chose, parlons de tout ce que vous voudrez, excepté…



– Excepté de ce qui vous intéresse, n'est-ce pas? continua l'enragé avec son plus malin sourire. Connu. On souffre un peu, quand on est modeste, d'entendre énumérer les trésors qu'on possède, ou qu'on possédera. Mais je tiens à réparer ma sottise d'hier soir. Il n'y a pas en Anjou deux femmes comme Mlle Simone. Vous me direz qu'elle est haute comme la nue, et que, si elle affecte d'être familière avec les paysans, elle est avec nous autres bourgeois d'une insupportable fierté… Mais un mari adroit l'aurait vite corrigée. Et alors, que de qualités! Quelle économie, malgré ses deux cent mille livres de rentes! quelle simplicité de goûts!.. Jamais de luxe, jamais de flafla, toujours des toilettes si modestes que c'est à peine si la femme de notre huissier s'en contenterait.



Il soupira… Et la main sur le cœur, et d'un accent pathétique:



– Ah! quelle maison nous eussions faite, ajouta-t-il, si elle eût été ma femme! En dix ans, nous eussions triplé nos capitaux. Oui, triplé. Car vous pensez bien que je me serais arrangé de façon à la brouiller avec sa mère et avec son frère, et c'est ce que je vous engage à faire. La duchesse mangerait le diable et ses cornes, et il ne doit plus lui rester grand'chose à croquer. Quant au jeune duc Philippe, il y a longtemps qu'il a avalé son dernier arpent de terre, et il doit partout et à tous; il doit à Paris, à Angers, à Saumur, aux Rosiers; il doit aux notaires, aux usuriers, à ses fournisseurs…



Qui eût dit à M. Bizet que Raymond se tenait à quatre pour ne pas lui sauter à la gorge et l'étrangler l'eût à coup sûr bien surpris. C'était ainsi pourtant.



Et même il était grand temps qu'on arrivât aux Rosiers.



M. Bizet voulait absolument emmener déjeuner avec lui, chez son oncle, Raymond et ses deux témoins, prétendant qu'il n'est de bonnes et durables réconciliations que celles que vient sceller une bouteille de derrière les fagots…



Mais Raymond était à bout de patience.



– Au plaisir, monsieur Bizet!.. interrompit-il brusquement.



Et, saluant l'ancien commandant d'artillerie et l'autre témoin de son adversaire, il s'éloigna à grands pas dans la direction du

Soleil levant

.



Le diable, c'est qu'il ne pouvait pas se débarrasser aussi cavalièrement de M. de Boursonne.



Tout danger passé, le vieil ingénieur pensait bien avoir gagné le droit de lâcher la bride à son mauvais caractère et à son humeur goguenarde. Et, tout en arpentant la route aux côtés de Raymond:



– Bonne journée, grommelait-il, et bien commencée… Eh! eh! il n'est pas midi encore, et nous avons déjà fait de fameuse besogne…



– Pouvais-je reculer, monsieur? Me fallait-il faire des excuses à cet intolérable personnage!..



– Non, jamais d'excuses, je suis de votre avis… Mais c'est égal, avoir été dix ans un pilier de salle d'armes, avoir acquis une adresse hors ligne, pour venir piquer le bras de M. Savinien Bizet de Chenehutte, c'est ce qui s'appelle avoir glorieusement employé sa jeunesse!



Le plus cruel ennemi de Raymond, connaissant son passé, n'eût pas trouvé à lui jeter à la face une plus sanglante ironie.



Il pâlit, et, d'une voix rauque:



– Ah! ne parlez pas ainsi, monsieur, s'écria-t-il, vous me feriez regretter de n'avoir pas cloué à un arbre, comme un papillon, cet animal malfaisant…



– Ce n'est, fichtre, pas moi qui vous en aurais empêché, grommela le vieil ingénieur. Et, branlant la tête:



– Mlle de Maillefert n'en serait ni plus ni moins compromise… On n'en dirait pas moins, de Saumur à Angers, qu'elle a été, qu'elle est ou sera votre maîtresse…



– Eh! que m'importe cette demoiselle! s'écria Raymond exaspéré.



