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XVIII

Enfin éclatait la terrifiante vérité!..

Eperdue d'horreur, les cheveux droits sur la tête, secouée d'un tremblement convulsif, Mlle de la Ville-Handry essayait de mesurer les profondeurs de l'abîme où elle venait d'être précipitée.

D'elle-même, et avec la simplicité d'un enfant, elle avait donné dans le piége immonde qu'on lui tendait.

Mais qui donc, à sa place, se fût défié?.. qui donc eût soupçonné ou seulement conçu l'idée d'une si monstrueuse scélératesse?..

Ah! elle ne comprenait que trop à cette heure, croyait-elle, toutes les manœuvres si peu explicables de M. de Brévan. Elle ne pénétrait que trop le sens profond de ses perfides calculs, quand il lui recommandait avec de si vives instances de n'emporter de la maison paternelle ni ses bijoux, ni aucun objet représentant une certaine valeur…

C'est que si elle eût eu ses bijoux, elle se fût trouvée une petite fortune entre les mains; elle eût été indépendante et à l'abri du besoin pour une couple d'années…

Et M. de Brévan voulait qu'elle ne possédât rien…

Il savait, le lâche, de quels écrasants mépris elle repousserait ses premiers mots, et il se flattait de cet abominable espoir que l'isolement, la peur, la misère, la mettraient à sa discrétion et la lui livreraient…

– C'est horrible! répétait la jeune fille, c'est horrible!

Et cet homme avait été l'ami de Daniel… Et c'est à cet homme que Daniel, au moment de s'embarquer, avait confié sa fiancée!..

Quelle atroce dérision!..

Sir Thomas Elgin était certes un redoutable bandit, sans foi ni scrupule, mais on le connaissait, lui, on le savait capable de tout, et on se tenait sur ses gardes… Tandis que l'autre!.. Ah! mille fois plus abject il était et plus vil, lui qui depuis une année épiait d'un visage riant l'heure de la trahison, lui qui avait préparé son crime sous le voile de la plus noble amitié!..

Quant au but final que poursuivait le traître, Mlle Henriette croyait le discerner très-nettement… En faisant d'elle sa maîtresse – car c'était par là qu'il prétendait commencer – il espérait s'assurer une portion de l'immense fortune du comte de la Ville-Handry.

Et de là, pensait Mlle Henriette, venait la haine dont sir Tom et M. de Brévan lui avaient paru animés l'un contre l'autre… Il y avait eu entre eux, jugeait-elle, rivalité de convoitises honteuses, chacun d'eux tremblant que l'autre ne s'emparât de l'argent qu'il convoitait.

Car le soupçon d'une connivence de la comtesse Sarah et de M. de Brévan ne pouvait venir à Mlle Henriette. Elle les estimait ennemis, au contraire, et séparés par des intérêts absolument différents.

– Ah! n'importe, murmura-t-elle, un sentiment au moins leur est commun: la haine qu'ils me portent.

Quelques mois plus tôt, une si effroyable catastrophe, et si soudaine, eût certainement écrasé Mlle de la Ville-Handry. Mais sous tant de chocs réitérés, depuis un an, elle s'était émoussée; car c'est un fait, que l'âme humaine s'endurcit à la douleur comme le corps à la fatigue.

C'est qu'aussi, pour soutenir son courage, se balançait comme une lueur au-dessus des ténèbres de l'avenir, le souvenir de Daniel.

Si elle avait douté de lui à un moment, sa foi était revenue, intacte. Sa raison lui disait que si véritablement il eût adoré la comtesse Sarah, ses ennemis, sir Thomas Elgin et M. de Brévan n'eussent pas pris tant de peine pour le lui persuader.

Elle pensait donc, elle était donc sûre qu'il lui reviendrait le cœur plein d'elle comme à son départ.

Et grand Dieu! quels ne seraient pas les transports de douleur et de rage de cet homme si loyal, en apprenant combien lâchement et misérablement il avait été trahi par l'infâme qu'il appelait son ami.

Il saurait, lui, réhabiliter Mlle de la Ville-Handry et la venger…

– Et je l'attendrai, se disait-elle, les dents convulsivement serrées, je l'attendrai.

