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IV. Le Kansas et les Brownistes

Le Kansas est, présentement, l’État le plus occidental de l’Union américaine. Sa superficie atteint 250 000 kilomètres carrés. Il a pour bornes, au nord le Nebraska, à l’est les États de Missouri et d’Arkansas, au sud et à l’ouest les montagnes Rocheuses et le Nouveau-Mexique.

Un Français, nommé Dustine, remonta le premier, en 1720, la rivière qui lui donne son nom. Ce pays faisait partie de nos possessions louisianaises. Il fut cédé, en 1803, avec elles, aux États-Unis par Napoléon Bonaparte, qui commit alors une des plus grandes fautes de son règne.

«Abandonné aux tribus indigènes qui venaient mettre leur indépendance sous la protection de ses vastes solitudes, rarement visitées par les voyageurs, ce n’est que dans ces derniers temps que le pionnier américain, précurseur des immigrants, est venu y planter sa tente».

Composées de grasses et fécondes vallées qu’arrosent des cours d’eau superbes, comme le Kansas, l’Arkansas, la Plata et une foule de petites rivières, favorisées par un climat tempéré, traversées par les deux grandes voies de communication qui sont habituellement fréquentées pour aller, par terre, de l’Atlantique au Pacifique, on s’étonne que cette région n’ait pas été plus tôt ouverte à l’industrie.

Il est difficile de concevoir, s’écrie un touriste, que pendant des milliers d’années cette contrée ait été un désert inculte et solitaire[3].

En 1855, elle n’avait cependant pas encore été admise à la dignité d’État et n’était qu’un simple territoire, sans législature particulière. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le théâtre du mouvement politique dont tout le reste de la république fédérale ressentait le contrecoup. Deux partis considérables s’y disputaient, avec acharnement, la suprématie: celui-ci défendait l’esclavage de toutes ses forces, celui-là le repoussait avec énergie; et l’on sait que telle est la cause du différend qui existe depuis plus d’un demi-siècle entre les Américains du Nord et les Américains du Sud.

Durant l’exercice législatif de 1853-54, M. Douglass, sénateur au congrès pour l’Illinois, était parvenu à faire voter un bill, lequel, abrogeant un acte antérieur, célèbre sous le titre de compromis du Missouri, autorisait l’introduction de l’esclavage dans le Kansas.

L’adoption de ce bill poussa à son comble l’animosité des deux partis. Ils rivalisèrent d’efforts pour s’emparer du pays, en y établissant des défenseurs de leurs opinions respectives. Ainsi, sous le prétexte d’une immigration légitime parfois, et parfois sans déguisement aucun, on érigea, dans la Nouvelle-Angleterre et les autres sections du Nord, un système de propagande auquel, par des moyens analogues, le Sud opposa une résistance déterminée. Il en résulta d’abord un développement aussi soudain qu’inouï de la population du Kansas; puisque, quand cette population fut assez nombreuse pour justifier une organisation politique, et que les adversaires (les uns réclamant l’abolition de l’esclavage, les autres son introduction) vinrent éprouver leurs forces au scrutin, il s’éleva des rixes, des combats qui prirent le caractère de la guerre civile avec toutes ses horreurs. La querelle s’envenima bientôt. Et les factions se servirent de tous les moyens bons ou mauvais pour obtenir gain de cause.

En 1855, leur irritation, leur fureur, étaient à leur comble.

À cette époque, dans une ferme sur la frontière du territoire et du Missouri, vivait un homme avec ses sept fils.

Cet homme était dans la force de l’âge. Il avait cinquante-cinq ans. Sa physionomie était hardie: elle respirait l’intelligence, mais dénotait l’opiniâtreté. Doué d’une constitution musculeuse, d’un esprit solidement trempé, il était propre aux grandes fatigues physiques et morales. Son regard sombre et triste s’éclairait parfois d’une mansuétude infinie. Mais, ordinairement, il inquiétait et fatiguait.

Assurément, une pensée dominante, pensée de tous les instants, de toute l’existence, absorbait cet homme.

Il se nommait John Brown mais on l’appelait communément le capitaine Brown ou le père Brown (old Brown).

Le capitaine Brown était la terreur des esclavagistes, l’espoir de abolitionnistes.

Depuis bien des années, il combattait de la voix et des bras pour l’émancipation des nègres.

«Celui qui dérobera un homme et le vendra sera mis à mort», répétait-il fréquemment, – d’après Moïse, – à ses enfants.

Sa vie avait été un roman en action. Il la devait terminer en héros de l’antiquité.

