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Puis au bout d'un moment, contemplant son ouvrage d'un air satisfait:

– Voilà qui n'est pas mal, fit-il; un directeur des postes n'y verrait que du feu; je puis me risquer.

Et sur ce, s'élançant dehors, il regagnait d'un pied leste le cinquième étage, quand la portière, Mme Chevassat, lui barra l'escalier, descendant si fort à propos que très-évidemment elle avait épié sa sortie.

– Eh bien! cher monsieur Ravinet, fit-elle de son air le plus aimable, qui certes ne l'était guère, vous voilà donc le banquier de Mlle Henriette?

– Oui… qu'avez-vous à y redire?..

– Oh! rien… vos affaires ne sont pas les miennes, seulement…

Elle s'arrêta, un sourire cynique effleura ses lèvres plates et elle ajouta:

– Seulement elle est fameusement jolie, Mlle Henriette, et à mon à part je me disais: «Tiens, tiens, il n'a pas mauvais goût, M. Ravinet…»

Une réplique indignée montait aux lèvres du bonhomme, mais il sut la retenir, comprenant combien il lui importait d'abuser la portière, et se contraignant à sourire:

– Vous savez que je compte sur votre discrétion, fit-il.

Et il monta.

Alors, il dut au moins rendre à la Chevassat et aux deux rentières du premier étage cette justice, qu'elles avaient bien employé le temps et fort adroitement tiré parti des ressources qu'il avait mises à leur disposition.

La chambre, si froide et si désolée l'instant d'avant, de Mlle Henriette, avait pris, grâce à leurs soins, un air d'aisance qui réjouissait.

Une lampe, dont un abat-jour atténuait la lumière, brûlait sur la commode, un bon feu clair flambait dans la cheminée, on avait tendu un vieux rideau en plusieurs doubles devant la fenêtre pour remplacer provisoirement les carreaux brisés, et sur la table, recouverte d'un tapis, il y avait une théière, une tasse de porcelaine et deux petites fioles de pharmacien.

C'est que le médecin était venu, en l'absence de M. Ravinet, il avait saigné la malade, lui avait prescrit une potion et s'était retiré en déclarant qu'il n'y avait plus à garder l'ombre d'une inquiétude.

Seule, en effet, la pâleur de la pauvre jeune fille trahissait ses souffrances et le danger qu'elle avait couru.

Etendue dans son lit, maintenant garni de bons matelas et de draps bien blancs, la tête très-haussée sur ses oreillers, elle respirait librement, on le voyait au mouvement égal et régulier de sa poitrine, soulevant les couvertures…

Mais avec la vie et l'intelligence, la liberté de réfléchir à l'horreur de sa situation et la faculté de souffrir lui étaient revenues.

Le front appuyé sur son bras, qui disparaissait presque sous les boucles d'or de sa chevelure, immobile, l'œil obstinément fixé dans le vide, comme si elle eût essayé de percer les ténèbres de l'avenir, elle eût semblé la statue de la douleur ou plutôt de la résignation, sans les grosses larmes qui coulaient silencieuses le long de ses joues.

Sa beauté rare empruntait aux circonstances quelque chose d'immatériel et de si saisissant que le père Ravinet en demeura cloué par l'admiration sur le seuil de la porte restée ouverte.

Mais il ne tarda pas à songer qu'il pouvait être surpris là, en flagrant délit d'espionnage, et que certainement on se méprendrait sur ses sentiments.

Il toussa donc pour annoncer sa présence et entra.

Au bruit, Mlle Henriette s'était redressée. Apercevant le vieux brocanteur:

– Ah! c'est vous, monsieur, prononça-t-elle d'une voix faible, ces dames qui m'ont soignée, m'ont tout appris… C'est vous qui m'avez sauvé la vie!..

Elle hocha la tête, et lentement:

– C'est un triste service que vous m'avez rendu là, monsieur.

Cela fut dit simplement, mais en même temps avec une si navrante expression de douleur que le père Ravinet en fut épouvanté.

– Malheureuse enfant, s'écria-t-il, songeriez-vous donc à renouveler votre horrible tentative?..