Comment? Elle ne se le demandait pas.

Car elle n'en était encore qu'à cet enthousiasme du premier moment, qui inspire les résolutions héroïques, mais qui dissimule les obstacles à surmonter…

Les premières difficultés de la situation lui furent exposées par la Chevassat, laquelle à six heures précises lui monta à dîner, selon leurs conventions des jours précédents.

L'estimable portière s'était composé une physionomie si dolente qu'on eût juré qu'elle avait les larmes aux yeux.

– Eh bien! ma belle demoiselle, interrogea-t-elle de sa voix la plus mielleuse, vous avez donc eu une querelle, ce tantôt, avec ce cher M. Maxime?..

Persuadée du danger, ou à tout le moins de l'inutilité d'une explication, Mlle Henriette répondit simplement:

– Oui, madame.

– Je m'en suis doutée, reprit la portière, rien qu'en le voyant descendre de chez vous avec une mine longue comme mon bras… C'est qu'il vous aime, oui, ce bon jeune homme, et vous pouvez me croire quand je vous le dis, car je m'y connais…

Et elle attendit une réponse, son éloquence produisant toujours un grand effet sur ses locataires. Mais cette réponse ne venant pas:

– Il faut espérer, ajouta-t-elle, que cette petite brouille se raccommodera…

– Non!

A voir la Chevassat, on devait la croire absolument interloquée.

– Comme vous êtes sévère! exclama-t-elle. Enfin, cela vous regarde… Seulement, je me demande comment vous allez vous arranger.

– Pourquoi faire?

– Dame!.. pour vivre.

– J'en trouverai toujours le moyen, madame, rassurez-vous.

En personne d'expérience et qui n'ignore pas ce que représente souvent en mot cruel: vivre, pour les pauvres filles abandonnées, la portière hocha gravement la tête.

– Tant mieux, répondit-elle, tant mieux! seulement, je ne vous vois que des dettes sur le dos…

– Des dettes!..

– Mais oui! Les meubles qui sont ici sont encore dus au tapissier.

– Comment, les meubles…

– Naturellement… M. Maxime devait les payer, il me l'avait dit, mais du moment où vous êtes brouillés… cela se comprend, n'est-ce pas?

C'était à douter d'une si basse infamie… N'importe, Mlle Henriette fit bonne contenance.

– Pour combien donc y a-t-il de meubles ici? interrogea-t-elle.

– Je ne sais… pour cinq ou six cents francs, peut-être… tout est si cher.

En tout, il y en avait bien pour cent cinquante ou deux cents francs.

– Eh bien! je les payerai, déclara Mlle Henriette. Le tapissier m'accordera bien quarante-huit heures du délai…

– Oh! certainement.

Persuadée que cette doucereuse mégère était chargée par M. de Brévan de l'espionner, la pauvre jeune fille affectait l'air le plus calme. Et même, ayant fini de dîner, elle voulut absolument payer sur-le-champ une cinquantaine de francs qu'elle devait pour ses repas depuis quatre jours et pour quelques emplettes…

Mais dès que la portière se fut retirée, la pauvre fille s'affaissa sur une chaise, murmurant:

– Je suis perdue.

Quelle ressource en effet lui restait; quel parti prendre?

Retourner chez son père, implorer la pitié de la comtesse Sarah?.. Ah! la mort lui eût paru douce, comparée à une telle humiliation. Et d'ailleurs n'eût-ce pas été, pour éviter Maxime, courir se livrer à sir Tom!..

Demanderait-elle du secours à quelqu'un des anciens amis de sa famille?.. Mais à qui?..

Plus en détresse que le naufragé dont l'œil interroge l'horizon vide, elle cherchait à qui s'adresser… En proie à la plus douloureuse angoisse, elle égrenait dans sa mémoire le nom de tous les gens qu'elle avait connus…

Elle ne connaissait autant dire personne, hélas!.. Depuis que sa mère était morte et qu'elle vivait seule, qui donc se souvenait d'elle, sinon pour la calomnier!..

Ses seuls amis, les seuls qui eussent pris sa cause en main, le duc et la duchesse de Champdoce étaient en Italie, elle s'en était assurée.

