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Quelques créatures de ce temps

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LA REVENDEUSE DE MACON

En remontant la rue qui débouche sur le pont de la Saône à Macon, vous trouvez à gauche une vieille maison en bois.

La maison est trouée de petites fenêtres carrées qui bâillent, étranglées pendant deux étages, entre des colonnes cannelées, striées, imbriquées, losangées, chacune d'un dessin différent de sa voisine. Sur les colonnettes s'appuient des frises peuplées de satyres et de femmes nues, celles-ci attaquant ceux-là à travers les guirlandes de fleurs en ronde-bosse, – naïve représentation mythologique, que les Mâconnaises ne peuvent regarder qu'en échappade. Quelques petites lucarnes aux toits pointus, sans volets, laissent entrer au grenier le vent l'hiver, le soleil l'été. Le bois, qui a vieilli et pris les teintes rubiacées de l'acajou, est marqueté d'écriteaux numérotant toutes les industries qui se sont casernées dans cette gigantesque façade de bahut. Une tripière, un chaudronnier, un marchand de cartons, une fruitière, une blanchisseuse, se sont établis entre les piliers de bois. Les mous rose-rouge, les malles de carton aux arabesques jaunes, où les filles de la campagne apportent leur bagage quand elles viennent à Paris entrer en service, les linges blancs, les camisoles foncées, pendues comme une enseigne au-dessus des cuvées de savon, les carottes, les potirons éventrés, les chaudronneries cuivrées ou toutes noires de fumée, tout cela fait un tapage de tons et de devantures guenilleuses au pied de la maison de bois. Entre la tripière et le cartonnier est une fenêtre hermétiquement fermée dont une persienne est rabattue et l'autre seulement entr'ouverte; vous apercevez, sur le rebord de la fenêtre, quelques poteries de Chine ébréchées; vous apercevez, collée à la vitre, une feuille de papier sur laquelle est écrit: «Madame Javet, marchande en vieux», dans le fond de la pièce obscurée des scintillements de vieil or, et comme dans un kaléidoscope plein d'ombres, les mille couleurs de quelque chose pendu aux murs.

Que si l'amour du rococo vous fait pousser une porte à côté de la fenêtre, vous entrez de plain-pied dans le domaine sombre et fantastique de Goya.

Dans la demi-nuit au milieu de laquelle jouait une étroite filtrée de lumière, juchée plutôt qu'assise sur un grand coffre semblable à ceux des Moresques, apparaissait dans le rayon lumineux une vieille petite femme vêtue, des pieds à la tête, de noir, et propre comme pourrait l'être une sorcière hollandaise. Deux mèches grises couraient sous le madras autour de tempes desséchées; ses yeux sans couleur s'éveillaient parfois comme les yeux d'un fiévreux; ses sourcils étaient mitan blancs, mitan noirs. Elle n'avait pas de lèvres. Elle était ainsi, tricotant un bas de laine noire, et talonnant son coffre, la diabolique petite créature!

–Que veut monsieur? – Elle avait déjà fiché son épingle à tricoter dans ses cheveux, et était déjà à bas de son coffre.

Elle me fit voir, en trottinant de-ci, de-là, comme une souris, des fragments de retable en bois doré, bon nombre de saints dépossédés de leur nez, un gilet pailleté d'argent qu'elle attribuait à Louis XV, un torse à la Vierge du XIIe siècle au bouton du sein saillant de la robe, des pendules de Boule délabrées, de petits calvaires en chenille magnifiquement encadrés; puis, en me tendant un petit plat de faïence: Un Bernard Palissy! – me dit-elle. Je souris. – Tous les Bernard Palissy, madame Javet, ont un craquelé… – Ah! vous savez cela! – Elle jeta le plat sur un paquet de hardes, décrocha un tableau, ouvrit une armoire, et me présenta un coquetier, charmant enroulement de plantes grimpantes, signées de la grâce, du goût, du faire de l'admirable «inventeur des rustiques figulines du roy». – Combien en voulez-vous? – Et ça? – fit-elle sans répondre, en fouillant dans ce petit coin où j'entrevoyais une dizaine de merveilles respectées des siècles, la fine fleur de la curiosité, dix bijoux de l'art! – Et ça? – C'était une assiette de cristal de roche aux chiffres d'Henri II. – Et ça encore? – Un étui en émail de Saxe, à semis de tulipes, enchâssé dans quatre baguettes de vermeil, tombé de la poche d'une reine le jour d'une révolution.

