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La dégringolade

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A deux pas en arrière, se tenait le conducteur que M. de Boursonne avait désigné pour l'accompagner parce qu'il connaissait le pays.

Il entendit la question et pensant qu'elle s'adressait à lui:

– Monsieur, répondit-il respectueusement, cette jeune personne est Mlle Simone de Maillefert…

– Ah!

– Elle sortait de ce petit bosquet, là, à droite, où je l'ai vue se cacher lorsqu'elle a entendu rouler la voiture de Mme la duchesse. C'est, du reste, un vrai miracle que monsieur l'ingénieur n'ait pas encore rencontré Mlle Simone, car elle est toujours par voies et par chemins, tantôt avec sa gouvernante anglaise, à pied le plus souvent, mais quelquefois aussi à cheval. Et ce n'est pas pour dire, mais je ne connais pas beaucoup de nos messieurs des environs capables de faire franchir à leur cheval les fossés qu'elle fait sauter au sien…

D'un geste, M. de Boursonne remercia son employé des renseignements.

Mais lorsqu'il fut seul avec Raymond, sur la route des Rosiers:

– Ma parole d'honneur, reprit-il, cette jeune fille me trotte par la tête. N'est-il pas étrange qu'elle craigne si fort d'être vue de sa mère!..

– Ne vous rappelez-vous donc pas, monsieur, ce que nous a dit maître Béru?

– Si, mais Béru n'est qu'un sot. Il faudrait faire jaser quelque bourgeois du pays. Je donnerais bien quelque chose pour que notre vieux camarade, l'artilleur en retraite, eût l'idée de venir, ce soir, fumer une pipe avec nous.

Quelque bonne fée entendit sans doute le souhait de M. de Boursonne.

A peine Raymond et lui finissaient-ils de dîner, que le maître du Soleil levant leur annonça le commandant d'artillerie.

Et il ne venait pas seul.

– Il se permettait, dit-il en entrant, d'amener un sien neveu, qui était venu passer la journée avec lui: M. Savinien Bizet de Chenehutte.

C'était un fort gaillard d'une trentaine d'années, large d'épaules, haut en couleur, au verbe tranchant, à l'air content de soi, mis avec une recherche du plus mauvais goût.

Propriétaire, il faisait valoir et vivait sur ses terres. Réellement, il s'appelait Bizet tout court. Ce nom de Chenehutte, qui était celui d'une de ses propriétés, lui avait été donné pour le distinguer d'un de ses frères; et comme il l'avait trouvé sonore, il l'avait gardé et le mettait sur ses cartes de visite.

N'importe, il était fort heureux qu'il fût venu.

Aux premières questions de M. de Boursonne relatives à Mlle de Maillefert:

– Ma foi! je ne sais rien de cette jeune fille, répondit l'ancien artilleur, avec l'insouciance d'un homme trop occupé de soi pour s'inquiéter des autres.

M. Savinien Bizet de Chenehutte était mieux renseigné.

– Il est sûr, dit-il, que les goûts et les façons de cette demoiselle doivent surprendre. Lorsqu'elle est arrivée à Maillefert, il y a cinq ans, et qu'on a vu que son aimable mère l'abandonnait, on a eu pitié d'elle. Les dames les plus distinguées lui ont fait quelques avances. Bast! elle les a reçues du haut de sa grandeur et n'a pas même daigné rendre les visites qu'on lui faisait…

– Ce qui est l'indice d'une bien mauvaise éducation, opina gravement M. de Boursonne…

– Ils sont tous comme cela dans cette famille, continua M. Bizet. C'est chez eux un parti pris de mépriser les voisins… Savez-vous où M. Philippe va chercher des compagnons lorsqu'il est ici? A l'École de cavalerie de Saumur…

– Oh!..

– C'est comme cela. Et la duchesse de Maillefert… Vous croyez, n'est-ce pas? qu'elle invite à ses chasses les propriétaires du pays et leurs dames…

– Certes, je le crois…

– Eh bien! vous vous trompez. Demandez à mon oncle, plutôt! Nous sommes de trop petites gens pour elle. C'est de Paris ou d'Angers qu'elle fait venir ses invités. Et du reste, elle fait aussi bien. S'il n'y avait que nous pour faire de la poussière à son château, on n'aurait pas besoin de balayer souvent…

M. de Boursonne jubilait, il avait trouvé son homme.

– Écoutez donc ce que dit M. de Chenehutte, mon cher Delorge, dit-il, c'est on ne peut plus intéressant… Vous dites donc, monsieur, que personne ne voudrait plus accepter les invitations de Mme de Maillefert?..