– Je n'ai donc à compter que sur moi seule, répétait-elle, sur moi seule…

Puis se redressant:

– N'importe, répétait-elle, le cœur gonflé de révoltes, je me sauverai!..

En somme, de quoi dépendait son salut?..

De la possibilité de vivre jusqu'à sa majorité ou jusqu'au retour de Daniel.

– Est-ce donc si difficile de vivre, pensait-elle… Les filles des pauvres gens, tout aussi abandonnées que je le suis vivent bien, elles!.. Pourquoi ne vivrais-je pas, moi!..

Pourquoi!..

Parce que les filles des pauvres ont fait dès le berceau, pour ainsi dire, le rude apprentissage de la misère… Parce qu'elles ne s'effraient pas d'un jour sans travail ou d'un jour sans pain… Parce que l'expérience cruelle les a armées pour la lutte… Parce qu'elles connaissent la vie enfin et leur Paris, que leur industrie s'est affûtée aux meules de la nécessité, qu'elles ont l'art inné de tirer parti de tout, qu'elles sont fines, adroites, entreprenantes, hardies…

Taudis que Mlle de la Ville-Handry, élevée comme en serre chaude, selon les stupides préjugés de sa condition, ne savait rien de la vie, de ses poignantes réalités, de ses combats, de ses misères… Elle n'avait pour elle que son courage.

– Cela suffit, se disait-elle: ce qu'on veut, on le peut.

Ainsi résolue à ne plus même songer à un secours étranger, elle se mit à étudier sa situation et à inventorier ses richesses.

En fait de choses ayant une valeur certaine, elle possédait le cachemire dont elle s'était enveloppée pour fuir, le nécessaire de toilette en or contenu dans le sac du voyage de sa mère, une broche, sa montre, une paire d'assez jolies boucles d'oreilles, et enfin deux bagues, que par un hasard heureux elle n'avait pas retirées de son doigt le soir de son évasion, et dont une était d'un assez grand prix.

Tout cela, d'après son estimation, devait avoir coûté huit ou neuf mille francs au moins.

Combien le vendrait-elle, puisqu'elle était résolue à le vendre?.. Pour elle, tout l'avenir était là.

 

Mais comment se défaire de ces objets?.. Il lui tardait d'en finir, elle avait hâte d'être délivrée du tourment de l'incertitude, elle était pressée de payer les quelques méchants meubles qui garnissaient sa chambre.

A qui s'adresser… Pour rien au monde elle ne se fût confiée à la Chevassat, son instinct lui disant que laisser voir sa détresse à cette douceâtre mégère, ce serait se livrer à elle pieds et poings liés.

Elle cherchait quand l'idée du Mont-de-Piété traversa son esprit. Elle n'en avait ouï parler que très-vaguement; assez cependant pour savoir que c'est une institution d'ordre public qui prête de l'argent aux gens gênés contre le dépôt d'un nantissement.

– C'est là que je dois aller, se dit Mlle Henriette.

Seulement, où prendre un bureau de Mont-de-Piété?..

– Bast!.. je trouverai toujours, se dit-elle.

Et elle descendit, au grand étonnement de la portière, qui lui demanda où elle allait, si pressée.

Ayant pris la première rue, elle s'en allait au hasard, marchant très-vite, sans souci des passants qui la coudoyaient, uniquement préoccupée d'examiner les maisons et les enseignes.

Mais c'est en vain que, durant plus d'une heure, elle erra à travers ce lacis de petites rues qui s'enchevêtrent entre le faubourg Montmartre et la rue Laffitte; elle ne trouva pas… et la nuit tombait.

– Et cependant, je ne rentrerai pas les mains vides, se disait-elle avec colère.

C'est pourquoi, rassemblant toute son audace, elle s'approcha d'un sergent de ville, et, plus rouge qu'une pivoine, et toute confuse:

– Seriez-vous assez bon, monsieur, dit-elle, pour m'indiquer un bureau de Mont-de-Piété?

D'un air de commisération, l'agent regarda cette jeune fille dont toute la personne exhalait un parfum de distinction et de candeur, se demandant peut-être quelle misère la réduisait à cette ruineuse ressource… Enfin, avec un soupir:

– Là, madame, répondit-il en étendant la main, au coin de la rue du Faubourg-Montmartre, vous trouverez un bureau de prêt direct.

