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XI. Les garnisaires de l’île au Diable

Après le départ des deux canots qui emmenaient Co-lo-mo-o et la police, les Iroquois attroupés sur le rivage du Saint-Laurent, à Caughnawagha, s’étaient lentement retirés dans leurs loges.

Seules deux personnes, deux femmes, ne quittèrent point le bord du fleuve.

L’une, debout à la pointe d’un rocher, drapée dans sa couverte, muette, immobile comme un marbre, mais le front plissé, les yeux sombres, profondément rentrés sous leurs orbites, les traits contractés, la lèvre frissonnante, semblait quelque manitou indien descendu sur la terre pour y venger les insultes faites à son peuple.

L’autre, accroupie, la tête penchée, le visage plongé dans ses mains, les cheveux flottant au vent, pleurait à chaudes larmes. Puissante aussi, sa douleur s’exhalait en sanglots déchirants. Mais que loin elle était de celle qui gonflait le sein de sa compagne, sans pouvoir s’épancher! Cependant, si l’attitude austère de celle-ci effrayait presque, la posture humble, désespérée de celle-là, navrait le cœur.

La première était Ni-a-pa-ah, mère de Co-lo-mo-o; la seconde était Hi-ou-ti-ou-li, la Fauvette-Légère, fille de Mu-us-lu-lu, sœur de la maîtresse de sir William King.

Hi-ou-ti-ou-li aimait Co-lo-mo-o. Après la famille de Nar-go-tou-ké, la sienne était celle des Iroquois de Caughnawagha dont le sang s’était conservé le plus pur.

On avait même espéré qu’un mariage entre leurs enfants éteindrait la haine qui divisait les deux chefs. Par malheur, aucun d’eux n’était disposé à faire une concession à l’autre.

Co-lo-mo-o avait accueilli avec une indifférence complète l’amour d’Hi-ou-ti-ou-li. Et la jeune fille, malgré sa jeunesse rayonnante de beauté, se consumait dans le chagrin et les pleurs; car, dédaignée par l’objet de son culte, elle était encore en butte aux mauvais traitements de ses parents qui ne lui pardonnaient pas sa tendresse pour le fils de leur ennemi.

Tout d’un coup Hi-ou-ti-ou-li releva la tête, puis elle s’élança vers Ni-a-pa-ah:

– Ma mère, dit-elle, je vais suivre le Petit-Aigle; venez avec moi; partons; je connais, parmi les Fransé[44] de Montréal, des chefs influents. Nous irons chez eux; nous leur parlerons; ils rendront la liberté…

Elle s’arrêta court, la pauvre enfant, et baissa les yeux.

Aux premiers mots, Ni-a-pa-ah avait haussé les épaules, ensuite elle s’était retournée lentement et avait repris le chemin de sa cabane, sans accorder un regard à la belle éplorée.

L’affliction chez nous efface les rangs, elle fait taire les inimitiés. Il n’en est pas de même chez les Peaux-Rouges. L’aversion subsiste à travers toutes les vicissitudes de la vie. Elle en dépasse les limites pour se transmettre, plante vénéneuse, vivace, indéracinable, de générations en générations.

La femme de Nar-go-tou-ké éloignée, Hi-ou-ti-ou-li reporta sur le fleuve ses yeux humides.

Le temps était fort clair et la vue embrassait les deux rives.

À ce moment, la Fauvette-Légère aperçut le bancal, qui se levait dans le canot et tombait sur Co-lo-mo-o.

Elle pressentit l’intention de Jean-Baptiste. Son cœur battit violemment. Les pleurs séchèrent sous sa paupière. Son regard doubla d’intensité.

Le Petit-Aigle se jette à l’eau, aussitôt Hi-ou-ti-ou-li saute dans un canot et s’avance vers le milieu du Saint-Laurent.

Cependant, Jean-Baptiste avait, pour couper les liens du jeune chef, profité du passage d’un de ces longs trains de bois que les Canadiens-français appellent cages.

Co-lo-mo-o comprit bien que la cage pouvait lui être d’une grande utilité.

Lorsqu’il plongea, une distance de cinquante à soixante brasses environ le séparait des canots de la police.

Mais au lieu de nager tout d’abord vers la cage, le jeune homme prit une direction opposée, et, après quatre ou cinq minutes, se montra à fleur d’eau derrière une petite île.