– Je le dis parce que cela est.

– Et pourquoi?

M. Bizet rapprocha sa chaise, et d'un air à la fois pudique et mystérieux:

– Parce que, répondit-il, la duchesse est une femme absolument compromise…

– Pas possible!..

– Demandez à mon oncle! Il vous dira qu'elle mène une telle vie, que toute sa fortune, qui était énorme, y a passé. Il vous dira qu'on n'en est plus à compter ses aventures et que tous les ans, ici, elle s'affiche sans pudeur avec quelque nouveau fat… Ah! c'est du propre! Quant à ses fêtes, on sait ce qu'elles sont; un homme peut y aller, mais une femme!..

Si M. de Boursonne jouissait sans vergogne des ridicules de M. Bizet, il n'en était pas de même de Raymond.

Singulièrement agacé:

– Je ne vois pas, dit-il d'un ton rude, en quoi tout cela atteint M^[lle] Simone.

M. Savinien Bizet de Chenehutte cligna de l'œil d'un air qui voulait être excessivement malin.

– Oh! elle, fit-il, c'est une autre paire de manches.

– Comment cela? interrogea M. de Boursonne.

– Elle est aussi dissimulée que sa mère l'est peu. Ainsi, à en croire les paysans et les malheureux du pays, c'est la plus pure, la plus chaste, la meilleure, la plus charitable des créatures…

– Eh mais! c'est une assez bonne réputation, ce me semble.

– Oui, mais ce n'est qu'une réputation… Tenez, raisonnons. Mlle Simone est-elle forcée de vivre comme elle le fait? Non. Elle n'est pas plus laide qu'une autre et elle est immensément riche…

– Vous disiez la duchesse ruinée…

M. Bizet hocha la tête.

– Et c'est vrai, répondit-il. Seulement Mlle Simone a sa fortune à elle, que je ne saurais évaluer à moins de deux cent mille livres de rentes… Maillefert, qui vaut au bas mot un million, est à elle. Je lui connais, le long d'Authion, je ne sais plus combien de centaines d'hectares de prairies… Les meilleurs crus de Bourgueil lui appartiennent…

L'ancien commandant d'artillerie riait à se tordre.

– Et vous pouvez croire mon neveu, fit-il, car il est bien renseigné…

M. Bizet rougit.

– Mais… comme tout le monde, balbutia-t-il.

– Oh!.. cent fois mieux, mon neveu, car enfin, l'an dernier, quand tu pensais que Mlle Simone serait une charmante dame de Chenehutte, tu es allé aux informations…

De rouge qu'il était, M. Bizet devint cramoisi.

– Soit, dit-il. J'aurais peut-être fait une folie l'an dernier… Mais j'ai réfléchi. J'ai compris que, si Mlle de Maillefert s'isole ainsi, c'est qu'elle a une bonne raison. Or, cherchez la raison d'une jeune fille, et vous trouverez… un amant.

Depuis un moment, Raymond dissimulait mal son irritation.

Il bondit à ce dernier mot comme sous un coup de fouet, et se dressant:

– Vous mentez! dit-il à M. Bizet.

Du coup, les brillantes couleurs de M. de Chenehutte disparurent.

– Voilà un mot que vous allez retirer, monsieur, s'écria-t-il.

Raymond haussa les épaules.

– Très volontiers, fit-il tranquillement, si vous pouvez nous nommer l'amant de Mlle de Maillefert…

Mais, au lieu de répondre:

– Non, cela ne se passera pas ainsi, clama M. Bizet, il faudra me rendre raison…

Et il sortit, tirant sur lui la porte à la briser.

– Allons, bon! s'écria l'ancien commandant d'artillerie, voilà mon étourneau parti! Que le diable emporte les jeunes gens, n'est-il pas vrai, Boursonne!

Et, s'adressant à Raymond:

– Je ne prétends pas, continua-t-il, que mon neveu ait raison; mais convenez, monsieur, que vous n'êtes guère parlementaire.

