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La dégringolade

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XIII

M. Verdale était un gros, grand et large homme, avec d'énormes mains velues, affreusement commun, mais ne manquant, on le voyait à ses yeux, ni d'esprit ni de finesse.

Architecte de son état, il avait obtenu au concours un grand prix qui lui avait valu un séjour de trois ans à Rome, aux frais de l'État.

Il en était revenu avec un portefeuille tout gonflé de plans et de devis, et la résolution bien arrêtée de faire fortune très vite et par n'importe quels moyens…

Mais c'est en vain que depuis dix ans il avait usé ses bottes à courir après l'occasion. Elle l'avait fui. Ses plans n'étaient pas sortis de leur carton.

Et il était resté pauvre, et plus que jamais enragé de convoitises…

C'est au collège, à Saint-Louis, où ils étaient dans la même classe, que s'étaient connus M. Verdale et Me Roberjot. Et depuis, bien que cheminant dans la vie par des routes fort différentes, ils avaient toujours conservé des relations.

Cela tenait, il est vrai, à ce que plus d'une fois M. Verdale, l'architecte incompris, comme il se nommait lui-même, avait eu besoin de son ancien copain, tantôt pour un prêt d'une couple de cent francs, lorsque la gêne était pressante, tantôt pour une consultation, lorsqu'il avait des difficultés avec les rares imprudents qui s'étaient adressés à lui.

Mais ni la misère, ni les procès, ni les déceptions n'avaient altéré sa bonne humeur. Car il était gai, d'une grosse gaîté impudente et vulgaire, et il s'était créé une sorte de langage à part, emprunté à ses souvenirs classiques, au vocabulaire de sa profession et au répertoire des théâtres à la mode.

Il entra chez son ami le chapeau sur la tête, en brandissant un rouleau de papier, et dès le seuil:

– Qu'est-ce? s'écria-t-il. Tu te fais céler, comme nous disons à la Comédie-Française!.. Es-tu déjà ministre?

– Pas encore.

– Mais tu vas être représentant du peuple… si j'en crois la rumeur.

– Mes amis me pressent de poser ma candidature, c'est vrai, mais je ne suis pas encore décidé…

L'architecte éclata de rire, puis d'un air de gravité:

– Pauvre cher ami, fit-il, combien tu dois souffrir de la violence qu'on fait à ta modestie de violette!.. Cruels amis! Douloureuses obligations!.. Mais l'hésitation serait un crime: il est grand, il est beau de se sacrifier au salut de la patrie!..

Accoutumé aux façons de son ami, Me Roberjot souriait, encore qu'il n'en eût peut-être pas bien envie.

– Bref, reprit M. Verdale, tu te sens assez d'estomac pour avaler tous les crapauds et toutes les vipères d'une candidature!.. Tu vas essayer d'être nommé représentant.

– Oui.

– De l'opposition, naturellement?

– Tu l'as dit.

– Eh bien! c'est une faute.

– Et pourquoi, s'il te plaît!

– Parce que… tu sais le mot de Thiers? L'Empire est fait.

L'avocat haussa les épaules.

– Eh bien! nous le déferons, dit-il.

M. Verdale ôta son chapeau.

– Tous mes compliments! dit-il. Cette confiance me charme.

Puis d'un ton de feinte humilité:

– Cependant, reprit-il, tu le laisseras bien durer assez pour que j'aie le temps de faire fortune! Voyons, mon vieux Roberjot, fais cela pour un camarade, quand ce ne serait que pour me fournir le moyen de te rendre ce que je te dois…

– Tu penses donc que l'Empire t'enrichira?

– J'ai cette candeur! dirait Arnal. Or, comme nous sommes à Paris cinquante mille gaillards qui nous berçons de cet espoir, l'Empire du-re-ra.

– Diable!

– Tous ne réussiront pas, c'est évident, mais moi, je réussirai. L'empereur… je veux dire le prince-président, a des projets grandioses, moi j'ai des montagnes de plans et devis, nous nous entendrons. Qu'il dise un mot et mes cartons s'ouvrent. Il veut un Paris de marbre… je lui bâtirai une ville de palais. Il faudra des millions pour cela. Tant mieux. Il en tombera bien un dans ma poche…

Il ne manquait pas d'un certain flair, M. Verdale. Me Roberjot le savait bien.

