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L'île de sable

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VI. EXÉCUTION

Le lendemain, dans l'après-midi, le Castor présentait un triste spectacle.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud. La grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du navire, mais le contraste même de ces majestueuses beautés ajoutait à la mélancolie de la scène que nous allons décrire.

Assis sur une estrade, revêtu de son costume de gouverneur général du Canada, et ayant à sa droite le pilote Chedotel, à sa gauche le vicomte Jean de Ganay, le marquis Guillaume de la Roche promène sur l'Océan un regard attristé. A ses pieds, enchaînés deux à deux, et entourés de marins le mousquet chargé, se tiennent tous les proscrits, à l'exception du faux Yvon. Au-dessus de leurs têtes, accrochés aux vergues se balancent huit cadavres, parmi lesquels on remarque ceux du Flamand Tronchard et de l'Allemand Wolf.

Des oiseaux de proie planent sur le navire en déchirant l'air de cris perçants, et dans la traînée d'écume que le Castor laisse en creusant son sillon, on peut distinguer à de rares intervalles un corps noirâtre, squameux, suivant la barque avec une persistance opiniâtre.

C'est un requin qui flaire la mort.

A deux heures, un roulement de tambour se fait entendre; dès lors les conversations à mi-voix, les chuchotements cessent: tous les yeux se dirigent vers une écoutille placée sous l'accastillage de proue. D'abord on voit sortir le Sicilien Pepoli, les poignets liés derrière le dos, puis le Marseillais Molin porté par deux matelots, et définitivement le Basque et un Bourguignon nommé François, dit le Buveur.

Molin, malgré la perte de son bras droit, a toute sa connaissance. Ses traits contractés par la souffrance expriment toujours la fierté, et un sourire sardonique joue au coin de ses lèvres décolorées.

Pepoli et François dit le Buveur, font assaut de quolibets.

– Corde pour corde, il me fallait toujours finir par une corde, dit le premier. Mais sur mon âme je n'imaginais pas que j'aurais la chance de mourir dans les bras d'une vierge!

– De fait, appuie le second, voici du chanvre qui fait honneur au champ qui l'a produit.

– Et au tisserand qui l'a tissé.

– Vois donc un peu, Pepoli, comme ce brave Wolf tire la langue là-haut. Dirait-on pas qu'il attend la chute d'une breusse de bière pour se désaltérer!

– Ivrogne d'Allemand, va!

– Et cet animal de Tronchard qui se fait éventrer par les oiseaux du ciel.

– Plus que ça de raffinement.

– Le gros voluptueux!

Un deuxième roulement de tambour mit fin à ces ignobles plaisanteries.

De la Roche se leva et manda:

– Nº 31, 43, 50.

– Présents, répliquèrent tour à tour Molin, Pepoli et François.

– Vous êtes condamnés tous trois à être pendus, reprit le marquis. Recommandez vos âmes à Dieu! vous avez une demi-heure! Que cet exemple serve de leçon à ceux qui tenteraient désormais de se révolter contre mon autorité.

A l'audition de cette sentence inexorable, un tressaillement de frayeur parcourut la foule des bannis. Seules les victimes ne manifestèrent aucun émoi.

– Voilà ce que j'appelle de la précision, dit Pepoli

– Et moi ce que j'appelle ne pas faire languir les gens, ajouta François.

– Por Dios, il y a longtemps que j'avais envie de tailler une bavette avec monsieur Satanas. Comme ça se rencontre!

– Saint Bacchus, mon divin patron, faites que le vin soit là-bas aussi généreux qu'en notre Bourgogne, ajouta François.

Troun de l'air, pensa le Marseillais, zé me doutais bien que zé né ferais jamais la bouille-abaisse dans cette maudite galère de Canada.

Un troisième roulement de tambour annonça que l'heure fatale avait sonné. Tous les exilés se mirent à genoux et deux minutes après un grincement de poulie, un croassement des oiseaux de proie épouvantés, quelques sons inarticulés, tintaient le glas funèbre des trois criminels.

