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Le gibet

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XVI. La ferme de Kennedy

Jefferson a dit, en partant de la gorge des Montagnes-Bleues, dans l’État de Virginie: «C’est l’une des scènes les plus merveilleuses de la nature, et dont la vue est bien digne d’un voyage à travers l’Atlantique».

En effet, il est rarement donné à l’homme de contempler un spectacle plus grandiose; le Potomac, majestueux dans sa course, semble déchirer les flancs des montagnes de granit, qui l’étreignent; ses eaux profondes mugissent écumantes, et les anfractuosités marmoréennes des Montagnes-Bleues répercutent, en les multipliant, les mille bruits qui s’élèvent du fleuve rapide, frémissant.

Avant d’atteindre les fameuses chutes que les anciens possesseurs du pays nommaient les Tum-Tum de la Schenandoah, en employant une onomatopée expressive, le fleuve se tord entre deux rives escarpées, premières assises de ces géants altier, les Montagnes-Bleues, dont les sommets, couronnés de sapins, de pruches et autres conifères, se perdent dans la voûte éthérée. On est frappé de la grandeur du spectacle; les rives sombres et abruptes surplombent parfois le fleuve qui, pour ouvrir son lit, a dû en ronger la base rocheuse; de noires vallées se déploient de distance en distance, et offrent à l’œil du voyageur des horizons bornés par des murs de granit aux teintes foncées, formant des précipices profonds à donner le vertige aux aigles de la Montagne du Sud. On sent que la nature en convulsion, a laissé là une œuvre inachevée; le sol tourmenté, tantôt se creuse en vallons aux coteaux rapides, sur lesquels s’échelonnent des pins séculaires, qui semblent une armée de Titans escaladant l’Olympe; tantôt il surgit en un pic hardi, dont la cime apparaît comme une sentinelle avancée du chaos. Le cœur se serre malgré soi en contemplant ce grandiose spectacle de la nature, et l’homme, réduit à ses infimes proportions, se sent comme fasciné par ces gigantesques créations de Dieu.

Le voyageur qui, vers 1859, eût pénétré au fond de l’une de ces gorges étroites et ténébreuses, eut découvert, adossée à un rocher grisâtre, dans les interstices duquel s’élançaient quelques arbustes rabougris, une pauvre ferme démantelée, à l’aspect désolé; on sentait que l’homme avait commencé là une lutte et qu’il n’avait pu vaincre la nature sauvage; sa main débile avait dû renoncer à remuer ce sol âpre, et cette ferme même était là pour témoigner de son impuissance. Le pionnier qui l’avait élevée l’avait désertée dans un jour de découragement; il était allé ailleurs chercher une terre plus généreuse. Cette habitation isolée, dont la toiture, à moitié effondrée, laissait voir les chevrons, ajoutait encore à la sauvagerie du site: elle n’avait rien de remarquable. C’était un grand parallélogramme, divisé à l’intérieur par des cloisons en bois: sa façade, jadis blanchie à la chaux, avait été lavée par les pluies, et les ouvertures de l’habitation étaient délabrées comme tout l’édifice. De chaque côté existaient des appentis destinés, soit à abriter les bestiaux, soit à mettre à couvert les instruments aratoires; dans les écuries la crèche était vide de paille et la basse-cour, hérissée de ronces, n’était point animée par le gloussement et le caquetage des volailles: cette ferme sentait l’abandon, un souffle de ruine avait passé sur elle. L’espace conquis sur la forêt, par le créateur de cette solitude, avait été envahi par les lianes, les orties, les églantiers, qui formaient autour de la maison une haie impénétrable: un sentier étroit et récemment taillé dans le fouillis épineux y donnait accès.