Il ne disait pas la vérité.



Quelque chose lui affirmait que cette jeune fille, qu'il ne connaissait que de nom, allait avoir sur son existence, sur son avenir une influence décisive.



Comment, de quelle façon?.. c'est ce qu'il ne pouvait prévoir.



Et cependant, il ne doutait presque pas, tant était impérieuse cette voix du pressentiment.



– Singulier original, que ce Delorge! se disait, de son côté, M. de Boursonne. Ou plutôt non, je ne me suis pas trompé hier soir, il y a certainement dans le passé de ce brave garçon quelque mystère dont la connaissance me donnerait la clef de ses étranges contradictions.



De là à se demander quel pouvait bien être ce mystère et à souhaiter le pénétrer, il n'y avait qu'un pas qu'eut vite franchi l'esprit curieux du vieil ingénieur.



– Parbleu! je le confesserai, pensait-il, en observant Raymond, comme s'il eût espéré saisir sur son visage le secret de ses pensées…



Ainsi, ils allaient silencieux, suivant la levée de la Loire, qui est la grande rue des Rosiers, quand une exclamation joyeuse les arracha à leurs réflexions.



Ils arrivaient au

Soleil levant

 et, campé sur le seuil de son auberge, en veste blanche et le couteau à la ceinture du tablier, maître Béru saluait le retour de «ses» ingénieurs.



– Je savais bien, disait-il, qu'il n'arriverait rien de fâcheux à ces messieurs; je le disais ce matin à ma femme, qui était si inquiète qu'elle voulait absolument aller faire brûler un cierge…



Le front de M. Boursonne s'était subitement rembruni.



– Décidément, fit-il, nous sommes la fable du pays!..



– Oh! ce n'est pas moi qui ai rien dit, se hâta d'interrompre le digne aubergiste. Ce qui se passe chez moi ne regarde personne. C'est M. Bizet qui, en sortant d'ici, est allé crier l'affaire sur les toits. A onze heures, il était encore au

Café du commerce

, pérorant au milieu d'une vingtaine de personnes…



– C'est fort gracieux, en vérité!.. grommela le vieil ingénieur.



Il était entré, ainsi que Raymond, dans la petite salle où les attendait leur déjeuner.



Maître Béru les avait suivis et, croyant sans doute leur être agréable, il habillait de la belle façon ce pauvre M. Savinien Bizet de Chenehutte.



Ce n'était, affirmait-il, qu'un vaniteux, avare et cependant dévoré du désir de briller. Chez lui, au fond de sa campagne, il vivait de pain frotté d'oignon et de pommes de terre, pour rattraper l'argent qu'il dépensait lorsqu'il venait aux Rosiers ou qu'il allait à Saumur faire les beaux bras.



– Et certes, disait maître Béru, je ne suis pas surpris qu'il garde une dent contre Mlle de Maillefert. Elle est cause, bien involontairement, comme de juste, qu'on s'est tant moqué de lui dans le pays qu'il n'osait plus montrer le bout de son nez. C'est quand il la fit demander en mariage. Jamais on n'a su quel mauvais plaisant lui avait fourré cette idée dans la tête. Ces messieurs voient-ils d'ici Mlle Simone de Maillefert devenant Mme Bizet?..



Il regardait autour de lui, craignant qu'on ne l'écoutât, car il tenait à rester bien avec tout le monde.



Et baissant la voix:



– Du reste, continuait-il, tout le bourg était pour M. Delorge, et quand on va savoir que M. Bizet a été blessé, il n'y aura qu'une voix pour crier que c'est joliment bien fait. Et il n'y a pas que dans le bourg qu'on sera content. Il y avait, hier, au

Café du commerce

, deux ou trois domestiques du château qui, certainement, n'auront pas su tenir leur langue. Je viens de voir tout à l'heure le vieux jardinier qui a la confiance de Mlle Simone, et il allait de maison en maison de l'air d'un homme qui cherche des nouvelles.