Du bateau lancé à sa poursuite, on le distingua.

L’Indien n’en demandait pas davantage. Se renfonçant immédiatement sous les flots, il pointe alors sur la cage, pendant que les gens de police, trompés par son stratagème, le chassent vainement autour de l’île.

Le train de bois marche avec lenteur.

Co-lo-mo-o ne tarde guère à le rejoindre. Quand il juge en être tout près, il remonte, et une grosse botte d’herbes aquatiques paraît à la surface du fleuve.

Ces herbages, c’est Co-lo-mo-o qui les a cueillis près de l’île. On dirait qu’arrachés de quelque crique par la force du courant, ils s’en vont bien innocemment à la dérive. Mais, dans leur touffe épaisse, se cache la tête du Petit-Aigle. Il respire, tout en observant ses ennemis, à présent descendus sur l’île pour l’y chercher.

Cependant Co-lo-mo-o est fatigué. Longue est la course qu’il a fournie sans pouvoir reprendre haleine. Il s’accroche à un des arbres qui composent la cage et examine les hommes chargés de la diriger.

C’est que déjà se font entendre les voix mugissantes des rapides; c’est que déjà aussi les vagues sont devenues trop impétueuses pour qu’il soit possible de regagner la rive à la nage, et que Co-lo-mo-o sait qu’à moins de monter sur le train, il court risque d’être déchiré par les rochers qui hérissent le Saint-Laurent au Sault Saint-Louis.

Que les cageux soient des Canadiens-français ou des Irlandais, et le Petit-Aigle leur demandera assistance, car les uns et les autres détestent les Anglais.

Mais à leurs grosses figures sanguinolentes, à leurs yeux bleus, à leurs favoris roux comme leurs cheveux, Co-lo-mo-o reconnaît des Écossais, ces fidèles serviteurs de la couronne d’Angleterre, que le temps a rendus plus royalistes que le roi lui-même.

Impossible de s’adresser à ces hommes. Malgré le respect, – un peu exagéré, – qu’on leur prête pour les lois de l’hospitalité, ils s’empareraient assurément du jeune sagamo et le livreraient à la police, en arrivant à Montréal.

Pourtant l’on n’aperçoit plus dans l’espace les policemen. À peine la cime des arbres de l’île où ils ont débarqué est-elle encore visible.

Co-lo-mo-o réfléchit.

Il faut se décider, et promptement: de plus en plus on approche des rapides et voilà que les cageux se hâtent de diviser leur train en plusieurs parties, suivant l’habitude, afin qu’il ne soit pas rompu par les écueils, en descendant la cataracte.

Que faire? se confier à eux. C’est la dernière chance de salut. Il n’y a plus à hésiter.

Co-lo-mo-o en prend la résolution. La perspective de la prison est encore préférable à une mort imminente.

Il dresse la tête; il fait un mouvement pour se hisser sur la cage: le bruit d’un canot frappe son oreille.

Suspendu à l’un des bois flottants, Co-lo-mo-o se retourne, plein de rage, prêt à replonger dans l’abîme et à périr dans son sein, plutôt qu’à se livrer aux ennemis de sa race.

Mais non, le brave Iroquois ne succombera pas ainsi; non, il ne languira pas cette fois dans un noir cachot.

– Vile! vite! mon frère! lui crie une voix inquiète.

Un des cageux répond:

– Eh! où diable va-t-on comme cela, la belle? As-tu envie de sauter les rapides avec nous? Au moins, viens ici, près de moi, tu seras plus en sûreté que dans ta coquille de noix.

– Pardieu! c’est qu’elle est jolie, cette coquine! ajouta un second. Ah! mais qu’est-ce que cela veut dire?

Cette exclamation fut arrachée au marinier par la soudaine apparition de Co-lo-mo-o.

Reconnaissant la personne et la voix qui l’avaient appelé, l’Indien prit son élan, monta sur la cage, et d’un bond, fut dans le canot, à côté d’Hi-ou-ti-ou-li.

– Ces sauvages, ça vous a de drôles d’inventions! dit le premier des Écossais qui avait parlé.

– À quel jeu jouent-ils? dit l’autre.