Depuis quelques mois seulement, cette ferme était habitée. Dans les premiers jours de juillet 1859, les rares colons de la contrée virent passer un vieillard suivi de sept ou huit hommes et d’un fourgon. L’arrivée de cet homme avait excité quelque peu la curiosité du voisinage; cependant cette curiosité serait tombée d’elle-même, si l’on avait vu les nouveaux possesseurs de la ferme de Kennedy se livrer au travail; mais l’on ne s’expliquait pas l’existence de ce fermier, qui ne cultivait pas et qui laissait ses terres en jachère, nul ne connaissait ses projets, nul n’eût pu dire d’où il venait. Les quelques voisins qui l’avaient approché ne savaient qu’une chose, c’est que c’était un homme affable et doux, et qu’il trouvait, même dans son isolement, le moyen de venir en aide aux misères d’autrui. Ce qui intriguait par-dessus tout, c’était l’entrée consécutive à la ferme d’énormes chariots de fourrages qui s’engloutissaient dans l’enceinte sans la combler, comme si tous les animaux de l’arche de Noé l’eussent habitée. Les fortes têtes des fermes avoisinantes avaient déjà supputé la quantité de fourrage introduite et ne s’en expliquaient pas la disparition. En un mot, le nouveau propriétaire de la ferme intriguait tout le monde, et nul n’aurait pu dire ce que faisaient ces hommes réunis dans la solitude; on savait seulement que le plus âgé se nommait Schmidt, qu’il passait de longues heures en lecture, et que ses compagnons étaient des chasseurs intrépides, que ne fatiguaient pas les courses journalières à travers la forêt.

L’aspect intérieur de l’habitation n’avait pas un air plus gai que ses abords: au rez-de-chaussée, une vaste salle commune rassemblait tous les membres de cette mystérieuse famille; une grossière table de sapin, entourée de bancs, en occupait le centre; quelques escabeaux étaient dispersés çà et là; aux murs étaient appendus des revolvers, des carabines et des fusils de chasse.

Un soir, c’était dans les premiers jours d’octobre, les Schmidt, comme on les appelait dans le pays, étaient groupés dans la grande salle dont nous venons de tracer une rapide esquisse; assis sur un escabeau, le vieillard lisait la Bible à la lueur d’une lampe; à l’autre extrémité de la chambre, ses compagnons devisaient entre eux à voix basse.

– J’entends du bruit, ce sont eux sans doute, dit tout à coup le vieillard en relevant la tête.

– Vous vous trompez, capitaine Brown.

– Mon cher Edwin, perdez donc l’habitude de m’appeler par mon nom, je me nomme Schmidt et je dois être Schmidt pour tout le monde jusqu’au jour de la délivrance.

– Je m’observerai davantage à l’avenir, répondit Coppie, mais je crois que vous vous êtes trompé; l’on n’entend que le frémissement des feuilles qu’agite la brise du soir et le grondement du fleuve dans la vallée.

– Je suis sûr d’avoir entendu le son d’un pas. Allez voir, mon fils, ajouta-t-il en s’adressant à Watkin.

– Je vous obéis, mon père.

Et Watkin ouvrit la porte de la ferme et sortit.

– Capitaine, dit Coppie, c’est ce soir que nos destinées vont se résoudre.

– Oui, mon enfant, et si Dieu ne nous abandonne pas, je touche au but de toute ma vie.

– Vous accomplirez votre mission, capitaine, et votre nom sera béni par les générations futures comme celui de Moïse, car vous nous avez ouvert les portes de Chanaan.

– Amen, dit le vieillard, reprenant sa lecture.

Mais au même instant la porte grinça sur ses gonds, et livra passage à Watkin et à plusieurs hommes étrangement vêtus.

– Bonsoir à tous, dit en saluant celui qui entra le premier.

– Ah! c’est vous, colonel Forbes, dit Brown, soyez le bienvenu.

– Moi-même, exact au rendez-vous comme un vieux militaire; la bande me suit; aux abords des habitations nous nous sommes dispersés pour ne pas éveiller l’attention des curieux.