Contre son habitude, M. de Boursonne laissa tomber la conversation. Mais dès que maître Béru fut sorti:



– Eh bien!.. fit-il, voici une aventure qui se présente bien… Raymond dissimula mal un mouvement d'impatience.



– En vérité, monsieur, répondit-il, je ne puis concevoir qu'un homme de votre intelligence et de votre valeur prête la moindre attention aux insipides et ridicules bavardages de cet aubergiste!



Loin de se formaliser de ce reproche, le vieil ingénieur souriait.



– Va, mon garçon, pensait-il, fâche-toi, je te pousserai tant et si bien que ce sera le diable si ton secret ne t'échappe pas.



Puis tout haut:



– Que trouvez-vous de ridicule, mon cher, au récit de ce bon Béru? Mlle Simone apprend qu'un jeune ingénieur a tiré l'épée pour ses beaux yeux, elle envoie chercher des nouvelles de son chevalier. N'est-ce pas tout naturel?.. Bon, ce n'est pas la peine de devenir cramoisi comme cela.



Raymond rougissait, en effet, mais c'était de colère:



– En vérité, monsieur, prononça-t-il, c'est me faire payer cher le service que vous m'avez rendu!..



M. de Boursonne n'insista pas. Il était allé aussi loin que possible; il le comprenait, et de toute la journée il ne se permit pas la moindre allusion à Mlle de Maillefert.



Mais le soir, quand ils rentrèrent, après leur travail accoutumé, maître Béru leur remit à chacun une lettre qu'un domestique, en grande livrée, disait-il, avait apportée dans l'après-midi.



M. de Boursonne eut promptement ouvert la sienne, et l'ayant parcourue:



– Cette fois, mon cher Delorge, s'écria-t-il, vous ne direz pas que l'aventure ne marche pas… Lisez votre lettre, qui doit être, sauf le nom, en tout semblable à la mienne. Lisez, je vous prie.

 



Raymond obéit, et, à demi-voix et d'un air d'ébahissement profond, il lut:



«Madame la duchesse de Maillefert prie M. Raymond Delorge de lui faire l'honneur de passer au château de Maillefert la soirée de samedi prochain, 24 octobre.»



Le vieil ingénieur semblait ne pas se tenir de joie.



– Eh bien! que dites-vous de cela? interrogea-t-il.



– Je dis que c'est prodigieux.



– Pourquoi donc!.. C'est votre duel, mon cher, qui nous vaut cette faveur que M. Bizet payerait de son meilleur cheval… Voilà une invitation conquise à la pointe de l'épée…



– Oh!..



– Il n'y a pas de oh! La duchesse avait à sa disposition le moyen de vous témoigner sa gratitude, elle s'est empressée de le saisir…



– Cependant…



– Et vous allez être présenté à Mlle Simone.



Raymond, les sourcils froncés, réfléchissait.



– Il n'est pas dit que j'accepte cette invitation, fit-il.



D'un air de stupeur comique, M. de Boursonne leva les bras au ciel.



– Vous refuseriez!.. s'écria-t-il.



– J'hésite.



– Et pourquoi, s'il vous plaît?..



– Parce que, répondit Raymond, parce que…



Il s'arrêta. Il cherchait un prétexte plausible, car pour rien au monde il n'eût dit la vérité à M. de Boursonne.



– Parce que… répondit-il enfin, j'aurais l'air, ce me semble, d'aller en quelque sorte quêter des remerciements pour une action toute simple.



– Allons, allons, ce n'est pas mal trouvé!.. dit le bonhomme, qui n'était point dupe.



Et agitant triomphalement son invitation:



– Quant à moi, ajouta-t-il, je déclare que j'accepte. Oui, si sauvage que je sois, si rustre, si paysan du Danube, je veux voir une de ces fêtes qui scandalisent ce cher Bizet de Chenehutte… Et la preuve, c'est que mon habit noir étant resté à Tours avec le gros de mon bagage, je vais écrire qu'on me l'envoie…



IX

Il y a deux châteaux de Maillefert.