Elle ne répondit pas. N'était-ce pas comme si elle eût répondu: Oui.

– Mais c'est de la folie! s'écria le vieux brocanteur, en proie à la plus vive agitation. A vingt ans, désespérer de la vie! cela ne s'est jamais vu. Vous souffrez, mais soupçonnez-vous seulement les compensations que l'avenir vous réserve!..

Du geste, elle l'interrompit:

– Il n'était plus d'avenir pour moi, monsieur, quand j'ai demandé à la mort un refuge…

– Cependant…

– Oh! ne cherchez pas à me convaincre, monsieur; ce que j'ai fait, je devais le faire. Je sentais la vie me quitter, j'ai voulu abréger les tortures… Il y avait trois jours que je n'avais mangé, quand j'ai allumé du charbon ici… Et pour me le procurer, ce charbon, j'ai eu recours à une supercherie, j'ai trompé la marchande qui me l'a donné à crédit… Ah! Dieu sait cependant que ce n'était pas le courage qui me manquait!.. Avec quelle joie et de quel cœur j'eusse travaillé aux plus grossiers ouvrages! Mais savais-je, moi, où et comment on trouve de l'ouvrage!.. Cent fois j'ai supplié Mme Chevassat de m'en procurer, mais toujours elle se moquait de moi en riant, et quand j'insistais, elle me disait…

Elle s'arrêta et un flot de sang empourpra son visage. Ce que lui disait la portière, elle n'osait le répéter. Mais c'est d'une voix que faisait trembler la rancune de sa dignité de femme et de toutes ses pudeurs outragées, qu'elle dit:

– Ah! cette femme est une indigne créature!..

De quoi était capable la Chevassat, le vieux brocanteur ne pouvait l'ignorer.

Il ne devinait que trop par quels conseils elle avait dû répondre à cette malheureuse de vingt ans, qui en sa détresse profonde s'adressait à elle.

Cependant, un juron lui échappa, qui eut assurément bien étonné l'estimable portière, et vivement:

– Assez, mademoiselle, s'écria-t-il, assez, je vous en prie… Ce que vous avez enduré, ne le sais-je pas? J'ai vu la misère de près aussi, moi. Votre résolution désespérée de ce soir, je ne l'ai que trop comprise. Comment ne s'abandonner pas soi-même, quand on est abandonné de tout et de tous?.. Mais je ne m'explique plus votre découragement, à cette heure que la situation n'est plus la même…

– Hélas! monsieur, en quoi a-t-elle changé!..

– Comment, en quoi!.. Ne suis-je donc pas là, moi! Quoi, après avoir eu la chance d'arriver à temps, je vous abandonnerais! Ce serait du propre! Non, non, jeune fille, reposez en paix, je veille, la misère n'approchera plus. Il vous faut un défenseur, un conseiller, me voilà, solide au poste. Et si vous avez des ennemis, gare à eux! Allons, souriez aux jours meilleurs qui vont se lever.

Mais elle ne souriait pas; la stupeur, presque l'effroi, se peignaient sur son visage.

Concentrant en un puissant effort tout ce qu'elle avait de pénétration, elle attachait sur le bonhomme un regard obstiné, espérant arriver jusqu'au fond de sa pensée.

Lui ne laissait pas que d'être déconcerté du peu de succès de son éloquence.

– Douteriez-vous donc de mes promesses? demanda-t-il.

Elle secoua la tête, et laissant tomber ses paroles une à une, comme pour leur donner une valeur plus grande:

– Pardonnez-moi, monsieur, prononça-t-elle, je ne doute pas… Mais je me demande quels sont mes titres à la généreuse protection que vous m'offrez.

Affectant plus de surprise qu'il n'en ressentait, assurément, le père Ravinet levait les bras au ciel.

– Mon Dieu! interrompit-il, elle suspecte mes intentions!

– Monsieur…

– Eh! que pouvez-vous craindre de moi! Je suis vieux, vous êtes une enfant, je vous viens en aide, n'est-ce pas tout naturel et tout simple!