– Ainsi, lui dit-il, tu es allé faire ta cour au président…

– Oh! pas encore; je n'en suis qu'à ses amis. Mais j'avance, j'avance, j'ai des protecteurs à qui rien ne sera refusé. Le président peut avoir tous les vices que tu voudras; il a, en plus, de la mémoire. Il suffit qu'on lui ait dit: «Dieu vous bénisse!» quand il éternuait en exil, pour qu'il vous juge des droits à sa reconnaissance…

– Mais ses amis auront-ils aussi bonne mémoire que lui, et ne te renieront-ils pas?..

– Jamais! Je sais où est le cadavre, s'écria vivement l'architecte.

Et tout aussitôt, visiblement embarrassé et contrarié de s'être laissé emporter:

– Quand je dis que je sais où est le cadavre, je veux dire que j'ai reçu assez de petites confidences pour qu'on ne m'oublie pas. T'en faut-il une preuve? C'est à moi que la baronne d'Eljonsen confie la construction de l'hôtel qu'elle veut avoir aux Champs-Élysées, et dont j'ai là le plan…

– Comment! la baronne d'Eljonsen fait bâtir!.. Il me semblait t'avoir entendu dire qu'elle en était aux expédients…

– Oui, quand elle habitait Rome. Mais les temps sont changés. Si bien changés, que M. de Maumussy vient de me charger de lui acheter tous les terrains que je trouverai entre la Seine et les Champs-Élysées… Si bien changés, que M. de Combelaine m'a demandé le plan d'une maison de campagne… Si terriblement changés, que M. Coutanceau m'a donné sa parole de me nommer l'architecte en chef d'une société qu'il fonde, au capital de je ne sais combien de millions. Non seulement ces gens-là savent vaincre, mais ils savent profiter de la victoire!..

L'avocat branla la tête, et non sans une nuance d'impertinente ironie:

– Et tu en profiteras, toi, en devenant millionnaire.

– Positivement, répondit l'architecte, et sans remords; seulement…

Son front se plissa, et gravement, cette fois:

– Seulement, poursuivit-il, si l'avenir est à moi, le présent est à mes créanciers. Je suis dans la situation d'un homme qui aurait à toucher à Marseille un héritage immense, et qui crèverait de faim à Paris, faute de pouvoir se procurer le prix du chemin de fer de Paris à Marseille.

La visite de M. Verdale s'expliquait.

– Et alors? interrogea l'avocat, comme s'il n'eût point compris ce préambule si clair.

– Alors, mon vieux copain, il n'y a que toi qui puisses me donner de quoi payer ma place dans le train express qui conduit de zéro à million… Je viens frapper à ta caisse. Toc, toc, j'ai besoin de huit mille francs.

Me Roberjot tressauta sur son fauteuil.

– Huit mille francs! s'écria-t-il, peste! comme tu y vas! Me crois-tu donc un banquier pour me supposer une pareille somme dans mon tiroir? Huit mille francs!.. mais c'est la moitié de mon revenu, mon pauvre camarade, et non seulement je n'ai pas cette somme, mais je ne saurais où la prendre.

L'architecte rougit imperceptiblement.

– Et cependant il me les faut, insista-t-il, absolument et sous quarante-huit heures…

– Ah ça! que veux-tu faire de tant d'argent?

– L'employer à faire figure… à paroistre, comme dit Montaigne.

– Je te croyais au-dessus d'une pareille faiblesse.

– Je l'étais, et c'est ce qui m'a perdu.

– Oh!..

– C'est ainsi. Fils d'une famille riche, tu n'as pas eu à apprendre, toi, que les imbéciles refusent de reconnaître le talent qui n'a pas un certain cadre. Tu as du talent et tu as réussi; mais sache que ton bel appartement, que tes meubles, tes tapis, tes tableaux et tes livres sont pour quelque chose dans ton succès. Quand on sonne chez toi, c'est un domestique qui vous ouvre, et le client qui venait te demander une consultation avec l'idée de te la payer vingt-cinq francs se dit en lui-même: «Ce sera cinquante francs puisqu'il a un valet de chambre.» Introduit dans ta salle d'attente meublée de vieux chêne, ce même client se dit encore: «Diable!.. c'est cossu, ici, et je vois bien qu'il va falloir dégainer mes trois louis.» Entrant dans ton cabinet de travail, il est ébloui… et en sortant il te laisse le billet de cent francs…

L'avocat riait.