Le vieux, que l'

Annuaire historique et monumental de l'Anjou

 mentionne sous le nom de château de Chalendray, se dressait au sommet du coteau et commandait le cours de la Loire en amont et en aval.



Démantelé par les ordres de Richelieu, il ne tarda pas à tomber en ruines.



Il n'en reste plus aujourd'hui que des vestiges que se disputent les ronces et le lierre, et deux tours, encore imposantes, qu'on aperçoit de la station des Rosiers.



Le château neuf est bâti plus bas, à mi-côte.



C'est une massive construction à l'italienne, avec deux ailes en retour et trois perrons, qui n'a rien de remarquable, bien qu'en dise le guide Joanne, que ses vastes proportions.



Les grilles de la cour d'honneur, cependant, épargnées par la Révolution, sont assez curieuses, et les boiseries de la chapelle ont une haute valeur artistique.



Par exemple, les jardins de Maillefert n'ont pas de rivaux, malgré l'état d'abandon où on les laisse depuis quelques années.



Dessinés dans le goût des jardins de Marly, ils se composent d'une succession d'immenses terrasses à balustres élégants, reliées entre elles par de larges escaliers de marbre, dont la dernière marche baigne dans la Loire.



Des charmilles admirables, des bosquets d'arbres verts et des talus gazonnés dissimulent les murs de soutènement, et, tout au fond, se dressent les hautes futaies du parc.



Une avenue de près d'un kilomètre de long, ombragée d'un quadruple rang d'ormes séculaires, conduit de la grande route au château moderne de Maillefert.



Et c'est cette avenue que, le samedi, 24 octobre, sur les dix heures du soir, suivaient Raymond Delorge et M. de Boursonne.



Car, après bien des perplexités, Raymond s'était décidé à accepter cette occasion inattendue et unique de se rapprocher de Mlle Simone de Maillefert.



Il essayait, il est vrai, de se payer de ces subterfuges dont les faibles colorent les capitulations de leur conscience ou les défaillances de leur volonté.



– C'est curiosité pure, se disait-il. Est-ce que je puis aimer une jeune fille que je ne connais pas!.. Avant trois mois d'ailleurs, j'aurais quitté les Rosiers pour n'y jamais revenir, et jamais plus je n'entendrai parler d'elle.



N'importe! Mécontent de lui-même, il était triste et préoccupé, et ne répondait que par monosyllabes aux continuelles observations de M. de Boursonne.



C'est que, d'un autre côté, jamais le vieil ingénieur n'avait été si guilleret.



Il frétillait dans son habit noir, arrivé la veille de Tours et encore tout froissé du voyage, un de ces bons vieux habits à larges basques et à manches étroites, où, après un quart de siècle de service, les bonnes mères de familles taillent l'habillement complet d'un gamin de dix ans.



– Que nous chantait donc cet imbécile de Béru? grommelait-il, que la duchesse de Maillefert en était réduite à vendre ses terres! Quand on est ruiné, on ne donne pas de fêtes comme celles-ci. Avec ce que coûte seulement l'illumination de cette avenue, du parc et du jardin, nous vivrions, vous et moi, pendant un bon mois.



Il calculait juste.



Des milliers de verres de couleur, habilement disposés dans les arbres, versaient de tous côtés leurs clartés tremblantes, et, se reflétant dans la Loire, donnaient au château de Maillefert un aspect féerique.



– Positivement, continuait le vieil ingénieur, c'est à rougir de venir sur ses jambes. Comme on voit bien que nous ne sommes, vous et moi, que de pauvres employés du gouvernement!.. Vous qui êtes si lié avec M. Bizet de Chenehutte, vous auriez dû lui emprunter ce cabriolet dans lequel je l'ai aperçu l'autre jour.