Elle épiait de l'œil les objets dans mes mains; elle les suivait, elle avançait à tous moments vers eux ses doigts crochus.

Je demandai le prix de quelques-uns. Elle me fit des prix fabuleux; elle semblait heureuse de me les voir admirer, inquiète de me les voir tenir. Je marchandai longuement, elle me remontrant, me retirant les mirolifiques, les replaçant, puis voulant refermer son armoire et nous jetant le regard du libraire espagnol assassin de l'amateur qui venait de lui acheter son plus précieux livre. Je lui offris enfin de son étui le prix qu'elle voulait. Elle toussa, prit l'étui, l'ouvrit, le retourna. – Je me suis trompée, j'avais oublié. Il est vendu de ce matin. Vous aimez la dentelle? – fit la singulière femme en faisant disparaître l'étui; et, sans me donner le temps de répondre, elle ouvrit le coffre sur lequel elle était assise, et fouillant à pleines mains, elle retirait des merveilles arachnéennes. – «Mes dentelles! – disait-elle. – Hein! monsieur, elles sont belles? – J'ai un fils; – voyez ce picot-là! – mon petit «l'Éveillot», un gamin de dix ans. – Allons! venez un peu au jour, mesdemoiselles! anciennes, monsieur, tout cela! – L'Éveillot! Il va bien, cet enfant-là! Je lui ai acheté un pantalon blanc! il sert la messe dans tous les couvents d'ici et des environs, et quand il revient, il me dit ce qu'a la nappe d'autel, combien d'aunes, et s'il y a des trous, si on peut la repiquer. Il aime les dentelles, l'Éveillot. – Tenez, j'ai attendu dix ans une mort pour avoir cette gueuse de valencienne-là! – Il est comme sa mère.» – La guipure, les dentelles de Venise, de Gênes, les beaux points d'Alençon du XVIIIe siècle, les malines brodées, les réseaux microscopiques de Bruxelles passaient sous mes yeux; la marchande s'exaltait et se grisait à parler tracé, bride, couchure, bouclure, rempli, mode, points gaze, mignon, brode. – «Vous ne savez pas ce que c'est, vous autres! Je me relève la nuit pour les voir!» – Et elle déployait les dentelles, les déroulait des cartons bleus, les montrait au jour, les jetait l'une sur l'autre, les entassait, les mêlait, leur riait, leur souriait! Elle sortait toutes ces richesses comme du fond d'une caisse magique ne s'épuisant jamais, et les plus belles et les plus magnifiques venant les dernières.

Enfin elle retirait une jupe semblable à cette triomphante jupe de Marie de Médicis que possédait le marquis de l'Escalopier. De cette jupe, madame de Lamartine avait offert quinze cents francs; et des grande dames du département, des mille et des douze cents. Il y a longtemps, au reste, que les Mâconnaises aiment la dentelle. La chronique du pays raconte qu'à l'entrée de Charles IX, le père Émot, gardien des Cordeliers, fut envoyé près du roi, réclamer certaine nappe manquant à son couvent. Il trouva en entrant chez le roi madame de Tavannes parée des ornements de la sacristie, dont son mari, gouverneur de la ville, lui avait fait don. «Le pauvre moine se mit d'abord à genoux devant madame, et dit hautement que l'on ne fût pas surpris de l'honneur qu'il rendait à cette vertugale, puisqu'elle était faite d'une nappe qui avait servi si souvent à l'office divin.» La dame, en colère, lui appliqua un soufflet; le roi rit; les réclamations en restèrent là.

Et la marchande causait avec moi de l'hôtel Bullion et des collections particulières, comme pourrait en causer Gansberg ou Manheim. Des «Lucca della Robbia» de M. R… aux bijoux de la renaissance de M. de B… elle savait par cœur tout le Paris amateur.