Pourtant la journée était belle, le firmament pur et serein, le soleil vivifiant et chaud, et la grandeur de Dieu se déployait dans toute sa magnificence autour du Navire!

VII. PILOTE

Revenons à quelques-uns de nos principaux personnages que les incidents précédemment racontés nous ont forcés de laisser dans une sorte de pénombre.

On se souvient, sans doute, que dans une tempête, Guyonne avait sauvé la vie au vicomte de Ganay; on se souvient également que, pendant la révolte, elle avait aussi sauvé la vie à Guillaume de la Roche. Ces deux traits vous ont prouvé qu'à l'héroïsme du coeur, la belle-fille de Perrin unissait l'héroïsme du courage et du sang-froid: trinité de vertus malheureusement trop peu commune chez les hommes.

Le vicomte et le marquis payèrent, l'un après l'autre, au prétendu Yvon la dette de leur reconnaissance: le premier en l'admettant parmi les serviteurs du château de poupe (ainsi se nommait à cette époque, l'arrière d'un navire); le second en rendant hommage à sa bravoure devant tout l'équipage et en lui promettant de le ramener libre en France.

La jeune fille s'était donc acquis une position meilleure que celle qu'elle aurait jamais osé espérer, et elle pouvait considérer l'avenir sans grande appréhension. Mais la fortune fait bien souvent les choses à demi. En nous donnant à pleines mains d'un côté, elle nous rogne, en gloutonne, notre part de bonheur de l'autre. Deux passions se partageaient déjà les pensées de Guyonne: elle aimait le vicomte Jean de Ganay, elle haïssait le pilote Chedotel.

Ces deux passions avaient pris naissance en même temps dans son coeur, s'y étaient enracinées ensemble et avaient grandi en s'appuyant l'une sur l'autre.

Le jour de l'embarquement, Chedotel avait brutalisé la jeune fille, Jean de Ganay l'avait prise sous sa protection: tel était le point de départ, de ce double sentiment. Depuis, le contraste l'avait cimenté et un événement que nous ne tarderons pas à faire connaître l'avait porté à son comble.

D'abord, Guyonne se méprit sur la nature de son penchant pour l'écuyer. Elle crut que c'était le résultat d'une vive gratitude; mais elle avait passé l'âge où l'on s'ignore soi-même; si son âme était restée vierge de toute tendresse étrangère à la famille, une intelligence pénétrante lui avait enseigné à chercher et à trouver la cause de ce qu'elle éprouvait. Guyonne discerna donc promptement que l'amour seul lui faisait craindre et désirer la présence de Jean de Ganay; que l'amour empourprait ses joues lorsqu'il lui adressait la parole, et faisait trembler sa voix lorsqu'elle lui répondait.

Cette découverte la remplit d'épouvante.

Quel intervalle infranchissable la séparait, elle, pauvre fille d'un pêcheur, d'un serf, de l'opulent vicomte de Ganay, fils d'un des plus puissants seigneurs de la basse Bourgogne! comment combler cet abîme! Y songer n'eût-ce pas été le comble de la démence! D'ailleurs, Jean n'en aimait-il par une autre, la, belle Laure de Kerskoên, la châtelaine aux nombreux vassaux, la beauté sans rivale, la perle bretonne?… Vraiment, vraiment elle eût été bien impudemment effrontée la jeune fille, bachelette ou damoiselle, qui eût élevé ses prétentions jusqu'à la main de l'écuyer de monseigneur de la Roche.

Hélas! l'amour a beau raisonner; quand l'objet qui l'excite en est digne, plus il accumule de persuasions pour s'étouffer lui-même, plus il prend de vie et de consistance. Moins il a de raison d'être et plus il est; plus grandes seront les distances sociales creusées entre le mobile et le moteur, et plus grande sera la force d'attraction du premier vers l'autre.