Il est certain qu'ils étaient peut-être les seuls invités à venir à pied. Les gens qu'ils apercevaient se glissant à travers les arbres étaient de simples curieux, venus de Gennes et des Rosiers, pour voir et pour se moquer ensuite.



A chaque moment, ils étaient dépassés par des voitures lancées au grand trot, où ils apercevaient, à la lueur des lanternes, des femmes en costume de bal.



Et, quand ils arrivèrent à la cour d'honneur, ils la trouvèrent, si vaste qu'elle soit, trop étroite pour tous les équipages.



De trois côtés et sur trois rangs stationnaient, roue à roue, tous les véhicules connus, depuis le splendide huit-ressorts qui avait amené de Saumur ou d'Angers quelque belle millionnaire, jusqu'à l'humble

boc

, attelé d'un bidet d'allure paisible, du gentilhomme fermier de Trêves ou de Saint-Mathurin.



Au milieu de la cour un léger hangar avait été dressé, et on y voyait une centaine de domestiques en livrées multicolores se chauffant autour d'un grand feu, et vidant des bouteilles dont on voyait une armée sur des tables immenses.



– Heureuse invention! remarqua M. de Boursonne, et qui, au retour, conduira plus d'une voiture dans le fossé… Voilà qui me console d'être venu à pied.



Il se hâtait, tout en disant cela, car il était clair que depuis assez longtemps déjà la fête avait commencé.



Toutes les fenêtres de la façade flamboyaient. On entendait le brouhaha de la foule et, par-dessus, les ritournelles de l'orchestre.



Dans le vestibule, immense et dallé de marbre, des valets à la livrée de Maillefert recevaient les invités et les conduisaient au premier étage, où quantité de pièces avaient été disposées en vestiaire.



Seulement, M. de Boursonne et Raymond arrivaient si tard, que presque toutes les chambres étaient encombrés de vêtements, de cache-nez, de pardessus, de manteaux.



Si bien que le domestique qui les conduisait, voyant cela, leur ouvrit une sorte de petit salon éclairé par une seule lampe où il les laissa seuls.



En un tour de main Raymond fut prêt.



Mais le vieil ingénieur n'était pas si leste.



Il en avait pour un moment avant d'avoir essuyé ses lunettes, dépouillé son pardessus, cherché son mouchoir de poche et mis ses gants.



– C'est égal, disait-il, c'est fort bien vu, cela, quand on donne une fête à la campagne, de mettre à la disposition de ses invités une manière de cabinet de toilette…



Tout à coup il s'interrompit…



Dans la pièce voisine, dont la porte, cachée par une portière, était ouverte, évidemment une discussion éclatait:



– Chut! fit M. de Boursonne à Raymond.



Et, sans vergogne, il se rapprocha de la portière.



– Il est inouï, disait une voix de femme, très aigre et très impérieuse, il est incroyable, Simone, que vous n'ayez même pas commencé votre toilette… Êtes-vous folle!.. A quoi donc avez-vous employé votre soirée?



– Vous le savez bien, ma mère, répondit doucement une voix admirable de pureté, je surveillais les derniers apprêts de votre fête…



– Eh bien! justement, c'est ce dont je me plains… C'est le rôle de mon maître d'hôtel et non pas le vôtre…



– C'est vrai, ma mère; seulement ma surveillance vous aura certainement économisé quinze cents ou deux mille francs.



– Assez!.. je vous ai déjà dit que cette rage d'économie m'est odieuse.



– Cependant, ma mère, c'est grâce à elle que j'ai pu vous rendre service, ainsi qu'à mon frère…



– Jolis services!.. Plutôt que de laisser prendre hypothèque sur vos prés de l'Authion, vous avez laissé vendre les propriétés de Philippe.



– Je vous ai dit pourquoi, ma mère… Mes revenus vous appartiennent, à mon frère et à vous, jamais je ne vous les disputerai… Mais ni lui, ni vous, ne toucherez au capital…



– Simone!