–Et M. Sauvageot, madame Javet?

–Une jolie collection. C'est dommage qu'il lui manque… Elle s'arrêta et regarda en face. – Oh! rien, rien, reprit-elle.

Comme je sortais et que je regardais encore la maison de bois: – Elle n'est pas dans l'alignement, – entendis-je derrière moi. Je me retournai. Un membre du conseil général de Saône-et-Loire de ma connaissance me tendait la main. – Ah! tenez, puisque vous aimez les antiquités, il faut que je vous mène chez une vieille dame qui demeure en face, madame L…

Madame L… me promena à travers trois pièces remplies d'orfévrerie, de ferronnerie, de marqueterie, de verrerie, d'ivoires, de Saxe, de Sèvres, de Faenza; je ne regardai qu'un petit chef-d'œuvre de la serrurerie du XVIe siècle, – une souricière-unique.

La mère Javet me guettait sur sa porte.

–Vous avez vu?

–Quoi?

–La souricière, la souricière, – reprit-elle deux ou trois fois en hochant la tête.

Quelques jours après, j'allai faire mes adieux à madame L… et à sa collection. Le marché se tenait dans la rue. Les bœufs du Charolais traînaient pesamment leurs charrettes. Les Mâconnaises, avec leurs petits puffs noirs sur le côté de la tête, et leurs chapelets d'oignons rouges pendus au bras, criaient et riaient. On me frappa sur l'épaule. – Madame L… est très-malade, – me dit le monsieur qui nous avait introduits chez elle, elle a fait une chute avant-hier en voulant épousseter ses diables d'étagères!

J'étais à la porte de madame Javet. J'entrai. Elle était à sa fenêtre et ne se retourna pas. Il y avait près d'elle un charmant petit bonhomme aux cheveux blonds frisés, qui se haussait sur les pieds et tambourinait des doigts sur les vitres, recommençant sa chanson à mesure qu'elle finissait:

 
Grand papa va mourir,
J'aurai sa belle tasse bleue
Qui est sur sa cheminée.
 

La marchande, le cou tendu, était collée à la vitre, et son regard fixe allait de la fenêtre de la malade au bout de la rue. Je me penchai derrière elle. C'était un prêtre qui débouchait et qui s'avançait vers la maison de madame L… apportant l'extrême-onction. Madame Javet eut un sourire qui montra une rangée de petites dents jaunes et déchaussées. Elle marmotta, comme si elle grignotait ses mots: Ma souricière!

 

L'enfant chantonnait toujours:

 
Grand papa va mourir,
J'aurai sa belle tasse bleue
Qui est sur sa cheminée.
 

HIPPOLYTE

La fée Guignolant, berceuse de la duchesse de Mazarin, avait été sa marraine. La fée Guignolant lui avait fait le tronc et la vue trop courts, les jambes, le cou, le nez trop longs, – surtout le nez, – les oreilles et les pieds trop grands, les yeux rouges, et encore l'esprit fol. Enfant, la fée Guignolant lui avait donné une peau tendre, des verges dures, des versions difficiles, des camarades batteurs, et des tartines qui se laissaient toujours choir à terre du côté des confitures. Une fois grand, la fée Guignolant chercha, chercha, – et le fit poëte. Puis par là-dessus, elle le fit bureaucrate.

Dans une de ces grandes casernes civiles où d'avoir été vingt ans assis, cela donne des droits, et, trente ans, la croix, – au ministère de l'agriculture, si je ne me trompe, Hippolyte fut parqué avec un vieillard appelé chef de bureau, homme sans préjugés, qui tout au milieu de ses verts cartons faisait et refaisait sa cuisine, faisait et refaisait sa barbe. Le poêle où mijotait la cuisine du chef recuisait le vieil air du vieux bureau, et des senteurs rances, des empuantissements de brûlé ou de sauce épandue sur un fumeron, montèrent tous les jours au nez d'Hippolyte, qui ne put jamais, de ces odeurs, se faire une habitude. Puis c'était la barbe; et dans quelque verre, le sien ou bien l'autre, le vieillard mettait un morceau de savon et sur un vieux papier, tout près d'Hippolyte, déposait les poils grisâtres et blanchâtres, tout hachés menus dans la mousse blanche. Ce qu'Hippolyte, crispé et nerveux, souffrit, pour deux pauvres mille francs, de cette vie en famille, nul ne pourrait le dire; ce qui n'empêcha pas beaucoup de gazettes du temps de le traiter, lui et trois cent mille autres, de budgétivore.

