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Quelques créatures de ce temps

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LE PASSEUR DE MAGUELONNE

Le Lez est une jolie rivière avec ses iris jaunes. Suivez-le une heure en sortant de Montpellier, et vous entrerez en un pays étrange. Passé les saules du hameau de Lattes, il n'y a plus d'arbres, il n'y a plus d'ombre. Ici finit la terre de France. Il se déroule devant vous une lande sans borne toute coupée de flaques d'eau. Ce ne sont plus, jusqu'à la Méditerranée, que des étangs envahis d'herbes et de steppes marécageuses où le ciel, en se reflétant, laisse tomber de loin en loin un morceau de lapis. Les joncs, les tamaris, les ronces, jettent leur manteau vert sur les eaux qui fermentent. Les touffes de soude et de varech tachent de longues langues de sable. En ce désert lézardé par la mer envahissante, semé d'îlots de terre brûlée, et propice au mirage comme le Sahara, quelques cavales blanches filent à l'horizon comme des flèches d'argent. Pour un passant qui passe, des troupes de taureaux s'effarent. Dans les canaux encaissés qui traversent le marais, de lourds bateaux à dragues dorment, leurs roues à godets immobiles. Plus les chants, plus les cris, plus les joyeux appels de la Provence! Il fait silence. Le sol vermineux pullule de scorpions. L'air charrie des nuées de moustiques et de moucherons. Par le paysage d'or pâle volent des milliers d'oiseaux aquatiques; et même parfois les flamants navigateurs, rangés en file, frôlent les plus hauts roseaux, déployant au soleil leurs ailes flamboyantes, joyeux de cette Égypte retrouvée.

Auprès d'une hutte conique en joncs, wigham de Huron trempant dans la boue, s'évase une mare où gît, sombrée, la carcasse d'un vieux bateau. Au bord de la mare, pieds nus, jupe rouge et jupe bleue, deux petites filles, l'une accroupie, l'autre à genoux, font de grands jeux dans l'eau. Leurs petits cheveux blonds leur courent gentiment sur la tête; leurs petites jupes carrées et tombant droit des brassières à la moitié de leurs petites jambes brunies, reluisent au clair soleil qui s'amuse à jeter sur les plis de la vieille cotonnade des pointes de bel outre-mer et de beau vermillon. Le soleil remonte tout le long et mord aux petites filles un bout de cou hâlé, et ces petits cheveux follets, qui marquent sur la nuque des enfants de la campagne comme une petite ligne blanche. La lumière les inonde toutes deux, met à ce groupe la couleur tapageuse d'une aquarelle de Lessore. Les deux enfants se penchent vers la mare, allongeant les bras, sans grand souci de se mouiller les poignets. Elles lancent à l'eau un petit poisson mort, et le petit poisson se retourne et se met sur le flanc à la surface. Elles le rattrapent, elles le rejettent pour voir s'il nagera mieux; et ce sont grandes joies et félicités d'enfants, à ces petites, de souffler l'eau morte pour faire un peu aller le cadavre d'argent, et de le pousser du doigt, la plus petite se mouillant encore plus que la plus grande.

Derrière les enfants, à l'ombre de la hutte, sur une chaise recouverte d'une vieille tapisserie, est assise une jeune femme en costume de mariée, une couronne de fleurs blanches sur la tête, un bouquet au côté. La jeune mariée regarde insouciamment la ruine de Maguelonne qui se dresse dans la mer en face d'elle.

Maguelonne! le long passé! Maguelonne! la croisade prêchée par Urbain II! Maguelonne! Alexandre III sur la haquenée blanche, encombrant de son cortège pontifical le pont d'une lieue! Maguelonne! la chanoinerie de doulce beuverye! Maguelonne! le convivium generale, et le bon vin clairet, et les crespets à l'hypocras! le convivium generale avec la sauce au poivre de la Saint-Michel à Pâques et la sauce au verjus de Pâques jusques à la Saint-Michel! Maguelonne! le manuscrit d'Apicius in re coquinaria, retrouvé sous les cuisines du monastère! Maguelonne! la ville! Maguelonne! la forteresse! Maguelonne! l'évêché! Maguelonne! la cathédrale! Maguelonne! la déserte! Maguelonne! une ferme! Maguelonne! les goëlands sur la plage! Maguelonne! les sabots des chevaux sur les tombes épiscopales!