Guyonne demanda un remède à la prière; la prière enflamma son imagination et exalta son amour. Mais le cours de cet amour fut changé. Elle résolut de se dévouer à la félicité du jeune homme. Cette détermination rétablit le calme dans son âme, sans toutefois y établir une paix éternelle. Pour but, elle s'imposa le sacrifice; pour horizon, elle entrevit la volupté de la douleur concentrée. Elle s'accoutuma même à l'idée de servir un jour la femme du vicomte, en qualité de domestique, et d'élever leurs enfants. Certainement il fallait une piété robuste et un caractère solidement trempé pour se consacrer à un pareil martyre; mais, nous l'avons déjà dit, Guyonne était le type de la volonté morale incarnée. Il y a des consciences sûres d'elles-mêmes qui défient le mal de jamais entamer le bouclier qu'elles ont opposé à ses assauts.

Qu'on ne s'étonne pas, du reste, qu'en deux semaines l'amour de la poissonnière pour le vicomte eût pris d'aussi vastes proportions. En mer, le cercle des impressions est rétréci, tous les mouvements du coeur sont, à cause de cela même, bien plus violents, et la plus chétive circonstance acquiert sur nos facultés l'importance d'un véritable événement.

Le vicomte de Ganay ignorait tout, et le sexe de son libérateur, et la flamme qu'il avait allumée dans son sein. Peut-être que si un autre amour ne l'eût pas embrasé, il se serait étonné de certains mouvements d'Yvon, peut-être aurait-il remarqué que, parfois, quand il croyait ne pas être vu, il attachait sur lui ses grands yeux humides de langueur; mais l'image de Laure s'interposait toujours entre l'écuyer et le prétendu routier et jamais il ne lui vint à la pensée qu'un coeur de jeune fille aimante battait sous cet accoutrement masculin. Néanmoins, l'ayant un jour surprise, prosternée devant un crucifix et dans une attitude de dévotion qui attestait des sentiments religieux excessifs, il ne put s'empêcher de lui dire:

– Tu crois donc en Dieu?

– En Dieu, monseigneur! et qui refuserait d'y croire?.

– Trop d'ingrats, répondit l'écuyer. Mais quand on croit en Dieu, on craint de l'offenser.

– Aussi est-ce ma crainte la plus vive.

Jean de Ganay sourit, et ce sourire fit monter le pourpre aux joues de la jeune fille.

 

– Comment, reprit le vicomte, allies-tu la crainte de Dieu à tes relations avec des misérables perdus de vices et de débauches?

A cette question, le visage de Guyonne passa du pourpre au cramoisi et des larmes brûlantes étincelèrent au coin de sa paupière.

– C'est d'autant plus étrange, poursuivit le gentilhomme, que tu appartiens à une famille honnête, au milieu de laquelle tu n'aurais dû sucer que de bons principes.

On conçoit le coup que porta à la pauvre Guyonne cette accusation, malheureusement justifiée par les apparences. Incapable de se contenir davantage, elle éclata en sanglots.

– Allons, ne pleure pas, enfant, dit le vicomte, interprétant maladroitement l'expression de son affliction; sache te repentir et Dieu te pardonnera, comme ceux que tu as offensés sur cette terre t'ont déjà pardonné.

Un pénible soupir fut toute la réponse de la pauvre fille.

L'inculpation qui pesait sur sa tête n'était cependant que le plus minime de ses chagrins; elle avait une croix plus lourde à porter: son aversion pour Chedotel et la passion insensée de ce dernier pour elle.

Cette passion était née le jour même du départ.

Il importe, pour l'intelligence de notre narration, de relater ici quelques événements antérieurs.