«Prêt direct!..» Ces deux mots ne représentaient rien à l'esprit de Mlle Henriette. N'importe; elle reprit sa course d'un pied fiévreux, reconnut la maison indiquée, entra, monta, et, poussant une porte, se trouva dans une grande pièce sombre où une vingtaine de personnes attendaient debout…

A droite de la salle, trois ou quatre employés, séparés du public par une balustrade à hauteur d'appui, écrivaient, demandant le nom des dépositaires et comptant de l'argent.

Tout au fond, dans l'ombre, un large guichet s'ouvrait où un autre employé apparaissait par moments, pour prendre les objets qu'on remettait en dépôt…

Après cinq minutes d'observation, sans avoir interrogé personne, Mlle Henriette avait compris le mécanisme de l'institution. Plus tremblante que si elle eût été pour commettre un crime, elle s'avança vers le guichet du fond, et déposa une de ses bagues, la plus belle, sur le rebord…

Puis elle attendit, baissant la tête, car il lui semblait que tout le monde avait les yeux sur elle…

– Une bague en diamant!.. cria l'employé… neuf cents francs… A qui?..

L'énormité de la somme fit dresser toutes les têtes, et une grosse femme, trop bien mise, à l'œil impudent, dit:

– Mâtin! Elle se met bien, la petite!..

Cramoisie de honte, Mlle Henriette s'était avancée:

– La bague est à moi, monsieur, murmura-t-elle.

L'employé la considéra, puis doucement:

– Vous avez des papiers? interrogea-t-il.

– Des papiers?.. Lesquels?..

– Ceux qu'il faut pour justifier votre identité, un passeport, une quittance de loyer, un billet…

Dans la salle, on riait de l'ignorance de cette naïve.

– Je n'ai rien de tout cela, monsieur, balbutia-t-elle.

– Alors on ne peut vous prêter…

Encore un espoir, le dernier, qui lui échappait… Elle tendit la main en disant:

– Rendez-moi donc ma bague, monsieur.

Mais l'employé se mit à rire.

– Ah! mais non, ma petite mère, fit-il, cela ne se peut pas… On vous la rendra quand vous viendrez avec des papiers ou accompagnée de deux commerçants patentés.

– Cependant, monsieur…

– C'est comme cela.

Et trouvant que l'incident avait assez duré, il poursuivit:

– Un manteau de velours, trente francs, a qui?..

Déjà Mlle de la Ville-Handry fuyait à travers les escaliers, poursuivie, lui semblait-il, par les huées de la foule… Comme cet employé l'avait toisée… La prenait-on donc pour une voleuse! Et qu'allait-il advenir de cette bague?.. La police chercherait, arriverait jusqu'à elle, et elle serait reconduite à l'hôtel de la Ville-Handry, chez son père, et livrée à sir Tom…

C'est à peine si elle se soutenait quand elle arriva rue de la Grange-Batelière, et là l'étourdissement, l'émotion, l'épouvante lui faisant oublier ses résolutions, elle avoua à la Chevassat son inutile tentative.

Plus grave qu'un homme d'affaires consulté par un client qui s'est imprudemment fourré dans un guêpier, l'honnête concierge écoutait sa locataire.

– Pauvre chatte, murmurait-elle d'une voix où on eût dit que roulaient des larmes, pauvre chatte innocente!..

Mais si elle réussissait à donner à sa figure ingrate l'expression d'une pitié sincère, l'éclat de son œil dur trahissait l'immense satisfaction qu'elle ressentait de voir Mlle Henriette à ses pieds.

– Enfin, vous avez encore eu de la chance dans votre malheur, lui déclara-t-elle, car vous avez été terriblement imprudente.