Elle se tut, et lui pendant un moment demeura pensif, comme s'il eût cherché la cause de cette résistance. Tout à coup, se frappant le front:

– J'y suis! fit-il, la Chevassat vous aura parlé de moi… Ah! langue de vipère, je l'écraserai quelque jour! Voyons, soyez franche, que vous a-t-elle dit?

Il espérait un mot, au moins; il attendit… Rien.

Alors, avec une violence contenue, et en un langage inattendu, certes, de sa part:

– Eh bien! reprit-il, ce qu'elle vous a dit, cette vieille coquine, je vais vous le répéter. Elle vous a dit que le père Ravinet est un personnage équivoque et dangereux, exerçant dans l'ombre toutes sortes d'industries inconnues et inavouables… Elle vous a dit que ce vieux est une manière d'usurier sans foi ni loi, sans autre morale que le gain, trafiquant de tout avec tous, vendant selon le goût des gens de la vieille ferraille ou des cachemires, hypothéquant son argent sur des gages qui n'en sont pas, le talent des hommes et la beauté des femmes. Elle a dû vous dire, en un mot, que pour une femme, être protégée par moi est un bonheur, et vous avez compris que ce serait un opprobre.

Il s'arrêta, comme pour laisser à la jeune fille le temps de porter un jugement, et d'un ton plus calme:

– Admettons, poursuivit-il, que ce père Ravinet que vous a dit la Chevassat existe… Il en est un autre, que bien peu connaissent, que certains malheurs troublent profondément, c'est celui-là qui s'offre à vous.

Se faire mauvais à plaisir, se charger même de vices qu'on n'a pas, c'est une tactique excellente pour ensuite être cru sur parole quand on se vante de certaine qualité qu'on a ou qu'on voudrait paraître avoir.

Si tel fut le calcul du vieux brocanteur, il échoua complètement. Mlle Henriette demeura de glace.

– Croyez, monsieur, fit-elle, que je vous suis reconnaissante, comme il convient, des efforts que vous faites pour me convaincre…

Le bonhomme eut un geste de dépit.

– En un mot, vous repoussez mes offres parce que je ne trouve pas une raison vulgaire pour les justifier… Que vous dire, cependant!.. Voyons, supposez que j'aie une fille, qu'elle s'est enfuie, que je ne sais ce qu'elle est devenue, et que c'est en souvenir d'elle que je voudrais étendre sur vous ma protection… Ne puis-je pas m'être dit que peut-être, de même que vous, elle se débat dans les angoisses de la faim, abandonnée par son amant…

 

La jeune fille, à ce mot, pâlit, et se haussant sur ses oreillers:

– Vous vous méprenez, monsieur, interrompit-elle. Ma situation, je ne le sais que trop, justifie tous les soupçons, cependant, je n'ai pas d'amant.

Alors, lui:

– Je vous crois, mademoiselle, je vous jure que je vous crois… Mais, cela étant, comment vous trouvez-vous ici, réduite aux dernières extrémités de la misère, vous?

Enfin, le père Ravinet venait de frapper juste. L'émotion gagnait la jeune fille, deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.

– Il est de ces secrets, murmura-t-elle, qu'il n'est pas permis de révéler.

– Même pour défendre son honneur et sa vie?

– Oui.

– Cependant…

– Oh! n'insistez pas, monsieur.

Si Mlle Henriette eût connu le vieux brocanteur, elle eût lu dans le regard qu'il lui jeta, la satisfaction qu'il éprouvait.

C'est que désespérant, l'instant d'avant, de rien obtenir, il se croyait désormais assuré du succès.

Le moment lui paraissait venu de frapper le coup décisif.

– J'ai essayé de forcer votre confiance, mademoiselle, prononça-t-il, je l'avoue, mais votre intérêt seul me guidait. S'il en était autrement, me serais-je adressé à vous, quand pour surprendre les confidences que je vous demande, je n'avais qu'à déchirer une mince feuille de papier?

La malheureuse ne put retenir un cri.

– Mes lettres!

– Je les ai.

– Ah! c'est donc cela, que les dames qui me soignaient les ont en vain cherchées partout.

– J'ai voulu les soustraire à la curiosité des personnes qui étaient là.