Hippolyte avait fait deux parts de son argent: les pipes et les vieux livres; et trois parts de sa vie: les pipes, les vieux livres et les femmes.

Les pipes! – c'était le long d'un des murs de sa chambre le plus beau musée de belges et de marseillaises culottées: toutes les variations de ton de la terre et de l'écume de mer, la gamme la plus merveilleuse de la nuance café au lait à l'ébène, et du pâle à l'intense, et de l'estompé au cerné! Culots nets et dessinés comme la petite calotte du gland des bois; – le tuyau, cacheté de cire rouge; – deux clous tenant chaque pipe à la gorge et pendue. – Hippolyte laissait aller ses yeux sur elles, avant d'en choisir une, comme un général qui avant une affaire hésite sur le régiment qu'il enverra à la gloire; ou plutôt c'était le pacha dont le mouchoir est attendu, et qui s'amuse à le faire attendre. – Lente affaire, et studieuse besogne, qu'une première pipe! Les regards amoureux, et le pouce polisseur qui se promènent sur la suée! La pipe qui commence à se teinter! – Hippolyte était très-beau de pose et d'attente patiente, quand il fumait cette première pipe. D'habitude, en cette grave occurrence, une fois assis, il tournait et nouait sa grande jambe droite autour de sa grande jambe gauche, comme un sarment autour d'un échalas. – Et quel déboire, quand par malheur la pipe était rebelle! – comme celle à propos de laquelle un mauvais plaisant lui dit: «Ce n'est pas étonnant: tu fumes dans un courant d'air.» – Hippolyte courut fermer la fenêtre.

Les livres! – Bibliophile, bibliomane, Hippolyte était; et bon vent il faisait alors aux bibliophiles. Sur les quais c'étaient souvent trouvailles: manuscrits de Bossuet dans un rayon à 15 sous; et les épiciers enveloppaient leurs chandelles dans ces chartes de 1400. – Oh! de ce côté, la mauvaise fée Guignolant avait été battue par la fée des fureteurs, l'Occasion, bonne fée qui avait souri à Hippolyte tout le long de la Seine. Dans sa bibliothèque d'acajou, Hippolyte tenait presque tout son vieux XVIe siècle, disant: bonjour! aux vieux poëtes à tout réveil, et: bonsoir! à tout coucher. – Et le dimanche, grandes joies, jour de revue! Le torse ceint d'un gilet de tricot, Hippolyte est tout à ses amis, à les décrasser, éponger, gratter, rempâter. Aux feuilles jaunies, un bain de chlore; une tache de rousseur qui commence à moucheter: vite l'acide oxalique. Si une vilaine larme de graisse en un beau feuillet: la poudre minérale infaillible. Il les pare, il les lave, il les fait beaux, le cœur souriant aux grandes marges, aux pages immaculées, oubliant l'heure, le monde, et son ministère, – et parfois aussi son pantalon.

Pour l'Amour, – Hippolyte l'aima presque autant que ses pipes et que ses livres. Ce qu'il dépensa pour les femmes, de vers, est considérable. Mais de toutes ses Laures, la plus célébrée, celle envers laquelle Hippolyte se montra le plus généreux de rimes, ce fut la première par ordre de date: Émilie V… une actrice, sœur de cette autre actrice qui a épousé un préfet. Émilie V… était alors la Contat de l'Odéon. Hippolyte la vit dans la Famille Cauchois de M. Alexis de Longpré, «désespérante de beauté et de talent». Et tout aussitôt portier de la ville et portier du théâtre de n'être occupés qu'à monter chez «l'adorable actrice» petits papiers, petits rondeaux: «C'est un rondeau redoublé qu'entre vos mains, madame, on m'a dit de remettre.» Tantôt cela débutait:

V… vous êtes belle entre toutes les femmes!