Et comme la pauvre jeune fille s'étonnait un peu:

– Oui, poursuivit-elle, vous risquiez gros, et ce n'est pas malin à prouver… Qui êtes-vous?.. Bon! ce n'est pas la peine de pâlir, je ne vous le demande pas… Mais enfin, en portant vous-même un bijou au «clou» – elle appelait ainsi le Mont-de-Piété – vous alliez, comme on dit, vous jeter dans la gueule du loup… Si on vous avait arrêtée quand on a vu que vous n'aviez pas de papiers, si on vous avait conduite chez M. le commissaire?.. Ah! il n'y a pas à chanter mon bel ami, vous étiez prise…

Et tout aussitôt, changeant de ton, elle se mit à reprocher à sa jolie demoiselle de lui avoir dissimulé sa détresse. Ça, c'était mal, et ça lui faisait bien de la peine… Pourquoi lui avoir donné de l'argent la veille? Est-ce qu'elle en demandait?.. Avait-elle donc l'air d'une créancière si terrible!.. Elle savait, Dieu merci! ce que c'est que la vie de ce monde et qu'il faut s'entr'aider… Il y avait bien, il est vrai, ce gredin de marchand de meubles à payer, mais elle se serait volontiers chargée de le faire patienter. Tiens, pourquoi donc pas!.. Elle en avait, sans se vanter, fait attendre d'autres… Et même, pas plus tard que la semaine passée, elle vous avait bel et bien envoyé promener un tapissier et une marchande à la toilette qui voulaient saisir, les malhonnêtes, une de ses locataires du fond de la cour, la plus gentille, précisément, et la plus distinguée et la meilleure de toutes…

Elle discourait, elle discourait avec une vertigineuse loquacité, jusqu'à ce qu'enfin, pensant avoir donné assez à réfléchir à sa «petite chatte,» et suffisamment préparé le terrain:

– Mais on voit bien que vous n'êtes qu'une enfant, ma chère demoiselle… poursuivit-elle. Vendre vos pauvres petits bijoux! n'est-ce pas un meurtre, quand il est quelqu'un qui serait si aise de vous rendre service?

A cette attaque directe, mais non absolument imprévue, Mlle Henriette tressaillit.

– Car bien sûr, continuait l'autre, rien que pour vous être agréable, il donnerait un de ses bras, ce pauvre monsieur Maxime…

Si impérieux fut le geste de Mlle Henriette, que la digne concierge en parut tout interloquée.

– Je vous défends, s'écria la jeune fille d'une voix tremblante de colère, je vous défends absolument de prononcer devant moi ce nom!..

L'autre haussa les épaules.

– Comme vous voudrez, fit-elle.

Et prompte à changer de conversation:

– Pour lors, reprit-elle, revenons à votre bague restée «en plan…» Qu'est-ce que vous allez en faire?..

– C'est parce que je ne sais que faire, madame, répondit Mlle Henriette, que je me suis adressée à vous.

La Chevassat sourit agréablement.

– Et bien vous avez fait, approuva-t-elle; car, Dieu merci! on ne me prend pas souvent à court… Chevassat va se rendre au clou avec le charbonnier et le marchand de vin d'à côté, et avant de vous coucher vous aurez votre argent, c'est moi qui vous le garantis… C'est qu'il s'entend un peu à faire marcher les employés, Chevassat!

Le soir même, en effet, le concierge lui-même daigna monter à Mlle Henriette 895 francs.

S'il n'apportait pas intacts les 900 francs prêtés par le Mont-de-Piété, c'est qu'ayant dérangé deux voisins patentés, il avait dû, selon l'usage, les inviter à prendre quelque chose… Car pour lui, il n'avait rien gardé, oh! rien de rien, il en pouvait faire le serment, préférant bien s'en remettre à la générosité de Mademoiselle…

– Voici 10 francs, lui dit brusquement Mlle Henriette, pour couper court à son insupportable bavardage…

Enfin, avec les quelques louis qui restaient au fond de sa bourse, c'était un capital de mille francs que la pauvre fille avait devant elle. Combien de jours, combien de mois d'existence et de sécurité ne lui eût pas représenté cette somme, sans ce tapissier dont il fallait indispensablement régler la facture…

Il ne manqua pas de venir la présenter le lendemain, conduit par la portière.

Il réclamait 549 francs.

549 francs pour les quelques meubles de rebut qui garnissaient ce misérable logis… Le vol était flagrant et d'une impudence si inouïe, que Mlle Henriette en demeura interdite… Et cependant elle paya.