Effectivement, à peine le colonel terminait-il sa phrase que de nouveaux arrivants pénétrèrent dans la salle, suivis à courte distance par d’autres individus. Parmi ces gens, il n’eût pas été difficile de reconnaître plusieurs des aventuriers qui avaient fait avec le capitaine Brown la campagne du Kansas, car Schmidt, l’excentric farmer, comme le qualifiaient les voisins, n’était autre que John Brown, l’apôtre de l’abolition de l’esclavage. – Après avoir fait mettre en sûreté les esclaves qu’il avait délivrés dans le Missouri, John Brown chercha à se procurer une somme d’argent assez considérable pour entreprendre ce qu’il appelait l’œuvre de la délivrance; mais ses efforts échouèrent en partie. Cependant, par de nombreuses démarches, il parvint à recueillir la somme nécessaire pour acheter la petite ferme de Kennedy, située à quelques milles de Harper’s Ferry.

C’est là que nous le retrouvons, cachant sa vie privée aux yeux de tous, et organisant sur une large base, l’insurrection des abolitionnistes. – Ses émissaires, répandus dans les États du Nord, y avaient établi de nombreuses ramifications; chaque jour lui amenait quelque adhésion nouvelle, quelques subsides. Ces chariots de fourrages qui intriguaient si fort les habitants de la contrée, n’étaient autres que des envois d’armes qui allaient s’amonceler dans les greniers et les caves de l’habitation.

Le moment d’agir était arrivé.

D’instant en instant, des individus à la mine énergique, les uns blancs, les autres noirs, – et parmi lesquels on remarquait quelques négresses, – la plupart revêtus de vêtements qui attestaient de nombreux états de service, mais tous armés, se glissaient silencieusement dans la salle.

– Eh bien, délibérons, dit le colonel Forbes, en faisant signe à un des derniers venus de fermer la porte de la pièce.

– Il manque encore quelqu’un, ce me semble, dit Brown.

– Le Frenchman, répondit laconiquement Edwin.

– Le Frenchman, le voilà, cria joyeusement Moreau en faisant irruption dans la salle. Le satané pays! continua-t-il, j’ai failli m’éborgner vingt fois aux branches d’arbres.

– Eh bien, quelles nouvelles? demanda le chef.

– Bonnes, capitaine, dit Jules Moreau en lui tendant un paquet de lettres.

– Vous permettez, dit ce dernier, que je prenne connaissance de ces missives?

– Faites, capitaine, faites, dit le colonel.

Pendant ce temps, Jules Moreau s’était dirigé vers Edwin, auquel il serra cordialement la main.

 

– Avez-vous fait un bon voyage? demanda Coppie.

– Très bon, Dieu merci.

– Vous êtes passé à Dubuque?

– Oui.

– Avez-vous eu des nouvelles de miss Rebecca?

– Aucune, répondit Moreau, dont les traits se contractèrent légèrement au nom de Rebecca; votre fiancée était chez une de ses amies dans l’État du Missouri.

En ce moment la porte de la salle s’ouvrit, de nouveau devant une jeune négresse, dont la rare beauté attira aussitôt les regards d’une partie de l’assemblée. Elle était mise avec goût, mais son costume était celui des esclaves ordinaires. Les yeux de cette jeune fille se dirigèrent aussitôt sur Edwin et s’y attachèrent avec ténacité.

– Et nos chers Coppeland, qu’en avez-vous fait? disait celui-ci sans remarquer l’attention dont il était l’objet.

– J’ai installé, dit froidement Jules, la jeune fille, son grand-père et son père à London; quant à John, le frère, il sera ici dans quelques jours ainsi que Shield Green, car ils veulent combattre avec nous pour l’émancipation de leur race.

– Mais Bess, la pauvre fille, a-t-elle supporté toutes ces fatigues sans souffrances?

Jules Moreau, à cette question, regarda Edwin d’un œil scrutateur; au même instant un éclair brilla dans les yeux de la jolie négresse, qui s’appuya contre la paroi du mur.

– Elle va très bien, répondit Jules Moreau, qui tressaillit, en croisant son regard avec celui de la mystérieuse esclave.

– Qu’avez-vous? demanda Edwin.

– Rien, répondit Moreau.

– Messieurs, dit John Brown, je suis à vous. Les rapports que je reçois me promettent un concours actif; mais avant d’ouvrir la séance il me semblerait bon d’organiser le bureau.

– Quel autre que vous serait plus digne de nous présider ici? dit Edwin.