– Eh bien! moi aussi, continua l'architecte, je veux paraître… Il le faut. Je loge en garni, au quatrième étage d'un méchant hôtel… Qui viendra m'y chercher? Personne. Il faut paraître, mon vieil ami. Le règne qui commence s'appellera le règne de la poudre aux yeux… Jetons de la poudre!..

Discuter, c'est avouer implicitement qu'on ne s'est pas arrêté à un parti définitif, et qu'on peut encore changer d'avis.

Me Roberjot, qui était avocat, ne l'ignorait pas.

Si donc il laissait discourir son ami Verdale, c'est que, véritablement, il hésitait.

Sortir de sa caisse huit mille francs pour les risquer sur les espérances de l'architecte incompris, c'était raide.

Oui, mais les lui refuser, c'était se l'aliéner et renoncer à l'assistance qu'on en pouvait attendre à un moment donné.

Or Me Roberjot eût sacrifié sans sourciller la moitié de sa fortune pour démasquer M. de Combelaine et le jeter, pantelant et vaincu, aux pieds de Mme Delorge.

Comme tous les gens perplexes, il prit un terme moyen.

– Je ne prétends pas que tu aies tort, dit-il à son ami, mais as-tu réellement besoin de toute la somme que tu me demandes? Est-ce que la moitié ne te suffirait pas, au moins pour le moment? Plus tard on aviserait…

Un éclair d'espoir brilla dans l'œil de M. Verdale.

– Mon devis est fait, répondit-il, et il m'est impossible d'en rabattre un centime. Je ne veux pas faire long feu, je veux tirer un coup de canon…

– Cependant…

– Ah! c'est comme ça. Je n'ai plus le temps de m'élever petit à petit, moi, il faut que je surgisse du jour au lendemain, comme un champignon… Tais-toi, je vois que tu vas me proposer ton exemple. Absurde! Toi, tu as commencé jeune, et tu étais poussé par ta famille. Moi, je suis vieux déjà, comme les rues que je voudrais démolir, et ce n'est pas ma brave femme de mère, qui était marchande de poisson aux Halles, qui m'aidera. J'en suis à ce moment où il faut tout risquer sur un seul coup. Tu dois bien le comprendre, toi qui sais ma situation, toi qui sais que je suis marié et que j'ai un garçon de onze ans, et que, faute de pouvoir nourrir ma femme et mon fils, mon petit Lucien, je suis réduit à les laisser en province, chez mon beau-père, un vieux ladre, qui leur reproche à chaque repas ce qu'ils mangent, et qui tous les mois m'écrit que je ne suis qu'un propre à rien et que, lorsqu'on ne trouve pas «de la bonne ouvrage» comme architecte, on s'emploie comme manœuvre à porter l'oiseau.

 

Il s'exaltait, la bile lui montait au cerveau, il parlait si vite que Me Roberjot ne trouvait pas un joint où placer un mot.

– Longtemps, poursuivit-il, j'ai ri de cette situation. Maintenant j'en pleurerais. L'estomac se délabre, la façade se lézarde, et le soir, quand je regagne mon taudis, je me sens des courants d'air dans le cœur. C'est bête et laid de rester seul devant un foyer sans feu, quand on a une femme à soi, et une bonne petite femme, va, je le reconnais depuis que les coquines rient à ma barbe, qui blanchit. Assez de bohème! Je suis las de piétiner dans les ornières, pendant que vous autres, tous, les copains de Saint-Louis, vous faites bravement votre chemin. Je vous rattraperai d'un bond, je le veux. Je ne suis pas plus sot que vous, n'est-ce pas! J'ai eu le grand prix au concours, et j'ai plus d'un chef-d'œuvre dans mes cartons…

– C'est que, mon cher, je ne vois pas…

– Je vois, moi, et cela suffit. Prête-moi ce que je te demande, et demain j'ai un appartement dont les clients apprendront vite le chemin, quand il leur aura été montré par Coutanceau, par la baronne d'Eljonsen, par M. de Combelaine et par le vicomte de Maumussy.

