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Le gibet

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XII. Les libérateurs

Je me garderai bien de dire que Pierre, l’inspecteur de l’habitation du major Flogger, était amoureux d’Elisabeth Coppeland. Ce serait stigmatiser ce mot divin, amour, sentiment trop noble, trop élevé, pour monter du bourreau à la victime.

Mais, par ce qui précède, on a vu que, comme son maître, Pierre n’avait su résister aux charmes fascinateurs de cette jeune fille. S’étant bravement mis en tête de lui imposer ses honteux désirs, il avait résolu de gagner par la terreur ce que Bess refusait à sa bienveillance.

– Je ne suis tout de même pas fâché de ce qui s’est passé, se disait-il, en se frottant les mains, après l’avoir quittée; le major croyait bien l’enlever le premier. Mais bernique! là où Pierre échoue, les autres perdent leurs droits. Si jamais quelqu’un peut se flatter d’avoir obtenu une préférence, ce sera moi. Je connais le secret pour attendrir les cœurs trop durs.

Il accentua ces derniers mots d’un sourire suffisant.

Puis il reprit, en se dirigeant vers la case des Coppeland:

– Oui, oui, je la connais cette panacée. Elle est infaillible. Il ne s’agit que de l’appliquer convenablement. Hé! hé! Pierre n’est pas tout à fait aussi niais qu’il en a l’air. Mettons-nous à l’ouvrage.

Il appela deux nègres qui traversaient la cour.

– Tom, Sam, venez-ici, vilaines têtes crépues.

Ceux-ci s’approchèrent d’un air timide.

– Suivez-moi, leur dit le commandeur, en ouvrant la porte de la case occupée par la famille Coppeland.

Ils obéirent sans se permettre une seule observation.

La case des Coppeland présentait alors un spectacle frappant qui exprimait éloquemment la misère morale de l’esclave à ses trois plus hautes périodes: le grand-père dormait ivre, la tête sur la table; c’était l’image du désespoir impuissant; le fils lisait la Bible d’un air distrait: celui-là n’avait pas encore désespéré; mais, – ver rongeur, – le Doute avait pris possession de son cœur; le petit-fils, John, le jeune homme au printemps de la vie, arpentait la chambre d’un pas fiévreux, en marmottant des blasphèmes. Cependant, tel qu’un éclair en un ciel chargé par la tempête, une pensée d’avenir, une pensée de liberté, flamboyait parfois dans ses yeux, illuminait parfois son sombre visage.

Alors, il allait à une fenêtre, plongeait ses regards vers l’ouest, où le soleil achevait d’éteindre son disque de feu, et il murmurait, l’ardent jeune homme:

– Prenons courage! ils viendront… bientôt… aujourd’hui, peut-être!… Leur promesse n’a pu être faite à la légère; j’y ai foi! Oui, ils nous délivreront, répétait-il pour la dixième fois, quand le commandeur entra, suivi de ses deux nègres.

– Attachez-moi solidement ces brigands-là, leur dit-il, en désignant du doigt les trois Coppeland.

Réveillé par le bruit, le grand-père souleva à grand-peine sa tête branlante, en fredonnant d’une voix éraillée:

 
Si nègre était blanc,
Li serait content…
 

Son fils l’interrompit et lut d’une voix menaçante ces mots du prophète Jérémie:

«Voici ce que dit le Seigneur des armées: Les enfants d’Israël et les enfants de Juda souffrent l’oppression; tous ceux qui les ont pris les retiennent et ne veulent point les laisser aller.

Leur Rédempteur est fort; son nom est: le Seigneur des armées; il défendra leur cause au jour du jugement, afin qu’il épouvante la terre et qu’il trouble les habitants de Babylone».

Pendant qu’il lisait, John était garrotté.

Un instant, le jeune homme songea à faire résistance; mais à quoi bon? Quelque volonté, quelque courage, quelque vigueur qu’il eût opposés, il aurait été vaincu, brutalisé, assassiné peut-être. Mieux valait subir patiemment encore sa mauvaise destinée et attendre, en silence, que l’heure de l’émancipation sonnât.