– Et… vous ne les avez pas ouvertes!

Pour toute réponse, il les tira de sa poche, et avec un beau geste, le geste de l'innocence injustement soupçonnée, il les posa sur le lit.

Les enveloppes, en apparence du moins, étaient parfaitement intactes. Mlle Henriette le constata d'un coup d'œil, et tendant la main au vieux brocanteur:

– Je vous remercie, monsieur, dit-elle.

Lui ne sourcilla pas. Il sentait que cette preuve menteuse, de probité avançait plus ses affaires que tous ses discours; aussi se hâta-t-il de poursuivre:

– Par exemple, mademoiselle, je n'ai pu m'empêcher de lire les adresses et d'en tirer des conjectures. Qui est le comte de la Ville-Handry?.. Votre père, n'est-ce pas? Et M. Maxime de Brévan?.. C'est le jeune homme qui venait vous visiter. Ah! si vous vouliez vous fier à moi… Si vous saviez combien il est aisé, parfois, avec un peu d'expérience, de dénouer les situations qui semblent le plus inextricables…

Visiblement, elle était ébranlée.

– Du reste, ajouta-t-il, attendez d'être remise pour prendre une détermination… Réfléchissez, nous sommes gens de revue… Et vous ne me direz que ce que vous jugerez indispensable pour que je puisse vous conseiller…

– Oui, en effet, comme cela, peut-être…

– Alors, j'attendrai, oh! tant que vous voudrez, deux jours, dix jours…

– Soit.

– Seulement, mademoiselle, je vous en prie, jurez moi de renoncer à vos horribles projets de suicide…

– Je vous le jure, monsieur, sur mon honneur de jeune fille!..

Le père Ravinet eut une exclamation joyeuse.

– Adjugé!.. s'écria-t-il, et à demain, mademoiselle, car tel que vous me voyez, je tombe de sommeil et je vais me coucher.

Mais il mentait, car il ne regagna pas son appartement.

Si exécrable que fût le temps, il sortit, et, une fois dans la rue, il alla se blottir dans une encoignure, d'où il pouvait surveiller exactement l'entrée de sa maison.

Il y resta longtemps, au froid et à la pluie, jurant de temps à autre et battant la semelle pour se réchauffer.

Enfin, comme onze heures sonnaient, une voiture de place s'arrêta devant le nº 23. Un jeune homme en descendit, qui sonna à la porte. On lui ouvrit. Il entra.

– Maxime de Brévan! murmura le vieux brocanteur… Et d'une voix sourde:

– Je savais bien qu'il viendrait, le brigand, voir si le charbon a fait son œuvre…

Mais déjà le jeune homme ressortait et remontait dans la voiture qui partit grand train.

– Eh! eh! ricana le vieux brocanteur, pas de chance, mon garçon… le coup est manqué, et il va falloir chercher autre chose… Et je suis là, cette fois, et je te tiens, et au lieu d'un compte à régler, nous en aurons deux…

II

Ce n'est guère que dans les romans qu'on voit des inconnus se prendre soudainement d'une confiance illimitée et se raconter leur vie entière sans restrictions, sans réserver même leurs secrets les plus intimes et les plus chers.

Dans la vie réelle, on y met plus de façons.

Longtemps après que le vieux brocanteur l'eut quittée, Mlle Henriette délibérait encore, indécise de ce qu'elle ferait le lendemain quand elle le reverrait.

Et d'abord, elle se demandait qui pouvait être ce singulier bonhomme, qui lui-même s'était qualifié de «personnage équivoque et dangereux?»

Etait-il réellement ce qu'il paraissait? La jeune fille en doutait presque.

Encore qu'elle n'eût guère d'expérience, elle avait été frappée de certaines transformations singulières et très-sensibles du père Ravinet.

S'animait-il, ses attitudes, ses manières et son geste juraient avec ses habits de «Monsieur de campagne,» comme s'il eût oublié une leçon apprise. Et en même temps, son langage trivial et incorrect d'habitude, et tout émaillé de locutions de son métier, s'épurait.