Né en 1800 à Torringhton, petit village du Connecticut, il descendait en droite ligne de ces Pères Pèlerins (Pilgrims Fathers) qui vinrent, en 1620, chercher dans l’Amérique du Nord un refuge contre les persécutions auxquelles leur secte était en butte dans la Grande-Bretagne.

John Brown était âgé de six ans quand son père quitta le Connecticut pour se fixer dans l’Ohio.

Là, il reçut une éducation sévère, dont les pratiques de la religion protestante constituèrent la base principale.

À seize ans, il se fit recevoir membre de l’Église congrégationaliste d’Hudson.

«À dix-sept ans, dit un de ses biographes, nous le trouvons faisant ses études pour le ministère académique de Morris Academy. Une inflammation chronique des yeux le força à abandonner cette carrière. Son précepteur, le révérend H. Vaille, dit que c’était le plus noble cœur qu’il eût jamais rencontré.

À vingt et un ans, John Brown épousa, en premières noces, Dianthe, fille du capitaine Amos Lusk.

En 1827 ou 28, il alla s’établir à Richmond, comté de Crawford[4]. En 1831, il eut le malheur de perdre sa femme.

Ce fut à partir de cette époque que ses idées commencèrent à se fixer sur les horreurs de l’esclavage et à chercher les moyens d’y mettre un terme.

Son fils John dit, dans une lettre écrite le 3 décembre 1859, le lendemain du martyre de son père: «Ce fut immédiatement après la mort de ma mère que j’entendis mon père dire pour la première fois, qu’il était résolu à vivre pour venir en aide aux opprimés».

Ces paroles semblent indiquer que Brown fut profondément affecté par la mort de sa femme, et qu’il pensa un instant ne lui point survivre.

Quoi qu’il en soit, à Richmond, capitale de la Virginie, au foyer de l’esclavage, il apprit à juger cette détestable institution; jura de consacrer le reste de ses jours à son anéantissement.

Dès lors, il prêche l’émancipation; mais il prêche dans le désert. On ne l’écoute pas, ou bien on lui impose silence, on le menace; sa vie est en péril.

Sans se laisser intimider, il sonde plus avant la question et découvre que l’abaissement du niveau intellectuel chez les nègres, tout autant que la cupidité et la perversion du sens moral chez les propriétaires, sont les aliments de la servitude.

Et le voici qui formule les aphorismes suivants, dont la vérité perce en traits de feu:

1° Les droits de l’esclave à la liberté ne seront jamais respectés, encore bien moins reconnus, tant qu’il ne se montrera pas capable de maintenir ses droits contre l’homme blanc.

2º Les qualités nécessaires pour maintenir ses droits sont l’énergie, le courage, le respect de soi-même, la fermeté, la foi en sa force et en sa dignité; mais ces qualités ne peuvent être acquises par l’esclave que dans une lutte armée pour rentrer dans ses droits.

3° Lorsqu’un peuple, tombé entre les mains de brigands, a, par suite de plusieurs années d’oppression, perdu ces qualités, il est non seulement du droit, mais du devoir de l’homme blanc de travailler en faveur de ce peuple, de verser le baume et l’huile dans ses plaies et de le soutenir jusqu’à ce qu’il puisse marcher tout seul.

«Depuis 1831, jusqu’en 1854, dit encore M. Marquand, nous trouvons John Brown occupé à réaliser sa grande idée. Quoique à peu près seul à l’œuvre, rien ne le rebute; il arrache à l’esclavage un grand nombre de nègres et brave tous les dangers pour les assister dans leur fuite».

Le bruit des troubles qui ont éclaté dans le Kansas parvient à ses oreilles. Il voit là, une excellente occasion de faire prévaloir ses doctrines, et abandonnant immédiatement la Virginie, il vole offrir son grand cœur aux abolitionnistes.

C’est pourquoi, dès 1855, il apparaît avec ses sept garçons sur les bords du Missouri, où l’a précédé une réputation colossale.

En arrivant dans le Kansas, il acheta une ferme, puis monta une scierie et en commença l’exploitation.

Mais il ne tarda guère à essuyer les violences des esclavagistes.

Un soir, entouré de sa robuste famille, il faisait, suivant son habitude, la lecture d’un passage de la Bible, lorsqu’on heurta brusquement à la porte de l’habitation.

– Entrez, dit Brown, de sa voix calme et ferme.

La porte s’ouvrit pour donner accès à Edwin Coppie.