– Personne, exclama l’assistance; hourra pour John Brown!

– Et vous, Edwin, dit le colonel Forbes, prenez la place de secrétaire.

Le jeune homme consulta l’assemblée du regard, personne ne protesta; autorisé par cet assentiment tacite, Edwin s’assit à la droite de Brown.

– Messieurs, dit celui-ci, la séance est ouverte, mais avant de vous communiquer aucun de mes plans, je crois devoir déclarer encore que je ne veux entraîner personne dans la voie que je suis; je n’engage personne à se joindre à moi; je combats pour une cause qui me semble grande et juste, et à laquelle j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie; pour vous, vous avez le choix: que ceux qui ne se sentent pas ardents dans la voie du Seigneur se retirent, et que ceux qui restent sachent bien que leur vie est en danger, et que c’est le pacte de la liberté que nous allons signer de notre sang.

À ces derniers mots, Edwin se leva; le feu de l’enthousiasme brillait dans ses yeux.

– Capitaine, dit-il d’une voix vibrante et sympathique, capitaine, nous sommes tous ici vos enfants; nous sommes tous ici des hommes libres qui souffrons de l’esclavage de nos frères, c’est librement que nous suivrons dans toutes ses entreprises l’apôtre de la liberté.

Ces paroles de Coppie électrisèrent l’assemblée, qui éclata en bravos.

– Jeune homme, dit le colonel Forbes, vous avez été notre interprète éloquent, et vous avez parlé comme le doit faire tout homme libre de la jeune Amérique.

De nouveaux bravos couvrirent la voix du colonel et les cris de vive Coppie! ébranlèrent les murailles de la ferme de Kennedy.

Pendant toute cette scène, Jules Moreau n’avait pas quitté des yeux la séduisante négresse, qui était parvenue à fendre la foule et à aller s’adosser contre le montant de la porte d’entrée; là, les regards de celle-ci se reportèrent encore sur le visage d’Edwin, regard d’une fixité étrange.

John Brown se leva.

– Messieurs, dit-il, voici le règlement de notre société; je vous prie de me prêter toute votre attention.

Et d’un ton solennel; il commença:

Préambule

«Attendu que l’esclavage n’est autre chose que la guerre la plus barbare et la plus injuste, puisqu’elle est faite sans provocation, d’une partie des citoyens contre l’autre, guerre dont les résultats sont ou l’emprisonnement perpétuel ou l’extermination absolue; attendu qu’il viole directement les vérités évidentes et éternelles contenues dans notre Déclaration d’Indépendance, nous, les citoyens des États-Unis, au nom du peuple opprimé, ordonnons et établissons les règlements suivants, destinés à protéger nos biens, nos libertés, nos vies.

Article premier

Tout individu adulte, exilé ou opprimé, citoyen ou esclave, qui s’unira à nous pour le soutien de notre constitution, provisoire sera, ainsi que ses enfants mineurs, protégé par elle».

– Permettez, capitaine, dit le colonel Forbes en interrompant la lecture, mais ce document nous est connu à tous et il est inutile de le relire. Notre présence ici prouve surabondamment que nous en connaissons l’importance. Passons donc à la délibération suprême.

– Volontiers, dit Brown, d’autant plus que les moments sont précieux; mais avant, messieurs, il faut que chacun de nous prête le serment exigé par les statuts.

Edwin se leva, et posant la main sur le Nouveau-Testament, qui était resté ouvert devant John Brown, il dit d’une voix émue:

– Qu’il me soit permis de formuler le premier mon serment: Je jure par ce livre sacré qui m’enseigne que tout ce que je voudrais qu’il me fût fait je dois le faire aux autres, je jure d’employer jusqu’à la dernière goutte de mon sang à la délivrance de mes frères de couleur; d’abandonner, pour faire triompher la cause de l’abolition, parents, famille, fiancée, affections, et de ne reprendre les droits de mon cœur que le jour où la cause sera victorieuse partout. Je le jure.

En prononçant ce serment, ses yeux rencontrèrent pour la première fois ceux de la négresse, et il se sentit frissonner sans savoir pourquoi.