Néanmoins, lorsqu’on lui eut lié les mains derrière le dos, comme l’inspecteur Pierre frappait à coups de pieds son père, parce que celui-ci poursuivait la lecture de la Bible, John ne put s’empêcher de dire au premier:

– Lâche!

Cette injure fit sourire maître Pierre.

– Lâche! répéta John, vous n’oseriez pas… ce que notre Seigneur Jésus-Christ a souffert pour le rachat de nos péchés!

Soit que l’habitude de ces sortes de scènes l’y eût rendu insensible, soit que l’ivresse lui brouillât complètement le cerveau, le vieux Coppeland continuait sa chanson:

 
Mais la délivrance
Un jour viendra;
Li fera bombance.
Et li chantera:
 

.............................

– Silence, carcasse à cercueil! cria Pierre, en le poussant si rudement avec la main que le septuagénaire tomba lourdement sur le sol.

Par malheur, en faisant cette chute, sa tête porta contre le pied de la table, et il s’ouvrit le front.

Le sang coula à flots de sa blessure.

Aussitôt l’indignation de John éclata en un accès de rage inexprimable.

Ne pouvant faire usage de ses mains, il se précipita, tête baissée, sur le commandeur, et l’atteignit en pleine poitrine.

La violence du coup fut terrible: Pierre pâlit, chancela, s’affaissa sur lui-même.

Le croyant mort, les nègres qui l’avaient accompagné se mirent à pousser des cris de joie.

Mais, presque aussitôt il se releva et leur ordonna d’enchaîner aussi les deux autres Coppeland, en ajoutant:

– Ah! vous me payerez tout cela, racaille, et toi, John, ton compte est bon. Sois tranquille. Je vais faire expérimenter, sur ton échine, un nerf de bœuf plombé; tu m’en diras des nouvelles. En route, scélérats!

Les captifs furent entraînés dans la cour.

Sur l’injonction du commandeur, tous les nègres de l’habitation sortirent de leurs cases et se placèrent sur plusieurs rangs, les petits en avant, les grands derrière, autour de trois poteaux auxquels on avait fixé le malheureux Coppeland.

La nuit était arrivée.

Maître Pierre fit allumer des torches pour éclairer le drame dont il était l’ordonnateur.

Le major Flogger, sa fille, la douce Ernestine, et miss Rebecca Sherrington, qui venaient de prendre le thé, y assistaient, en devisant gaiement, sur un petit balcon élevé au-dessus de la porte d’entrée du pavillon.

Les autres spectateurs, esclaves, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de deux cents, étaient, pour la plupart, apathiques, indifférents.

Toutefois, dans la foule, on eût pu remarquer quelques visages irrités ou anxieux, des yeux qui se dirigeaient avec colère vers le balcon, des têtes qui se penchaient du côté où le soleil s’était couché et semblaient écouter attentivement.

Les impressions qui animaient les victimes se lisaient dans leur maintien: si John avait les traits contractés, la prunelle provocante, son père était calme, soumis, comme un martyr chrétien; son aïeul donnait des signes d’idiotisme.

Le crâne chauve, sanglant de ce dernier oscillait à droite, à gauche, son pied marquait machinalement la mesure, et sur ses lèvres errait le refrain:

 
Si nègre était blanc,
Li serait content.
 

Satisfait, sans doute, de sa mise en scène, le commandeur parcourut, d’un œil triomphant, les lignes des esclaves, et, avisant trois nègres robustes, d’une taille colossale, il les appela.

Cette invitation ne parut point leur être agréable, car ils quittèrent les rangs avec répugnance.

Pierre leur remit à chacun un fouet énorme qu’il s’était fait apporter.

Ces fouets étaient formés d’un manche en bois, long de deux pieds, et d’une corde, en nerf d’animal, grosse comme le pouce, garnie, de distance en distance, de balles de plomb, en guise de nœuds.

– Commencez par le vieux, dit Pierre, qui s’arma lui-même d’un fouet, hérissé de fines pointes d’acier, et souvenez-vous, ajouta-t-il en montrant cet instrument à ceux qu’il condamnait à l’office de bourreaux, souvenez-vous que si vous ne vous acquittez pas convenablement de votre devoir, je saurai vous aiguillonner, moi.