Le soleil tourne la hutte; la tête de la jeune femme est encore blottie dans l'ombre; mais le soleil va la gagner. Un homme à barbe noire, à membres robustes, sort prendre un vieux morceau de voile, il le jette au-dessus de la tête de la mariée, sur des pieux qui servent à sécher les filets.

Pauvre femme, pauvre homme et pauvres enfants!

Dans un faubourg d'Arles, – c'était un soir de noce. La gaieté disait: noce de petites gens; le heurt des verres disait: noce de braves gens; les chansons disaient: noces de jeunes gens. – Ils étaient en beaux habits; elle était en belle robe. On porta des santés de la soupe au dessert; il avait vingt ans, elle en avait seize. Le marié regardait la mariée; la mariée regardait le marié: ils se souriaient en l'avenir. – Une chanson, le marié! Une chanson à la mariée!

Et lui se leva; elle rougit. Il chanta:

 
La belle coumé lou printemps
Nous rebiscoule et nous counsolou,
N'a qu'a paraisse, et tout d'un temps
Dé plési lou cor nous trémolou!
 

-Dé plési lou cor nous trémoulou! reprirent-ils en chœur, et de fait la belle Rosalie valait bien tout le patois du monde. Le riant sourire et les blanches dents, les noirs cheveux et les noirs yeux, les longs cils et le joli nez droit, le front bombé et la peau dorée, la grande taille et les petits pieds; la jolie mariée et le beau marbre grec! Au dernier lundi de Pâques, sur la promenade, les filles d'Arles, en leurs plus riches atours, en leur plus bel orgueil, ont couronné Rosalie reine de la beauté. Un Marseillais, qui avait un grand café sur la Cannebière, lui a proposé mariage pour la mettre dans son comptoir; un riche confiseur de Lyon a suivi le cafetier marseillais. De Nîmes, de Toulouse, sont venus des cafetiers, des confiseurs, des pâtissiers, des saucissotiers; elle les a refusés tous comme ceux d'Arles. Des jeunes gens lui ont fait des bouquets et ont glissé des lettres dedans. Rosalie a donné les bouquets à ses amies, et a jeté les lettres au feu. Un grand jeune homme, renommé trompeur, menant bonne guerre aux jolies filles, a tourné autour d'elle longtemps; elle lui a fait les cornes; et l'autre est revenu à ses amis la lèvre pincée et l'oreille basse comme un homme qui pense à quelque chose de mal.

Son amoureux n'a guère grand'chose: un petit clos et une maisonnette. Mais quoi! c'est son amoureux.

Les lumières de la table dansaient sur les haies du petit clos, et la maisonnette, de la cave au grenier, chantait l'amour. – La mariée était montée à sa chambre; elle était déjà couchée: en bas elle entendait les derniers refrains et les paroles d'adieu. Voilà que la fenêtre s'ouvrit, et elle regarda… La peur la prit; elle poussa un cri. Son mari, qui venait d'entrer, la trouva évanouie, et vit comme un homme qui sautait par-dessus la haie de l'enclos. La mariée eut le transport toute la nuit. – Le lendemain on trouva dans le jardin une tête de mort et un drap de lit. – Le mari comprit; il devina qui s'était vengé.

La malade fut trois jours entre la vie et la mort; quand elle se reprit à vivre, – Rosalie était idiote. Le mari songea à l'abandonnée créature, s'il venait à mourir, lui; il ne dit mot à l'assassin; mais, comme il le rencontrait tous les jours, de peur d'un malheur, il se décida à quitter la ville. Et puis il y a des gens méchants qui prennent plaisir à rire des pauvres affolés, les montrant au doigt et éclatant en moqueries peu chrétiennes. Sa maison vendue, un fusil sur l'épaule, quelques écus de cent sous dans sa bourse de cuir, le mari vint droit à ce désert, bâtit sa hutte lui-même, acheta un bateau avec lequel il passe les étrangers qui vont visiter Maguelonne. Il chasse la macreuse; il pêche le poisson que la tempête jette en ces bourbeuses lagunes; il ramasse sur le sable les insectes, portant ses curieuses trouvailles aux entomologistes d'alentour, et faisant souvent affaires avec M. Crespon.