– Cette ressemblance est singulière, dit-il en s’asseyant.

Puis, il se releva et dirigea encore ses regards vers le lieu où il avait vu l’esclave, mais elle avait disparu.

Au même instant, Jules Moreau s’écria:

– Laissez-moi passer, nous sommes trahis? Gare!

Et rapide, il se fraya un chemin à travers la foule pour atteindre la porte qui était restée entrouverte, et par laquelle il se précipita.

Le cri de Jules Moreau avait jeté l’assemblée dans la stupeur.

– Que signifie? demanda Brown.

– Je ne sais, dit le colonel Forbes; mais si le Français a reconnu un espion dans la réunion, et qu’il soit à sa poursuite, s’il ne le ramène pas, ce que nous avons de mieux à faire est de hâter notre mouvement, avant que des mesures soient prises contre nous.

– Sans doute, dit une voix.

– C’est bien résolu, n’est-ce pas? reprit le capitaine en parcourant des yeux l’assemblée.

– Oui, oui! vive Brown! mort aux esclavagistes! hurlèrent en chœur les assistants.

D’un ton inspiré, le chef lança alors cette prophétique malédiction d’Isaïe:

– «Malheur à la couronne d’orgueil, aux Ephraïmites passionnés pour les festins, à la fleur passagère, leur éclat et leur joie! Malheur au pays qui s’élève sur la vallée fertile! – Malheur à ceux que le vin fait chanceler.

Voilà que le Seigneur va fondre sur eux comme un homme fort et puissant, comme la grêle impétueuse, comme un tourbillon qui ravage, comme un torrent qui déborde et qui inonde les campagnes.

Couronne d’orgueil des voluptueux Ephraïmites, tu seras foulée aux pieds!»

XVII. L’affaire d’Harper’s Ferry

Sur les rives du Potomac, à la jonction de ce fleuve avec la Schenandoah, se dresse un promontoire escarpé, couronné par une plate-forme; c’est sur les deux rives de ces cours d’eau, qui se joignent à angle obtus, que se développe la voie brisée composant la petite ville d’Harper’s Ferry; une partie se nomme la rue du Potomac, l’autre porte le nom de la Schenandoah. Du côté de la falaise, les maisons sont adossées au rocher, et lorsque l’agglomération de la population l’a forcée à s’étendre, les constructions ont franchi l’escarpement, et la plate-forme s’est transformée en une seconde ville, moins pressée et plus riante au milieu de ses jardins.

De ce point un spectacle magique s’offre aux yeux du touriste; au pied du cap, les eaux paisibles de la Schenandoah viennent se marier aux flots mugissants et rapides du Potomac, roulant avec fracas sur les larges strates de roc qui forment son lit; puis, majestueux dans sa course, il bondit au milieu de la vallée profonde que bordent sur la rive du Maryland, les hardis profils des monts Latotins et sur celle de la Virginie, les sommets dénudés des Montagnes-Bleues.

Du côté gauche du fleuve, les bâtiments de l’arsenal, que dominait l’élégant clocher d’une église, s’élevaient en 1859 sur l’étroite bande du rivage: cet arsenal n’a pas l’aspect formidable qu’ont en Europe, les établissements de ce genre: un grand parallélogramme en brique, dont les deux étages étant percés de fenêtres cintrées, étalait sa façade vulgaire sur une vaste cour entourée de constructions semblables en retour[11]; une barrière en bois et fer, reliait les pavillons. Près du mur de soutènement des terrains de l’arsenal, des colonnes de pierres carrées supportent le chemin de fer de Baltimore à l’Ohio qui a dû se créer une voie dans le lit même du fleuve, sur une longueur d’un demi-mille environ. Le railway court le long du bord extérieur du canal qui traverse par un pont de pierre et de bois, dont l’arche unique mesure cent cinquante pieds d’ouverture. C’est un tableau plein d’enseignement que cet enchevêtrement du génie humain et de l’œuvre de Dieu: le génie de l’homme domine là l’œuvre de la nature, et le fleuve rugissant se couche et passe humble sous le joug de l’intelligence.