– Monsieur…

– Il est de ces mots qu'on ne dit pas, sacrebleu! surtout à un garçon qui a bien dîné… car Savinien avait parfaitement dîné, comme toujours, lorsqu'il vient me rendre visite…

Tout en parlant, d'un ton de mauvaise humeur, il avait débourré sa pipe, une superbe pipe d'écume de mer, et il la serrait avec les plus délicates attentions dans un étui de maroquin doublé de velours.

– Sotte affaire, grommelait-il, sotte superlativement, sotte en cinq lettres… Où prendre mon neveu, maintenant! Si seulement il était allé au Café du commerce!..

Ses préparatifs de départ étaient achevés.

– Car il faut arranger cela, Boursonne, dit-il encore et, je compte sur vous pour chapitrer M. Delorge pendant que je vais laver la tête de mon neveu… Il n'y a pas là de quoi fouetter un chat…

Il sortit sur ces mots.

Et dès que M. de Boursonne l'eut entendu refermer la porte qui donnait sur la grande route, il vint se planter devant Raymond et, croisant les bras:

– Je suppose, dit-il, que vous avez trop dîné aussi, vous, ou que votre cervelle déménage…

– Pourquoi cela, monsieur?..

Le vieil ingénieur leva les bras au ciel, et d'un accent de commisération profonde:

– Il le demande!.. fit-il. Comment, malheureux, sur les propos d'un sot, d'un idiot, d'un fat, vous entrez en fureur et vous demandez ce que vous avez fait d'insensé! Je vous déclare, moi, que je le trouvais très amusant, ce sire de Chenehutte, que j'allais passer une soirée très agréable, et que vous m'avez gâté mon plaisir.

Mais Raymond était encore sous l'impression de l'agacement que lui avait causé M. Savinien Bizet.

– Et moi, monsieur, prononça-t-il, je vous déclare qu'il est des propos que je n'entendrai jamais de sang-froid.

– Quels propos?

– Quoi! ce drôle se permet de dire que Mlle Simone de Maillefert a un amant!..

– Qu'est-ce que cela vous fait?

L'objection avait assez de valeur pour embarrasser Raymond. Aussi, au lieu de répondre directement:

– N'est-il pas manifeste, continua-t-il, que c'est là une calomnie ignoble inspirée à ce monsieur par le dépit qu'il éprouve d'être dédaigné par la famille de Maillefert en général et par Mlle Simone en particulier?..

 

M. de Boursonne levait les épaules par-dessus la tête.

– Et après!.. interrompit-il. Est-ce que cela vous regarde? est-ce que cela vous touche? Êtes-vous le parent de Mlle de Maillefert, son ami, son allié?.. La connaissez-vous? Lui avez-vous seulement parlé?..

A grand renfort d'allumettes – peut-être aussi pour dissimuler une vive rougeur, Raymond allumait un cigare:

– Il se peut que je sois ridicule, commença-t-il…

– Oh!.. prodigieusement ridicule…

– … Mais jamais, devant moi, un fat n'insultera impunément une femme. Et si tous les hommes de cœur étaient de mon avis, la réputation d'une jeune fille ne serait pas à la merci du premier polisson venu. J'ai une sœur, moi, et si un drôle osait parler d'elle comme ce Bizet parlait de Mlle Simone, je m'estimerais heureux qu'il se trouvât là un garçon d'honneur pour prendre sa défense.

En tout autre moment, M. de Boursonne se serait sans doute amusé de l'animation de Raymond.

Mais ce n'était pas l'occasion de jeter de l'huile sur le feu, et d'un ton conciliant:

– Soit, dit-il, vous avez raison en principe, mais pour ce soir n'insistez pas… Notre digne commandant d'artillerie va nous ramener son neveu, donnez-lui la main, et qu'il ne soit plus question de rien…

La porte de la rue s'ouvrait en ce moment. Seulement ce ne fut pas l'ancien artilleur qui entra. Ce fut un jeune homme à mine grave, qui demandait à entretenir M. Raymond Delorge en particulier.

– Oh! vous pouvez parler devant monsieur, dit Raymond en montrant M. de Boursonne.

Le jeune homme alors s'assit, les jambes écartées et les mains sur les genoux, toussa, et d'un ton solennel expliqua qu'il était envoyé par son ami, M. Savinien de Chenehutte, lequel, ayant été gravement insulté par M. Delorge, demandait une réparation par les armes…

– Permettez, permettez!.. commença le vieil ingénieur.