Restée seule, elle faisait tristement sauter dans le creux de sa main les vingt-trois louis qui lui restaient, quand une inspiration traversa son esprit, qui l'eût sauvée, si elle l'eût suivie.

La pensée lui vint de quitter furtivement cette maison, de se faire conduire au chemin de fer d'Orléans, et de prendre le premier train pour les Rosiers, où demeurait la tante de Daniel.

Hélas!.. elle se contenta d'écrire aux Rosiers et resta…

XIX

Ce devait d'ailleurs être pour Mlle de la Ville-Handry la dernière faveur de la destinée, cette avance suprême qui, si on ne sait pas la saisir, ne se représente plus.

De ce moment et irrévocablement elle se trouvait engagée sur cette pente vertigineuse qui mène aux abîmes, et de plus en plus elle devait voir son horizon se rétrécir et s'assombrir…

Elle s'était juré, l'infortunée, d'épargner le peu d'argent qui lui restait comme le sang même de ses veines… Mais comment épargner?..

Tout lui manquait, surtout l'indispensable.

Lorsqu'il était venu louer ce taudis, M. de Brévan n'avait rien prévu… Ou plutôt, si – et ce calcul était bien digne de sa froide scélératesse – il avait pris ses mesures pour que sa victime fût dénuée de tout à la fois. Sans autres vêtements que ceux qu'elle portait lors de sa fuite, elle se trouvait sans linge, sans chaussures, n'ayant pour essuyer ses mains que les serviettes que lui louait la portière.

Pour elle, accoutumée à toutes les recherches du luxe et aux raffinements d'une exquise propreté, ces privations devaient constituer un intolérable supplice…

C'est ainsi qu'elle dépensa en achats de tout genre cent cinquante francs!.. Cent cinquante francs, quand déjà elle pouvait, pour ainsi dire, calculer l'heure où le pain lui manquerait…

D'un autre côté elle avait chaque jour cinq francs à donner à la Chevassat pour sa nourriture… Cinq francs, une somme énorme et qui la révoltait, car elle eût consenti avec joie à ne vivre que de pain et d'eau.

Mais là-dessus, toute économie lui paraissait impossible.

Un soir, s'étant avisée d'insinuer qu'il lui faudrait peut-être réformer cette dépense, la Chevassat l'avait enveloppée d'un regard si venimeux, qu'elle s'en était senti froid jusqu'à la moelle des os.

– Il faut en passer par là, s'était-elle dit.

Dans son esprit, ces cinq francs étaient comme une rançon quotidienne dont elle payait les bonnes grâces de l'estimable concierge.

Il est vrai qu'à ce prix la Chevassat était aux petits soins pour sa «pauvre chatte,» car c'est ainsi qu'elle appelait définitivement Mlle de la Ville-Handry, devenant de jour en jour plus envahissante, ajoutant aux tortures de la pauvre fille le supplice de son odieuse et irritante familiarité.

Maintes fois, Mlle Henriette, indignée et froissée, avait été sur le point de se révolter; jamais elle n'avait osé, se résignant à ces outrageantes privautés pour la même raison qu'elle se soumettait à l'impôt de cinq francs par jour.

 

Et l'autre, prenant ce silence pour un assentiment, ne se gênait plus guère… Elle ne pouvait comprendre, déclarait-elle, que «sa pauvre chatte,» jeune et jolie comme elle l'était, consentit à vivre comme elle faisait… Etait-ce une existence, cela!

Puis, toujours elle finissait par en revenir à M. Maxime, lequel continuait à venir aux informations deux fois par jour, le pauvre jeune homme!..

– Et même, ma pauvre chatte, ajoutait-elle, vous verrez qu'il prendra son courage à deux mains et qu'il viendra vous présenter ses excuses…

Mais cela, Mlle Henriette ne pouvait le croire.

– Jamais il n'aura cette impudence extraordinaire, pensait-elle.

Il l'eut, cependant.

Un matin, elle achevait de mettre en ordre son petit ménage, quand on frappa discrètement à la porte.

Persuadée que c'était la portière qui lui montait son déjeuner, elle se hâta d'ouvrir sans demander qui était là…

Et elle recula, stupide d'étonnement et de terreur, en reconnaissant M. de Brévan!..