– Au jeu de l’évasion, intervint un troisième. L’homme est un prisonnier, je l’ai remarqué, tout à l’heure, dans le bateau de la police. Il s’est échappé. Mais il y a sans doute une prime pour sa peau; je m’en vas tâcher de l’avoir.

En disant ces mots, le cageux prit, sur un fagot, un long fusil simple, l’épaula tranquillement et fit feu.

– Un cri perçant retentit.

– Touché! touché! je l’ai touché! s’exclama l’Écossais, en brandissant triomphalement son fusil en l’air.

L’on n’entendit plus rien, car les tronçons de la cage s’étaient tour à tour engagé dans la passe des rapides.

– Mon frère est blessé! répétait avec angoisse Hi-ou-ti-ou-li, en voyant quelques gouttes de sang qui roulaient sur la joue de Co-lo-mo-o.

– Non, ma sœur, répondit le jeune homme.

– Mais tu as été atteint!

– Légèrement. Ramons, ramons; à droite! ferme! repartit le Petit-Aigle qui, aussitôt dans le canot, avait saisi une pagaie et faisait des efforts surhumains pour résister à la violence des eaux.

Ce n’était point une entreprise aisée. Des lames courtes, furieuses, irritées, déferlaient avec fracas autour de l’esquif, menaçant de l’engloutir ou de le précipiter avec elles à travers les écueils. Pour braver leur colère, pour la vaincre, il fallait joindre l’énergie à la prudence, l’habileté au sang-froid.

Ces qualités, Co-lo-mo-o les possédait heureusement à un haut degré.

Secondé avec autant d’intelligence que de courage par Hi-ou-ti-ou-li, il parvint, après une lutte acharnée avec le terrible élément, à placer un certain intervalle entre les rapides et son embarcation.

Hors du danger le plus pressant, il se demanda ce qu’il devait faire. Retourner au village eut été une maladresse. Aussi le Petit-Aigle n’y songea-t-il point. Le meilleur parti qu’il put adopter, c’était de joindre son père sur l’île au Diable.

Mais une difficulté se présentait. Hi-ou-ti-ou-li était fille de Mu-us-lu-lu; ne le trahirait-elle pas? D’ailleurs, l’île au Diable servait de retraite à une foule de gens, Canadiens et Indiens, en hostilité ouverte avec le gouvernement anglais. Tous s’étaient liés par un serment solennel à ne jamais révéler cet asile.

 

Co-lo-mo-o résolut de sonder la Fauvette-Légère.

– Je remercie, dit-il, ma sœur du service qu’elle m’a rendu. En revenant à Caughnawagha, je lui ferai des présents qui lui prouveront que mon cœur n’est point ingrat.

– Hi-ou-ti-ou-li, répondit-elle, ne demande rien. Si son frère Co-lo-mo-o est heureux, elle aussi est heureuse; s’il souffre, elle aussi souffre.

– Ma sœur est bonne, reprit le sagamo. Pourquoi l’esprit du père de ma sœur n’est-il pas semblable au sien?

L’Indienne soupira, et le Petit-Aigle poursuivit:

– L’esprit du père de ma sœur lui parle pour les ennemis de notre race.

– Mais, s’écria vivement la jeune fille, l’esprit d’Hi-ou-ti-ou-li lui parle pour les amis de Co-lo-mo-o. En le voyant pris par les Habits-Rouges elle a pleuré; en le voyant se jeter dans la Grande-Rivière, elle a été réjouie et elle est venue à lui pour l’aider s’il avait besoin de son secours.

Le sachem, se tournant vers elle, lui envoya un regard de gratitude, et il dit:

– Ma sœur veut donc du bien à Co-lo-mo-o?

– Hi-ou-ti-ou-li veut pour Co-lo-mo-o ce qui lui est agréable.

– Et elle serait fidèle à ceux qu’il aime?

– Oh! oui, répliqua-t-elle avec ardeur.

– Alors, dit le Petit-Aigle; si je lui découvrais un secret elle le garderait comme la Grande-Rivière garde les cailloux qu’on laisse tomber dans son lit?

– Si mon frère confiait un secret à Hi-ou-ti-ou-li, dit-elle chaleureusement, c’est qu’il l’aimerait; et s’il l’aimait, Hi-ou-ti-ou-li mourrait avec joie pour lui faire un plaisir.