Tantôt c'était une idylle de Théocrite:

 
J'ai gravé sur le hêtre à Vénus consacré,
Gracieuse V…! votre nom adoré!
Mon intuition pour chiffre y met ce signe:
Une âme de colombe avec un corps de cygne!
 

Puis un lamento:

Toujours vous, ô V…!

Et le lendemain un cantique à la Régnier:

Et ce corps amoureux plein d'exquises saveurs!

Cela était devenu si habituel chez mademoiselle V… que sa femme de chambre ne regardait même plus dans les lettres dont l'adresse annonçait l'écriture d'Hippolyte. La déesse chantée, mademoiselle V… qui avait entendu dire que les vers sont de certains mots qu'on met un certain temps à ranger, et qui d'ailleurs ne lisait guère la signature, se fit cette illusion que tout le public de l'Odéon était devenu amoureux d'elle, – et poëte; ce qui fit qu'Hippolyte, après trois encriers vidés, ne recevant pas de réponse, cessa un beau jour d'envoyer à l'indifférente le journal rimé de son cœur.

A peine guéri de mademoiselle V… Hippolyte eut une rechute, et se remit à soupirer pour une baronne, douée des cheveux d'une comtesse d'Amaégui, et du teint d'un drame moderne. – Ici, je crois le moment bon pour vous prévenir que le pauvre poëte avait pris au sérieux la poésie des autres. Par toutes les œuvres des chanteurs d'alors ce n'étaient qu'Espagne et qu'Italie, que galantes folies des siècles romanesques, qu'amours d'escalade, et que rendez-vous au clair de la lune; le poëte s'était mis à ne pas vivre la vie, mais à la lire. Il croyait aux romans comme à une expérience. Et voilà que dans cette cervelle de bonne foi ainsi retournée par les livres et le théâtre du temps, l'amour prit un chemin étrange et insolite: le chemin des toits. Encore tout chaud d'Antony, Hippolyte veut prendre sa maîtresse d'assaut. – Si elle me reçoit, c'est qu'elle m'aime, je l'épouse; si elle ne m'aime pas…» – Hippolyte ne poussait jamais plus loin le dilemme. Sa résolution prise, Hippolyte songea à l'exécution; et il arriva-ceci est historique-qu'en l'une des prosaïques années du dernier règne, ce romantique consciencieux demanda à un de ses amis une lanterne sourde et une échelle de corde. De cette demande sérieuse, les romanciers devaient faire plus tard des charges charmantes, – et l'ami n'eut pas pitié. Il n'éclata pas de rire. Il joua avec cette folie burlesque. – «Comment! tu n'as pas une lanterne sourde et une échelle de corde… à ton âge?.. Cela n'est pas possible!.. Mais tout le monde a une lanterne sourde et une échelle de corde!»

Hippolyte dînait à cette époque à une table d'hôte du boulevard des Poissonniers. Il y rencontra Cinthie Fiocardo. Lui et elle, ils dînèrent, ils se virent, ils se plurent, la baronne fut oubliée, et Cinthie devint Philis sous la plume de l'amant:

 
O bien-aimée!
Étoile de ma vie, adorable clarté!
Du soir où je te vis mon cœur fut habité,
Et sa porte sur toi, ma Philis, s'est fermée!
 

Cinthie Fiocardo avait été chanteuse au théâtre de Pau. Il lui restait de sa voix-une guitare.

 
Allons! prends ta guitare,
 

lui disait Hippolyte dans la langue des dieux,

 
Et redis-moi ce chant
Que la nuit j'aime tant
En fumant mon cigare!
 

Cinthie prenait sa guitare, et elle apprenait à Hippolyte la romance:

 
Fleur des champs,
Brune moissonneuse!
 