Pour donner plus de poids à ses paroles, le commandeur fit claquer son fouet.

Les trois nègres échangèrent un regard morne où se peignait l’horreur du rôle auquel les contraignait la tyrannie de leurs maîtres.

– À l’œuvre! qu’on cingle vivement, mais surtout qu’on se garde bien de briser les côtes! cria Pierre.

Les cordes plombées sifflèrent dans l’air, puis s’incrustèrent, en de profonds sillons, sur les épaules du vieux Coppeland.

 
Il chantonnait toujours:
Mais li nègre esclave,
Loin de son pays.
 

Bon nombre des noirs spectateurs frémirent; quelques femmes fondirent en larmes.

Mais sur le balcon, on ne cessait de causer avec un entrain charmant.

– Quelle délicieuse soirée, n’est-ce pas, ma cousine? disait miss Flogger.

– Vraiment oui; elle est toute pleine de parfums, répondit Rebecca.

– Et comme le ciel est pur! poursuivit Ernestine.

– Sous ce dais d’un bleu sombre tout diamanté d’étoiles, la flamme pourpre des torches dans la cour fait un effet ravissant, ne trouvez-vous pas? reprit Rebecca.

– Ah! soupira la première, quelle nuit d’amour!

Trois nouveaux coups de fouet résonnèrent.

La douleur arracha une plainte au vieillard; à cette plainte, le sang de John bouillonna dans ses artères; l’impétueux jeune homme fit un effort pour briser ses liens et voler au secours de son grand-père; mais, n’y pouvant parvenir, il exhala, dans sa fureur, des cris perçants qui allèrent glacer d’effroi la pauvre Elisabeth, au fond de son cachot.

– Bravo! disait le commandeur; tapez, tapez dur, mes gaillards! il y aura un verre de tafia pour votre peine!

– J’espère, pensait le major Flogger en fumant tranquillement son cigare, que cette punition sera d’un exemple salutaire. Si seulement cette petite Bess était ici, ça adoucirait peut-être ses sentiments. C’est une idée, il faut que je la fasse venir.

 

Se penchant sur la balustrade du balcon:

– Pierre, cria-t-il au commandeur.

– Monsieur!

– Où avez-vous mis cette fille?…

– Dans la chambre noire.

– Bien, allez la chercher.

– Mais, monsieur…

– Je veux qu’elle voie comment nous châtions les rebelles.

– J’y cours, répondit l’inspecteur.

Ni miss Flogger ni Rebecca Sherrington ne s’interposèrent pour prévenir cet excès de cruauté: elles babillaient chiffons.

Pierre remontait déjà avec Élisabeth le couloir du cachot, quand, soudain, plusieurs coups de sifflet retentirent aux environs de l’habitation.

Comme si c’était un signal convenu, une partie des nègres rompit immédiatement les rangs aux cris de:

– Vive la liberté! mort aux propriétaires d’esclaves!

Une voix éclatante domina toutes les autres.

– Vivent les Brownistes! disait-elle.

Cette voix, c’était celle de John Coppeland, dont les liens avaient été, sur-le-champ, tranchés par une main amie.

Un chœur immense répondit en écho:

– Vivent les Brownistes!

En ce moment, autour de la grille de l’habitation, apparaissait une troupe d’hommes blancs, à cheval.

Surpris, stupéfait, le major se demandait quel était le mot de cette énigme, en invitant, de la main, les jeunes filles à rentrer dans l’appartement.

Mais, tel était leur saisissement, qu’elles ne le comprirent pas.

La porte de la grille fut ouverte, et les cavaliers fondirent dans la cour.

À leur tête marchait un fier jeune homme, qui brandissait dans sa main droite un sabre nu.

– Edwin! murmura Rebecca Sherrington, en distinguant ce jeune homme.

– Que tous ceux qui veulent être libres nous suivent! dit-il, en s’adressant aux esclaves.

Alors, le major sembla recouvrer la parole.

– Fermez la porte! fermez la porte! et qu’on s’empare de ces misérables abolitionnistes, cria-t-il de toutes ses forces.

