Kostenlos

Le gibet

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

XIV. Les victimes

Pour la première fois, Edwin Coppie avait aperçu le major Flogger, quand il revint, armé, sur le balcon.

Il dit un mot à deux des Brownistes, qui, mettant pied à terre, s’élancèrent vers l’escalier de la maison.

Quelques secondes après, ils surprenaient le major, lui arrachaient sa carabine et l’attachaient par les poignets à la balustrade de son balcon.

Pendant ce temps, John Coppeland s’approcha de Coppie, qu’il n’avait pas vu et dont il n’avait pas entendu, parler, depuis que ce brave jeune homme l’avait conduit, avec sa bande d’esclaves marrons, au Canada.

– Ah! dit le nègre, en lui prenant respectueusement la main; ah! je vous reconnais; j’espérais en vous! je…

Edwin l’interrompit.

– Nous causerons plus tard, John. Maintenant, il faut partir au plus vite. Y a-t-il des chevaux ici?

– Oui.

– Eh bien, prenez-les; que ceux qui nous voudront suivre en fassent autant, et en route!

– Amis, à l’écurie! cria Coppeland aux esclaves.

Plusieurs s’y précipitèrent. Tous les chevaux furent saisis, bridés tant bien que mal; les nègres les enfourchèrent, puis rentrèrent dans la cour où se tenaient leurs libérateurs.

John donna un des animaux à son père et hissa sur sa propre selle son aïeul, qui ne cessait de bredouiller:

 
Mais la délivrance
Un jour viendra,
Li fera bombance
Et li chantera.
 

John, ensuite, se plaça derrière le vieillard, l’enlaça de sa main droite pour le soutenir, et de la gauche saisit les rênes de leur monture.

Plusieurs de ses compagnons de servitude imitèrent cet exemple, qui pour un père, un frère infirme, qui pour une femme, qui pour un enfant.

Du haut du balcon, le major Flogger jurait et proférait des menaces épouvantables, en s’efforçant de rompre ses liens.

Malgré ses cris, malgré ses prières, les nègres qui lui restaient fidèles n’osaient venir à son secours.

Mais, quelques-uns des rebelles s’avisèrent de mettre le feu à l’écurie où ils avaient volé leurs chevaux. Ils voulaient encore piller l’habitation; les Brownistes s’y opposèrent, en déclarant qu’ils brûleraient la cervelle au premier qui l’entreprendrait.

Déjà, un jet de flamme, sorti d’une des fenêtres des communs, annonçait l’incendie.

Edwin Coppie jugea qu’il était prudent de battre en retraite.

Il donna des ordres à cet effet.

On les écouta.

Les abolitionnistes s’éloignèrent au galop, entourés d’une cinquantaine de nègres qui acclamaient tumultueusement le nom de Brown.

D’abord, tout occupé du soin de leur fuite, Edwin Coppie ne put échanger que de rares paroles avec Elisabeth Coppeland.

Mais, après la halte, où ils rencontrèrent John Brown, n’étant plus obligés de tenir leurs chevaux à une allure aussi rapide, une conversation soutenue s’engagea entre les deux jeunes gens.

Elisabeth raconta à Coppie comment une imprudence, le désir d’assister à la fête de l’indépendance, les avait poussés à passer du territoire britannique sur celui des États-Unis.

Ils avaient été repris et renvoyés à leur ancien maître, qui s’en était débarrassé en vendant au major Flogger, son grand-père, son père, son frère et elle.

– Je vous croyais mariée? dit Edwin.

Bess tressaillit.

– Ma foi, oui, continua Coppie. N’étiez-vous pas fiancée à un mulâtre?

– C’est vrai, balbutia-t-elle en baissant la tête.

– Shield Green, si je ne me trompe, celui qui conduisait votre troupe au Canada, quand vous êtes venus frapper à notre porte, à la rivière des Moines.

L’esclave ne répondit pas.

– Vous ne l’avez donc pas épousé? demanda Coppie.

– Non, monsieur, dit-elle vivement.

– Ah! fit-il d’un ton indifférent

Au bout d’un moment il reprit:

– C’est un brave garçon que ce Green. Je voudrais l’avoir parmi nous.

– Il est resté au Canada, dit Elisabeth.

– Comment! il n’a pas eu le même sort que vous?

– Non, car il ne nous avait pas accompagnés à cette fête!