Hippolyte n'était pas encore de la force de Figaro sur la guitare quand il s'aperçut, comme par une révélation subite, que Cynthie Fiocardo avait cinquante ans, – et de plus qu'elle était maigre. Hippolyte chassa Cinthie, et fit le rondeau:

 
Je sais fort bien qu'en ce fatal mystère,
La faute en est à monsieur votre père,
Et j'ai honte à vous dire bas:
Vous êtes maigre!
 

Pour vengeance, Cinthie mit en lettres incendiaires tous les romans de madame Sand, menaçant en post-scriptum l'ingrat de poignard et de vitriol; ce qui coûta maintes fois quatre sous au poëte, – et des insomnies.

Ce fut à partir de ce, qu'Hippolyte fit contre la maigreur un serment d'Annibal. Il arbora l'enthousiasme de la graisse. Un poëte-qui est maintenant un académicien-venait de chanter «la femme de lit». La glorification régnait des robustes appas; l'on recommençait les épigrammes du vieux Maynard:

 
Catherine ne me plaît point;
Elle est sèche comme cannelle,
On ne saurait trouver sur elle
Pour quatre deniers d'embonpoint.
 

Toutes les plumes jeunes chantaient la Vénus dodue. Un souffle de paganisme flamand semblait descendu chaud et lourd sur la Poésie. Les plus timides essayaient un compromis entre le Toucher et l'Idéal. Un de ceux-là qui voulaient greffer Jordaëns sur Memmeling, – un jeune homme d'alors, – M. Marc Fournier, écrivait: «Chez les disciples du dogme nouveau, la femme est chrétienne, même un peu mystique jusqu'à la ceinture, mais païenne de là jusqu'au talon… Je te salue, Vénus pleine de grâce!» – Mais ceux-là étaient traités de vieillards. Les enfants terribles chantaient de plus belle:

 
Des seins fermes et lourds, au moins c'est positif!
 

Et Hippolyte faisait chorus. Il s'était sacré le Juvénal de l'étisie. Écoutez plutôt:

 
Au nombre des fléaux que sur notre hémisphère
Dieu fit pleuvoir dans un jour de colère,
Il en est encore un qu'on leur doit ajouter:
En Égypte, aussi bien qu'à Saint-Germain en Laye
Comme à Paris, partout où la chair peut tenter,
-A mon avis, si je sais bien compter,
La femme maigre est la huitième plaie.
 

Ainsi chantant, il advint qu'Hippolyte aperçut aux vitres d'un magasin de la rue de Richelieu son idéal-un idéal de beaucoup de kilos, vous imaginez bien. La forte jeune personne était magnifiquement en chair. L'ayant vue, Hippolyte se prit à rabâcher à tous ses amis les charmes de l'intérieur qu'il rêvait: «De joufflus enfants barbouillés enfournant de longues tartines… au nez deux belles chandelles… la mère une camisole ouverte, les plis mal rangés, écrasant un de ses seins robustes sur la face du dernier né… les langes souillés qui sèchent au feu, un air tiède là-dedans, une atmosphère de poêle… l'avant-dernier marmot qu'on nettoie dans le fond… tout ce que Rabelais et Ostade mettent de prose et d'humanité autour des joies maritales!» – L'avenir entrevu de cette grasse façon, Hippolyte, qui demeurait au faubourg Saint-Germain, se mit à passer rue de Richelieu, pour aller au ministère de l'agriculture.

Quelques mots sur l'écrivain.

Dans cette grande poussée de 1830, entre toutes ces jeunesses et ces fougues qui se cherchaient une originalité, Hippolyte avait la sienne propre. Parfois bien, sa muse n'était qu'une spirituelle à la suite, une suivante du Mardoche. Elle chantait:

 
Je suis las de toujours voir la lune qui cogne
Son nez à la lucarne; on dirait un blanc d'œuf
Collé sur du drap bleu: tableau d'épicier veuf,
Ami de la campagne et du bois de Boulogne!
 