Quelques nègres voulurent lui obéir: d’autres se rangèrent du côté des nouveaux venus; d’autres parurent disposés à garder la neutralité.

Cela donna lieu à une bruyante confusion, plus facile à imaginer qu’à décrire.

Cependant, jusque-là, nul coup n’avait été frappé.

Le major s’était jeté dans son cabinet pour y prendre des armes.

– Suivez-nous, amis, et ne répandons pas inutilement le sang de nos frères! répéta Edwin Coppie.

Comme il prononçait ces mots, Pierre déboucha du couloir, accompagné par Elisabeth Coppeland.

Devinant au premier coup d’œil ce qui se passait, il arma un revolver qui ne le quittait jamais, visa un des cavaliers et lâcha la détente.

– Le sacripant! proféra Jules Moreau en essuyant, contre le pommeau de sa selle, sa main que la balle du commandeur venait d’érafler; le sacripant! il a failli m’estropier pour le reste de mes jours.

– À mort le commandeur! à mort! à mort! hurlèrent les nègres.

D’une nouvelle balle, Pierre tua un de ceux-ci; mais, avant qu’il eût pu faire une autre victime, il était renversé, poignardé, écrasé par la foule de ses ennemis.

À la lueur d’une torche, Edwin reconnut Elisabeth.

– Montez en croupe derrière moi, lui dit-il rapidement.

Elle aussi l’avait reconnu.

Elle s’élança sur le cheval du jeune homme.

– Mais pourquoi restez-vous donc là, imprudentes! dit aux jeunes filles le major Flogger, en reparaissant sur le balcon muni de carabines et de pistolets. Vous voulez vous faire égorger? ajouta-t-il.

Et il les repoussa vivement vers la pièce voisine.

Rebecca Sherrington jeta un regard vindicatif sur Elisabeth, qui tenait Coppie embrassé à la taille, puis elle murmura:

– Ah! je m’en doutais, je ne m’en doutais que trop; il aime cette négresse!

XIII. Fuite et poursuite

Pour effectuer le coup qu’il projetait sur l’habitation du major Flogger, Brown n’avait dépêché que vingt-cinq cavaliers. Mais il comptait sur le concours des esclaves de cette habitation, que ses espions sondèrent et excitèrent à la révolte aussitôt que l’entreprise fut décidée.

Le détachement comptait deux des fils de Brown dans ses rangs.

La troupe était à peine partie que le capitaine se sentit agité de funèbres pressentiments. Très pieux de son naturel, très versé dans les saintes Écritures, Brown croyait fermement aux révélations d’en-haut. Il avait même un certain penchant à la superstition.

Mais cette faiblesse, il s’efforçait de la céler au fond de son cœur, sachant bien que la moindre manifestation affaiblirait l’empire qu’il exerçait sur la bande sceptique et frondeuse dont il s’était entouré.

C’est pourquoi, malgré ses appréhensions, John Brown ne voulut point envoyer une troupe nouvelle, pour grossir le parti chargé de l’expédition de Battesville. Mais il résolut d’aller lui-même surveiller l’opération.

Sous prétexte d’une chasse, il confia la garde du camp à Cox, monta à cheval, après avoir renfermé dans son portemanteau un costume de trappeur nord-ouestier, et se dirigea vers la rivière Osage.

Quand il fut hors de vue des retranchements, John Brown endossa son déguisement.

Cela fait, il poussa vivement sur Battesville.

La nuit était venue quand il arriva dans le village.

Brown mit pied à terre pour rafraîchir son cheval et se faire indiquer la maison du major.

Mais comme il buvait lui-même un verre d’eau – seule boisson qu’avec le lait il se permît jamais – les accents lugubres du tocsin tombèrent lentement dans l’espace.

Et presque aussitôt retentirent les cris de:

– Fire! Fire! (Au feu! au feu!)

Ces cria étaient accompagnés d’un roulement de voix et d’un tintement de clochettes qui attirèrent hors de la bar[8] de l’hôtel tous les voyageurs.

Une légion d’hommes, couverts de casques en cuir bouilli et de chemises rouges, serrées à la taille par un pantalon en gros coutil, couraient, en traînant derrière eux une de ces magnifiques pompes à feu comme l’on n’en voit qu’aux États-Unis.