– Ma sœur n’aperçoit-elle rien là-bas, sur la rive? interrogea Co-lo-mo-o, changeant brusquement le sujet de la conversation.

Fauvette-Légère regarda un instant dans la direction qu’il indiquait.

Elle lui répondit:

– Je vois les Habits-Rouges. Que mon frère n’aille pas de ce côté!

– Non, Co-lo-mo-o n’ira point. Il se rendra dans un autre lieu où il pourra échapper aux griffes de ses lâches Anglais, si Hi-ou-ti-ou-li veut lui promettre de ne point le trahir.

– Hi-ou-ti-ou-li le jure sur la croix qu’adorent les chrétiens! répondit gravement la jeune Iroquoise en étendant son bras vers le petit clocher de la chapelle de Caughnawagha, qui se profilait dans le lointain.

Satisfait de ce serment, le fils de Nar-go-tou-ké oublia qu’il était défendu aux non-initiés de pénétrer dans l’île au Diable et manœuvra hardiment vers ce point.

Sa compagne le laissa faire sans prononcer une parole, quoiqu’elle ignorât l’existence du cordage qui facilitait l’accès de l’îlot; et quoique, par conséquent, elle dût d’abord juger le dessein de Co-lo-mo-o follement téméraire.

Mais n’avait-elle pas dit, ne pensait-elle pas que ce serait un bonheur pour elle de mourir, s’il était nécessaire, en le servant?

Surprise à la vue du câble dont Co-lo-mo-o se saisit, afin de haler le canot jusqu’à la seule place abordable, elle le fut bien davantage quand une foule de gens, à l’extérieur farouche, les entourèrent au moment de leur débarquement.

Parmi eux, il y avait des Canadiens, des Indiens, des Irlandais, et quelques Anglais.

Tous étaient armés.

Il remplissaient l’étroite crique où Co-lo-mo-o amarrait son canot. Plus encore que la jeune fille, ils paraissaient étonnés. La plupart lui lancèrent des regards menaçants.

Nar-go-tou-ké, son fusil à la main, marcha vers Co-lo-mo-o, et, lui frappant sur l’épaule:

– Pourquoi, dit-il d’un ton rude, mon fils amène-t-il ici cette fille de loup?

– Elle m’a sauvé la vie, balbutia le jeune homme, tremblant d’avoir offensé son père.

– Et c’est pour la récompenser de lui avoir sauvé la vie que mon fils la conduit à sa perte? reprit la Poudre en portant le pouce sur le chien de son fusil.

– Les Habits-Rouges me poursuivaient…

Nar-go-tou-ké ne lui donna pas le loisir d’achever.

– Qu’importe! s’écria-t-il. Mon fils nous a vendus en montrant notre refuge à cette squaw de malheur. Il périra avec elle.

– Il est vrai que les règlements de notre association décrètent la mort contre les délateurs et les profanes, dit un Canadien-français; mais avant de condamner ce jeune homme, on devrait l’entendre.

– Mes règlements à moi, riposta impétueusement la Poudre, sont qu’il est mon fils, qu’il a manqué au respect qu’il me devait, en amenant ici cette fille, et que, pour le punir, je vais le tuer comme il le mérite.

– Si je vous ai manqué de respect, je suis prêt à subir mon châtiment; mais épargnez Hi-ou-ti-ou-li, dit bravement Co-lo-mo-o.

– Épargner le vil rejeton de Mu-us-lu-lu! Non! non! dit aigrement Nar-go-tou-ké.

Et deux petits coups secs résonnèrent.

L’irascible sagamo venait d’armer son fusil.

– Grâce pour Co-lo-mo-o! grâce pour votre fils! supplia Hi-ou-ti-ou-li en se jetant à ses genoux; grâce pour lui, je vous en conjure! Moi, je ne découvrirai pas votre secret, je l’ai juré… Si vous doutez de la parole d’Hi-ou-ti-ou-li, sacrifiez-la, et ne faites pas de mal à Co-lo-mo-o.

– Il faut délibérer, dirent plusieurs voix.

Nar-go-tou-ké ne les entendit pas. Il ajusta le Petit-Aigle, toujours calme, impassible, et pressa la détente. Le coup partit. Mais une main vigoureuse avait subitement rabaissé le canon du fusil, et le plomb meurtrier s’était logé en terre.