Raymond l'interrompit:

– Je suis aux ordres de M. Bizet de Chenehutte, dit-il.

– Alors, monsieur, reprit le jeune homme, veuillez m'indiquer vos témoins, pour que nous réglions les conditions…

Et, ayant remis sa carte à Raymond, il salua gravement et se retira d'un pas de grand-prêtre.

M. de Boursonne paraissait exaspéré.

– Eh bien! vous voilà content, monsieur Delorge, s'écria-t-il… Vous voilà un duel sur les bras!.. Seulement, où allez-vous pêcher des témoins?

– Je comptais vous prier de m'en servir, monsieur.

– Moi!.. Allons, décidément, la tête n'y est plus. Moi, votre chef, j'autoriserais votre folie par ma présence… jamais. Ce serait doubler le scandale. Car ne vous y trompez pas, vous allez être la fable du pays… Et Mlle Simone aussi, qui plus est. Joli service que vous lui rendez, à cette pauvre fille! La peste soit de mon Don Quichotte! sans compter qu'avant huit jours vous serez dénoncé à qui de droit. Et je serais votre témoin!.. Vous rêvez, mon cher…

Peut-être Raymond s'attendait-il un peu à cet accueil:

– Alors, fit-il, je vais prier maître Béru de m'indiquer dans le pays deux anciens militaires; ils ne me refuseront pas, eux…

Le vieil ingénieur ne sembla pas l'entendre.

Il arpentait la salle à manger, gesticulant, tirant de sa pipe des nuages de fumée, jusqu'à ce que tout à coup:

– Eh bien!.. non! s'écria-t-il, vous êtes un brave garçon, Delorge, et je serai aussi fort que vous… Il ne sera pas dit, sacré tonnerre! qu'un ancien de l'école ira risquer sa peau sans un camarade pour l'assister… Je serai dénoncé aussi, c'est clair, mais ils diront ce qu'ils voudront à Paris, je m'en bats l'œil… Donc, c'est dit, je prends un de nos conducteurs et je vais trouver vos gens…

– Ah! monsieur, commença Raymond, ravi…

– C'est bon, c'est bon, vous me remercierez demain. Pour l'instant, parlons raison. Quelle arme préférez-vous?

– Ce n'est pas à moi de choisir…

– Qui sait!.. en s'y prenant bien. Enfin, qu'aimez-vous mieux, le pistolet ou l'épée?..

– Oh! peu m'importe!

– Diable! vous tirez donc aussi mal l'un que l'autre?

A la profonde surprise de M. de Boursonne, toute l'animation de Raymond tomba tout à coup. Il pâlit légèrement et d'une voix altérée:

– Monsieur, répondit-il, au pistolet aussi bien qu'à l'épée, je suis d'une force tellement supérieure que, si je n'étais résolu à ménager ce jeune homme, me battre avec lui serait presque déloyal…

Les yeux du vieil ingénieur s'agrandissaient d'ébahissement derrière ses lunettes…

– Plaisantez-vous? fit-il.

– Jamais, monsieur, je n'ai parlé plus sérieusement. Pendant des années, j'ai vécu dans l'espoir de me battre en duel avec un homme que je hais mortellement et qui passe pour le plus habile tireur de Paris… Pendant des années, j'ai fait chaque jour quatre ou cinq heures de salle d'armes et de tir. Mon ennemi a refusé le combat, mais ma supériorité m'est restée.

M. de Boursonne ne fit pas une question, ce qui était bien beau de sa part. Il sortit, et quand il reparut, une heure plus tard:

– Tout est convenu, dit-il à Raymond, c'est à l'épée que vous vous battez, demain matin, à huit heures…

VIII

C'est à peine si, d'une voix éteinte, Raymond balbutia quelques remerciements, s'excusant du tracas qu'il causait à M. de Boursonne.

– Je suis bien aise, ajouta-t-il, que mon adversaire ait choisi l'épée, parce qu'à cette arme je reste maître de l'issue du combat…

Et ce fut tout.

Pendant l'heure qu'il était resté seul, son attitude avait subi un tel changement, il s'était si visiblement affaissé que le vieil ingénieur n'en revenait pas.