L'avocat réfléchissait.

– Que ne t'adresses-tu, fit-il, aux gens que tu me nommes?

M. Verdale haussa les épaules – des épaules taillées pour porter des sacs de farine.

– Pas si bête! répondit-il. Va donc, toi, proposer à un chien affamé de te céder une portion de son os! Non seulement ils m'enverraient promener, mais ils me retireraient leur influence, dont je dispose absolument.

– C'est que je t'ai dit la vérité, mon camarade; c'est que positivement je n'ai pas d'argent.

– Monsieur a du crédit… disait Bouffé dans l'Homme à la mode.

– J'ai bien un titre de rente…

L'architecte leva les bras au ciel.

– Et il dit qu'il n'a pas d'argent!.. s'écria-t-il. Un titre de rente!.. Il faut se hâter de le vendre, malheureux, car jamais tu ne rencontreras une plus belle occasion. Vends! et il se trouvera qu'en fin de compte, tu te seras rendu service en m'obligeant. Faire en même temps une bonne action et une bonne affaire!.. Ces choses-là n'arrivent qu'à toi. Sais-tu où en est le cinq pour cent, ô Roberjot?.. Il fait 99 90 au parquet et 100 dans la coulisse. Or, comme c'est place de la Bourse que bat maintenant le cœur de la France, cela prouve que la France est contente, et que je serai millionnaire…

Si l'avocat se défendait encore, ce n'était plus que mollement, et en homme prêt à céder.

Et M. Verdale le voyait bien, lui, dont la finesse naturelle s'affûtait depuis tant d'années aux meules de la nécessité.

Rassemblant donc, par un suprême effort, tout ce qu'il avait de puissance d'émotion:

– Allons, mon vieux copain, insista-t-il, un bon mouvement, tends-moi la perche et je suis sauvé… Confiance! confiance!

Le ciel toujours seconde un projet téméraire!

La nuit était venue, et, depuis un bon moment déjà, le domestique avait apporté une lampe. L'avocat en releva l'abat-jour, et arrêtant sur M. Verdale un regard froid et perspicace:

– C'est un gros service, mon camarade, que tu me demandes, prononça-t-il.

– Je le sais, pardieu, bien!

– Tu as des chances de succès, je le reconnais, mais enfin tes calculs peuvent être déjoués…

– Je l'avoue.

– Et alors ces huit mille francs iraient rejoindre, dans l'abîme de l'oubli, comme tu dirais, les trois ou quatre mille que tu me dois déjà…

L'architecte tressaillit et rougit.

Il trembla d'avoir cru trop tôt la victoire gagnée.

– Tu es dur, Roberjot, balbutia-t-il.

– Pas du tout. Je tiens seulement à établir nos situations respectives, et qu'en t'obligeant, j'agis en véritable ami…

– Et je t'en aurai une reconnaissance éternelle! s'écria M. Verdale en se jetant sur les mains de l'avocat, qu'il serra à les briser.

Mais cet enthousiasme de gratitude ne parut toucher que faiblement Me Roberjot.

– Ainsi, mon cher camarade, reprit-il, si, à mon tour, j'avais besoin d'un service.

– Ah!.. c'est avec transport que je te le rendrais, à toi, mon seul ami, à toi que j'ai toujours trouvé aux heures difficiles…

– Prends garde… Peut-être faudra-t-il, pour m'obliger, desservir secrètement quelqu'un des gens dont tu me parlais, M. Coutanceau ou M. de Combelaine, Mme d'Eljonsen ou M. de Maumussy.

Il n'y avait pas à se méprendre à l'accent de l'avocat. Il parlait on ne peut plus sérieusement.

M. Verdale ne s'y méprit pas.

– Je n'hésiterais pas une minute, Roberjot, répondit-il, je suis avec toi.

– Tu aimes ces gens-là, pourtant.

– Mais oui… On aime toujours l'escalier qui conduit à l'appartement de la femme qu'on courtise… Ces gens-là me mèneront à la fortune.

Il était clair que l'architecte incompris était de son siècle et que ses convictions ne le gênaient pas.

Et cependant l'avocat hésitait si visiblement à parler, que ce fut l'autre qui vint à son secours.