Cet argent qu'il gagne ainsi, ce sont les fleurs blanches, c'est la robe blanche, c'est le voile blanc, c'est le costume de mariée que, dans sa douce folie, Rosalie n'a pas voulu quitter et veut porter tous les jours. Toute l'ambition du passeur est que ce costume soit toujours renouvelé, toujours blanc, toujours frais comme au matin de leur union; et la femme passe ainsi ses journées entières dans sa robe blanche, à regarder la mer bleue.

Tout misérable qu'il est, le passeur a tout tenté pour la guérir; la médecine a été impuissante. Elle lui a fait espérer un moment que la naissance d'un enfant pourrait amener une crise; Rosalie a eu deux enfants, et la crise n'est pas venue.

Une fois il l'a prise dans sa barque, et comme il a trouvé une lueur de plaisir dans ses yeux, souvent il l'emmène en mer; et les pêcheurs, à voir passer cette femme vêtue de blanc, assise, immobile, une main traînante dans l'eau, saluent comme un présage cette madone de la Méditerranée, et se disent: Bonne mer et bonne pêche!

PETERS

HENRI

Dis donc, Albert, si nous allions passer l'été aux environs de la France?

ALBERT

Trouve-moi un trou où il y ait du caporal et où il n'y ait pas de sites à aller voir, – je suis ton homme.

HENRI

Je chercherai. – Si nous allions à Londres?

ALBERT

Merci. Un pays où il y a presque autant d'Anglais qu'à Naples! Ils ont tout mis en deuil, ces diables d'Anglais! même le vin: leur vin, c'est du porter.

THOMAS

Allez en Suisse.

ALBERT

Une république d'aubergistes!

THOMAS

Allez à Constantinople.

ALBERT

Allez au diable.

ADOLPHE

Ah çà, toi, Albert, est-ce que tu ne reviens pas de quelque part?

 
ALBERT

Je crois que oui, d'Allemagne… Des paysans qui fument des pipes de porcelaine; beaucoup de diplomates: une bouteille de bière sur un volume de Schiller; et un soleil que le bon Dieu mouche bien trois fois par an… C'est la patrie des conseillers auliques, des redingotes à brandebourgs et des lits non bordés… Voilà mes impressions de voyage.

CHARLES

Tu étais l'année dernière à Saint-Pétersbourg?

ALBERT

Et il y a deux ans au Caire. – Croirais-tu que Bonino Crétin, c'est écrit sur la petite pyramide?

THOMAS

Pourquoi diable voyagez-vous?

ALBERT

Je ne me le suis jamais demandé. – Parbleu! pour être revenu!

CHARLES

Sais-tu, Albert, que tu ferais un gros livre de tes voyages?

ALBERT

Oui, – si je n'avais pas lu d'Alembert: Les voyageurs sont les livres des convalescents: ils bercent doucement le lecteur.

THOMAS

Qui vient à la campagne dimanche?

CHARLES

L'adresse de l'idylle?

THOMAS

On y va par une barrière… Un rustique cabaret, coiffé de verdure comme un Bacchus antique! – Une hospitalité, un accueil, une habitude! Quand vous êtes deux, – bottes contre bottines, – on ne vous donne qu'un verre.

ALBERT

C'est très-joli cela, dans les romans… Quelque bouchon, son cabaret! Un rendez-vous d'amours qui mangent à la gamelle!

ADOLPHE

Eh là! passez-moi un cigare.

THOMAS

Es-tu retourné chez madame de S…?

ALBERT

Non. C'est composé comme une table d'hôte. Il y a des gens qui lisent… on m'a dit que c'était des vers. Elle lit aussi. Je crois qu'elle va publier quelque chose.

CHARLES

Son acte de naissance?

THOMAS

Ses trente-cinq ans sont discrets comme une femme de chambre du Marais.

HENRI

Qui a vu la féerie?

ALBERT

Un pauvre vaudeville! – J'ai toujours rêvé de faire une féerie, moi. C'est le diable, une féerie, savez-vous? Il faut être un poëte d'impossibilités, chimérique à toute bride, bête comme un rêve, et fou comme un cauchemar… Il faudrait deux, trois costumiers qui s'appelleraient Callot, Goya…

THOMAS

Pardon, Albert. – Et ta Lydie, Charles?