Le jeune homme était essoufflé, hors d’haleine.

Les fils de Brown l’interrogèrent d’un regard anxieux. Mais le père continua froidement sa lecture:

«Ils immolent des bœufs en mon honneur et ils se rendent homicides; ils font couler le sang des agneaux et ils offrent des chiens en sacrifice, vos offrandes sont pour moi comme des animaux immondes, votre encens comme l’encens des idoles. Vous n’avez pas abandonné vos vices, et votre âme s’est réjouie dans vos abominations.

Je choisirai des maux pour vous; je ferai tomber sur vos têtes les fléaux que vous craignez. J’ai appelé, nul ne m’a répondu. J’ai parlé, qui m’a entendu? Ils ont fait le mal en ma présence; ils ont choisi ce que je n’ai pas voulu».

Pendant ce temps, Edwin s’était remis.

– Capitaine, dit-il en s’approchant de Brown.

– Je t’écoute, mon fils, répondit celui-ci en fermant le livre sacré et en posant un signet à la place où il avait suspendu sa lecture.

– Capitaine, reprit Coppie, les esclavagistes ont dévasté les terres que vous possédiez près de Lexington, brûlé les récoltes, enlevé les troupeaux et égorgé les bergers.

 

À ces mots, les fils de Brown se levèrent tous ensemble et se précipitèrent sur des armes pendues aux parois de la chambre où se passait cette scène.

– Paix, mes enfants, paix, fit-il avec un geste de la main pour modérer leur fougue; paix! Le juste a dit:

«La patience est une grande sagesse: l’homme emporté manifeste sa folie».

Puis, s’adressant à Coppie:

– Combien y a-t-il de temps que cela s’est passé?

– Dans la nuit d’hier je chassais avec Cox aux environs; j’ai pu voir nos ennemis qui se retiraient en emmenant leur butin. Hamilton les commandait.

– Cet Hamilton!… Ah! qu’il ne tombe jamais à portée de ma carabine ou de mon couteau-bowie, s’écria le fils aîné de Brown.

– Silence! lui commanda sévèrement son père; c’est la justice et non la vengeance que nous devons exercer. «Ne dis point: je me vengerai, attends le Seigneur, et il te délivrera».

Le jeune homme baissa respectueusement la tête, et Brown continua:

– Dites-moi, Coppie, de quel côté sont-ils allés?

– Ils se sont réfugiés vers la rivière Kansas.

– Étaient-ils nombreux?

– Vingt-cinq ou trente.

– Vingt-cinq ou trente, répéta le capitaine d’un ton rêveur.

Il réfléchit pendant une minute; puis, promenant un coup d’œil satisfait sur les sept hercules que la nature lui avait donnés:

– Mes enfants, demanda-t-il, vous sentez-vous de taille, en y joignant nos amis Coppie, Cox, Hazlett, Stevens et Joe, à vous mesurer avec les vingt-cinq bandits qui ont saccagé nos biens, massacré nos serviteurs?

– À l’instant, père! clamèrent-ils à l’envi.

– Que le Dieu d’Israël vous bénisse, et qu’il vous protège contre nos ennemis, car nous allons sans tarder marcher sur eux, dit le vieux Brown en levant les yeux au ciel.

– Amen! répondirent les assistants.

– Mais où sont les autres? interrogea encore le capitaine.

– Cox et Hazlett sont restés près de Lexington pour surveiller les esclavagistes; Stevens et Joe m’accompagnent. J’ai couru un peu, afin de vous prévenir plus tôt. Sans cela, ils seraient arrivés avec moi.

– En route donc! dit Brown en examinant les amorces de sa carabine.

Chacun de ses fils s’arma d’un fusil à deux coups, d’une paire de revolvers, d’un couteau à double tranchant, d’une hache; chacun remplit de munitions et de provisions de bouche une gibecière en peau de daim, et la petite troupe sortit de la ferme, le vieux Brown en tête.

La porte de l’habitation ne fut pas fermée, car on savait que l’on n’y reviendrait pas et qu’avant deux jours l’ennemi l’aurait brûlée.

Au moment du départ, le soleil se couchait sous un épais rideau de nuages noirs avec de larges franges orangées; le vent soufflait par rafales bruyantes; du sud-ouest, comme un écho de l’Océan courroucé, montaient les grondements de la foudre; tout faisait présager une nuit sombre, tempétueuse.