Que faisait-il? Etait-il brocanteur avant de venir s'établir dans cette maison de la rue Grange-Batelière, qu'il n'habitait que depuis trois ans.

Il n'était pas besoin de grands efforts pour imaginer le père Ravinet, – était-ce même son vrai nom? – en une situation tout autre.

Et pourquoi non? Paris n'est-il pas par excellence le refuge des déclassés, des vaincus de toutes les luttes de la civilisation? N'est-ce pas à Paris seulement que, perdus dans la foule, les malheureux et les coupables, oubliés et inconnus, peuvent recommencer une existence nouvelle?

Ah! si on cherchait un peu!.. Que de gens tout à coup disparus après avoir jeté un certain éclat, on retrouverait sous des habits d'emprunt, gagnant à des métiers intimes leur pain de chaque jour.

Qui empêchait que le vieux brocanteur ne fût un de ceux-là!

Mais tout cela n'expliquait pas suffisamment à Mlle Henriette, et de façon à calmer ses appréhensions, l'empressement du père Ravinet, ses offres de service, son insistance à donner des conseils. Etait-ce pure charité de sa part? Hélas! la charité désintéressée a rarement de ces ardeurs.

Connaissait-il donc Mlle Henriette? S'était-il, à un moment donné, récent ou éloigné, trouvé en relations avec elle, mêlé à sa vie ou à la vie des siens? Payait-il ainsi un service rendu, espérait-il au contraire dans l'avenir quelque récompense? Autant de problèmes!..

– Me mettre à la merci de cet homme, pensait la jeune fille, n'est-ce pas une imprudence énorme!

D'un autre côté, en le repoussant, elle retombait dans cet abîme de misère où elle n'avait aperçu d'autre issue que le suicide.

Or, il lui arrivait ce qui toujours advient à ceux qui, ayant attenté à leurs jours, ont été sauvés lorsque déjà ils avaient épuisé les angoisses de l'agonie et qu'ils avaient fini de souffrir.

Comme si l'effroyable contact de la mort eût effacé les douleurs du passé et les menaces de l'avenir, elle se remettait à aimer la vie d'une passion désespérée.

– O Daniel! murmurait-elle toute frissonnante, Daniel mon unique ami, quelle ne serait pas ta souffrance, si tu savais que tu m'as perdue irrémissiblement en essayant d'assurer mon salut!..

Pour se soustraire à la périlleuse protection du père Ravinet, elle se sentait capable de prodiges d'énergie; mais où, mais comment l'employer, cette énergie? Toujours la voix de la froide raison lui criait:

– Ce vieux brocanteur est ton seul espoir!..

L'idée de mentir, d'abuser le père Ravinet par des confidences inventées à plaisir ne lui venait pas. Elle ne songeait qu'au moyen de dire la vérité sans la dire tout entière, cherchant comment en avouer assez pour qu'on pût la servir, assez peu pour ne pas compromettre un secret qu'elle avait estimé plus précieux que son bonheur, que sa réputation, que sa vie.

C'est qu'elle était victime, l'infortunée, d'une de ces intrigues qui se nouent et se dénouent dans le cercle étroit du foyer domestique, intrigues abominables souvent, qu'on soupçonne, qu'on connaît même quelquefois et qui cependant demeurent impunies, car la loi humaine ne saurait les atteindre…

Le père de Mlle Henriette, le comte de la Ville-Handry, était, vers 1845, un des plus riches propriétaires de l'Anjou.

Ce n'est pas sans orgueil que les gens des Rosiers et de Saint-Mathurin montraient aux étrangers le massif château de la Ville-Handry, tapi au soleil levant, au milieu d'ombrages séculaires, dans un repli de ce coteau merveilleux qui domine la Loire.

– Là, disaient-ils, demeure un brave homme, un peu fier peut-être, mais brave homme tout de même.

Chose rare à la campagne, où l'envie couve des haines atroces, le comte, malgré son titre et sa grande fortune, était assez aimé.