Véritablement il semblait se faire une violence extraordinaire… Il était livide, ses lèvres blêmes tremblaient, son œil trouble vacillait, et il remuait la mâchoire comme s'il eût eu du gravier en guise de salive dans la bouche.

– Je suis venu, mademoiselle, commença-t-il, vous demander si vous avez réfléchi depuis l'autre jour…

Elle ne lui répondit pas, l'écrasant d'un regard qui eût fait rentrer sous terre un homme conservant quelque sentiment d'honneur…

Mais il avait dû, en venant, s'armer contre le mépris.

– Je sens, poursuivit-il, que ma conduite doit vous paraître abominable… Je vous ai attirée dans un piége odieux, je trahis indignement la confiance d'un ami, mais j'ai une excuse: une passion plus forte que ma volonté, que ma raison…

– La passion vile de l'argent!..

– Libre à vous de le croire, mademoiselle… Je ne chercherai pas à me disculper, je ne suis pas ici pour cela… j'y suis pour vous faire toucher du doigt votre situation, que vous ne me paraissez pas comprendre…

Si elle n'eût écouté que son inspiration, Mlle de la Ville-Handry eût chassé le misérable.

Mais il lui importait, croyait-elle, de connaître sa pensée et ses intentions… Elle surmonta donc son dégoût et se tut…

– Tout d'abord, poursuivit M. de Brévan, qui semblait se remettre, retenez bien ceci, mademoiselle: Vous êtes perdue de réputation et perdue… par moi… Tout Paris, à cette heure, est persuadé que je vous ai enlevée, et que nous cachons nos amours au fond de quelque délicieuse retraite… que vous êtes ma maîtresse, en un mot.

Il s'attendait à une terrible explosion d'indignation; point! Mlle Henriette demeura de marbre.

– Que voulez-vous! reprit-il d'un ton de persiflage, mon cocher a parlé… Deux de mes amis qui arrivaient à pied à la fête de votre père vous ont vue, sautant dans ma voiture… Et comme si le scandale n'eût pas été suffisant, cet imbécile de sir Elgin m'a provoqué publiquement, nous nous sommes battus, et je l'ai blessé…

A la façon dont la jeune fille haussa les épaules, M. de Brévan vit bien qu'elle ne le croyait pas.

C'est pourquoi, tirant un journal de sa poche:

– Si vous doutez, mademoiselle, ajouta-t-il, daignez lire ceci, tenez, là, en haut de la seconde colonne.

Elle prit le journal qu'il lui tendait, et en effet, lut:

«Hier, au bois de Vincennes, une rencontre à l'épée a eu lieu entre M. M. de B… et l'un des plus honorables membres de la colonie Américaine, sir T. E… Après cinq minutes d'un combat fort vif, sir E… a été blessé au bras. La soudaine et très-surprenante disparition d'une des plus riches héritières du faubourg Saint-Germain ne serait pas, assure-t-on, étrangère à ce duel. L'heureux M. de B… saurait, dit-on, trop bien au gré de la famille, où se cache la belle fugitive… Mais, c'en est assez, n'est-ce pas, sur une aventure que va dénouer avant peu un bel et bon mariage…»

– Vous voyez, mademoiselle, fit M. de Brévan, quand il pensa que Mlle Henriette avait eu le temps de lire… Ce n'est pas moi qui conseille un mariage… Devenez ma femme, et votre honneur est intact…

– Ah! monsieur!..

Et dans cette seule exclamation, il y avait tant de mépris et un si profond dégoût, que M. de Brévan en pâlit encore, s'il était possible.

– C'est donc que vous préférez épouser sir Elgin, fit-il.

Elle haussa les épaules; mais lui:

– Oh! ne raillez pas, poursuivit-il. Lui ou moi… il n'est pas pour vous d'autre alternative. Tôt ou tard, il vous faudra choisir…

– Je ne choisirai pas, monsieur…

– Oh! attendez que la misère soit venue. Alors, vous pensez peut-être qu'il vous suffira d'implorer votre père pour qu'il vienne à votre secours… Détrompez-vous… Votre père n'a d'autre volonté que celle de la comtesse Sarah… et la comtesse Sarah veut que vous épousiez sir Tom…

– Je n'implorerai pas mon père, monsieur.