CHARLES

Une femme pour qui j'ai poussé l'amour jusqu'à lui apprendre à faire des bâtons, parole d'honneur! – Messieurs, Lydie s'est jetée à l'eau, d'amour pour moi…

ALBERT

Dans la Garonne?

CHARLES

… Et elle m'a écrit, me demandant deux cents francs pour se sécher.

HENRI

Tu lui as répondu?

CHARLES

Je lui ai répondu que j'étais déménagé.

THOMAS

As-tu vu le platonique Ernest ces jours-ci?

HENRI

Oui. Il marche toujours sur du Pétrarque.

THOMAS

Et René?

ALBERT

Il est toujours content de lui comme une épithète neuve.

HENRI

Est-ce que Samuel est mort? On ne le voit plus.

CHARLES

On le disait marié l'autre jour.

THOMAS

Des deux mains?

CHARLES

Des deux mains… – Une veuve qui a un grain de beauté, l'âge d'une veuve, et voiture.

ADOLPHE

Diavolo!

HENRI

Où l'avait-il rencontrée, cette veuve?

ALBERT

Chez Foy.

CHARLES

A propos, j'y pense. Albert, veux-tu te marier?.. 150 000 fr. de dot.

ALBERT

Aimes-tu les jardins dessinés par le Nôtre?

CHARLES

Hein?.. justement le parc du papa est une de ses créations.

ALBERT

Il y a, n'est-ce pas, de grandes allées à angle droit?.. Les arbres sont taillés à pic, de vrais murs… C'est de la géométrie pittoresque… Les gens qui vaguent dans les allées les mouvements de terrain, les réduits verts, les lignes de buis, la pièce d'eau, toute votre promenade, vous la savez par cœur du haut du perron… Hélas! mon cher, j'aime encore, encore un peu le jardin anglais, les échappades d'horizon, les surprises et les rencontres, un voile vert au détour d'une allée, les massifs qu'on ne devinait pas, le parc qui a l'air de s'être dessiné tout seul, l'imprévu d'une végétation libre… ce qui fait que je te remercie, et que je me garde garçon.

HENRI

Dis donc, j'ai voyagé avant-hier en chemin de fer avec un monsieur qui faisait des nœuds à son mouchoir pour se rappeler les points de vue!

CHARLES

Ah! vous savez que Rodrigue est revenu de Californie?

THOMAS

Qu'est-ce qu'il a rapporté?

CHARLES

Deux pièces de cent sous en or.

HENRI

Et son amour, est-ce fini?

CHARLES

C'est fermé. Mais je crains bien que ça ne se rouvre.

THOMAS

Venez-vous ce soir au boulevard?

ADOLPHE

Qu'est-ce qu'il y a à voir?

CHARLES

Un drame très-beau!.. Cent cinq représentations, mon cher!

HENRI

Jocko en a eu deux cents.

THOMAS

J'ai rencontré Berthold hier.

CHARLES

Eh bien?

THOMAS

Il va toujours dans le monde.

ALBERT

Songer qu'il y a à Paris dix mille jeunes gens qui se font la barbe le matin, qui achètent des gants, qui s'habillent, qui sortent de chez eux à dix heures, quelque froid qu'il fasse, qui saluent, qui dansent six heures durant, qui causent avec leurs danseuses, et qui font ce métier huit mois de l'année sur douze… tout cela pour attraper et manger debout, le chapeau dans une main, gênés, foulés, le coude poussé, un morceau de galantine truffée d'une dizaine de sous; – et penser que si ces dix mille jeunes gens cessaient d'avoir envie de ce morceau de galantine truffée, les boutiques fermeraient, le commerce chômerait, cela ferait la crise commerciale la plus épouvantable qu'on ait vue!

CHARLES

Qui a vu le Vampire?

ADOLPHE

Moi.

CHARLES

Qui en rend compte?

ALBERT

Moi. – Adolphe, raconte-moi la pièce.