C'était alors un homme d'une quarantaine d'années, assez grand et de bonne mine, solennel et poli, obligeant quoique froid, et très-tolérant, pourvu qu'on ne discutât devant lui ni la religion, ni la légitimité, ni la noblesse, ni le clergé, ni ses chiens de chasse, ni la supériorité des vins d'Anjou, ni diverses choses encore, constituant l'ensemble de ce qu'il appelait fastueusement ses opinions.

Parlant peu et jamais au hasard, il disait moins de sottises que d'autres, et cela lui avait valu un renom d'esprit, de capacité et de savoir dont il n'était pas médiocrement fier, et qu'il entretenait soigneusement.

Libéral, presque prodigue, il ne mettait guère de côté, chaque année, que la moitié de ses revenus. Il se faisait habiller à Paris, était toujours coquettement chaussé, et ne sortait jamais sans gants.

Sa maison était tenue sur un pied respectable. Il dépensait deux mille francs par an, rien que pour l'entretien des jardins. Il avait une meute et six chevaux. Enfin, il entretenait une demi-douzaine de grands diables de domestiques dont les livrées armoriées étaient l'éternel ébahissement des gens de Saint-Mathurin.

Il eût été complet sans sa passion pour la chasse.

La saison venue, à cheval ou à pied, par tous les temps, on était sûr de le rencontrer, le carnier au dos, arpentant les chaumes, sautant les haies ou barbottant dans les marais.

A ce point que les châtelaines des environs blâmaient hautement ses imprudences, lui reprochant de compromettre inutilement une santé précieuse.

Précieuse!.. elle l'était en effet pour les familles pourvues de filles à marier.

Ce gentilhomme de quarante ans, comblé de toutes les faveurs de la destinée, était célibataire.

Et, certes, ce n'étaient pas les occasions qui lui avaient manqué. Il n'était pas une bonne mère à vingt lieues à la ronde qui ne guettât pour sa fille cette proie magnifique… 150,000 livres de rente et un beau nom!..

Il lui suffisait de paraître à un bal à Saumur ou à Angers pour en être le roi. Mères et filles réservaient pour lui leurs plus accueillants sourires et leurs plus provocantes œillades.

Mais toutes les avances avaient échoué, et même il avait su éviter plus d'un guet-apens conjugal adroitement tendu; car on était allé jusqu'au guet-apens.

D'où lui venait cette horreur du mariage? Ses intimes l'expliquaient par la présence au château de certaine gouvernante, moitié lingère, moitié dame de compagnie, assez jolie et très intrigante. Mais il est des mauvaises langues partout.

Cependant, un événement arriva l'année suivante qui ne laissa pas que de donner beaucoup de consistance aux cancans – médisances ou calomnies.

Un beau matin du mois de juillet 1847, on apprit la mort de cette gouvernante, enlevée en quelques heures par une congestion cérébrale.

Et dès les premiers jours de septembre, c'est-à-dire six semaines plus tard, le bruit se répandit du mariage du comte de la Ville-Handry.

La nouvelle était exacte; M. de la Ville-Handry se mariait. On n'en put plus douter quand on vit ses bans affichés à la porte de la mairie de Saint-Mathurin.

Et qui épousait-il, s'il vous plaît? La fille d'une pauvre veuve, la baronne de Rupert, qui traînait aux Rosiers une existence misérable, sans autres ressources que la maigre pension qui lui revenait du chef de son mari, mort colonel d'artillerie.

Si encore elle eût été de bonne et authentique noblesse; si seulement elle eût été du pays!..

 

Mais point!.. On ne savait même au juste qui elle était ni d'où elle venait, ayant été épousée à l'étranger, en Autriche, suivant les uns et selon les autres en Suède.

Quant à feu le colonel, on le disait baron de la façon du premier empire et on lui contestait la particule qu'il mettait devant son nom.

Il est vrai que Mlle Pauline de Rupert, âgée alors de vingt-trois ans, était dans tout l'éclat de la jeunesse et d'une merveilleuse beauté.

Il est vrai que jusqu'à ce jour elle avait eu la réputation d'une jeune fille modeste et sensée, d'un esprit supérieur, douce, aimante, dotée enfin de toutes ces qualités rares et exquises qui sont l'honneur d'une maison et fixent le bonheur au foyer domestique.