– Vous devez avoir grand-soif de le revoir? dit Edwin en souriant doucement.

Bess demeura silencieuse.

– Shield Green est votre fiancé, n’est-ce pas?

– Oui, dit-elle très bas.

– Eh bien, ajouta Coppie, je veux vous ramener à lui; je l’aime. Il est adroit, habile et courageux.

La négresse soupira, mais sans faire une seule réflexion.

Il y eut une pause.

La caravane longeait toujours la route de l’Osage, à travers un pays désert, quoique plantureusement doté par la nature.

Grasse, luxuriante de verdure, était la prairie épanouie à leurs pieds, et dont les limites se perdaient à l’horizon, dans le bleu de la voûte céleste.

Çà et là un bouquet d’arbres en fleurs relevait, par des nuances d’or, de pourpre ou d’albâtre, l’uniformité de la teinte générale.

Sur les branches de ces arbres on voyait voltiger des tétras au brillant plumage, et, dans le fond de la plaine, un troupeau d’antilopes s’ébattait au pied d’un monticule.

Sous les buissons gloussait la poule des prairies; l’air était embaumé de senteurs agréables; il faisait bon vivre, bon respirer, à pleins poumons, les parfums de liberté qui semblaient courir avec la brise dans l’atmosphère.

Cependant, quoique l’heure fût peu avancée, le soleil était déjà chaud.

Il promettait une journée brûlante.

Après avoir chevauché pendant deux heures encore, Edwin, de concert avec les fils de Brown, décida qu’il fallait donner du repos aux bêtes et aux gens, car les uns et les autres étaient exténués.

On s’arrêta sur le bord d’une anse.

Les chevaux furent débridés, pour qu’ils pussent paître plus commodément le gazon, et les fugitifs, après avoir mangé quelques provisions, se couchèrent à l’ombre des saules qui bordaient la rivière.

Jules Moreau vint s’étendre à côté de Coppie.

– Ah çà, lui dit-il en riant malicieusement, je crois que vous avez trouvé Paméla, vous; et cette belle fidélité que vous professiez pour miss Rebecca Sherrington court des risques, hein?

En prononçant ces mots, le Parisien attachait un regard voluptueux sur Elisabeth, qui dormait à quelques pas d’eux.

– Je ne vous comprends point, répondit sérieusement Edwin.

– Bah! fit Moreau d’un ton incrédule, vous prétendriez peut-être que cette sable nymph[9] n’a pas touché votre cœur.

Coppie haussa les épaules.

– Cependant, insista Jules, je vous ai observés, l’un et l’autre, en route; elle vous regardait et vous serrait…

– Ah! vous êtes fou! s’écria Coppie avec impatience…

– Il n’y a pas de quoi, repartit le Français, noire ou blanche, quand une femme a des traits, une taille, comme ceux-là, on peut être fier…

– J’ai autre affaire en tête, répliqua sèchement Edwin pour mettre fin à une conversation qui le fatiguait.

– Eh bien, vrai, là, parole d’honneur, j’ai envie de lui tailler deux doigts de cour à cette princesse d’ébène, continua l’incorrigible Moreau.

– À votre aise; mais je vous préviens qu’elle ne vous écoutera pas. C’est une fille sage, et d’ailleurs fiancée!

– Fiancée! raison de plus! superbe! délicieux! C’est le piment de la chose. Dites-moi, Edwin, à qui est-elle fiancée? À quelque monarque du sombre empire! Moi, je lui offre de blanches et virginales fiançailles!

Malgré sa gravité, Edwin ne put s’empêcher de sourire.

– Voulez-vous être mon interprète auprès de cette exquise peau noire? continua le pétulant Parisien. C’est, ajouta-t-il, un de ces petits services d’amitié qu’on se rend aisément dans notre pays. Ah! les jolies têtes, la merveilleuse antithèse que nous présenterions sur le même oreiller, Edwin!

– Chut! dit celui-ci en posant le doigt sur ses lèvres.

– Qu’y a-t-il donc? Vous m’effrayez!

– Silence!

Et Coppie colla son oreille contre le sol.

Retenant son haleine, il écouta pendant une minute.

Puis il se redressa en s’écriant:

– À cheval! à cheval! on nous poursuit!

Réveillés en sursaut par ce cri, tous les hommes se précipitèrent pêle-mêle vers leurs montures. Mais grande fut la confusion. Quelques disputes s’élevèrent au sujet de la possession des chevaux. Malgré les efforts d’Edwin et des fils de Brown pour rétablir l’ordre et accélérer le départ, un quart d’heure s’écoula avant que les animaux eussent été repris et harnachés.