V. L’expédition[5]

Presque au sortir de la ferme, la bande s’engagea dans un chemin creux, qui courait le long d’une petite rivière. Des rochers énormes, tantôt à pic, tantôt surplombant le sentier, et tantôt fuyant en arrière par un angle aigu, bastionnaient la passe d’un côté, tandis qu’une immense prairie, dont les herbes dépassaient de plusieurs pieds la tête des voyageurs, l’encaissait de l’autre côté.

Cette passe, connue de John Brown et de ses fils seulement, menait à la rivière Kansas; mais elle se bifurquait plusieurs fois avant d’y aboutir.

Quoiqu’elle fût au ras du sol de la prairie, on se serait cru à vingt mètres sous terre, tant les sons d’en haut descendaient sourds et profonds.

Les mugissements du vent y parvenaient à peine; les cimes des longues tiges herbacées frémissaient, grésillaient avec un bruit monotone, irritant et fouettaient les piétons à la face. Mais les roulements du tonnerre se faisaient plus imposants dans l’étroit sentier. Son rempart de granit en tremblait. On eût pu craindre qu’il ne s’écroulât sur les audacieux qui bravaient ainsi les fureurs de l’ouragan.

À ces voix lugubres, ajoutez, d’intervalle en intervalle, la plainte aiguë de quelque nocturne habitant des airs, ou un rugissement qui glace les bêtes d’épouvante et fait frissonner les hommes les plus hardis, le rugissement du carcajou; l’animal sanguinaire s’il en fût, l’ennemi caché qui peut à chaque pas fondre sur vous et vous trancher l’artère jugulaire avant que vous ayez même songé à vous défendre, – le tigre du désert américain, en un mot.

Dans la gorge on ne distinguait ni ciel ni terre. Le vieux Brown n’en marchait pas moins d’un pas assuré.

Ses compagnons, auxquels s’étaient joints deux autres hommes, Hazlett et Cox, les suivaient deux à deux.

Près d’Edwin Coppie se tenait un des fils du capitaine.

Ce jeune homme, nommé Frederick, mais que par abréviation on appelait familièrement Fred, était l’ami intime de l’amant de Rebecca Sherrington.

Quoiqu’ils se connaissaient depuis quelques mois seulement, le partage d’une vie de travaux, fatigues et dangers communs, plus encore peut-être que la convenance des humeurs et la similitude des goûts, les avait promptement amenés à des confidences mutuelles.

Ils ne gardaient rien de caché l’un pour l’autre.

– Enfin, dit Edwin à Frederick, j’éprouve un instant de joie sans mélange.

– Vraiment! fit celui-ci, je croyais que loin de miss Sherrin…

– Ne parlons pas d’elle, ne parlons pas d’elle, interrompit Coppie; vous gâteriez tout mon plaisir.

– Alors, je ne vous comprends pas!

– Vous ne comprenez pas que je vois arriver avec bonheur le moment de me venger des scélérats qui m’ont ruiné!

– Vous connaissez les idées de mon père sur la vengeance.

– Sans doute, Fred, sans doute; mais lui-même n’en cède pas moins en cet instant à un désir de se venger du mal qu’on lui a fait.

– Pas si haut, mon cher, je ne voudrais pas qu’il nous entendît.

– Pour moi, reprit Edwin, je hais l’esclavage, vous le savez; j’ai appuyé mes opinions par des actes, je les appuierai encore; mais…

– Miss Sherrington en épousera un autre, dit gaiement Frederick.

Coppie tressaillit.

– Laissons miss Sherrington, je vous en prie, dit-il.

– Du tout, du tout; j’en veux causer avec vous, répondit son interlocuteur qui prenait plaisir à le taquiner.

– C’est un sujet qui ne me plaît point à cette heure, répliqua Edwin d’un ton brusque.

– Auriez-vous fait le serment que son père exigeait de vous?

– Jamais!

– Alors…

– Chut! fit Coppie.

– Qu’y a-t-il?

– J’entends du bruit. On dirait des cavaliers…

– Vous vous trompez, dit Frederick, ce ne sont pas des cavaliers, mais nos chevaux.

– Vos chevaux?

– Oui, une dizaine de chevaux que mon père a parqués ici dans une clairière et où ils sont en sûreté contre l’ennemi.

– Challenge (qui vive)! cria tout à coup une voix forte dans l’obscurité.

– Brown, répondit le capitaine en s’arrêtant.

Le reste de la bande imita ce mouvement.

– Le mot d’ordre? demanda-t-on encore.

– Esclave, dit Brown.

– Émancipation, ajouta le premier.