Parfois bien c'était les désespérances à la mode, et dans lesquelles les plus gras et les plus gais garçons d'alors se drapaient à l'Hamlet:

 
 
… Et plus rien ne me luit
Qu'un repos lourd, inerte, où mon corps par avance
Est comme un soliveau pur de toute souffrance.
Matériel et sec, comme lui gros et rond,
Et couché sur le dos, n'ayant plus rien de l'homme
Qu'une masse quelconque, une chose qu'on nomme
Soit dans l'arbre ou le corps du même nom: le tronc.
 

Il ne s'était pas garé mieux qu'un autre des ballades à la Lune, qu'il appelait dame Luna, et à qui il dédiait force madrigaux intitulés: La lune qui va au bal.

Ce qui le faisait original, ce n'était pas cette admiration du Maître poussée jusqu'au culte:

 
Hugo! maître divin, resplendissant génie,
Qu'à l'égal de Dieu même en mon cœur je chéris!
 

cette idolâtrie courait alors les rues.

Ce n'était pas une petite brochure portant pour titre: Espérance, et dirigée contre le suicide, qu'il appelait «le fléau de l'humanité».

Ce n'était pas non plus nombre de vers emportés de couleur; et cet assez baroque portrait de l'hiver:

 
… Des rameaux crochus les turbulents squelettes
Qui dansent par les airs en se cassant les doigts,
Simulent un combat de portiers en goguettes
S'éreintant à coups de balais!
 

Chaque jour de ce temps apportait de ces images frénétiques et nouvelles.

Ce qui faisait l'originalité d'Hippolyte, c'était l'amour et le respect des grands poëtes du XVIe siècle et ce certains du XVIIe. Ses goûts de bibliophile étaient passés dans ses goûts d'homme de lettres. Il trouvait à tout écrivain français un ancêtre, en ce vrai grand siècle. Il donnait à cette passion de retrouver ces gloires anciennes sous les gloires plus modernes tout le charme d'un paradoxe vraisemblable. Le sel et l'agrément de cette langue toute riche l'avaient pris et le tenaient. Toutes ces célébrités, tombées en jachère, lui faisaient sa compagnie d'esprit; et «il vivait, et il couchait, s'il se peut dire, avec elles dans toute la religion d'un cher et pur silence.» Dans les sublimes beautés des Tragiques, beautés que Corneille n'égala pas, il retrouvait un accent du Roi s'amuse. Il révérait les oubliés des anciens siècles comme les pères du nôtre. Là, il avait un arsenal pour la polémique parlée; et il en savait par cœur toutes les armes. En son exclusivisme, aux Boileau il vous répondait par les Régnier; aux Piron par les Scarron et les Saint-Amand; aux Jean-Baptiste Rousseau par les Théophile; aux Delille par les Vauquelin de la Fresnaye; aux Parny, aux Bertin par les Marot, les Saint-Gelais, les Desportes; aux Malherbe par les Ronsard; aux Ducis, aux Chénier par les Alexandre Hardy, les Mairet, les Robert Garnier; aux Voltaire, aux Crébillon par les Cyrano de Bergerac, les du Ryer, les Tristan; aux Racine même il répondait par les Nérée et les Pradon, et aux Corneille par les Rotrou. – Ne s'avisa-t-il pas de rimer toutes ces opinions biscornues en vers libres, de les faire imprimer en façon de canard!

 
De par saint George et sainte Thècle,
Ce fut un grand passé que le seizième siècle,
 

et le canard, imprimé chez Beaudoin, rue des Boucheries-Saint-Germain, n'eut-il pas l'idée de vouloir le jeter lui-même et en personne du haut du paradis de l'Odéon! – Au Jean Journet littéraire on eut grand'peine à faire entendre raison. Il ne se rendit que sur cette observation amicale «que cela pourrait mettre le feu au lustre».

Lorsque Hippolyte envoya son volume de vers, les Amours, à ses confrères, les confrères lui répondirent, ceux-ci: «Vous avez du génie», et ceux-là: «Ce n'est pas moi qui suis poëte, c'est vous.» Hippolyte eut la naïveté de ne pas prendre cela pour de l'eau bénite de littérature.