La moitié des gens n’était pas encore prête lorsqu’au pied d’un cap, qui se projetait sur la rivière, apparut une troupe de cavaliers.

Ces cavaliers, les nègres fugitifs les reconnurent immédiatement.

– Massa Flogger! massa Flogger! clamèrent-ils avec des accents de terreur indicible.

C’était, en effet, le major.

Après avoir traversé l’Osage, sur la foi des paroles de John Brown, il avait rencontré un squatter[10], lequel, interrogé, lui affirma avoir distingué, peu de temps auparavant, un grand nombre de blancs et de nègres qui remontaient à franc étrier, l’autre bord de l’Osage.

Les esclavagistes n’eurent pas de peine à croire aux assertions de cet individu, car rien, du côté où ils se trouvaient alors, n’indiquait le passage d’une troupe d’hommes à cheval.

De nouveau, ils franchirent l’Osage.

Vers midi, ils tombaient, à l’improviste, sur les Brownistes.

– Nous avons perdu trop de temps, dit Edwin à Moreau en lui montrant leurs ennemis qui accouraient ventre à terre.

– Pardieu! répondit le Parisien, je n’en suis pas fâché. Nous leur taillerons des croupières.

– Il faut nous battre! En avant! cria l’un des fils de Brown.

– Oui, dit Coppie, que les nègres se sauvent, tandis que nous arrêterons ici cette horde de pharisiens.

– Moi, je veux rester avec vous, objecta John Coppeland.

– Non, lui dit Edwin, emmenez votre sœur et vos parents, et dirigez tous vos compagnons sur Ossawatamie.

 

Le nègre sentit qu’à cet instant l’obéissance passive était un devoir; il rassembla promptement les esclaves et partit avec eux, pendant qu’Edwin disposait ses hommes en front de bataille.

Dès que les esclavagistes furent à leur portée, ils les reçurent par une grêle de balles qui firent vider les arçons à quatre d’entre eux.

Le major Flogger fut blessé légèrement à la cuisse.

Sa fureur redoubla. Il donna l’ordre de charger les abolitionnistes.

Que pouvaient ceux-ci contre une troupe cinq fois plus nombreuse que la leur?

Cependant, ils tinrent leurs adversaires en échec pendant plus d’une heure; car, dans leur empressement, ces derniers n’avaient emporté que fort peu de munitions.

Mais l’un des fils de Brown, ayant eu son cheval tué sous lui, et ne pouvant se dégager, fut impitoyablement fusillé par les esclavagistes.

L’autre, Frederick, un vaillant jeune homme, avait volé au secours de son frère.

Les assaillants l’entourèrent, s’emparèrent de sa personne après l’avoir couvert de blessures et le conduisirent au major Flogger, qui avait mis pied à terre pour examiner sa jambe.

– C’est le fils du père Brown! qu’en allons-nous faire? criaient-ils triomphalement.

Le major réfléchit: puis il dit avec un sang-froid cynique:

– Il faut l’attacher à la queue d’un cheval et le mener à Ossawatamie. Il y a d’ici une trentaine de milles. Mes nègres y chercheront certainement un refuge; mais nous saurons bien les reprendre dans une souricière que je leur tendrai. Ce bandit-là, ajouta-t-il en frappant Frederick du pommeau de son sabre, ce bandit-là, mort ou vivant, nous servira d’appât.

XV. Jules Moreau et Bess Coppeland

– Et vous parlez français, charmante enfant?

– Un peu, oui, monsieur, répondit-elle.

– Mais c’est délicieux! L’anglais, d’ailleurs, est une langue exécrable, n’est-ce pas?

Elisabeth regarda son interlocuteur d’un air surpris.

– Moi, poursuivit-il avec légèreté, je ne sais ce que je déteste le plus de cet idiome ou de ceux qui le parlent. Ma foi, oui. Nous autres Parisiens nous sommes tous comme cela.

– Ah! vous êtes de Paris, monsieur! fit la jeune fille avec un accent et un regard qui disaient éloquemment qu’elle considérait Moreau comme un être privilégié.

– De Paris, sans doute, la belle, et je m’en flatte! repartit-il en tortillant ses moustaches.