Jean de Ganay arraché à la mort par Guyonne, les vêtements du libérateur et du libéré se trouvaient trempés d'eau. L'écuyer ayant changé de costume, fit donner un autre uniforme au faux Yvon. Celui-ci s'empressa de se dépouiller de ses habits humides pour endosser ceux que lui avait apportés le valet du vicomte. Le troc opéré, Guyonne remonta sur le pont, afin d'étendre son sarrau pour qu'il séchât à la brise du soir. Une poche de ce sarrau contenait le billet de Jean de Ganay pour visiter son frère Yvon à la prison de Saint-Malo. Par hasard, cette passe, qui portait simplement le nom de la solliciteuse écrit à l'encre rouge et un cachet aux armes du vicomte de Ganay, par hasard, disons-nous, cette passe vint à tomber de la poche qui la recelait, sur une vergue de rechange, où elle resta toute la nuit. Le lendemain matin Chedotel, en faisant laver le pont, aperçut l'objet, le ramassa, et laissa échapper un blasphème en voyant ce qu'il renfermait. A ce moment, Guyonne revenait chercher son sarrau. Maître Chedotel fut frappé de sa bonne tournure et de sa beauté, dont certaines apparences décelaient une nature féminine. Rapprochant alors ses propres remarques du nom qu'il avait lu sur la passe, il conçut quelques soupçons. L'espionnage lui coûtait peu, il épia le proscrit déguisé et le soir même ses soupçons étaient justifiés. Il connaissait le sexe du numéro 40.

L'idée d'un sentiment généreux ne saurait pas plus germer dans certaines âmes qu'un grain de blé dans du sable; et Chedotel avait une de ces âmes-là. Guyonne ne pouvait être suivant lui, qu'une truande qui, fatiguée de courir les bouges de Nantes ou Saint-Malo, avait voulu transporter sa misérable existence et ses faveurs banales dans un autre hémisphère. Le premier mouvement du pilote fut d'avertir Guillaume de la Roche, afin d'éviter par une incarcération immédiate de la donzelle les désordres que causerait sa présence, si elle venait à être divulguée. Puis une réflexion l'arrêta:

– Hum! fit-il en hochant la tête, ce n'est pas une laideron, Dieu me pardonne! Il y a des formes appétissantes, hum! si nous nous réservions cette poulette…

Un sourire lubrique et un claquement de la langue contre le palais achevèrent la pensée de Chedotel. Mais il ne tarda guère à s'apercevoir qu'il s'était étrangement abusé sur le compte de la jeune fille. A ses infâmes propositions, elle répondit avec une fermeté qui le stupéfia. La résistance transforma le caprice en passion, la passion en délire. Nous ne rapporterons ni ses promesse, ni ses menaces à Guyonne. On a vu de quel crime Chedotel se serait rendu coupable pour assouvir sa brutalité si l'insurrection des condamnés n'avait fait échouer cet odieux attentat. Il est maintenant aisé de concevoir la haine de Guyonne pour le pilote. N'eût-elle pas aimé Jean de Ganay de cet amour enthousiaste et pur que nous avons essayé de peindre, que la sensualité de Chedotel l'eût révoltée. Indifférent, cet homme, brute à face humaine, ne pouvait inspirer que le mépris: mais qu'il aimât ou qu'il détestât, il devait inspirer une haine, un dégoût invincibles.

Pauvre Guyonne! elle s'en voulait souvent de l'aversion que lui causait ce monstre; oui, une heure après la rébellion des bannis, la sainte jeune fille implorait Dieu en faveur du scélérat dont elle avait failli devenir victime! Sa situation était affreuse: aimer et ne pas être connue, détester et être aimée!

Il y a des tortures morales plus cruelles mille fois que les tortures physiques!

Et songer que broyée entre les roues de ce double cylindre qui l'attiraient en sens inverse, elle ne pouvait ouvrir la bouche pour crier grâce ou merci!

VIII. DISETTE

Il semblait que le malheur eût étendu son aile noire sur l'expédition du marquis de la Roche, comme sur la plupart des expéditions du même genre qui l'avaient précédée. Autant la découverte et la colonisation de l'Amérique du Sud fut favorisée de la fortune, autant celle de l'Amérique septentrionale fut maltraitée par le sort.