Hippolyte était très-simple. – Longtemps Henry Monnier se donna auprès de lui comme un homme sans relations, désirant se produire; et c'était une comédie charmante, qu'Hippolyte lui proposant de le présenter à deux ou trois pauvres petites célébrités à lui connues.

Deux de ses amis firent d'Hippolyte, l'un le portrait, l'autre la charge en plâtre. Hippolyte dans sa charge n'avait pas un nez. Il avait une trompe. La mère d'Hippolyte mit le portrait d'Hippolyte je ne sais où; et la charge d'Hippolyte sur la cheminée de sa chambre, disant que «c'était mieux son portrait que l'autre». – C'est cette charge qu'un jour, où toute une joyeuse société s'était abattue chez Hippolyte, le diabolique Ourliac fit respirer devant Hippolyte, à une femme évanouie, qui aspirait de confiance.

Hippolyte ne s'habillait comme personne. Il s'habillait comme lui-même pour ainsi parler. – A un bal de noces, on la vit en habit noir, avec un gilet à carreaux rouges, et des gants couleur de chair. – Sur l'observation qu'on lui fit de l'étrangeté d'un pareil gilet en pareille circonstance, Hippolyte boutonna son habit; et ainsi, son gilet passant entre le noir de l'habit et le noir du pantalon, il semblait porter une ceinture de flanelle rose.

Hippolyte avait si fort chanté-de Paris-les purs baumes de l'air, des oiseaux le chant clair, l'herbe qui s'emplit de fleurs et les jeunes moissons qui recouvrent du vallon la gorge encore frileuse; il avait, dis-je, si bien chanté, qu'il lui prit envie d'aller vérifier la nature. Il partit pour Fontainebleau. A Fontainebleau, il alla dans un grand chemin de la forêt. Rien que des arbres de chaque côté. Peur lui vint. Il retourna à la ville, entra dans un cabinet de lecture, et s'attabla à un roman si intéressant qu'il passa trois jours à le lire, et regagna Paris au bout des trois jours, fort édifié, et de plus belle épris des «parfums du ciel» et des «chansons de l'arbre».

Tellement quellement, ainsi que je viens de vous narrer, doué et pourvu, le poëte se maria, – avec la permission de M. le maire cette fois. La loi et l'église firent de la demoiselle de boutique de la rue Richelieu sa moitié légitime. A sa noce, Hippolyte eut un témoin ventriloque; le lendemain, il trouva sa femme à balayer toute sa correspondance amoureuse, et cette collection de mèches de cheveux qui lui étaient si chères! Il prit un logement pour s'établir en ménage. La chambre tirait le jour par des fenêtres au ras du plancher qui vous éclairaient par-dessous comme une rampe de théâtre. Un enfant lui vint. Il déménagea en un autre logement. Celui-ci était tellement en pente que le berceau de l'enfant placé le soir près du lit, se trouvait le matin contre la porte. Il déménagea encore. Il se trouva logé place Saint-Jacques-juste en face la guillotine. Une fois là, Hippolyte se mit à être malade, et à se laisser mourir-crainte d'un coup de bistouri.

Hippolyte mort, – ne croyez pas que la fée Guignolant lâche encore sa proie. – Les amis réunis à l'église attendent une heure, deux heures… Rien ne vient. On va fumer une cigarette au Luxembourg. De joyeux croque-morts passent. On les aborde. On leur demande, croyant plaisanter, s'ils cherchent quelqu'un. On était tombé juste. Les joyeux croque-morts cherchaient Hippolyte. L'adresse avait été mal donnée. Ils étaient allés rue Saint-Jacques au lieu d'aller faubourg Saint-Jacques. – Enfin les joyeux croque-morts mettent la main sur M. Hippolyte… Bon! la bière est trop petite. – On retourne, on cherche, on trouve; ah! celle-ci va au corps. – On charge, on fouette, on arrive à l'église, on décharge, on pose sur les tréteaux. – Tous les amis étaient partis. – On chante, on bourdonne, on asperge, on recharge, on remporte, on refouette; – et derrière le corbillard marche tout seul l'enfant d'Hippolyte, mordant une belle pomme verte.