– Ils sont bien heureux ceux qui sont nés à Paris, dit-elle en soupirant.

– Heureux! heu! heu! répliqua Moreau dans une moue plus que dubitative.

Puis, se reprenant avec la vivacité qui était un des éléments de son caractère, il ajouta:

– C’est un bonheur, ravissante créature, qu’il ne tiendrait qu’à vous de partager.

– Comment cela? exclama-t-elle naïvement.

– Mais, dit-il, avec une imperturbabilité comique, en épousant un Parisien, morbleu!

Le visage de la négresse devint triste.

– Vous voulez vous moquer de moi, monsieur, murmura-t-elle.

– Moi! Dieu m’en garde! me moquer d’une jolie femme, jamais! on est Français ou on ne l’est pas, mademoiselle.

Et ces mots furent ponctués d’un geste digne du latin disant: Civis romanus sum!

L’admiration de Bess allait croissant.

– Il n’y a point d’esclaves à Paris? demanda-t-elle timidement.

– Des esclaves à Paris! s’écria Jules indigné.

Puis il s’arrêta et dit d’un ton moins vif:

– Non, mademoiselle, il n’y a pas d’esclaves à Paris.

– Ça doit être un beau pays! continua la négresse, confondant, comme c’est l’habitude des siens, et même d’une partie des blancs qui habitent l’Amérique, toute la France dans Paris.

– Voudriez-vous le voir? interrogea Moreau.

– Oh! dit-elle, ce serait un vœu inutile.

– Pourquoi? objecta le Français.

– Parce que je ne pourrais jamais le réaliser.

– Et si je vous en fournissais les moyens?

– Non, dit-elle, je suis née sur ce continent, j’y mourrai sans en sortir.

– Ne dites pas cela, mademoiselle, ne dites pas cela! fit Jules en lui pressant tendrement les mains.

Présumant que c’était une marque de simple amitié, Bess ne s’y opposa pas.

Cependant Moreau attachait parfois sur elle des regards qui la troublaient.

– Mais savez-vous, lui dit-il, que vous vous exprimez merveilleusement bien dans notre langue!

– Vous me flattez, monsieur.

– Où donc l’avez-vous apprise? poursuivit-il avec intérêt.

– À Bâton-Rouge, dit-elle.

– Bâton-Rouge! Qu’est-ce que cela! dit Jules, dont les notions géographiques n’étaient pas des plus développées.

– C’est la capitale de la Louisiane.

– Drôle de nom!

– Je restais chez un planteur français, un bon maître!

– Ah! ce n’est pas étonnant; les Français sont tous bons. Et c’est lui qui vous a fait instruire?

– Oui, monsieur, j’ai été élevée avec sa fille.

– Il fallait ne pas les quitter, alors.

– Oh! dit-elle amèrement, ce n’est pas nous qui l’aurions quitté, M. Pascal. Il nous traitait tous comme ses enfants, et plus d’une fois ses voisins, les autres planteurs, lui reprochèrent de nous gâter. Ce qu’ils firent pour le renvoyer du comté est incroyable.

– Comment?

– Ils prétendaient que sa douceur pervertissait même les esclaves des autres habitations.

– Est-ce bien possible?

– Si nous voulions les visiter, on nous chassait à coups de fouet; on lançait même à nos talons ces chiens que les Américains appellent blood hounds…

– Vraiment!

– Les inspecteurs nous infligeaient bien d’autres cruautés.

– Mais pourquoi donc vous êtes-vous séparés de votre M. Pascal?

– Hélas! répondit Bess, en pleurant, hélas! un jour on l’a trouvé assassiné dans son lit.

– Assassiné!

– Oui… Les autres planteurs prétendirent que c’était nous qui…

– Aviez fait le coup! les canailles! s’écria Moreau.

– Mais, reprit Bess, on sut plus tard que c’était l’un d’eux qui en était l’auteur.

– Brigands! brigands! exclamait Jules.

– Pour comble de malheur, ajouta Bess, ma jeune maîtresse mourut peu après, et nous fûmes tous vendus aux enchères, sur le marché de la Nouvelle-Orléans.

– Pauvres gens! fit le Parisien, les larmes aux yeux. Ah! vous avez dû bien souffrir!