ADOLPHE

Mon cher, – le Vampire, cadavre suceur, poursuit cruellement de son amour exsangue la jeune héritière de Tiffaugel, – créature grasse et jolie. Il a le visage suffisamment vert, – vert comme le serpent diabolique qui nous a volé le Paradis où paissaient les panthères, où le vin de Champagne, – miracle inouï, – se servait de lui-même…

CHARLES

Très-bien, Adolphe. – Est-ce un succès, Henri?

HENRI

Un succès de chair de poule! – Le Vampire est un minotaure du Walpurgis…

THOMAS

Messieurs, est-ce que vous ne croyez pas aux vampires?

CHARLES

Ah! ah!

THOMAS

Là, sérieusement?

ALBERT

Je croirai si vous voulez aux abonnés du journal de la carrosserie, à l'esprit de monsieur un tel, au succès d'une pièce littéraire, à ma nomination à l'Académie, aux dettes qu'Arthur se donne, aux maîtresses que Félix se prête, à l'orthographe de mademoiselle X… à ma conscience de journaliste, à l'amitié de mes amis, et encore à l'école du bon sens… mais pour les vampires, je suis le Credo de Voltaire: je crois aux agioteurs, aux traitants et aux gens d'affaires!

THOMAS

C'est tout bonnement, messieurs, que vous n'avez jamais été en Dalmatie; c'est que vous n'avez pas vu des paysans qui n'ont pas lu dom Calmet, certes! se couper les jarrets avec une faux, et recommander au pope de traverser, quand on les enterrera, leur cœur avec un pieu.

ADOLPHE

Moi, je crois aux vampires; je crois bien à Peters.

CHARLES

Nous y voilà! gare les contes!

HENRI

Peters, le peintre?

ADOLPHE

Oui.

ALBERT

Est-ce qu'il dîne à minuit, sur le pouce, au cimetière Montmartre?

ADOLPHE

Je n'en sais rien. – Tenez, à la pièce d'hier, il paraît au couloir de l'orchestre, il me voit, il me salue… Une chose qui n'est jamais arrivée! – qu'on emporte, de tragédie à autre, un apoplectique, sombré dans sa stalle, cela est dans l'ordre, et n'a pas même de quoi interrompre une tirade… mais qu'à l'instant où il me regarde, un parapluie, – notez qu'il faisait une soirée superbe, un ciel qui promettait d'être sec au moins huit jours, – qu'un parapluie tombe du cintre d'une façon homicide et perpendiculaire, et manque de m'empaler à rebours, de me tuer net… cela est d'un inouï et d'un extravagant à convertir tous les Voltaires de la jettatura!

ALBERT

Adolphe, mon cher, vous voulez nous faire croire qu'une nourrice napolitaine vous a bercé.

ADOLPHE

Et remarquez que la comédie cheminait doucement vers les convenances du dénoûment. Les acteurs disaient proprement la chose. Galamment, le public écoutait; bénévolement, les critiques jugeottaient. Grandement s'allongeaient les figures des ennemis de l'auteur. Les hémistiches marchaient d'un petit pas sûr et tranquille, comme des mulets de montagne, dans un silence de bonne composition… Mon Peters jette le regard sur la scène; zac! un coup de baguette d'une mauvaise fée! La pièce se décolore. La peinture devient grisaille. On salue ce vers-ci et celui-là, et cette idée, et cette scène, comme de vieilles connaissances. Un monsieur se mouche. La grande actrice se prend les pieds dans sa robe. Le souffleur souffle trop haut. Les critiques du balcon se mettent à lorgner dans la salle. Madame de R… entre. Les femmes se renversent au fond de leurs loges. Le silence de tout à l'heure se met à bavarder. La toile baisse sur une déroute. – Peters sort au quatrième acte. L'attention est reprise au pas de course. Les critiques écoutent. La grande actrice met des frissons dans la salle. Succès sur toute la ligne. Peters rentre au cinquième acte. Chute complète. (Entre Robert.)

HENRI

Tiens! Robert.

CHARLES

D'où sortez-vous?

ROBERT

De déjeuner rue des Poteries. Verdier nous avait invités.

CHARLES

Bah!