Qu'on ne s'étonne pas si la monarchie française apporta si grande négligence, pour ne pas dire mauvaise volonté, à fonder des établissements sur les bords du Saint-Laurent. Lorsque Cartier partit de Saint-Malo, le 20 avril 1534, pour reconnaître le Labrador, on pensait généralement qu'à l'exemple de Colomb, Cortès, Vespuce, Pizarro, etc., il planterait le drapeau de son roi sur des pays riches en mines d'or ou d'argent; mais quand, à son retour, il ne ramena que des matelots chagrins, épuisés, qui n'avaient trouvé, disaient-ils, que «noires forêts, neiges profondes, glaces épaisses,» François Ier en conçut un tel dépit qu'il refusa d'accorder au hardi navigateur une audience particulière. Grâces, cependant, aux sollicitations de Philippe de Chabot, Charles de Mouy et quelques autres seigneurs, Cartier put recommencer ses explorations l'année suivante. On sait que de dangers il affronta dans le cours de ce deuxième voyage qui amena la découverte de la contrée désignée depuis sous le nom général de Canada; on sait aussi quel terrible hiver les aventuriers passèrent sur les bords de la rivière Saint-Charles, et quel concert de malédictions salua le débarquement de leur chef en France, où il se hâta de revenir vers le printemps suivant. Certains auteurs, Champlain entre autres, prétendent qu'il fut dégoûté par cet échec; cela n'est pas probable; s'il conçut quoique dégoût, ce ne fut point parce qu'il n'avait pas réussi au gré de son désir, car il avait l'âme trop fortement trompée pour se laisser abattre par les revers, et l'esprit trop élevé pour ne pas comprendre quelle source de richesses il avait léguées à la postérité; mais parce que des intrigants ignares et jaloux le desservaient auprès de la cour, et parce qu'on méconnaissait les bienfaits que son audace opiniâtre acquérait à la patrie.

Quoi qu'il en soit, comme le dit Charlevoix, «il eut beau vanter le pays qu'il avait découvert, le peu qu'il en rapporta, et le triste état où ses gens y avaient été réduits par le froid et par le scorbut, persuadèrent à la plupart qu'il ne serait jamais d'aucune utilité à la France. On insista principalement sur ce qu'il n'y avait vu aucune apparence de mines; car alors, plus encore qu'aujourd'hui, une terre étrangère qui ne produisait ni or ni argent n'était comptée pour rien.» Néanmoins, quatre ans après, en 1540, Cartier triomphe des difficultés et remet à la voile en compagnie de François de la Roque, seigneur de Roberval. Cette expédition n'a pas plus de bonheur que ses aînées. L'hiver, la famine déciment les rangs des colons, et Jacques Cartier disparaît du théâtre de l'histoire.

Les querelles politiques, les dissensions religieuses firent oublier l'Amérique septentrionale jusqu'en 1549. A cotte époque, Roberval, alléché par sa première tentative, affréta un navire et marcha sur les traces de son devancier; mais le vaisseau se perdit corps et biens et l'on n'en entendit plus parler.

Cela suffit pour détourner l'attention publique du projet qui l'avait occupée pendant quelque temps. Un demi-siècle environ s'écoula avant qu'on y songeât de nouveau.

Nous avons assisté au départ de la Roche, nous l'avons vu, aidé de Chedotel, lutter avec la furie des éléments et des hommes; maintenant nous allons le voir se roidir contre un fléau plus redoutable, contre la disette.

Le Castor n'avait emporté des vivres que pour cinquante jours; il comptait sur l'Érable, dont la cargaison renfermait un vaste approvisionnement de munitions de toute espèce. Mais, battu par la tempête, le Castor dévia de sa route, et quarante jours s'étaient déjà écoulés sans que l'on aperçût un signe de la terre. Pour comble d'infortune, on avait perdu l'Érable dans une tourmente. Il fallut diminuer les rations d'eau, et bientôt après les rations de farine. Ces mesures, que commandait une impérieuse nécessité, ne s'accomplirent pas sans soulever les mécontentements des proscrits, mais le supplice des meneurs de la première révolte les avait trop intimidés pour qu'ils osassent se rebeller une seconde fois. D'ailleurs, ils savaient que le marquis et son état-major partageaient leurs misères; c'était assez pour arrêter les plus séditieux. L'homme est ainsi fait: il souffre volontiers avec ceux qui souffrent et ne pardonne pas ses privations quand il voit des gens qui nagent dans l'abondance.