– Pour cela, oui, monsieur. Un homme de la Pennsylvanie nous acheta, mes parents et moi. Il était dur, méchant. Ma mère périt dans les tortures qu’il lui fit subir, et mon père pensa qu’il fallait fuir. C’est alors, tandis que nous nous sauvions au Canada, que ce brave et honnête M. Coppie…

Au nom de son ami, le front de Moreau se rembrunit.

La négresse continua sans remarquer l’impression que ses paroles causaient au jeune homme.

– C’est alors qu’il exposa généreusement sa vie pour nous conduire en un lieu sûr. Oh! ma reconnaissance…

– Vous l’aimez! dit Jules sèchement.

– Sans doute, je l’aime, dit-elle avec ingénuité.

– Et lui, croyez-vous qu’il vous aime? s’enquit Moreau d’un ton singulier, en plongeant, pour ainsi dire, ses yeux dans ceux de la jeune fille pour y lire sa pensée intime.

Elle tressaillit, baissa la tête et répondit au bout d’un instant:

– Il faut bien qu’il nous aime un peu, puisqu’il vient encore de risquer ses jours pour nous délivrer.

– Assurément, dit Jules. Mais pensez-vous qu’il vous aime assez pour vous épouser.

– M’épouser, lui! répliqua-t-elle avec stupéfaction, et un mouvement de joie qui n’échappa point à l’observation du Parisien.

Il fronça les sourcils.

– Qu’y aurait-il d’impossible, si, de votre côté, vous l’aimez? dit-il en redoublant d’attention.

– Vous voulez me railler.

– Dieu m’en préserve! car si vous n’aimez pas Edwin, oh!…

– Moi, ne pas l’aimer! je serais bien ingrate!

– Ah! dit-il d’un ton sarcastique, je ne m’étais pas trompé.

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– Vous ne me comprenez pas, dit Moreau, en lui saisissant la main avec force, vous ne comprenez pas que je vous aime, moi, et que si vous voulez accepter mon amour, si vous voulez être ma femme…

– Votre femme! votre femme, monsieur!

– Oui, ma femme légitime. Je vous emmènerai en France, à Paris, s’écria-t-il avec exaltation.

La jeune fille s’imagina qu’il se moquait d’elle.

Mais il ajouta à voix basse et d’un ton passionné:

– Je vous jure, Elisabeth, que je vous aime de toutes les puissances de mon âme; je vous jure que je serais heureux, que je serais fier de partager votre existence…

– Mais, monsieur, vous ne songez donc pas à ma couleur, dit-elle en retirant sa main.

Jules tomba à ses pieds.

– Je sais seulement que je vous adore, repartit-il avec entraînement; oui, j’éprouve pour vous un sentiment qui ne s’éteindra qu’avec mon dernier souffle, et je tuerais quiconque serait un obstacle entre vous et moi.

En prononçant ces mots, Jules Moreau disait la vérité. Il aimait ardemment la négresse; mais son amour était-il sérieux, profond? devait-il durer? Problèmes qu’il n’essayait même pas de résoudre. Cependant, il se figurait avoir un rival dans Edwin Coppie, et cette idée, – très fausse d’ailleurs, – prenait du corps, depuis quelque temps surtout.

Sa passion pour Bess avait été spontanée. Habitué aux succès faciles, il s’était dit que l’esclave ne lui résisterait pas. Son attente fut déçue; il s’en irrita. Et, vraiment, pour s’assurer la possession de l’Africaine, il l’eût épousée quarante-huit heures après leur première entrevue, si elle y eût consenti.

Ce fut à Ossawatamie, où les abolitionnistes s’étaient retirés à la suite des nègres fugitifs, qu’il tenta d’abord de «faire la conquête» de Bess.

Il lui parla en anglais; à peine l’écouta-t-elle. Des préoccupations bien autrement sérieuses remplissaient alors l’esprit de la jeune fille.

Mais quatre ou cinq heures après leur arrivée à Ossawatamie, les Brownistes furent avertis qu’une troupe nombreuse d’esclavagistes s’avançait sur cette localité.

Le capitaine Brown n’avait pas reparu. Edwin Coppie, prenant conseil de lui-même, se détermina à se replier sur le camp fortifié avec toute sa bande.

C’est là que nous le retrouvons, le surlendemain, attendant toujours des nouvelles de son chef, et c’est là que, par un bel après-midi, Jules Moreau renouvelait, auprès de Bess Coppeland, ses amoureuses tentatives.

Assez disposé à mal juger les autres, il considérait comme de la rouerie féminine, la candeur de la négresse, et, tout gratuitement, lui prêtait Edwin Coppie pour amant.