– Voyons, mon vieux Roberjot, dit-il, tu as quelque chose sur l'estomac?..

– Je l'avoue.

– Et tu te défies de moi?

– Non, certes…

– Alors, déboutonne-toi, que diable! Voyons, faut-il que je t'aide? Tu as une dent contre ces gens que tu appelles mes amis?

– Juste!

Le front de M. Verdale s'assombrit.

– C'est contrariant, fit-il, mais j'étais ton ami avant d'être le leur… Voyons donc cette dent!..

Véritablement, Me Roberjot n'avait voulu que tâter son ancien copain, et il lui paraissait que l'épreuve réussissait assez mal. Si déjà, avant d'avoir l'argent, M. Verdale montrait cette mauvaise grâce, que serait-ce plus tard?..

En cette extrémité, un généreux abandon devait être un habile calcul.

Me Roberjot le crut, et étouffant un soupir:

– Mon vieux camarade, prononça-t-il, avec toutes les apparences d'une émotion sincère, je n'ai pas l'habitude de faire payer les services que je rends…

– De donner un œuf pour avoir un bœuf?..

– Précisément. Et la preuve, c'est que c'est sans conditions que je te remettrai, avant quarante-huit heures, la somme dont tu as besoin… Et sur ce, ne parlons plus des intentions que je pouvais avoir. Causons d'autre chose.

L'avocat avait visé juste… L'architecte fut touché.

– Est-ce que tu te moques de moi? s'écria-t-il. Est-ce que tu veux m'insulter?..

– Quelle idée!..

– Alors parlons de tes intentions, morbleu! et ne parlons que de cela!.. Quoi! pour une fois que l'occasion se présente de t'être utile en quelque chose, je la laisserais échapper!.. Jamais!.. Que faut-il faire? Veux-tu que j'aille provoquer Maumussy, Coutanceau et les autres?.. Je pars. C'est que je me moque d'eux, à cette heure. Avec huit mille francs, l'avenir est à moi quand même. Au lieu d'être l'architecte du pouvoir, je serai l'architecte de l'opposition… Tiens, c'est une idée, cela…

Me Roberjot souriait… en dedans.

– Allons, bon! fit-il, voilà que tu t'emportes, selon ton habitude. Sais-tu ce que je voulais te demander?.. Quelques renseignements précis sur M. de Combelaine.

L'architecte fut-il dupe?.. Peut-être.

– Je suis ton homme, déclara-t-il. Ah! tu veux des renseignements! Eh bien! tu en auras, et de si complets que personne à Paris ne saurait t'en donner de pareils…

Il fut interrompu par l'entrée du domestique, lequel venait rappeler à son maître que le dîner était servi depuis un bon moment, et que tout allait être froid.

Saisissant aussitôt la balle au bond:

– Voilà qui décide tout, ami Roberjot, s'écria l'architecte. Je dîne avec toi, et… je parle. Allons, à table, et fais-nous monter une bouteille de ce bourgogne que je connais et qui délie si merveilleusement les langues!..

– Eh bien! soit! répondit l'avocat.

Et, l'instant d'après, il s'attablait en face de son ancien copain.

Il y avait des années que M. Verdale n'avait été si joyeux. Il lui semblait sentir ses huit mille francs dans sa poche, et l'ambition, l'espoir du succès et le corton velouté lui montaient à la tête en chaudes bouffées.

– Donc, mon vieux copain, disait-il, car il avait l'art de discourir la bouche pleine, donc parlons de M. de Combelaine… Mais parler de lui sans parler de Mme la baronne d'Eljonsen est impossible, et c'est par elle que je commencerai…

«C'est que je la connais bien, moi, cette respectable baronne, ayant eu l'honneur insigne de lui être présenté lorsque j'étais à Rome aux frais de l'État. Je lui plaisais. Si j'avais eu de l'argent, elle m'en eût emprunté. Je n'en avais pas, malheureusement. Mais un jour, après m'avoir fait jurer un secret éternel – un secret que je viole pour toi, ô Roberjot – elle daigna me charger de porter pour elle et en son nom, au Mont-de-Piété de la Ville éternelle, quelques-uns de ses joyaux.

«Quel âge a-t-elle? vas-tu me demander.