– Poignet-d’Acier! Poignet-d’Acier! murmurèrent les spectateurs.

Exaspéré par cette opposition soudaine à l’horrible forfait que, dans son emportement aveugle, il eut accompli, la Poudre avait tourné sur ses talons comme sur un pivot, et, la prunelle enflammée, la provocation à la bouche, il défiait le nouveau venu.

XII. Le Charlevoix

Haute taille, belle prestance, charpente musculeuse, visage rude, bronzé, cheveux noirs, grisonnants, barbe longue, de même nuance que les cheveux, l’air d’un héros de légende, tel était ce dernier.

Son âge eût été difficile à préciser; il pouvait tout aussi bien avoir quarante-cinq ans que soixante. Mais la force et la santé rayonnaient sur sa personne. On devinait qu’il avait été créé pour le commandement, destiné aux choses grandes, bonnes ou mauvaises. Un costume mi-parti de voyage, mi-parti de ville, faisait ressortir les admirables proportions de ses membres.

C’était un chapeau de feutre brun foncé, une tunique en velours sombre, boutonnée jusqu’en haut, un pantalon de même étoffe, à demi enfoui dans une paire de grandes bottes de chasse, mais qu’on pouvait, en un tour de main, ramener et rabattre par-dessus les tiges.

Il avait débouché par une étroite issue, pratiquée entre les buissons qui bordent l’île au Diable, et se tenait appuyé à une carabine.

– Mon frère a-t-il perdu la raison? dit-il d’une voix brève à Nar-go-tou-ké. L’heure est-elle propice pour avoir des querelles? Est-ce au moment d’attaquer nos ennemis qu’il faut nous diviser? Ce jeune homme n’est-il pas le fils de mon frère? le dernier des descendants d’une famille qui compte tant de braves? Que mon frère réfléchisse, et mon frère me remerciera d’avoir arrêté son bras; car si mon frère est prompt comme la poudre, dont on lui a donné le nom, il a la sagesse d’un vieillard, la bonté du père des hommes.

Ce discours était bien propre à apaiser l’irritation du sagamo. Il flattait sa vanité, le sentiment par excellence des Indiens, et lui donnait le temps d’envisager l’étendue du crime qu’il avait été sur le point de perpétrer.

– C’est juste, c’est juste, appuyèrent les assistants.

– Mais, demanda l’un, que ferons-nous de cette squaw? car puisqu’elle est fille de Mu-us-lu-lu, un loyaliste enragé, elle nous vendra assurément.

– Je réponds d’elle, s’écria Co-lo-mo-o.

Nar-go-tou-ké fronça les sourcils.

– Est-ce que, dit-il, d’un ton ironique, le descendant de la Chaudière-Noire voudrait prendre sous sa protection les enfants du Loup? Oublie-t-il que c’est le père de cette fille qui m’a dénoncé aux Habits-Rouges? S’il en était ainsi, j’étranglerais plutôt Co-lo-mo-o de mes propres mains, que de le laisser déshonorer le sang qui coule dans ses veines.

– Co-lo-mo-o demande pardon à son père, il est prêt à le vénérer et à lui obéir en tout, dit doucement le jeune homme; mais Hi-ou-ti-ou-li l’a aidé à échapper aux Kingsors, et il ne la paiera point par un acte de la plus noire ingratitude.

– Le jeune Aigle parle bien; il est digne de figurer au conseil des anciens. Qu’il nous conte ce qui lui est arrivé; et toi, vaillant Nar-go-tou-ké, écoute-le avec le calme des hommes forts, dit alors Poignet-d’Acier.

Co-lo-mo-o, encouragé par l’approbation générale, fit simplement et correctement le récit de ce qui s’était passé à Caughnawagha depuis la fuite de Nar-go-tou-ké.

– En apprenant les outrages dont sa femme et son fils avaient été victimes, celui-ci se sentit pris d’une fureur nouvelle qui s’exhala en cris frénétiques, auxquels la plupart des auditeurs joignirent des paroles de vengeance.

– Puisque cette squaw a sauvé tes jours et puisqu’elle promet de se taire, qu’elle parte! dit brusquement le sagamo, quand Co-lo-mo-o cessa de parler. Mais qu’elle se souvienne que si sa langue tourne une fois de trop dans sa bouche, je la lui arracherai pour la donner à manger à mes chiens!