Ils étaient précédés et éclairés par deux coureurs munis de torches de résine, dont les lueurs sanglantes déchiraient les ténèbres de la nuit.

– Fire! Fire! hurlaient-ils de toute la force de leurs poumons.

– Où est le feu? demanda quelqu’un.

– Chez le major Flogger, fut-il répondu.

– Chez le major Flogger! Ah! pensa Brown, l’affaire est déjà faite. Encore une fois, j’ai été la victime de mes folles terreurs.

Il se hâta de payer son écot, sauta sur son cheval et suivit la multitude.

Après avoir tourné deux ou trois rues, il déboucha dans une plaine où une illumination immense, réfléchie dans le ciel, derrière un bouquet d’arbres, lui apprit qu’il approchait du théâtre de l’incendie.

Brown marcha jusqu’au bout de ces arbres.

Et là, aux clartés de la conflagration, il aperçut des gens à cheval qui montaient, à toute bride, le cours de l’Osage. Le capitaine, pensant que c’était les siens, lança sa monture à travers champs, et tâcha de rejoindre la troupe.

Mais elle avait plus d’un mille d’avance, et durant cinq heures, Brown ne réussit pas à gagner sur elle, quoique, grâce aux rayons de la lune, il pût aisément marcher sur sa piste.

Comme l’aurore se levait, il remarqua, en atteignant le faîte d’une colline, que les cavaliers avaient fait halte dans le fond de la vallée.

Quoique son cheval fût considérablement fatigué, Brown pressa le pas; et, bientôt, il rejoignit ceux qu’il cherchait.

Une cinquantaine de nègres les avaient suivis.

À l’arrivée de Brown, un hymne d’allégresse fut entonné par ces pauvres esclaves en son honneur. Chacun d’eux voulait le voir, le toucher, baiser un coin de son vêtement.

Quand leur enthousiasme se fut un peu calmé, le capitaine, rassuré sur le sort de ses fils, s’entretint avec Edwin.

– Comment cela s’est-il passé? lui demanda-t-il.

– Oh! fort bien.

– Mais vous avez eu tort de mettre le feu à l’habitation. Celui qui détruit le bien du Seigneur sans motif légitime, sera puni tôt ou tard.

– Ce n’est pas ma faute, répliqua Coppie. Une partie des esclaves voulait fuir avec nous. La majorité refusait la liberté que nous lui offrions; les premiers ont cru qu’en incendiant la maison, ils décideraient le reste.

– Vous auriez dû veiller à ce qu’ils ne commissent pas ce crime inutile, dit sévèrement Brown.

– Il m’a été impossible de les en empêcher, repartit Edwin. Après s’être emparés des chevaux qu’il y avait sur l’habitation, ils voulaient même assassiner leur maître, je les ai retenus.

– Vous avez eu raison, dit Brown. Mais il faut aviser à ce que nous ferons de ces noirs.

– Ne les conduirons-nous pas au camp?

– Au camp! Voulez-vous donc en faire un lieu de perdition?

– Je ne vous comprends pas, capitaine.

– Mon fils, tu es insensé. Quoi! tu mènerais ces femmes au milieu de nos hommes! Ne serait-ce pas y apporter la luxure et l’impureté? Souviens-toi que la tempérance est la mère de la force, comme la chasteté est la mère des saines décisions.

Coppie ne répondit pas. Après une courte pause, Brown reprit:

– Combien y a-t-il de femmes, parmi ces nègres?

– Une douzaine.

– C’est beaucoup, fit-il soucieusement. Nous garderons les hommes avec nous; mais ces femmes…

Ayant réfléchi un moment, il ajouta:

– Il les faudrait diriger sur le Canada. Mais nous n’avons maintenant ni le temps ni le monde nécessaire pour cela. Je verrai plus tard. En tout cas, ne demeurez pas davantage ici. Les esclavagistes doivent être sur notre piste. Remettez-vous en selle et prenez le chemin d’Ossawatamie.

– Ne viendrez-vous pas avec nous? s’enquit Edwin.

– Pas à présent. Mon cheval est exténué.