«Eh bien! mon bon, je n'en sais rien, parole d'honneur, à vingt ans près. Elle n'a peut-être que cinquante ans, elle en a peut-être plus de soixante-dix. Sa pareille n'existe pas au monde pour réparer des ans l'irréparable outrage. C'est un secret qu'elle a acheté à Londres à une émailleuse célèbre. Et personne n'est plus avancé que moi. Personne, depuis un demi-siècle, n'a eu l'heur de la voir telle que le bon Dieu l'a faite. Cette femme-là doit dormir toute maquillée, comme les grands généraux dorment tout bottés.

«Donc, on ignore son âge, et ce n'est que bien vaguement qu'on connaît sa situation dans le monde.

«Moi, je sais qu'elle travaille dans la politique.

«Cette femme-là, vois-tu, est une de ces intrigantes cosmopolites, comme il y en a dans les bas-fonds de toutes les diplomaties, bonnes à toutes besognes, prêtes à toutes les trahisons, et qu'on charge des commissions qui feraient reculer les mouchards ordinaires. A combien de polices celle-ci s'est-elle vendue? A toutes, j'imagine, toutes celles qui avaient de l'argent à lui donner. Ce qui est sûr, c'est qu'elle doit avoir acheté et vendu de drôles de choses en sa vie!..

– Par ma foi!.. fit Me Roberjot, voici un joli portrait.

L'exclamation parut flatter l'architecte.

– Eh! eh! dans le fait, je ne peins pas mal! fit-il en riant de son gros rire qui lui secouait les épaules.

Et, vidant lestement son verre, il continua:

– Tout le monde, ami Roberjot, ne parlerait pas si librement que moi. Mme d'Eljonsen a de la mémoire, et il n'est pas sain de l'avoir pour ennemie. Ceux qui la connaissent le mieux en ont peur…

– Oh!..

– C'est absurde, évidemment; c'est lâche, c'est petit… mais c'est ainsi. Songe donc depuis une quarantaine d'années il ne s'est pas remué en Europe une pelletée de boue sans que cette femme en ait eu son éclaboussure. Dame! on tremble toujours qu'elle ne se secoue sur ses voisins. On est sûr de soi – quelquefois, – mais on n'est jamais sûr des siens, de ses parents, de ses amis. Elle sait tant de choses. Pour deux ou trois fois qu'elle s'est oubliée à penser tout haut devant moi, j'ai eu des coliques, parole d'honneur! Elle a le mot d'un tas d'énigmes que l'histoire, avec ses lunettes, ne déchiffrera jamais. Et voilà pourquoi elle ne dégringolera jamais tout à fait. Quand elle enfonce, quand elle se sent à sa dernière gorgée de bourbe, elle tire de son sac quelque gros scandale ignoré, et elle l'adresse aux intéressés avec ces seuls mots: «Achetez ou je publie.» Et on achète. C'est la muse du chantage que cette chère baronne.

«Elle vend un secret, quand elle est gênée, comme une autre porte ses bijoux au Mont-de-Piété. Et elle prétend que son fonds est inépuisable. Et je le croirais volontiers, moi qui sais qu'elle a servi la police russe et la police autrichienne, moi qui sais qu'il n'y a pas en Europe un homme de quelque renom qui n'ait passé par son boudoir ou son salon…

L'avocat ne laissait pas d'être étourdi par la surprenante volubilité de l'architecte incompris.

– Oh! par son salon!.. fit-il d'un air de doute, par son salon…

– Mais… «z'oui», cher maître, par son salon. Ah çà! prendrais-tu par hasard Mme d'Eljonsen pour une intrigante vulgaire?.. Erreur! Je te montrerai son portrait à l'âge de vingt-deux ans, un chef-d'œuvre! et quand tu l'auras admiré, tu comprendras tout ce qu'a pu négocier une gaillarde qui a eu des yeux pareils. C'est que, si elle a été aussi bas que possible, elle a été très haut aussi. En 1845, elle tenait à Londres une sorte de pension bourgeoise qui était un tripot, et vraisemblablement quelque chose de pis, c'est positif. Mais il est non moins certain qu'en 1822 il ne s'en est fallu de rien qu'elle épousât un principicule allemand, qui lui eût bel et bien mis sur la tête une couronne fermée.

 

– Roman!..