– C'est ainsi. N'espérez de moi, sur ce sujet, ni concession ni faiblesse. Ce que j'ai, je saurai le défendre et, si je mourais, mon héritage serait à l'abri de vos prodigalités. Vous aurez beau faire, Philippe et vous, ma mère, vous aurez toujours de quoi vivre. Les Maillefert ne finiront pas à l'hôpital…



Seul et libre de suivre ses inspirations, M. de Boursonne se fût glissé sous le canapé du petit salon, plutôt que de perdre la fin de cette discussion, qui éclairait d'un jour si extraordinaire les relations de la duchesse de Maillefert et de sa fille.



Le fâcheux est qu'il n'était pas seul.



Cloué sur placé tout d'abord, et pétrifié de surprise, Raymond Delorge ne fut pas long à se remettre.



Il eut horreur de la situation où le mettait la maladresse d'un valet.



Et, se rapprochant de M. de Boursonne:



– Sortons, monsieur, lui dit-il à l'oreille, sortons vite.



D'un geste, le vieil ingénieur l'écarta:



– Chut donc!.. fit-il.



La discussion s'envenimait entre la mère et la fille, et attaques et répliques se succédaient avec une vivacité extraordinaire.



– Ah! vous vous oubliez, Simone! s'écriait la duchesse de Maillefert. Vous osez nous manquer de respect, à moi, qui suis votre mère, et à votre frère, qui est le chef de la famille!..



– Madame, de grâce, implorait la voix au timbre de cristal de la jeune fille, songez que vous avez cinq cents personnes dans vos salons; songez que très certainement on commente votre absence.



– On s'étonne bien plus de la vôtre!



– Oh! moi, il est connu que je n'aime pas le monde.



– On remarque votre affectation à le fuir, en tout cas, et comme à votre âge ce n'est pas naturel, on se demande pourquoi…



– Ne le savez-vous pas, vous, ma mère?..



– Je sais que vous êtes la fable du pays, voilà tout!.. Je sais que ma fille, une Maillefert, est le sujet de disputes de cabaret, une manière d'héroïne populaire pour qui les imbéciles s'en vont sur le pré. Et je suis résolue à ne plus tolérer ces excentricités. Non, je ne vous laisserai pas davantage jouer les filles persécutées, et par votre conduite censurer la mienne. Voici assez longtemps que vous vous posez en chef de famille et me rompez la tête de vos sottes remontrances…



Raymond n'en voulut pas entendre davantage.



Saisissant le bras de M. de Boursonne, dont les pieds, positivement, semblaient rivés au parquet:



– Venez, monsieur, lui dit-il d'un accent indigné, bien qu'à voix basse, ce que nous faisons ici est abominable. Venez, ou je me retire et je vous laisse seul!..



Le vieil ingénieur n'osa pas résister. Mais une fois dans le corridor:



– Parbleu! fit-il, je me sens tout fier de l'opinion qu'a de nous cette excellente duchesse. Vous l'avez entendue? Dispute de cabaret! bataille d'imbéciles!.. Risquez donc votre peau pour les gens!..



Qu'importait à Raymond l'opinion de la duchesse!..



– Je plains Mlle Simone, monsieur, prononça-t-il.



– Oui, le fait est qu'avec une pareille maman, sa vie ne doit pas toujours être tissée de soie et d'or…



– Et quelle résignation! Pas une plainte!



– Hum!.. je trouve au contraire qu'elle se plaint haut et ferme… Mais elle a mille millions de fois raison, la pauvre enfant!



Sur quoi, s'arrêtant court sur le palier de l'escalier, et d'un ton sérieux et ému qui ne lui était pas habituel:

 



– C'est que c'est une brave et vaillante fille, ajouta-t-il, j'en mettrais la main au feu, moi qui tiens à ma main et qui crains les brûlures. Elle est fière de son nom, mais elle a, morbleu! le droit de l'être, elle qui se sacrifie à l'honneur de cet illustre et vieux nom de Maillefert, elle qui oublie ses vingt ans, ses beaux yeux, sa grosse dot, tous ses rêves de jeune fille, pour se faire l'intendant d'une mère prodigue et d'un frère panier percé!..