Une lanterne brilla dans les ténèbres et un nègre, d’une taille gigantesque, parut à l’entrée d’une grotte naturelle, formée par les rochers.

Cet individu, qui mesurait près de sept pieds de haut, était hideusement défiguré.

Il avait le corps énorme en proportion de sa taille, et la moitié du visage bouffi; mais l’autre moitié sèche, ridée, laissait percer les os; une partie de la mâchoire paraissait à nu, et pour surcroît de hideur, l’orbite de l’œil était vide.

Ces mutilations, ces cicatrices affreuses, le nègre les devait à son évasion.

Esclave chez un planteur, à l’embouchure du Mississipi, il brisa ses fers et s’enfuit. Mais poursuivi et serré de près, il ne vit d’autre moyen d’échapper à ses bourreaux qu’en se jetant dans un marais.

La fange était si profonde, si épaisse que le pauvre Africain enfonça jusque au-dessus des aisselles; il ne put sortir du bourbier.

Il resta pendant deux jours dans cette horrible position, sans boire ni manger, exposé à un soleil tropical qui lui brûlait le crâne.

Ce n’était pas assez; un crabe monstrueux s’attaqua à cette victime sans défense et lui rongea tout un côté de la face. Il lui eût dévoré la tête entière, si un autre esclave marron n’était venu au secours de son camarade.

Arraché à l’abîme, à une mort atroce, le premier guérit, et finit, après mille nouveaux périls, par atteindre le Kansas, où Brown le prit à son service. C’était une nature bonne, dévouée, mais grossière, peu intelligente et faite pour obéir.

– Qu’y a-t-il de nouveau, César? questionna Brown.

– Rien, massa; chevaux bonne santé, César aussi; li ben content de voir vous.

Et il se prit à rire.

Les contractions de ce rire, en étirant son faciès, le rendirent plus repoussant encore.

– Vous allez seller les chevaux, continua le capitaine, et, quand ce sera fait, vous vous disposerez à nous accompagner.

Les rires du nègre redoublèrent. Il sauta d’allégresse.

– Dépêchez-vous, car nous sommes pressés, mon ami, lui dit doucement Brown.

César s’élança aussitôt vers un parc, qu’à la lueur de la lanterne, on apercevait à une faible distance.

Coppie remarqua qu’il était dans une éclaircie dont les limites se perdaient au sein des ombres, mais qui s’appuyait à la barrière rocheuse de la petite rivière.

– Mes enfants, dit Brown, je vous engage à vous restaurer, car nous ignorons quand et où nous pourrons prendre un repas demain.

Les jeunes gens avaient emportés dans leurs gibecières quelques morceaux de venaison fumée.

Ils s’assirent à l’entrée de la grotte et se mirent à manger de bon appétit.

Quant à leur père, il refusa de prendre de la nourriture. Mais, se plaçant sur un quartier de roche, il approcha de lui la lanterne que César avait laissée à leur disposition, ouvrit sa Bible qui ne le quittait jamais, et lut à voix haute le chapitre LX d’Isaïe:

«Lève-toi, Jérusalem, ouvre les yeux à la lumière; elle s’avance la gloire du Seigneur; elle a brillé sur toi».

On l’écouta dans un religieux silence.

Quelle peinture que celle de ces jeunes gens vêtus et armés comme des brigands, adossés à des falaises abruptes, dans un lieu effroyablement sauvage et dans une nuit orageuse, à peine trouée par les faibles rayons d’une lanterne, prêtant, – tout en soupant sans bruit, – une oreille pieuse à la parole de Dieu transmise par un homme à l’air noble et sévère, mais dont l’équipement annonce des intentions aussi meurtrières que les leurs.

Au bout d’une demi-heure, César revint avec dix chevaux sellés. Brown et chacun de ses enfants les montèrent aussitôt.

Les quatre hommes, demeurés à pied, sautèrent en croupe derrière ceux des fils du capitaine avec qui ils étaient le plus liés.

– César, dit le chef au nègre, prends aussi place sur ma jument.

– Non, massa, pas m’asseoir à côté de vous, courir devant, avec lanterne, répondit-il.

Et, saisissant le falot, il partit à toutes jambes en avant de la caravane.

– Mon cœur bat comme si j’allais à un rendez-vous d’amour, dit Coppie à Frederick, dont il avait enfourché le cheval.

– Si miss Rebecca vous entendait! fit celui-ci en riant.

– Ah! je ne pense plus à elle.

– Ni à votre mariage?