– C'est donc que vous comptez pour votre salut sur le retour de Daniel!.. Ah! croyez-moi, ne vous bercez pas de chimères… Daniel, je vous l'ai dit, aime la comtesse Sarah, et ne l'aimât-il pas, vous êtes trop compromise pour que jamais il vous donne son nom… Mais ce n'est encore rien. Allez au ministère de la marine, on vous dira que la campagne de la Conquête doit durer deux ans encore… Lors donc que Daniel reviendra, s'il revient jamais, ce qui n'est pas prouvé, vous serez Mme de Brévan ou mistress Elgin… à moins que…

Mlle Henriette arrêta sur lui un regard dont il ne put supporter l'étrange fixité, et d'une voix profonde:

– A moins que je ne sois morte, n'est-ce pas? dit-elle… Soit.

Froidement, M. de Brévan inclina la tête comme pour répondre:

« – Oui, à moins que vous ne soyez morte, c'est bien cela.»

Puis ouvrant la porte:

– Laissez-moi espérer, mademoiselle, prononça-t-il, que ce n'est pas là votre dernier mot… J'aurai du reste l'honneur de me présenter à vous chaque semaine pour connaître votre volonté…

Et saluant, il se retira…

– Qui l'amenait, le misérable!.. Que veut-il encore de moi!..

Ainsi, dès qu'elle fût seule, la porte refermée, Mlle de la Ville-Handry s'interrogeait avec un redoublement d'angoisses.

Car elle ne croyait pas un mot des prétextes invoqués par M. de Brévan pour expliquer sa visite.

Non, elle ne pouvait admettre qu'il fût venu pour savoir si elle avait réfléchi, ni qu'il caressât, comme il le prétendait, cette espérance abominable que la misère, la peur, la faim, la jetteraient entre ses bras.

– Il doit me connaître assez, pensait-elle avec un frémissement de colère, pour être certain que je préférerais mille morts!..

Donc, il fallait que cette démarche, qui très visiblement lui avait été atrocement pénible, lui fût commandée par quelque impérieuse considération.

Mais laquelle?

Avec une contension d'esprit extraordinaire, Mlle Henriette reprenait une à une et analysait toutes les phrases de M. de Brévan, espérant qu'un mot l'éclairerait… Mais elle ne découvrait rien…

Tout ce qu'il lui avait dit des conséquences de sa fuite, elle l'avait prévu avant de s'y déterminer… Il ne lui avait appris de nouveau que son duel avec sir Thomas Elgin, et en y réfléchissant, elle le trouvait tout naturel.

Ne convoitaient-ils pas avec une âpreté pareille la fortune qu'elle devait recueillir du chef de sa mère à sa majorité!.. l'antagonisme de leurs intérêts expliquait, pensait-elle, leur haine…

Car elle était bien persuadée qu'ils se haïssaient mortellement… L'idée que sir Tom et M. de Brévan s'entendaient et poursuivaient un but commun ne pouvait lui venir. Et, lui fût-elle venue, elle l'eût repoussée comme absurde.

Devait-elle donc s'arrêter à cette conclusion que M. de Brévan n'avait eu, en se présentant devant elle, d'autre dessein que de porter au comble son épouvante?..

Mais à quel propos, pourquoi, quel bénéfice lui en reviendrait?

L'homme qui convoite une jeune fille ne prend pas à tâche de la glacer d'horreur et de lui inspirer le plus insurmontable dégoût, par des procédés immondes capables de faire reculer les scélérats les plus dégradés.

Ainsi avait pourtant agi M. de Brévan… Donc, il visait tout autre chose que ce mariage dont il parlait.

Quoi, cependant?

On ne commet pas de si abominables actions pour l'unique plaisir de les commettre, surtout quand elles exposent à un danger positif.

Or, il était clair qu'au retour de Daniel, – qu'il aimât encore ou non Mlle de la Ville-Handry, – M. de Brévan aurait un terrible compte à rendre à ce loyal marin qui lui avait confié l'honneur de sa fiancée.