Toute notre existence s'écoule à forger des spéculations sur la comparaison.

La tristesse étendait donc son crêpe au-dessus du Castor; on ne rencontrait que visages amaigris, décharnés; on n'entendait que plaintes étouffées!

Guillaume de la Roche sortait rarement du château de poupe; il craignait que sa physionomie soucieuse ne trahît les secrètes angoisses qui l'agitaient, et consumait les heures dans la prière et la méditation. Jean de Ganay n'était pas moins sombre que son maître. A mesure que la position se faisait plus critique, l'écuyer regrettait davantage d'avoir quitté le doux ciel de la France. Il songeait à l'idole de ses pensées. De sinistres pressentiments le mordaient au coeur comme des aspics. Mille circonstances passées inaperçues, alors que les rayons des beaux yeux de Laure l'aveuglaient, se pressaient à sa mémoire. Tantôt, ne se sentant pas aimé, il rugissait de douleur; tantôt, croyant son amour partagé, il pleurait la folie qui l'avait poussé loin de l'objet de ses feux; puis à ces poignantes émotions se joignait le souvenir de sa Bourgogne chérie, au climat si tempéré, aux pampres si verts, au soleil si pur! Il revoyait le manoir où s'étaient écoulées son enfance et sa première jeunesse; il s'asseyait sous le manteau de la grande cheminée, écoutait le récit des exploits de ses braves aïeux, appuyait sa tête sur les genoux de sa mère et s'endormait au chant d'une caressante romance. Enfin, comme c'est l'ordinaire, plus la félicité paraissait près de lui échapper, plus il s'attachait à elle en respirant le parfum des fleurs qu'elle avait semées ça et là sur son passage. Souvent il cherchait dans la Bible un remède contre l'affliction; mais les saintes Écritures ne l'impressionnaient plus comme autrefois. Il trouvait leurs paraboles monotones et obscures, leurs conseils froids et sentencieux, leur morale sèche et aride. Jean de Ganay n'était plus que l'ombre de lui-même.

Deux de nos personnages seulement avaient conservé le calme et la force indispensables pour défier l'adversité. C'étaient Guyonne et Chedotel. Élevée côte à côte avec le dénûment, ayant fréquemment rongé sa faim, la soeur d'Yvon ne ressentait pas comme ses compagnons ce besoin de nourriture qui croît par les entraves mêmes qui s'opposent à sa satisfaction; et, bien que les déportés fussent réduits à quelques onces de biscuit et de viande salée par jour, elle était aussi fraîche, aussi sereine que lors du départ de Saint-Malo. Pourtant son âme était en proie à d'incessantes tortures, surtout depuis qu'elle constatait le dépérissement du vicomte de Ganay; mais la vigueur de sa constitution n'avait point été ébranlée, et ses gais propos, ses pieuses exhortations ranimaient souvent les misérables à qui elle avait volontairement lié sa destinée.

Quant au pilote, tel il était au commencement de ce récit, tel il était encore au plus fort de la disette: dur, hargneux, moqueur, méchant comme le génie du mal. Ne pouvant assouvir sur Guyonne ses infâmes désirs, il avait résolu de se venger. Mais Chedotel n'était pas homme à se venger d'une façon vulgaire. Il voulait une vengeance atroce, épouvantable.

Un matin, après avoir relevé le méridien et observé que le Castor approchait des 42° longitude et 53° latitude, un sourire méchant vint effleurer le coin de ses lèvres.

 

– Hum! hum! fit-il avec le claquement de langue' qui lui était particulier, m'est avis que voici sonner l'heure de jouer beau tour de mon invention à cette pécore qui fait tant la sucrée. Ah! vous avez voulu rogner les griffes du chat, ma mignonne! hum! gare au coup de patte! il vous en cuira!