Mais quoi! pas un sou vaillant, pas de dot, pas même un trousseau…

La stupeur fut profonde, et suivie tout aussitôt d'un effroyable débordement d'indignes calomnies.

Etait-il possible, naturel, qu'un gentilhomme tel que le comte finît ainsi, piètrement, ridiculement, qu'il épousât une fille sans le sou, une aventurière, après avoir eu à choisir entre les plus nobles et les plus riches partis du pays!..

M. de la Ville-Handry n'était-il donc qu'un sot impertinent!.. Ou plutôt ne s'était-on pas mépris sur le compte de la petite personne?.. Au lieu de ce qu'on croyait, n'était-elle pas une hypocrite intrigante, qui fort subtilement avait tissé dans l'ombre le filet où on voyait pris le lion de l'Anjou!..

L'étonnement eût été moindre, si on eût su que madame veuve de Rupert avait été fort liée avec la gouvernante défunte du château de la Ville-Handry. Cette circonstance, si elle eût été connue, eût servi de texte à de bien autres histoires…

Quoi qu'il en soit, le comte ne devait pas tarder à constater le prodigieux revirement de l'opinion publique à son endroit.

L'occasion lui en fut fournie lors de ses visites de noces, quand il présenta sa jeune femme à Angers et dans les châteaux des environs.

Plus de sourires accueillants, plus de provocantes œillades, plus de jolies mains blanches furtivement tendues aux siennes!..

Les portes qui jadis semblaient s'ouvrir seules à deux battants dès qu'il se présentait, maintenant s'entre-bâillaient à peine de mauvaise grâce. Quelques-unes même restèrent fermées, les maîtres lui faisant dire qu'ils étaient absents, alors qu'il savait d'une façon sûre et positive qu'ils étaient chez eux.

Une dame fort noble et encore plus dévote, en possession de donner le ton, avait prononcé ce mot décisif:

– Certes, je ne recevrai jamais une péronnelle qui enseignait la musique à mes nièces, eût-elle englué et épousé un Bourbon!

C'était vrai. Cruellement affligée de voir sa mère privée de ces douceurs de l'aisance que l'âge rend si nécessaires, Mlle Pauline avait donné dans le voisinage des leçons de piano, qu'on lui payait Dieu sait quel prix!

N'importe, on s'armait contre elle de son noble dévouement. On lui eût fait un crime des plus admirables vertus.

C'est que c'est à elle surtout qu'on en voulait. La rencontrait-on seule, on détournait la tête pour ne la pas saluer. Et lorsqu'elle était au bras de son mari, il y avait des gens qui parlaient fort amicalement au comte et qui n'adressaient pas la parole à la comtesse, comme s'ils ne l'eussent point vue ou comme si elle n'eût pas existé.

Même les impertinences de ce genre allèrent si loin, qu'un jour M. de la Ville-Handry, exaspéré, hors de lui, saisit au collet un gentilhomme, son voisin, et le secoua rudement en lui criant à deux pouces du visage:

– Ne voyez-vous donc pas Mme la comtesse, ma femme!.. Quelle correction vous faut-il pour vous guérir de votre myopie!..

Menacé d'un duel, l'insolent fit bravement les plus plates excuses, et cet acte de vigueur rendit les gens circonspects.

Mais les sentiments n'en furent point modifiés. La guerre ouverte dégénéra en une sourde hostilité, voilà tout…

Cependant la destinée, meilleure que les hommes, réservait à M. de la Ville-Handry une récompense bien inattendue de l'héroïsme dont il avait fait preuve en épousant, lui, si riche, une fille pauvre.

Un frère de Mme de Rupert, banquier à Dresde, mourut, léguant à sa «chère nièce Pauline» environ 1,500,000 francs.

Cet homme si riche, qui, de sa vie, n'avait envoyé un secours à sa sœur, qui eût déshérité la fille du soldat de fortune, avait été flatté d'écrire en tête de son testament le nom de «haute et puissante comtesse de la Ville-Handry.»

Cet héritage inespéré eût dû ravir la jeune femme. N'allait-il pas la venger victorieusement des plus ineptes calomnies et lui ramener l'opinion!.. Et pourtant, jamais on ne la vit si triste que le jour où la grande nouvelle parvint au château.