– Non; depuis que je me suis joint à vous pour combattre les partisans de l’esclavage, je n’ai plus qu’un désir, plus qu’une passion.

– Votre vengeance!

– Peut-être, repartit-il d’un ton rêveur.

– Taisez-vous dans les rangs! ordonna Brown.

On lui obéit.

Durant plus de trois heures, les cavaliers continuèrent d’avancer au petit trot sans échanger une parole et sans que cette course prolongée parût fatiguer César.

Ce fut lui qui le premier rompit le silence.

– Massa, nous arriver près rivière Kansas, dit-il, en éteignant sa lanterne.

Une zone blanchâtre apparaissait à l’orient; les caps diminuaient en élévation, les herbes de la prairie devenaient plus courtes, plus drues et la route ondulait sur un coteau doucement incliné.

Brown appela Coppie près de lui.

– Vous connaissez, lui dit-il, le lieu où nous sommes.

– Oui; Lexington doit se trouver à cinq ou six milles à notre gauche, sur l’autre rive du Kansas.

– C’est cela. Alors, Stevens et Joe sont près de nous.

– Je le crois.

– Êtes-vous convenu avec eux d’un signal particulier de ralliement?

– Il a été convenu entre nous que je les avertirais de votre venue en imitant le cri du coq de prairie.

 

– Faisons une halte et voyons s’ils sont toujours à leur poste.

On arrêta les chevaux; Edwin se mit à glousser avec tant de perfection qu’on eût juré qu’un tétras saluait le réveil de l’aurore.

Des gloussements semblables lui répondirent tout de suite, et, peu après, deux hommes s’approchèrent des cavaliers.

C’étaient ceux que l’on attendait.

Toute la journée, ils avaient surveillé le parti esclavagiste. Il était campé sur la rive opposée du Kansas et plongé, sans doute, dans l’ivresse, car il avait passé la plus grande partie de la nuit à boire et à chanter.

Brown décida qu’il fallait profiter de cette circonstance pour l’assaillir à l’improviste.

S’étant fait préciser le lieu exact où ses ennemis avaient bivouaqué, il remonta le cours du Kansas à un quart de mille plus haut.

Stevens et Joe enfourchèrent deux des chevaux qui ne portaient qu’un seul cavalier, et la troupe se précipita dans les eaux de la rivière.

Les montures étaient vigoureuses. Il ne leur fallut pas plus d’un quart d’heure pour les franchir, malgré la rapidité du courant.

Le jour se levait lorsque les Brownistes atteignirent le bord méridional.

Ayant renouvelé les amorces de leurs armes, ils tournèrent lentement et avec précaution un bouquet de bois, derrière lequel leurs adversaires avaient campé.

Coppie, Cox, Hazlett, Stevens, Joe, mirent pied à terre et coupèrent à travers le bois, afin d’attaquer l’ennemi sur les deux flancs.

Mais cette tactique était superflue.

Fatigués par la veille et gorgés de whiskey, les esclavagistes dormaient si profondément qu’un bon nombre ne s’éveillèrent qu’aux premiers coups de fusil.

Une dizaine furent tués sur-le-champ; les autres s’enfuirent et se dispersèrent dans la campagne, sans avoir même riposté aux agresseurs.

Les jeunes gens voulaient les poursuivre, mais le chef s’y opposa.

– Ne frappez pas un ennemi vaincu! leur dit-il.

Cette victoire avait été l’affaire de quelques minutes.

Dans le camp, on trouva les bestiaux que les esclavagistes avaient enlevés à Brown; et, de plus, une quantité d’armes considérable, ce qui fit présumer que le parti défait attendait des renforts pour les équiper.

Le capitaine interrogea un nègre qui n’avait été que légèrement blessé.

D’abord ce nègre refusa de répondre; mais, menacé d’être fusillé s’il persistait dans son mutisme, il déclara que les troupes commandées par le capitaine Hamilton en personne, comptaient sur une centaine d’auxiliaires qu’on devait lui dépêcher du Missouri pour investir la ville de Lawrence, quartier général des abolitionnistes.

– Enfants, cria alors Brown d’une voix prophétique à ceux qui l’entouraient, je vous le répète, l’épée est tirée du fourreau, elle n’y rentrera que quand le droit des noirs aux mêmes libertés que celles dont jouissent les blancs aura été reconnu dans le monde!

Comme il achevait ces mots, les notes stridentes du clairon retentirent.

Tous les regards se portèrent vers l’ouest.

Un fort détachement de cavalerie descendait bride abattue, sabre en main, la rive droite du Kansas.