ROBERT

Oui… un déjeuner à l'ail! des perdreaux truffés d'ail… Je n'ai plus de langue… Une soif!.. Nous l'avons arrosée! – On ne te voit plus, Adolphe. – Venez-vous ce soir au bal de B… Très-amusant, mon cher! J'ai perdu vingt louis l'autre soir. – De quoi parliez-vous?

HENRI

De Peters.

ROBERT

De Peters? diantre!

CHARLES

Mon cher, ils sont tous ici superstitieux comme des ballades. Ils disent…

ADOLPHE

N'est-ce pas que c'est un jettator?

ROBERT

Si c'en est un?.. Mais aussi vrai que je vous attends tous à dîner mercredi, je suis sûr de fumer toute la journée de mauvais cigares, de rencontrer des créanciers au Luxembourg, et des connaissances au mont-de-piété, de renouer avec une maîtresse qui n'a pas rajeuni, de manger de la poitrine de mouton à mon dîner, d'aller aux Variétés le soir, de souper à côté d'Anglais, et d'être gris à ma seconde bouteille de Champagne!.. Ah çà, qu'est-ce qui en a parlé, de ce Peters? Est-ce qu'il vient ici? Qu'est-ce qu'il veut? – C'est très-malsain, parole d'honneur! de parler de cet homme-là!

ADOLPHE

C'est ce fou de Charles, qui veut lui faire faire son portrait.

ROBERT

Mon cher, cet homme fait votre portrait, bon. Rappelez-vous ce que je vais vous dire. Je suppose que vous ayez un oncle à héritage, votre oncle, dans les six mois, épouse sa cuisinière; je suppose que vous ayez un attachement, cet attachement deviendra une chaîne; je suppose que vous ayez un chien de Terre-Neuve, on vous le volera; un frère de lait, il sera condamné aux galères; un cheval, il boitera; une stalle aux Italiens, on jouera la Sonnambula toute la saison; des amis, ils vous emprunteront de l'argent; des fermiers, il grêlera; du vin de Volney, il se piquera; du trois pour cent, il tombera à rien; des bottes vernies, elles se couperont; une maladie, elle vous commencera; un médecin, il vous finira! – Peters! messieurs, mais la tabatière de cet homme-là…

 
HENRI

Ah çà, comment est-il votre homme? l'œil Antony…

CHARLES

L'air de Delaistre quand il joue les traîtres…

ALBERT

Le grand manteau de Méry, une voix de caverne, le cheveu noir et le sourcil circonflexe?

ROBERT

Peters? Mais, messieurs, quand on ne le connaît pas, jamais…

ADOLPHE

Les voilà bien! ils n'ont jamais étudié l'espèce; mon Peters n'a rien de truculent. Il ne sent pas le mélodrame, foi de gentilhomme! Mon jettator! Il a la tournure d'un honnête homme de bourgeois, les allures placides et quasi timides, la physionomie douceâtre, la parole mielleuse, le geste onctueux: pas de grand manteau! Albert, une redingote qui tourne à la coupe paternelle de la douillette. Des cheveux jaunes, mon ami, oui, jaunes, des cheveux jaunes. Et puis l'œil rond et saillant, l'œil bleu, l'œil à fleur de tête, et comme lentement roulant sur un pivot. Il est avec tout cela, le monstre, très-doux, obséquieux, avenant, allant au-devant de vous, toujours vous reconnaissant, vous abordant, vous saluant. Il a une petite voix, et au bout de toutes ses phrases, il fait un petit: hi! hi! – qui est comme un tic d'ironie. Il vous rencontre; il dit en vous donnant une petite tape sur le ventre: Vous n'avez jamais été malade, vous? Vous rentrez, et vous êtes six mois au lit. Demandez à F… Quand vous me donneriez vingt actions du Crédit foncier, vous ne me feriez pas aborder Peters sans avoir l'index et le petit doigt en arrêt… Je ne vais plus au spectacle sans une petite main de corail… Ali, le bijoutier de la rue du Mont-Blanc, depuis qu'on connaît son mauvais œil, en vend des boisseaux, comme celle-là, tous les jours.