– Tu as entendu, jeune fille, fit gravement Poignet-d’Acier. Va, et rappelle-toi ton serment.

– Ce que Hi-ou-ti-ou-li a promis à Co-lo-mo-o, elle l’observera avec autant de régularité que le soleil observe son cours, répondit l’Indienne en embrassant le Petit-Aigle dans un long regard, comme si elle prévoyait, hélas! que ce regard était le dernier, qu’elle ne reverrait plus le fils de Nar-go-tou-ké.

Pendant que, un à un, les acteurs de cette scène se baissaient et s’introduisaient sous les halliers pour rentrer à l’intérieur de l’îlot, la Fauvette-Légère monta dans son canot et quitta lentement le rivage, en se laissant glisser le long de la corde qui leur avait servi pour atterrir.

Elle espérait que Co-lo-mo-o lui adresserait un mot, un signe, un coup d’œil. Mais soit qu’il craignit d’offenser son père, soit qu’il ne pensât plus à elle, Co-lo-mo-o se plongea sous les broussailles, sans se tourner vers la pauvre Indienne.

Fatal oubli, il fut la perte de la Fauvette-Légère.

Le sang s’arrêta dans ses veines; son cœur se glaça; un tourbillon passa sur ses yeux; ses doigts détendus lâchèrent le câble protecteur, et la malheureuse Iroquoise, entraînée avec la rapidité de la foudre, sur la cataracte qui rugissait à cent brasses de là, fut mise en pièces avec sa frêle embarcation.

Elle n’avait pas proféré un cri, pas fait une tentative pour disputer sa vie à la mort.

Le lendemain on trouva, échoués dans la baie de Laprairie, ses restes sanglants, que se disputait une bande de vautours.

Cependant Co-lo-mo-o avait suivi les compagnons de son père dans l’éclaircie ouverte au milieu de l’île. Il était content de savoir sa libératrice en sûreté; mais ne se préoccupait plus guère d’elle, croyant qu’elle retournerait, sans encombre, à Caughnawagha.

Une fois dans la clairière, il remarqua que le nombre des insulaires augmentait.

Ils arrivaient de toutes les parties de l’îlot et semblaient, pour ainsi dire, sortir de dessous terre.

Bientôt on en put compter plus de deux cents.

Gens robustes, à la mine énergique, ils appartenaient aux classes ouvrières de la société.

Les trappeurs, les bateliers, les cageux, dominaient néanmoins dans la masse.

La clairière était couverte de monde. Poignet-d’Acier grimpa sur la gigantesque statue dont il a été question déjà, et, s’adressant à la multitude:

– Mes amis, dit-il, le but qui nous rassemble vous est connu. Quels que soient nos motifs, nous voulons tous briser le joug que l’Angleterre fait peser sur ce pays. Pour moi, ce n’est pas le désir d’une heure; il y a plus de vingt ans qu’il me brûle, que j’en poursuis la réalisation.

Ils le savent, ceux qui m’ont accompagné des déserts de la Colombie jusqu’ici. Deux fois, j’ai possédé des richesses si grandes que j’aurais pu acheter tout le Canada aux tyrans qui l’oppriment et qui le vendraient s’ils en trouvaient un prix capable de satisfaire leur cupidité; mais, deux fois, mes trésors m’ont été enlevés au moment où je les rapportais pour vous délivrer de l’infâme tyrannie sous laquelle Canadiens et Indiens, Irlandais et même Anglais, vous gémissez. Cependant, quoique ruiné, je n’ai jamais perdu l’espoir. N’avais-je pas avec moi des hommes intrépides, dévoués jusqu’à la mort?

– Oui, oui! s’écrièrent divers individus dans la foule.

L’orateur poursuivit, en s’animant par degrés:

– Nous sommes entrés au Canada: on nous a proscrits! Nous avons demandé justice: on a mis nos têtes à prix! Nous avons protesté: on a tiré sur nous! Eh bien, mes amis, que fallait-il faire? Profiter de l’exaspération publique, nous unir aux membres du parti libéral; nous entendre avec les chefs de ce parti, les Papineau, les Neilson, les O’Callaghan, les Bédard, les Morin, les Viger, et prendre une heure pour déployer partout, dans le Haut comme dans le Bas-Canada, l’étendard de l’indépendance!