Jamais, au gré de Raymond, M. de Boursonne n'avait si bien parlé.



– Drôle de boutique! poursuivait-il, où c'est la fille qui tient la clef de la caisse et qui monte la garde devant la monnaie. Nous vivons, sacrebleu! dans un joli temps!.. J'avais bien vu déjà un père et son fils se ruiner gaiement de compagnie, mais une maman et son garçon croquant gaillardement leurs millions ensemble, c'est neuf, c'est gracieux, c'est coquet. Il n'y a plus après cela qu'à tirer son chapeau. Et, ma foi, vive le progrès!..



Il descendit quatre ou cinq marches, puis, s'arrêtant de nouveau en se frappant le front:



– C'est égal, dit-il encore, je voudrais bien savoir de qui nous vient notre invitation, si c'est de la mère, du frère ou de la sœur…



Raymond aussi se le demandait, et avec une bien autre anxiété que le vieil ingénieur.



Pourtant, il ne lui répondit pas.



Ils arrivaient au grand vestibule, où se pressaient, au milieu des valets, une douzaine d'invités retardataires.



Un huissier, grave comme un pair d'Angleterre, les précéda jusqu'à la porte du grand salon, et après leur avoir demandé leurs noms, annonça:



– M. Raymond Delorge! M. le baron de Boursonne!



Le vieil ingénieur tressauta comme si on lui eût coulé dans le dos un grand verre d'eau glacée.



– D'où diable cet escogriffe sait-il que je suis baron? grommela-t-il.



– C'est vous qui venez de le lui dire, monsieur, répondit Raymond, que le rire gagnait.



– Êtes-vous sûr?



– J'ai entendu.



Le bonhomme hocha la tête.



– Vanité des vanités! murmura-t-il. Voilà pourtant la contagion de l'exemple. Mais donnez-moi le bras, mon cher Delorge, que nous ne nous perdions pas.



La précaution était bonne, car la foule était grande et d'autant plus animée qu'un quadrille venait de finir et que tous les danseurs refluaient dans les couloirs de dégagement.



En annonçant cinq cents personnes, Mlle Simone était restée bien au-dessous de la vérité: il y en avait bien le triple, circulant à travers trois salons et la grande galerie, qui occupaient tout le rez-de-chaussée d'une des ailes du château.



Rien de plus magnifique que ces salons, avec leurs plafonds enluminés, leurs boiseries dorées, leurs larges fenêtres et leurs immenses cheminées, décorées des armes des Maillefert, salons si vastes que dans chacun d'eux eût tenu l'appartement entier où un parvenu entasse glorieusement un millier d'invités.



Et cependant, cette splendeur même devait attrister un observateur, qui y retrouvait l'indice d'une opulence évanouie.



Il n'était que trop aisé de voir que ces appartements de réception ne servaient que de loin en loin. Plus de meubles, plus de tentures. Les rideaux aussi bien que les banquettes sortaient évidemment des magasins d'un tapissier d'Angers, qui les avait loués pour une nuit et qui attendait peut-être que le bal fût fini pour les décrocher et courir les tendre ailleurs…



– Ne jurerait-on pas, disait à Raymond M. de Boursonne, que la bande noire a passé ici! La bande noire!.. Parbleu! c'est cette chère duchesse. Ne pouvant emporter le château, elle en a, du moins, emporté les meubles, les antiques bahuts, les vieilles consoles, les tapisseries curieuses, les horloges précieusement travaillées, tous ces trésors artistiques dont les grandes familles se font honneur et qui se transmettent de génération en génération.



Cependant, le vieil ingénieur et Raymond étaient sans doute les seuls à faire ces affligeantes observations.



Le bal arrivait au moment de son plus vif éclat.



Aux gais refrains de deux orchestres, dansaient, avec l'entrain de simples paysannes, les plus jolies, les plus riches et les plus nobles héritières de l'Anjou.