ROBERT

Et si vous saviez ce qu'il peint!.. Un Rembrandt de cauchemar! Je n'ai vu qu'un tableau de lui, je ne sais plus où? ça représente une fenêtre de la Clinique où des fœtus étaient rangés. Un chat en avait empoigné un, et se sauvait, le brinqueballant comme un morceau de mou… Holbein est un Watteau auprès de ce coquin-là! – Il paraît qu'il a une collection de têtes de suppliciés admirable… C'est macabre! Il y a surtout, m'a dit Alfred, une tête de Fieschi… Elle marche sur vous. – Mais, le diable m'emporte! vous connaissez de Montgeron, vous, Charles? Parlez-lui du nommé Peters.

CHARLES

Qu'est-ce qu'il lui a fait encore à celui-là?

ROBERT

L'an dernier, au steeple-chase, Montgeron montait Trilby. La rivière franchie, Montgeron passe Emilius qui était premier. Au mur en pierres sèches, Peters dit: «M. de Montgeron saute bien.» Trilby tombe et se couronne; Montgeron se casse la jambe; – une bête de 500 louis!

CHARLES

Allons, bien, c'est le bouc émissaire, votre Peters! On tombe de cheval, c'est la faute à Peters; une pièce chute, c'est Peters; il pleut, c'est Peters; il fait froid à Longchamp, c'est Peters; vous vous découvrez des cheveux blancs, c'est Peters; vous trouvez l'omnibus complet, c'est Peters; on s'ivrogne, c'est Peters; on se met au lit, Peters; on y reste, Peters; votre notaire vous écrit une lettre de quatre pages, c'est Peters; votre journal se met à publier une série d'articles sur la production agricole, c'est Peters; vous êtes rencontré en bonne fortune dans une baignoire à l'Odéon, c'est Peters; vous recevez un billet de garde, c'est Peters; vous entendez une traduction au piano des contes d'Hoffmann, c'est Peters…

ALBERT

Les soufflets qui se donnent, les sauces qui tournent, les portefeuilles qui déménagent en Belgique, les abricots qui manquent, Voltaire qui se réimprime, les pommes de terre qui sont malades, les baleines et les porcelaines de Saxe qui deviennent rares, les hommes de lettres et les originaux de Raphaël qui deviennent trop nombreux, les giboulées de mars, les pipes qui se bouchent, les femmes qui pleurent, les sonnettes qui cassent, le sel qu'on renverse, les livres qui ne se vendent pas, les notes d'apothicaire, Peters! Peters! toujours le mauvais œil de Peters! – Pour un peu, quand M. Peters regarde les pavés, vous feriez croire qu'il pousse des barricades!

ROBERT

Ne rions pas de cela, s'il vous plaît. – Et permettez-moi, monsieur, un conseil d'amitié; si jamais vous parlez, dans le journal, de Peters, n'ayez pas tant d'esprit.

CHARLES

Est-ce qu'il me fera souper avec une femme grêlée?

ROBERT

Il viendra tous les matins se poster en face de votre porte, et vous regardera sortir, et vous verrez avant quinze jours la tuile qui vous tombera! Attendez-vous à tout, à être brûlé vif comme mademoiselle B… la jolie, la charmante mademoiselle B…! Peters sortait de donner une leçon de dessin à mademoiselle B… Mademoiselle B… s'approche de la cheminée pour secouer son tablier sali par le crayon. Le feu saute après le tablier; mais on a le temps de se jeter sur la jeune fille et de la rouler dans un tapis. Peters, au cri que mademoiselle B… avait jeté, remonte; il pousse la porte: la flamme, comme arrosée d'huile, reprend et court; mademoiselle B… était brûlée avant qu'on ait pu l'éteindre.

ADOLPHE

Enfin, messieurs, ce maudit n'a servi de témoin que dans un duel: les deux adversaires ont fait coup fourré.

LE GARÇON DE BUREAU, entrant

Il y a là quelqu'un qui demande à vous parler.

CHARLES

Demandez-lui son nom.

LE GARÇON

M. Peters.

ROBERT

M. Peters!

ALBERT

Voilà une entrée bien amenée!

ADOLPHE

Si ce philistin entre ici, messieurs, demain la rédaction sera mise à deux sous la ligne, je me brûlerai la cervelle par amour, ou les écus de la caisse se changeront en feuilles sèches!

CHARLES

Dites-lui… hum… dites-lui que je n'y suis pas.