Et le pilote, ayant donné quelques instructions relatives à la manoeuvre, se rendit immédiatement près du marquis de la Roche. Celui-ci était en conférence avec ses officiers, au nombre desquels figurait Jean de Ganay. Chedotel s'avança vers eux en affectant un air consterné.

– Qu'est-ce encore? s'écria le seigneur de la Roche; le courroux du ciel ne cessera-t-il de s'appesantir sur son humble serviteur?

– Hum! répondit Chedotel. En mer, on doit s'attendre à tout. Le fait est que jamais je n'eus moins de chance qu'en cette occasion.

– Mais qu'y a-t-il? parlez! reprit le marquis.

Les regards des assistants interrogèrent avidement le visage de Chedotel.

– Vraiment, dit-il, à moins que ce damné Érable ne nous rallie, nous courons risque…

– Eh bien?

– Hum! c'est dur à digérer, quoique tous, nous ayons l'estomac aussi souple que des vessies dégonflées.

– Pas de plaisanteries en ma présence! s'écria hautainement Guillaume de la Roche. Maître pilote, je vous en enjoins de parler et de ne me taire rien.

– Hum! répliqua Chedotel sans s'émouvoir, je ne vous croyais pas si pressé d'apprendre une mauvaise nouvelle, monseigneur; mais puisque vous le souhaitez, je me soumets à votre volonté! Le calier m'a assuré que nous n'avions plus qu'une barrique d'eau.

Plus qu'une barrique d'eau! exclamèrent les assistants.

– Une seule, hélas! repartit Chedotel, en pesant sur le chiffre.

– Oh! c'est impossible! dit Jean de Ganay.

– Et, poursuivit le pilote avec une intention diabolique, pour une semaine de vivres… à peine.

– Comment?

– En rognant les portions, ajouta-t-il.

Un cri d'effroi souleva toutes les poitrines.

– Mais, reprit Chedotel, qui savourait voluptueusement l'anxiété de ses auditeurs, peut-être y a-t-il un moyen d'échapper à la mort affreuse dont nous sommes menacés; car c'est une horrible chose, allez, messeigneurs, que de mourir de faim entre le ciel et l'eau. Hum! je me rappelle qu'une fois, c'était, vrai Dieu! à bord de l'Amphitrite, nous avions fait naufrage, et pour ne pas mourir de cette affreuse mort dont je vous parle, nous fûmes obligés de manger un de nos camarades…

– Assez! s'écria de la Roche. Pilote, gardez vos souvenirs pour vous et vos pareils. Sommes-nous loin de terre?

– Hum! on ne saurait préciser au juste. La sonde donne vingt-quatre brasses et un fond de coquillages… Tenez, entendez-vous nos matelots crier: Vive le roi! cela annonce les écorres[4], et que nous bancquons, c'est-à-dire que nous entrons sur le banc des Terres-Neuves.

– Donc les côtes de l'Acadie…

– Monseigneur, les courants sont nombreux dans ces parages, les vents très-variables. Je ne puis rien affirmer, à moins que vous ne consentiez à adopter un plan…

– Voyons, quel est-il? soyez bref.

– A quelques centaines de noeuds de nous doit exister une île, qui renferme un petit lac d'eau douce. Nous pourrions, si tel était votre bon plaisir, y débarquer toute cette canaille que nous avons à bord, et aller nous approvisionner chez les peuplades sauvages de l'Acadie. Puis nous chercherions un lieu convenable pour fonder le nouvel établissement colonial, et ensuite nous reviendrions quérir notre monde.

– Par la messe! voilà qui est sagement pensé, maître Chedotel, dit l'un des gentilshommes.

– Oui, repartit de la Roche, en croisant les bras; mais qui nourrira ces gens pendant notre absence.

– Hum! répondit le pilote, ils ne seront pas gênés, la pêche! la chasse! l'île abonde en gibier et en poisson.

Le marquis se leva, fit quatre ou cinq tours dans l'appartement, et s'adressant à Chedotel:

– Que Dieu nous assiste! agissez à votre guise!

4On nommait ainsi les extrémités du grand banc de Terre-Neuve.