Puis, si vous reportez vos yeux vers la droite, vous voyez se dérouler à vos pieds la Schenandoah, dont les eaux susurrantes caressent le bord des îles qui émaillent son cours; le cadre est plus gai de ce côté; une végétation luxuriante recouvre les îles, et les bords de la paisible rivière ont un aspect moins aride.

Devant vous, au confluent, au mariage des eaux, que commande un pont de neuf cents pieds de long, le Potomac qui a reçu dans son lit, comme une blanche fiancée, la Schenandoah aux eaux limpides, poursuit sa course rapide et tumultueuse. À ce spectacle grandiose, l’âme s’élève plus facilement vers le Créateur, qui semble avoir voulu réunir dans le même lieu, toutes les merveilles de son œuvre.

C’est à l’extrémité de cette pointe de terre, sillonnée par les routes naturelles et artificielles que s’élève cette modeste cité, Harper’s Ferry, dont le nom devenu immortel, rappellera aux siècles futurs une ère nouvelle de liberté.

Comme tous les grands faits de l’histoire, le drame d’Harper’s Ferry a eu ses trois grands jours, division mystérieuse et fatidique.

C’était le samedi 16 octobre 1859.

À cette époque-là la ville d’Harper’s Ferry comptait environ 5000 habitants, dont un grand nombre était employé à l’arsenal: c’était une population laborieuse, active, intelligente, célébrant le travail pendant six jours, et se reposant scrupuleusement le septième, comme il convient à des gens religieux et raisonnables. La petite ville commençait à s’endormir, quelques rares lumières brillaient encore aux croisées des maisons; le quartier de l’Arsenal était abandonné depuis la chute du jour, et le gaz n’éclairait que la solitude. Certes, quelqu’un qui eût parcouru les rues désertes de la cité ne se serait pas douté que depuis quelques jours, cette population confiante était mise en émoi par l’annonce de l’arrivée de John Brown, l’abolitionniste. Un seul gardien, placé à la tête du pont, protégeait la fabrique d’armes. Cependant à cette heure, de nombreux groupes d’hommes isolés se dirigeaient vers Harper’s Ferry: c’étaient les Brownistes. À la suite de la scène de Kennedy, les conjurés voulaient marcher immédiatement sur la ville; mais John Brown les avait arrêtés dans leur élan.

– Attendez, mes enfants, leur avait-il dit, si nous nous rendons à Harper’s Ferry, ce soir, nous serons obligés de lutter contre les ouvriers; remettons notre campagne à la nuit du samedi au dimanche; le saint jour du sabbat rend désert l’arsenal dont nous pourrons nous emparer sans verser une seule goutte de sang.

Le conseil de Brown fut suivi, et le samedi soir les abolitionnistes divisés par groupes de cinq et six hommes, se rendaient par des voies différentes au pont du Potomac.

Un de ces groupes précédait les autres; les hommes qui le composaient étaient armés jusqu’aux dents et causaient entre eux tout en marchant:

– Mordieu! dit l’un, qu’il était facile de reconnaître pour notre ami Jules Moreau, à sa tournure dégagée, mordieu! je ne suis pas fâché de sortir de l’état de torpeur dans lequel nous vivions au fond de cette gorge comme des brigands d’opéra-comique moins le vin et les fillettes; nous allons en découdre, comme on dit dans notre brave pays de France.

 

– Espérons que non, lui répondit son compagnon, qui n’était autre qu’Edwin. Nous allons paisiblement nous installer à l’arsenal; pendant la nuit le contingent du nord viendra nous rejoindre, et demain matin la population en s’éveillant nous acclamera.

– Et nous apportera à chacun une tasse de café au lait avec un petit pain au beurre, dit Moreau d’un ton goguenard, comptez là-dessus, mon ami, comptez là-dessus; ces gens que vous allez ruiner d’un coup, à vous entendre, devraient être enchantés…

– Je ne dis pas…

– Eh bien, mon cher Edwin, moi, je ne suis pas aussi confiant que vous, et je crois que nous allons avoir un coup de chien, comme on dit chez moi. Voyez-vous, vous ne m’ôterez pas de l’idée que cette négresse que j’ai vainement poursuivie l’autre soir, ne soit allée nous vendre.