Tout en regagnant sa chambre à coucher:

– Qu'est-ce que cela signifie? pensait-il. Ce que me dit mon gaillard de sa supériorité ne serait-il que pure forfanterie, ou malgré tout aurait-il peur!..

Peur! Raymond Delorge!

Ah! s'il était une âme au-dessus des terreurs de la souffrance et de la mort, c'était certes la sienne. Peur, lui!.. Son existence était-elle donc assez heureuse pour qu'il eût la faiblesse d'y tenir!..

Non. Mais lorsqu'il s'était trouvé seul, l'agacement nerveux, provoqué par M. Bizet de Chenehutte s'étant apaisé, il avait réfléchi, il s'était jugé et, du fond de sa conscience, une voix rude comme le remords s'était élevée pour lui reprocher sa conduite.

Avait-il le droit, lui, de se battre, de risquer sa vie!..

Quoi! son père, le général Delorge avait été lâchement assassiné; les assassins vivaient honorés et riches, et au lieu de songer uniquement à la vengeance, il s'en allait, don Quichotte ridicule, provoquer le premier fat venu, pour la plus grande gloire d'une dame inconnue.

Avec de telles pensées, il lui fut impossible de fermer l'œil de la nuit; et son visage, au matin, trahissait si bien une pénible insomnie, que M. de Boursonne ne put s'empêcher de lui dire:

– Vous avez l'air d'un déterré, mon cher. Qu'avez-vous? Êtes-vous souffrant?

Le ton de ces questions révélait de si singuliers soupçons que Raymond tressaillit. Brusquement rappelé au sentiment de la situation et de ses exigences:

– Rassurez-vous, monsieur, fit-il, je ne me suis jamais mieux porté.

Il fut interrompu par maître Béru.

L'hôtelier du Soleil levant, qui avait flairé la vérité, et qui s'était assuré de l'excellence de son flair en collant son oreille à la serrure, ce digne aubergiste venait annoncer à messieurs les ingénieurs que, sachant qu'ils auraient à sortir de bonne heure, il leur avait préparé et servi une tranche de pâté et une bouteille de vin des coteaux de Saumur.

L'attention charma le vieil ingénieur.

Il avait beau, hum! se raidir, hum! hum! affecter une superbe insouciance, sacrebleu! et chercher à plaisanter, mille tonnerres! il se sentait très ému. Et à l'inquiétude qu'il éprouvait, il reconnaissait qu'il s'était attaché à Raymond beaucoup plus qu'il ne le supposait.

Aussi, le voyant se disposer à attaquer le pâté de maître Béru:

– Gardez-vous de manger, lui dit-il vivement, un homme qui se bat en duel doit rester l'estomac vide pour qu'on puisse le soigner en cas d'accident…

– Je n'aurai pas besoin d'être soigné, croyez-moi…

– Je l'espère pardieu bien! Seulement, défiez-vous, on a vu des mazettes embrocher des maîtres… Allons, bon! qu'est-ce que je vous dis là, moi!..

– Rien que je ne sache, fit Raymond en riant de bon cœur, cette fois.

M. de Boursonne ne répliqua pas.

Plus il observait Raymond, lui qui se piquait d'observation, moins il s'expliquait son attitude et les brusques variations de son humeur.

– Il faut, pensait-il, qu'il y ait dans l'existence de ce garçon quelque mystère que je ne connais pas…

Il n'en vidait pas moins lestement un verre de vin des coteaux, quand une voix le fit retourner, qui disait:

– Il est l'heure, monsieur l'ingénieur, et me voici.

C'était le conducteur choisi par M. de Boursonne pour être le second témoin de Raymond qui arrivait, exact comme un chronomètre et tout de noir habillé.

– Partons donc, dit le vieil ingénieur.

Le rendez-vous avait été fixé de l'autre côté de la Loire, au-dessus de Gennes, à l'entrée d'un petit bois où se trouvait une clairière qu'on eût juré préparée pour une rencontre.

Et, tout en cheminant, après avoir passé le pont de fil de fer:

– Je parierais que nous nous dérangeons inutilement, grommelait M. de Boursonne, et qu'une fois sur le terrain, le sieur Bizet va nous faire des excuses.

C'était la bonne envie qu'il en avait qui le faisait s'exprimer ainsi. Son erreur était grande.