 

– Hourrah! hourrah! hip, hip, hip, hourrah! vociféra l’auditoire enthousiasmé.

– Cette heure, reprit le tribun, elle va sonner. Approuvez-vous mon alliance avec les patriotes de la province?

– Oui, oui, oui!

– Consentez-vous à leur obéir sous mes ordres?

– Oui, oui, oui!

– Eh! bien, je vous le dis, mes amis, le temps de se lever en masse est venu. Les correspondances que j’entretiens, comme vous le savez, au moyen de pigeons dressés à cet effet et qui partent à tout instant d’ici, mon quartier général, ces correspondances m’apprennent que le signal sera prochainement donné dans toute la colonie, depuis le golfe Saint-Laurent jusqu’aux Grands-Lacs; tenez-vous donc pour avertis! Nous, nous ne sommes que des aventuriers qui avons des injures à venger. Nous nous réunissons aux partisans de l’émancipation; mais que cette union ne nous fasse pas oublier notre devise: Dent pour dent, œil pour œil, sang pour sang! Pour l’Angleterre, nous devons être les vengeurs, les fléaux de Dieu! Amis, encore un mot: Il faut nous disperser jusqu’au jour où je vous appellerai à moi, et jusqu’à ce jour, il faut courir les campagnes, raviver les blessures faites à l’orgueil national, remettre en mémoire les vieux griefs, distribuer des armes, des munitions, et partout souffler la haine contre l’administration anglaise, partout allumer l’incendie qui doit consumer jusqu’aux derniers vestiges de ce pouvoir exécrable!

Des bravos formidables accueillirent la péroraison de Poignet-d’Acier.

Il descendit de sa tribune improvisée, où plusieurs orateurs lui succédèrent et parlèrent tour à tour ce langage métaphorique, imagé, si propre à remuer les passions des masses.

Le crépuscule tombait lorsque le dernier discours fut fini.

– Maintenant, mes amis, reprit Poignet-d’Acier, que chacun de vous aille là où il a le plus d’influence, et qu’il y attende avec patience le mot d’ordre que je ne tarderai pas d’envoyer à tous.

S’adressant ensuite à Nar-go-tou-ké:

– Mon frère, lui dit-il, tu resteras ici avec moi et vingt de nos trappeurs. Notre devoir est de surveiller Montréal et d’y frapper le premier coup. Quant à ton fils Co-lo-mo-o, il est valeureux, il est rusé; il partira demain pour soulever les Hurons de Lorette et les Indiens du Saguenay.

– Je vous remercie, monsieur, d’avoir pensé à moi, dit le jeune homme, en saluant avec déférence Poignet-d’Acier.

– C’est bien; nous vous déguiserons, jeune homme, afin que vous ne soyez pas reconnu. Il y a ici, dans ma tente, tout ce qui est nécessaire pour cela. Vous parlez sans accent le français et l’anglais. Avec une fausse barbe et un habillement de fin drap noir, vous pourrez facilement vous donner pour un planteur de la Louisiane.

– Mais, objecta Nar-go-tou-ké, mon fils restera ce qu’il est: l’ours n’a pas besoin de la peau du renard.

– Mon frère, répliqua sévèrement Poignet-d’Acier, qui veut la fin veut aussi les moyens.

– Le chef blanc dit vrai, mon père, ajouta Co-lo-mo-o. Sous mon costume je serais reconnu soit à Montréal, soit à Québec. Il vaut mieux en mettre un autre.

– D’ailleurs, dit le premier, ce ne sera que pour un temps. Aussitôt sa mission remplie, le jeune aigle reprendra sa couverte nationale.

– Qu’il fasse donc comme il lui plaira, pourvu que son bras ne soit jamais fatigué quand la hache de guerre sera une fois déterrée, fit Nar-go-tou-ké d’une voix vibrante.

– Je me porte garant pour sa valeur! dit Poignet-d’Acier, en posant familièrement sa main sur l’épaule du jeune Iroquois.

Moins d’une heure après, une vingtaine d’hommes seulement demeuraient encore sur l’île au Diable.

Les autres, après avoir regagné le bord méridional du Saint-Laurent, s’étaient disséminés en petits groupes, par différents chemins, dans les campagnes environnantes.