Au même instant une ombre traversa le sentier.

– Tenez, s’écria Moreau, la voici! la voyez-vous?

– Non, mon ami, répondit Coppie, je ne vois rien qu’un cerveau malade habité par une idée fixe.

– Bon! bon! dit Moreau en hochant de la tête, vous reviendrez de cette opinion; mais si Bess n’était pas avec nous, je n’aurais nulle crainte.

– Ne craignez rien pour moi, dit la jeune fille.

– Vous avez été bien imprudente, observa Edwin, ma chère enfant, d’accompagner votre frère et Green, votre fiancé, et vous eussiez bien fait de rester au Canada.

– Ma place n’est-elle pas auprès de ceux que j’aime, dit avec une étrange intonation de voix la jeune négresse, et si mon… fiancé est blessé, ajouta-t-elle en hésitant, ne dois-je pas être là pour lui porter secours!

– Oh! les femmes! exclama Moreau.

– Chut! interrompit Edwin, nous voici arrivés au lieu de ralliement, que pas un mot ne trouble le silence de la nuit!

Et notre petit groupe, composé de Moreau, Coppie, Coppeland, Green et Bess s’assit silencieusement sur le bord de la route. Un à un, les autres conjurés les rejoignirent, et bientôt la troupe se trouva forte d’une soixantaine d’hommes.

John Brown était arrivé un des derniers.

– Nous y sommes? demanda-t-il à voix basse.

– Oui, capitaine.

– Eh bien, à vous, Edwin!

Le jeune homme se leva, suivi de Moreau, de Green et de Coppeland; Bess voulut les accompagner, Coppie s’y opposa.

Il pouvait être alors dix heures et demie du soir, la nuit était sombre et sans étoiles; le Potomac mugissait avec fracas dans son lit de roches; ils se dirigèrent silencieusement vers le pont; l’un d’eux s’approcha du gardien, et lui frappant sur l’épaule:

– Eh! l’ami, lui dit-il, dormons-nous?

Le gardien fit un soubresaut.

– Allons, camarade, suivez-nous.

– Farceur! dit la sentinelle en riant.

– Levez-vous, répéta d’une voix impérative celui des étrangers qui avait pris le premier la parole.

– Mais…

– Chut! vous dis-je, si vous soufflez mot, le fleuve est profond, et sa voix couvrira la vôtre. Suivez-nous en silence, il ne vous sera fait aucun mal; soyez tranquille.

Et Edwin, car c’était lui, passa amicalement son bras sous celui du gardien qu’il entraîna vers l’arsenal. Mais avant de partir, il se tourna vers un de ses compagnons:

– Moreau, lui dit-il après avoir consulté son prisonnier, à minuit vous arrêterez le factionnaire qui doit venir relever cet homme, n’employez la violence qu’à la dernière extrémité.

– Soyez tranquille, maître, dit Jules Moreau, on lui fera accepter la chose en douceur; j’ai fait mes preuves en fait d’enlèvement, Paméla pourrait vous le dire…

Mais déjà Edwin était loin, et Moreau s’était assis sur le banc qu’occupait le factionnaire. Pendant ce temps, les conjurés avaient traversé le pont, et s’étaient diriges vers le bâtiment de la Pompe, choisi à l’avance par Brown, pour servir de quartier général.

Étant entré dans la grande salle de l’arsenal où étaient déjà réunis John Brown et ses partisans, Edwin conduisit son prisonnier vers une des deux extrémités de la chambre.

– Mettez-vous là, mon ami, lui dit-il affectueusement, et ne craignez rien, vous êtes ici comme otage, et les otages sont sacrés.

– Coppie, dit John Brown, voici ce que nous avons arrêté: Cinq ou six hommes vont rester ici pour garder l’arsenal; vous, Green et Cook, vous irez dans la ville avec une vingtaine des nôtres arrêter le colonel Washington, MM. Bail, Kitmiller et Aldstadt; ces messieurs nous serviront d’otages; Forbes, Stevens, Hazlett et Coppeland iront battre les environs pour amener du renfort; ils seront rentrés à l’aube; quant à moi, avec le Frenchman et le restant de la troupe, nous occuperons la gare de façon à couper toute communication.