C'est que ce jour-là, peut-être, elle maudit son mariage… C'est qu'en dedans d'elle-même une voix s'éleva qui lui reprochait amèrement d'avoir cédé aux ordres, aux supplications de sa mère…

Fille incomparable, de même qu'elle devait être la meilleure des mères et la plus chaste des épouses, elle s'était dévouée, et voici que les événements donnaient tort à son sacrifice et la punissaient de ce qu'elle avait fait son devoir.

Ah! que n'avait-elle combattu, résisté, gagné du temps!..

C'est que, jeune fille, elle avait rêvé un autre avenir… C'est qu'avant d'accorder sa main au comte, spontanément et librement elle avait donné son cœur à un autre… C'est qu'elle avait aimé du plus naïf et du plus chaste amour un jeune homme de deux ou trois ans seulement plus âgé qu'elle, Pierre Champcey, le fils d'un de ces richissimes cultivateurs comme on en compte par centaines le long de la vallée de la Loire.

Lui l'adorait.

Malheureusement un obstacle dès le premier jour s'était dressé entre eux, infranchissable: la pauvreté de Pauline.

Y avait-il à espérer que le père et la mère Champcey, ces âpres paysans, permettraient à un de leurs fils, – ils en avaient deux, – cette folie qui s'appelle un mariage d'amour?

Ils s'étaient imposé de rudes sacrifices pour leurs enfants. L'aîné, Pierre, se destinait au barreau; l'autre, Daniel, qui voulait être marin, travaillait pour entrer au Borda.

Et les Champcey n'étaient pas médiocrement fiers d'avoir fait des «messieurs» de leurs gars. Mais ils disaient à qui voulait l'entendre qu'en échange de cette dot, l'éducation, ils comptaient exiger de leurs brus force espèces sonnantes.

Pierre connaissait si bien ses parents que jamais il ne leur parla de Pauline.

– Quand j'aurai l'âge des sommations respectueuses, pensait-il, ce sera une autre affaire…

Hélas! pourquoi Mme de Rupert n'avait-elle pas voulu que sa fille restât libre jusque-là!

Pauvre jeune femme!.. Le jour où elle était entrée au château de la Ville-Handry, elle s'était juré d'ensevelir cet amour si avant au fond de son cœur que jamais il ne troublerait sa pensée… Et elle s'était tenu parole.

Mais voici que tout à coup il surgissait plus ardent et plus vivace qu'autrefois, l'oppressant jusqu'au spasme, doux et triste comme un souvenir de bonheur envolé, et en même temps cruel et déchirant comme un remords.

Ainsi qu'en un songe, elle revoyait Pierre, tel qu'en leur première adolescence, alors qu'il se glissait à la brune jusqu'à son pauvre logis, alors que, furtivement, elle entr'ouvrait la fenêtre pour l'apercevoir.

Qu'était-il devenu?.. Lorsqu'il avait appris qu'elle allait épouser le comte, il lui avait écrit une lettre désespérée, où il l'accablait d'ironies et de mépris… Puis, qu'il eût oublié ou non, il s'était marié, lui-même, et eux, qui s'étaient bercés de ce rêve de cheminer dans la vie appuyés l'un sur l'autre, séparés à jamais, ils suivaient chacun son chemin…

Seule, enfermée dans sa chambre, longtemps la malheureuse se débattit contre ces spectres du passé qui l'obsédaient.

Mais si quelque pensée coupable fit monter le rouge à son front, elle sut en triompher.

Loyale et vaillante, elle renouvela le serment qu'elle s'était fait de se consacrer entière à son mari… Il l'avait tirée de la misère pour lui donner sa fortune et son nom, en échange elle lui devait le bonheur.

Et certes, à s'affermir dans ces résolutions, il y avait de sa part quelque courage.

Après deux ans de ménage, le caractère du comte n'avait plus pour elle de secrets… Elle avait mesuré l'étroitesse de son esprit, le vide désolant de sa pensée, la sécheresse de son cœur…