M. Verdale s'arrêta court, considérant son ami d'un air surpris et mécontent.

– Positivement, mon cher camarade, prononça-t-il, tu me fais de la peine. Comment! toi, un avocat, un homme intelligent, tu en es encore là!.. Quoi! tu es de ces gens qui, dès que vous leur contez une histoire, vous interrompent en disant: «Ça… c'est impossible. Jamais rien de pareil n'est arrivé à ma portière!..»

– Soit… des faits, des faits!..

L'architecte fronça le sourcil.

– En d'autres termes, je t'ennuie, dit-il à son ami. C'est bien, je m'arrête. Interroge, je répondrai…

Mais ce petit accès de mauvaise humeur n'inquiéta guère l'avocat.

– Qui est, au juste, Mme d'Eljonsen? interrogea-t-il.

C'est du ton nasillard d'un écolier qui ânonne une leçon que M. Verdale répondit:

– Française de naissance, Mme d'Eljonsen est issue d'une assez vieille famille de Bretagne – noble, mais pauvre. Son père, le seigneur de la Roche-du-Hou, habitait à trois lieues de Morlaix, sur la route de Saint-Paul-de-Léon, un manoir si délabré que les rats ne s'y aventuraient plus… Mlle de la Roche-du-Hou devait avoir vingt ans, lorsqu'elle fit connaissance d'un négociant suédois, colossalement riche, M. Eljonsen, que ses affaires, et plus encore sa mauvaise étoile, avaient amené à Morlaix. En trois œillades, elle le rendit fou à lier d'amour, le malheureux. Il la demanda en mariage et l'épousa, – à une date que ne sauraient préciser les biographes les mieux informés. Mariée, elle suivit son mari, puisqu'il est dit que la femme doit suivre son mari, et ils allèrent s'établir à Riga, centre des opérations commerciales de M. Eljonsen.

Leur union ne fut pas heureuse. Bientôt on vit M. Eljonsen dépérir de chagrin d'avoir épousé la belle Mlle de la Roche-du-Hou. En moins d'un an, il en mourut, laissant à sa veuve quelque chose comme quatre-vingts ou cent mille francs de rentes. On ne dit pas qu'elle ait pleuré, mais son premier mouvement fut de quitter Riga, où elle s'ennuyait. Ayant posté devant le nom de son mari un d et une apostrophe, elle le fit précéder du titre de baronne et alla s'établir à Vienne. Elle y mena si grand train qu'à la fin de la troisième année elle était non seulement ruinée, mais poursuivie par ses créanciers et menacée d'un procès en escroquerie. Forcée de fuir, elle passa en Suisse, y séjourna quelques mois, et ensuite planta sa tente à Londres, puis à Munich, puis à Naples.

– Et M. de Combelaine? interrogea Me Roberjot. Je ne le vois toujours pas paraître…

– J'y arrive, répondit M. Verdale.

Et ayant repris haleine et rempli son verre:

– Maintenant que tu connais Mme d'Eljonsen, poursuivit-il, je dois te dire que pendant des années elle a traîné, dans toutes ses pérégrinations à travers l'Europe, un jeune garçon qu'elle appelait Victor et qu'elle semblait adorer…

– Son fils, parbleu!..

– On l'a cru comme tu le crois, mais on se trompait, on n'a pas tardé à le reconnaître. Mme d'Eljonsen n'était pas d'un caractère à essayer de dissimuler, comme on dit, une faute, elle n'en était pas à cela près. Victor, ce jeune garçon, lui avait été confié. Par qui? Ah! là est le mystère. Les uns assurent que la mère est une grande dame, comme il est dit dans la Tour de Nesle, les autres que c'est tout simplement une petite bourgeoise de Londres…

– Mais toi, que crois-tu?

– Moi?.. Rien.

– Cependant, informé comme tu l'es…

L'architecte incompris souriait.

– C'est vrai, fit-il, que je sais bien des choses, mais je ne sais pas tout… Ce que je puis te dire, c'est que cet enfant est devenu le Combelaine à qui tu parais en vouloir si fort…

Me Roberjot ne s'impatientait plus, maintenant.

– Mais ce nom de Combelaine, interrogea-t-il, d'où lui vient-il?..