Les Angevins, en général, n'ont pas grand' peur d'un bout de fer pointu. A Saumur particulièrement et aux environs, presque tous les jeunes gens font des armes et se souviennent assez volontiers des jolis coups d'épée que fournissaient leurs pères lors de la conspiration Berton.

M. Bizet de Chenehutte était un sot, mais n'était pas un lâche.

La veille, d'ailleurs, au Café du commerce, il avait tant parlé, si haut et si terriblement, que reculer lui eût été bien difficile.

Il était très connu dans le pays, et, à ce qu'il croyait, très posé. Ne possédait-il pas deux chevaux, dont un certain alezan sur lequel il avait couru les haies, aux courses de Saumur, vêtu d'une casaque rose? Ne nourrissait-il pas cinq chiens, dont trois bassets, qu'il appelait sa meute? N'avait-il pas eu des succès?..

Bientôt M. de Boursonne et Raymond l'aperçurent, arrivant au rendez-vous par un autre chemin qu'eux.

Il avait pour témoins son oncle, qui semblait d'une humeur massacrante, et le vieux commandant d'artillerie, au mépris des règles consacrées, s'approcha de M. de Boursonne et lui dit:

– Voyons, sacrebleu! mon vieux camarade, une dernière fois, allons-nous laisser ces étourneaux s'embrocher pour une vétille?..

– Il est clair que c'est absurde, répondit le vieil ingénieur… Que M. Bizet de Chenehutte nomme donc l'amant de Mlle de Maillefert, et M. Delorge retirera le mot que vous savez…

– Allons-y donc, puisque vous le voulez, grommela le vieil artilleur…

Et, tirant d'une gaine de serge deux épées qu'il avait apportés, il en remit une à chacun des adversaires, et, s'étant reculé, prononça le mot sacramentel:

– Allez!

Pendant que les témoins discutaient les conditions dernières, et tandis qu'il se dépouillait de son paletot et de son gilet, Raymond avait cru voir dans le taillis qui entourait la clairière des yeux qui brillaient et des têtes curieuses qui se dressaient au-dessus des buissons.

– Singulière hallucination! s'était-il dit.

Ce n'était pas une hallucination.

La nouvelle du duel s'était répandue dans les Rosiers, où les occasions d'émotions fortes sont rares; bon nombre de bourgeois s'étaient bien promis de ne pas manquer un aussi dramatique spectacle.

Ils avaient su par un des témoins l'endroit choisi pour la rencontre, et dès l'aube, ils étaient venus sournoisement se poster à l'affût.

Une dame même était venue, ce qui fut connu et fit une brèche à sa réputation, car sa démarche fut charitablement attribuée à l'intérêt que lui inspirait M. Bizet de Chenehutte.

Mais, si Raymond ignorait ce détail, M. Bizet de Chenehutte le connaissait, lui, et l'idée de combattre sous les regards de ses compatriotes ne fut pas pour peu dans l'impétuosité extraordinaire de son attaque…

Il ne doutait d'ailleurs pas de la victoire.

Ayant reçu du maître d'armes de l'École de cavalerie de Saumur un certain nombre de leçons, il se croyait d'une jolie force…

Hélas! il ne lui fallut pas vingt secondes pour reconnaître combien follement il s'était abusé.

 

Vainement il multipliait les attaques, tournant, bondissant, se baissant, se dressant, s'allongeant, il n'arrivait qu'à se mettre hors d'haleine.

Froid, impassible, aussi à l'aise que s'il eût été dans une salle d'armes faisant assaut avec des fleurets mouchetés, Raymond parait comme en se jouant, jusqu'au moment où, liant l'épée de son adversaire, il la lui arracha violemment des mains et la fit voler à vingt pas.

– Assez! s'écria l'ancien commandant d'artillerie en se précipitant entre les deux adversaires, l'honneur est satisfait; assez…

C'était, au fond, l'avis de M. Bizet de Chenehutte.

Mais il sentait dix paires d'yeux braqués sur lui, et, à la fureur de son impuissance, s'ajoutait la rage de ce qui lui semblait une affreuse humiliation.

– Non, ce n'est pas assez! s'écria-t-il en courant ramasser son épée, ce qui m'arrive n'est qu'un accident.