– On vous en donnera un autre.

– Non, dit Brown, vous n’avez que votre compte; je ne veux pas démonter un de ces malheureux nègres. Mais partez vite.

Coppie, connaissant la fermeté du capitaine dans ses déterminations, n’insista point. Mais les fils de Brown le supplièrent de ne pas les quitter.

– Mon esprit sera avec vous, leur dit-il. Dans peu de jours nous nous reverrons.

– Cependant, objecta Frederick, si les esclavagistes…

Brown l’interrompit en s’écriant d’un ton solennel:

– «Malheur à la nation perverse, au peuple chargé de crimes, à la race d’iniquité, à ces corrupteurs! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont blasphémé le Saint d’Israël; ils se sont éloignés de lui».

– Donnez-nous au moins votre bénédiction, dit Frederick, comme s’il pressentait qu’il voyait son père pour la dernière fois.

John Brown tressaillit: enveloppant ses deux enfants dans un regard d’amour profond, il leva la main sur eux et, d’une voix gravement émue:

– Au nom du Tout-Puissant, au nom de son fils mort dans les tortures pour racheter le monde du plus dégradant des esclavages, du péché, enfants, je vous bénis. Puissiez-vous vivre longtemps, en paix et en santé, dans l’amour de la vertu et de votre prochain!

Après ces mots, il serra avec effusion la main à chacun d’eux. Les fugitifs et leurs libérateurs remontèrent à cheval. Edwin Coppie donna le signal du départ, et la caravane ne tarda pas à disparaître dans les brumes du matin.

Quand ils se furent éloignés, Brown ouvrit sa Bible au livre 1er d’Isaïe, et tandis que son cheval broutait le gazon de la vallée, il lut le chapitre V, où se trouve cette terrible prédiction:

16. Le Dieu des armées sera exalté dans ses jugements; le Dieu saint signalera sa sainteté par des vengeances.

17. Des étrangers dévoreront ces champs abandonnés par des maîtres avares; ils y feront paître leurs troupeaux.

18. Malheur à vous qui traînez l’iniquité comme de longues chaînes, et le péché comme les traits d’un char.

19. Qui osez dire au Seigneur: Qu’il se hâte, que son œuvre commence devant nous, et nous la verrons: qu’il approche, que les conseils du Saint d’Israël nous soient manifestés, et nous les connaîtrons.

20. Malheur à vous qui appelez le mal le bien, et le bien le mal: qui changez les ténèbres en lumière, et la lumière en ténèbres; l’amertume en douceur, et la douceur en amertume!

21. Malheur à vous qui êtes sages à vos propres yeux! Malheur à ceux qui croient à leur prudence!

22. Malheur à vous qui mettez votre gloire à supporter le vice, et votre force à remplir des coupes de liqueurs enivrantes.

23. Qui justifiez l’homme inique à cause de ses dons, et qui ramenez l’innocent à la justice!

24. C’est pourquoi, comme le chaume est consumé, dévoré par les flammes, ainsi ce peuple sera séché jusque dans ses racines, et sa race sera dissipée comme la poussière: il a répudié l’alliance du Seigneur, il a blasphémé la parole du Saint d’Israël.

 

25. La colère du Seigneur va éclater contre son peuple; il appesantira sa main sur lui; il l’a frappé; les montagnes se sont ébranlées; répandus comme la boue, les cadavres ont couvert les places. Et en cela la colère du Seigneur n’est pas satisfaite, sa main reste encore étendue.

26. Alors, le Soigneur élèvera son étendard à la vue des nations éloignées; un sifflement s’entendra des extrémités de la terre, et voilà qu’un peuple accourra aussitôt».

À ce passage, Brown s’arrêta et s’enfonça dans une méditation profonde.

Le souffle divin l’avait inspiré. Il prévoyait l’épouvantable catastrophe que son bras avait soulevée dans le Nouveau-Monde.

Immense responsabilité, que celle-là!

Un instant, le chef des abolitionnistes en fut effrayé. Mais rassuré bientôt par l’esprit d’équité qui le guidait, il s’écria avec l’enthousiasme de la conviction religieuse:

– Dieu le veut! Dieu l’ordonne! Il a daigné me choisir pour être l’instrument de ses desseins; que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel!