– Ah! ceci est une autre histoire. Mme d'Eljonsen, je te l'ai dit, est une femme très forte, mais elle n'est pas complète, personne n'est complet ici-bas. Elle a eu toute sa vie un faible, et ce faible s'appelait le comte de Combelaine. C'était, en vérité, un excellent gentilhomme, mais qui avait donné dans les travers de Casanova, et qui, n'ayant plus le sou, corrigeait la fortune. C'est à Vienne que Mme d'Eljonsen et lui se connurent, et, depuis, ils ne se sont jamais quittés. C'est lui qui, le jour où le jeune Victor dut se lancer dans le monde, lui dit: «Tu n'as pas de nom, et il t'en faut un; prends le mien, je te le donne. Il a été jadis porté par de vaillants et honnêtes gentilshommes. Va, et puisse-t-il te porter bonheur!..»

D'un geste rapide, Me Roberjot commanda le silence à son ancien copain.

Le domestique entrait, apportant le café et les liqueurs.

Mais dès qu'il se fut retiré:

– Et maintenant, ami Verdale, dit l'avocat, passons à l'histoire du fils adoptif de Mme d'Eljonsen…

Mais on eût dit que pendant cette courte interruption une révolution s'était faite dans l'esprit de l'architecte incompris.

Sa verve, si brillante, tant qu'il ne s'était agi que de la baronne, s'éteignait maintenant qu'il était question de M. de Combelaine.

– Décidément, mon cher, fit-il, tu m'interroges comme si j'avais à ma disposition le casier judiciaire de la préfecture de police.

L'avocat dissimula mal un geste de dépit.

– En d'autres termes, prononça-t-il, tu estimes prudent de n'en pas dire davantage…

– Mon cher, ce Victor de Combelaine est un gaillard horriblement dangereux…

– Et tu en as peur?

M. Verdale haussa les épaules.

– Oui, répondit-il, pour toi qui certainement médites quelque sottise. Que veux-tu faire?.. Prends bien garde! Combelaine, si tu le manques, ne te manquera pas…

– Chansons!..

– C'est juste ce que disaient les cinq ou six pauvres diables que Combelaine a expédiés en duel…

– On ne se bat pas avec un pareil homme…

– Pardon!.. On se bat avec M. de Combelaine, parce que, s'il court sur son compte une foule d'histoires fâcheuses, on ne peut rien lui reprocher de positif. Il n'a jamais été condamné…

L'impatience de Me Roberjot était visible.

– Tu m'avais promis ton concours, mon camarade, dit-il, tu me le retires… Libre à toi…

– Eh non, entêté, je ne te le retire pas, non, mille fois non!.. Si j'ai l'air de tergiverser ainsi, c'est que précisément je cherche le moyen de t'être utile. Mais comment le puis-je, lorsque tu ne me dis rien de tes intentions ni du but où tu tends?

L'avocat ne put s'empêcher de rougir au souvenir de Mme Delorge qui traversa son esprit:

– Ce n'est pas mon secret, déclara-t-il.

L'autre parut stupéfait:

– Ah! il y a un secret! répéta-t-il. Alors, mystère et discrétion! Et je reprends: Ce nom de Combelaine, qui ne lui appartient pas, paraît être le seul patrimoine qu'ait jamais recueilli le fils adoptif de Mme d'Eljonsen. Je dis: paraît, parce qu'en réalité il en recueillit un autre, qui justifie toutes les légendes dont sa naissance a été le sujet. Je veux parler de la protection mystérieuse, bien que très apparente, qui s'étendit sur lui, dès son entrée dans le monde, et qui ne lui a jamais fait défaut. Et ce devait être une protection puissante, car elle l'a poussé jusqu'au grade de capitaine, dans l'espace de temps strictement exigé par les règlements. Or, ni son instruction, ni son mérite, ni sa conduite n'expliquaient cet avancement scandaleux. Criblé de dettes, il avait à tout moment recours à des expédients qui frisaient l'escroquerie, et qui eussent fait chasser du régiment tout autre que lui… Cependant il abusa si bien, qu'il fut un jour forcé de donner sa démission, après avoir fait semblant de se brûler la cervelle…

– En quelle année cela?

– Ah! par ma foi, tu m'en demandes trop, mais on pourrait le savoir en cherchant dans la collection de l'Annuaire militaire.