Ainsi ne pensait pas le vieil artilleur.

Aussi, s'étant approché de M. de Boursonne:

– Il est clair, lui dit-il, que mon nigaud de neveu est aux mains de votre jeune homme comme une souris aux griffes d'un chat… De grâce, mon vieux camarade, ne laissons pas recommencer le combat.

Sans répondre ni oui ni non, M. de Boursonne alla à Raymond, qui demeurait immobile, et bas et très vite:

– Pas de générosité déplacée, lui dit-il. Je vois que vous êtes de première force, mais à force de ménager ce sot, vous finirez peut-être par vous faire embrocher. Allongez-lui, s'il vous plaît, un coup d'épée bénin, et terminons…

Raymond hésita.

Il en voulait beaucoup à M. Bizet de l'avoir traîné sur le terrain, et résolu à l'en punir, il avait formé le projet de ne le point blesser, mais de le désarmer jusqu'à ce qu'il s'avouât vaincu.

Cependant, comme il sentit qu'il n'avait rien à refuser au vieil ingénieur après la preuve d'attachement qu'il lui donnait:

– Vous allez être obéi, monsieur, dit-il enfin.

M. de Boursonne lui serra la main, puis se retournant:

– Encore une reprise, dit-il, et quel qu'en soit le résultat nous arrêterons le combat.

– Soit! grommela l'ancien commandant d'artillerie, et que le diable emporte mon neveu!

Il remit donc les adversaires en face, engagea de nouveau leurs fers, et comme la première fois recula en disant:

– Allez!..

C'est avec la rage aveugle d'une bête fauve que M. Bizet se lança sur Raymond. Il était devenu plus blanc que sa chemise, ses yeux s'injectaient de sang, il serrait les dents à les briser.

C'est que, si niais qu'il fût, il avait deviné les intentions premières de son adversaire. Et la pensée d'être si ouvertement ménagé devant tant de témoins l'affolait.

En ce moment, dans son accès de fièvre vaniteuse, il eût mieux aimé mourir que de sortir de ce duel sans une égratignure. Il attaquait moins qu'il ne cherchait à se faire blesser.

Aussi Raymond, en dépit de sa prodigieuse supériorité, avait-il besoin de tout son sang-froid et de toute son adresse pour l'empêcher de s'enferrer lui-même. A deux reprises il fut forcé de rompre, et malgré tout, ces attaques furibondes l'animaient, quand par bonheur, voyant un jour, il se fendit et planta dans le gras du bras de M. Bizet de Chenehutte le plus aimable des coups d'épée.

– Touché!.. s'écria l'intéressant jeune homme en lâchant son arme et en se laissant tomber à la renverse entre les bras de ses témoins qui, à la vue du sang, s'étaient précipités vers lui…

Trois ou quatre exclamations étouffées retentirent dans le taillis… Cinq ou six têtes effarées apparurent au-dessus des buissons…

Mais l'anxiété ne dura pas.

Le vieil officier qui se connaissait en blessures, ayant relevé la manche de la chemise de son neveu, hocha la tête et dit:

– Il n'en mourra pas pour cette fois.

M. Bizet rouvrit les yeux.

– Non, ce n'est rien, fit-il d'une voix affaiblie, l'impression que m'a causée le froid du fer est déjà passée.

Le fait est qu'il était ravi de cette solution, qui le sauvait d'un ridicule dont la perspective l'avait fait frémir. La supériorité de son adversaire était si manifeste, que sa blessure devenait un titre de gloire.

Aussi, lorsqu'on l'eut remis sur pied, son premier mouvement fut de saisir la main de Raymond, en s'écriant d'un ton tragique:

– Maintenant, monsieur Delorge, je confesse mes torts, je vous prie d'agréer mes excuses, et je voudrais que l'univers entier pût m'entendre… Désormais c'est entre nous à la vie et à la mort.

Raymond l'eût battu de bon cœur. Jamais vainqueur ne fut si penaud de sa victoire.

– Du coup, murmura à son oreille la voix narquoise de M. de Boursonne, vous voilà le meilleur ami de ce cher M. Bizet.

– C'est-à-dire couvert de ridicule, pensa Raymond, qui, depuis que les curieux cachés dans le taillis s'étaient démasqués, savait, à n'en pouvoir douter, que le combat avait eu un assez bon nombre de spectateurs.