Co-lo-mo-o, vêtu en colon des États de l’Amérique du Sud, coucha dans les bois de Saint-Lambert, hameau situé au bas de Laprairie, tout à fait vis à vis de Montréal.

Le lendemain, il déjeuna dans une ferme et traversa le fleuve sur le bateau à roues mues par des chevaux, qui faisait alors le service entre les deux rives.

Ce jour-là était un dimanche, il n’y avait point de départ pour Québec, Co-lo-mo-o resta enfermé dans une chambre de l’hôtel Rasco, où il était descendu.

Le lundi, à quatre heures de l’après-midi, il prit passage pour Québec, à bord du vapeur Charlevoix.

Nombreux étaient les voyageurs sur ce steamboat.

Co-lo-mo-o aperçut plusieurs personnes qu’il avait l’habitude de voir à Montréal; mais aucune d’elles ne le reconnut. Partout autour de lui il entendait dire:

– C’est un homme du Sud, ou he is a Southman.

Le Petit-Aigle se félicitait intérieurement d’en imposer aux passagers, lorsque ses yeux, errant sur le pont, rencontrèrent les regards scrutateurs de Léonie de Repentigny.

La jeune fille était accompagnée de sa mère et de sir William King, qui, lui aussi, examinait curieusement le faux planteur.

Co-lo-mo-o se sentit troublé; mais il surmonta son émotion avec cette volonté puissante qui caractérise les Indiens, alluma nonchalamment un cigare, et, faisant un demi-tour sur lui-même, alla se cacher dans la foule, à l’autre extrémité du vapeur.

– Ah! ravissant, très ravissant, sur ma parole, disait alors sir William à Léonie; un sauvage affublé en yankee! spectacle merveilleux, très merveilleux!

L’Anglais était aussi calme, aussi humoristique que si, deux heures auparavant, il ne se fût pas battu en duel avec Xavier Cherrier.

Madame et mademoiselle de Repentigny ignoraient entièrement cet incident. Désirant faire une visite à l’une de leurs amies, madame Mougenot[45], qui habitait Trois-Rivières, jolie petite ville, placée entre Montréal et Québec, elles avaient prié l’officier de leur servir de cavalier, et sir William avait trouvé «original, très original», de blesser, à dix heures du matin, un cousin qu’elles affectionnaient beaucoup, et de leur faire sa cour à quatre de l’après-midi.

– Que dites-vous donc? répliqua Léonie à l’exclamation du sous-lieutenant.

– Mais que voilà une aventure romanesque, très romanesque, my dear.

– Je ne comprends pas, balbutia-t-elle pour se donner une contenance, car elle éprouvait un grand malaise.

Sir William partit d’un éclat de rire.

– Je gagerais, dit-il, cent guinées contre une que le personnage que vous voyez se faufiler là-bas parmi les passagers n’est pas ce qu’un vain peuple pense, comme dit je ne sais plus quel poète français.

– Et qu’est-ce alors, je vous prie, sir William? demanda madame de Repentigny.

– Peut-être un prince qui voyage incognito, répondit Léonie, en ébauchant un sourire pour dissimuler son inquiétude.

– Hé! bien dit, très bien dit! excessivement bien dit! s’écria l’officier frottant bruyamment ses mains l’une contre l’autre.

– Je ne suis pas du tout à la conversation, dit madame de Repentigny.

– Oh! sir William plaisante toujours, et tu sais comme il est amusant, quand il s’avise de plaisanter, repartit aigrement la jeune fille.

La cloche du bateau suspendit leur entretien.

On sonnait pour le thé.

Les voyageurs se réunirent dans l’entrepont, où la collation du soir était servie.

Elle se composait de l’invariable tea or coffee, saucisses, œufs frits, cornbeef (bœuf fumé) et pommes de terre cuites à l’eau.

Le faux colon ne parut pas à ce repas.

Léonie le vit se diriger vers un des cadres disposés de chaque côté de la salle, et qui se fermaient au moyen de rideaux.

Après le thé, la jeune fille remonta avec sa mère et sir William sur le pont pour jouir de la brise du soir. Mais prétextant bientôt d’une migraine, elle redescendit dans l’entrepont.

Les rideaux du cadre de Co-lo-mo-o étaient tirés.

Une lampe vacillante éclairait à peine la vaste cabine.