De là une jalousie sourde, qu’il était trop vaniteux pour déclarer, trop faible, trop épris peut-être pour dissimuler tout à fait.

Elisabeth souffrait ses assiduités parce qu’il était l’ami de Coppie, peut-être aussi parce que, comme la plupart des femmes, elle avait un brin de coquetterie dans le cœur; mais elle ne se sentait aucun amour pour le Parisien.

Elle en aimait un autre: elle aimait Edwin, sans oser se l’avouer pourtant, sans espérer être jamais à lui.

Au plus profond de son sein, elle lui avait élevé un autel, elle lui rendait un culte de tous les instants, mais tout le monde, celui même qui en était l’objet, l’ignorait.

– Ah! dit-il en se relevant, c’est ce Coppie qui a su s’attirer ses bonnes grâces; mais je les séparerai; j’ai un moyen. Je vais écrire à miss Rebecca Sherrington, une lettre anonyme. Edwin m’a dit qu’elle est jalouse de Bess, depuis qu’il l’a conduite au Canada. Je tâcherai de me faire confier cette mission, et bien maladroit je serais ensuite, si je ne parvenais à obtenir les faveurs de ma belle inhumaine.

Enchanté de ce projet, qu’il regardait comme un bon tour joué à un camarade, Jules courut à sa tente pour le mettre à exécution.

Il écrivit la lettre, en se félicitant de son habileté et chargea un homme, qui allait faire des provisions au village voisin, de jeter le pli à la poste.

Moreau croyait n’avoir fait qu’une excellente mystification, l’imprudent! Mais il venait, par cette action irréfléchie, lâche, de souffler sur un feu qui devait bientôt causer d’épouvantables ravages.

Comme il rôdait autour de la tente, habitée par les Coppeland, des cris de joie, des hourras assourdissants annoncèrent la rentrée de John Brown au camp.

Jamais la figure, si grave habituellement, du chef, n’avait paru sombre à ce point.

Ses cheveux et sa barbe avaient encore blanchi.

On l’entoura avec respect, avec amitié. On craignait de l’interroger, car tel qu’un fer rouge, la douleur s’était imprimée sur son visage en caractères ineffaçables.

– Mes amis, dit-il d’une voix pénétrante, l’infortune est le lot de l’homme, c’est à ce creuset qu’il épure son âme. Bénissons donc la main du Très-Haut, alors même qu’elle nous frappe. Deux de mes enfants viennent de périr dans la guerre sainte que nous avons entreprise: l’un, fusillé, l’autre torturé par les esclavagistes qui l’ont traîné trente milles attaché à la queue d’un cheval! Le pauvre Frederick! il a succombé à cette horrible barbarie.

 

Mais je m’incline devant la volonté divine. Cette volonté nous ordonne de redoubler d’efforts et d’aller porter un grand coup, un coup décisif au foyer de l’esclavagisme.

Si nous restions davantage ici, nos ennemis nous y surprendraient en nombre trop considérable pour que nous pussions lutter avec eux, et, comme mes malheureux enfants, nous tomberions victimes de leur cruauté.

Abandonnons ces contrées où nous nous épuisons en stériles efforts, et rendons-nous dans les États du Sud J’y compte de nombreux amis. Je connais spécialement la Virginie. Une partie des habitants est pour l’abolition. Si nous parvenons à la soulever, le triomphe est certain, et nous aurons la gloire d’avoir extirpé de notre pays, le cancer qui lui ronge le sein. Voulez-vous me suivre?

– Oui, répondirent unanimement ses partisans.

– Eh bien, demain, nous partirons par divers chemins, et, vers le mois de septembre de l’année prochaine, nous nous réunirons dans les Montagnes-Bleues, au confluent du Potomac et de la Shenandoah!

– C’est entendu, dirent plusieurs abolitionnistes.

– Mais, que fera-t-on des esclaves enlevés à Battesville? demanda une voix dans la foule.

– Menez-les au Canada, dit Brown.

– Je m’en charge, fit Edwin Coppie.

– Non, pas vous, jeune homme, vous m’accompagnerez, répondit le capitaine; j’ai besoin de vos services. Mes fils, et votre ami Moreau, seront suffisants pour remplir cette mission. Ils viendront ensuite nous rejoindre.

– J’accepte, s’écria, avec empressement le Parisien.