Et M. de Boursonne disait vrai.

Calmé, M. Bizet avait parfaitement compris la générosité de son adversaire, et fait extraordinaire et tout à sa louange, malgré la férocité de son amour-propre, il ne lui en voulait pas.

Et lorsqu'on eut étanché le sang de sa blessure, qu'on l'eut bandé avec un mouchoir et qu'il se fut mis le bras en écharpe dans sa cravate, il déclara qu'il voulait absolument que Raymond et lui et leurs témoins revinssent ensemble par la même route.

Pauvre Raymond!..

Entre M. de Boursonne qui se vengeait de son émotion du matin en l'accablant de félicitations ironiques, et M. Bizet de Chenehutte qui l'écrasait de protestations d'amitié, il marchait, baissant la tête, du pas d'un homme qu'on traîne chez le dentiste.

Ils arrivaient au pont suspendu, lorsqu'une amazone, montée sur un cheval noir lancé au grand trot, les croisa.

– Mlle Simone de Maillefert, fit M. Bizet en dessinant le plus respectueux des saluts.

Et prenant encore la main de Raymond:

– Déjà, mon cher ami, lui dit-il, je me suis excusé de la mauvaise plaisanterie que le dépit m'avait inspirée… Croyez que Mlle Simone m'est sacrée, maintenant que je sais vos sentiments pour elle!

Ainsi se réalisait la prédiction de M. de Boursonne, lequel, bien autrement expérimenté que Raymond, lui avait dit, la veille:

– Parbleu! si vous croyez rendre service à Mlle Simone en dégainant pour elle, vous vous trompez grossièrement.

C'est que telles sont nos mœurs qu'une femme, fût-ce la plus pure et la plus chaste, se trouve compromise dès qu'on s'occupe d'elle.

Sur cet article, les petits pays sont particulièrement impitoyables.

Tout le monde savait aux Rosiers que Mlle de Maillefert avait été la cause de cette rencontre où M. Bizet de Chenehutte venait de recevoir une égratignure.

Et c'est en vain que Raymond se fût épuisé à répéter:

– Sur mon honneur, je ne connais, ni d'Ève ni d'Adam, cette jeune fille, et de ma vie je ne lui ai parlé. Je ne suis ici qu'en passant et je partirai probablement sans avoir eu l'occasion de lui adresser la parole. Elle ne sait seulement pas si j'existe. J'ai pris sa défense comme j'aurais pris celle de n'importe quelle femme grossièrement attaquée par un malotru.

– A d'autres! lui eût-on répondu. Ce n'est que dans les romans de chevalerie que les dames trouvent des défenseurs si désintéressés que cela. Quand on risque sa vie pour une femme, c'est qu'on a de bonnes raisons…

Tout cela était en germe dans la phrase de M. Bizet.

Et son accent, et le clignement de ses yeux, signifiaient de plus:

– Si nous rencontrons si à propos, sur notre chemin, Mlle Simone, c'est qu'elle avait eu connaissance du duel et qu'elle était inquiète…

Toutes ces considérations, heureusement, se présentèrent à la fois à l'esprit de Raymond, et il se tut, comprenant que protester ce serait encore aggraver sa faute.

Mais c'est inutilement que tout le long du chemin il essaya de se rapprocher de M. de Boursonne et de l'ancien commandant d'artillerie, ou de rendre la conversation générale. M. Bizet s'attachait à lui obstinément comme la glu à l'aile de l'oiseau pris au piège.

Et pour comble, ambitieux des bonnes grâces de Raymond, et pensant lui être excessivement agréable, il ne cessait de l'entretenir de Mlle de Maillefert, déplorant ses propos inconsidérés de la veille, et les mettant sur le compte du vin blanc de son oncle.

– A vous, cher monsieur Delorge, disait-il, je puis l'avouer, j'aurais été au comble de la joie si elle eût consenti à m'accorder sa main. Non que je la trouve jolie, mais parce qu'elle est bonne personne. Elle n'a pas d'esprit, c'est vrai, et toutes ces dames des environs s'accordent à dire que sa conversation est à faire bâiller, mais elle est pleine de bon sens. Puis, quelle femme d'intérieur! Croiriez-vous que c'est elle, une fille de vingt ans à peine, qui administre son immense fortune!..