Le visage, même, se déridait, des douairières qui faisaient tapisserie en robe de satin ou de velours, audacieusement décolletées et la tête chargée de plumes ou de diamants.



A toutes les portes et dans l'embrasure des fenêtres, les hommes graves, cravatés de blanc, se serraient en groupes compacts.



Plus loin, dans deux petits salons ouvrant sur la galerie, on entendait l'or rouler sur les tapis verts et s'échanger les paroles sacramentelles: «Je passe!.. – A vous la main!.. – Je marque le point!..»



Sans relâche, les valets se succédaient, portant des plateaux chargés de glaces, de bonbons exquis et de coupes de champagne.



– Avec tout cela, disait Raymond à M. de Boursonne, nous sommes ici comme deux intrus. Nous n'avons seulement pas salué la duchesse. Comment ne redescend-elle pas? où donc est-elle?..



C'était en ce moment la préoccupation de bon nombre d'invités; il n'y avait pour s'en assurer qu'à prêter l'oreille.



– Décidément cette chère duchesse nous abandonne!..



Ainsi, près de Raymond et de M. de Boursonne, disait un gros monsieur à une très vieille dame extrêmement parée.



– C'est assez son habitude, ce me semble, répondit la douairière.



– Alors pourquoi donner des fêtes?..



– Eh! cher marquis, lorsqu'on a de l'argent de trop, il faut bien le dépenser.



Ils éclatèrent de rire tous deux, de ce bon rire de la médisance, puis le gros monsieur – le marquis – reprit:



– En tout cas, elle n'avait jamais donné une fête aussi magnifique.



– Aussi… nombreuse, du moins.



– C'est ce que je voulais dire. Aussi doit-elle avoir un but…



– Elle en a un.



– Et vous le connaissez?



– Assurément.



Le vieil ingénieur et Raymond oubliaient le bal pour écouter.



– En y réfléchissant, continuait le gros marquis, il me semble que je devine les projets de Mme de Maillefert.



– Dites.



– Elle songe à marier sa fille.



La vieille dame eut un petit ricanement, qui découvrit les perles de son râtelier.



– Pourquoi cela, comtesse? demanda l'autre, piqué.



– Parce que vous savez bien que le mariage de cette petite Simone mettrait la duchesse sur la paille. Parce que c'est Cendrillon qui paye les violons quand la duchesse danse. Parce que le mari garderait pour lui la fortune de sa femme, comme de juste, au lieu de la donner à croquer à Mme de Maillefert et à son fils… Allez donc un peu demander la main de Simone pour votre fils, et vous verrez ce qu'on vous répondra… A moins que…



– Eh bien!..



– A moins que vous ne consentiez à donner reçu de la dot sans la recevoir…



Le gros homme se grattait l'oreille, ce qui était sa façon de faire appel à ses idées.



– Peut-être avez-vous raison, comtesse, dit-il; mais, alors, que se propose donc la duchesse? Cherche-t-elle une femme pour Philippe?..



– Y songez-vous!.. Quelle famille voudrait de ce garçon! Peut-être, à Angers, trouverait-il quelque marchand vaniteux qui donnerait un million ou deux de son nom et de son titre; mais il ne trouvera jamais une fille de noblesse…



– Alors, je donne ma langue aux chiens… Voyons, chère comtesse, apprenez-moi ce que vous savez. Faut-il vous jurer un secret éternel?



– Ce n'est pas la peine.



– Bah!..



– Ce que je vais vous dire, tout le monde le saura avant huit jours.



– Comtesse, je suis sur le gril.



– Eh bien! marquis, Mme la comtesse d'Hostal de Chalandray, duchesse de Maillefert, est ici en tournée électorale.



Le gros homme fit un tel saut en arrière, qu'il posa lourdement son talon sur le pied de M. de Boursonne, lequel avait fini par se rapprocher de lui un peu plus que ne le permettaient les convenances.



– Sacrrr!.. commença le vieil ingénieur.



– Oh!.. monsieur, mi