– C’est bien, capitaine, dit Coppie, les nuits ne sont pas trop longues, et il faut nous hâter.

Aussitôt il partit avec Green et Cook; de son côté, le colonel Forbes, Stevens et Coppeland se mirent en campagne et John Brown alla prendre possession de la gare, sans rencontrer aucune résistance de la part des employés, dont quelques-uns faisaient partie du complot.

John Brown et sa troupe étaient à l’embarcadère depuis quelques instants, lorsque le sifflet strident d’une locomotive annonça l’arrivée d’un convoi.

– Aux armes! cria Brown.

Puis il donna l’ordre au chef de gare de faire le signal d’arrêt.

Quand le convoi eut stoppé, le capitaine s’avança vers le mécanicien.

– Descendez, lui dit-il, et faites descendre vos voyageurs.

– Pourquoi? demanda celui-ci.

– Parce que la route est interceptée par moi; une nouvelle constitution régit les États-Unis; l’esclavage est aboli, et je ne veux pas que les troupes de Charlestown viennent avant l’heure au secours des esclavagistes.

– Pas si haut, dit mystérieusement le conducteur de train, je suis un ami, le retard du convoi éveillerait l’attention des autorités de Charlestown, il est plus prudent de nous laisser continuer, les voyageurs ne se doutent de rien… quant à moi, vous pouvez être tranquille, je ne vous trahirai pas.

Et, se penchant à l’oreille de Brown, il lui glissa le mot de ralliement des abolitionnistes.

– Vous avez peut-être raison, dit Brown.

Au moment où le train allait se remettre en route, on vit une jeune femme noire sortir d’une des salles d’attente, et se jeter à la hâte dans le compartiment réservé aux nègres. Cet incident, qui se passait à la pâle lueur du gaz, n’échappa pas à Jules Moreau; il voulut se précipiter à la suite de la fugitive; mais il était déjà trop tard, le convoi était en marche.

– Encore la négresse! murmura-t-il. Oh! cette fois, je suis bien sûr que nous sommes trahis.

Pendant que ces événements avaient lieu, Edwin avait opéré dans la ville l’arrestation des plus notables habitants qui devaient servir d’otages.

Et à l’aube le colonel Forbes arrivait de son côté, à la tête de six cent auxiliaires qu’il avait réunis dans la nuit.

La journée du lendemain, dimanche, 17, fut fatale pour les insurgés; dès midi, la faute commise par John Brown, en laissant le train continuer sa route, porta ses fruits: à cette heure, le colonel Bayle, commandant les troupes venues en hâte de Charlestown, se présenta à la tête du pont, et le combat s’engagea. Alors on vit une chose triste à dire; tous ces hommes accourus à la voix puissante de John Brown se débandèrent aux premiers coups de feu, et celui qui devait être le martyr de la Liberté, ne fut bientôt plus entouré que de ses fils, de Coppie, de Cook, Stevens, Hazlett, Coppeland et une quinzaine de fidèles.

Parmi les prisonniers, faits par les troupes virginiennes, se trouvait un nommé Thompson, que le colonel Bayle eut la lâcheté de livrer à la populace qui voulait l’immoler en représailles, pour venger la mort d’un fonctionnaire public, tué par les insurgés; en vain une noble fille, mademoiselle Foulk, se jette entre Thompson et ses assassins, en vain elle entoure de ses bras la tête du malheureux, en vain, les larmes aux yeux, elle implore tour à tour la clémence de la foule de la pitié des soldats de l’Union; elle est brutalement repoussée, et Thompson, à moitié tué, est précipité au milieu du fleuve, qui l’engloutit bientôt en se teignant de son sang. Quant à la vaillante phalange des Brownistes, réduite à vingt et un hommes, elle alla s’enfermer dans cette vaste salle de la Pompe, où les otages avaient été confinés, sous la garde de quelques hommes.