Puis il retomba dans sa rêverie, mais pour quelques minutes seulement, car il en fut tiré par un bruit sourd qui partait du faîte de la colline.

Levant les yeux, Brown découvrit une troupe de cavaliers.

– Ce sont des esclavagistes de Battesville. Ils poursuivent nos hommes, pensa-t-il, mais sans faire un mouvement pour se cacher.

Les cavaliers descendirent à fond de train dans la vallée.

Ils étaient armés de pied en cap.

À leur tête galopait un officier supérieur, portant l’uniforme des milices de l’Union.

C’était le major Flogger.

Dès qu’il aperçut Brown, il dirigea son cheval sur lui.

Étendu sur l’herbe, au pied d’un arbre, le capitaine abolitionniste avait l’air d’un chasseur livré aux douceurs du repos.

Mais, autour de lui, des traces nombreuses disaient clairement qu’une grosse bande d’hommes et de chevaux avait quitté l’endroit depuis peu.

– Eh! étranger? dit le major en touchant le prétendu dormeur de la pointe de son sabre.

– Qu’y a-t-il? demanda Brown, se frottant les yeux comme s’il s’éveillait en sursaut.

– Avez-vous passé la nuit là? reprit Flogger.

– La nuit! non; je suis arrivé il y a deux heures. Mais qu’est-ce que ça vous fait?

– C’est peut-être un Browniste, insinua un des compagnons du major.

– Ah! vous cherchez Brown! il fallait donc le dire, fit le capitaine avec un air de franchise parfaitement simulé.

– Eh bien, Brown? questionna Flogger.

– Oh! il n’est pas loin d’ici; je le connais.

– Mais où est-il?

– Il y a une heure, j’ai déjeuné avec ses gens qui avaient pillé et incendié la maison d’un propriétaire d’esclaves, à ce que j’ai entendu… les gredins!

– Et vous avez déjeuné avec eux? fit le major d’un ton rude.

– Oui, j’avais faim, car j’arrive des Montagnes-Rocheuses. Depuis deux jours je manquais de provisions. Ils m’ont donné un morceau de biscuit et de viande boucanée.

– Ils avaient des nègres avec eux, n’est-ce pas?

– Je crois bien; une centaine au moins!

– Les scélérats! Oh! si nous les rattrapons, leur compte sera bon! maugréa le major entre ses dents.

– Mais où sont-ils allés? dit un des cavaliers.

– Ils ont traversé l’Osage et pris vers l’est.

– Conduisez-nous, étranger, reprit le major. Il y aura cent piastres de récompense pour vous, si nous les rejoignons.

– Vous conduire, monsieur, impossible! dit le faux trappeur. Cent piastres, c’est un beau denier. J’en aurais bien besoin pour renouveler mes provisions de poudre et de plomb; mais j’attends mon frère, à qui j’ai donné rendez-vous ici. Nous allons à Saint-Louis acheter des munitions. Si vous vouliez patienter une heure ou deux, j’irais volontiers avec vous pour moitié prix, car je ne l’aime pas, votre capitaine Brown! Il ne m’a pas seulement offert un pauvre verre de whiskey.

– Vous dites qu’ils ont franchi la rivière et marché vers l’est.

– Oui, répliqua-t-il hardiment, en indiquant sur le rivage une place foulée aux pieds, où ses gens avaient fait boire leurs chevaux; oui, ils ont passé là.

– Merci, étranger, reprit le major Flogger. Allez à Battesville; quoiqu’une partie de ma maison ait été brûlée par ces brigands, vous y trouverez encore un logement convenable pour vous reposer, vous et votre frère, et du rhum pour boire à ma santé.

– Bien obligé, monsieur, dit Brown en ôtant son chapeau; bien obligé; votre invitation n’est pas de refus; nous en profiterons.

Là-dessus, le planteur fit volte-face et lança son cheval au milieu de l’eau. Derrière lui se foulaient une centaine de cavaliers, qui s’empressèrent d’imiter son exemple, sans soupçonner un instant qu’ils avaient pu être mystifiés par leur adroit ennemi.