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Quelques créatures de ce temps

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OU L'ORGANISTE FAIT UNE MOUILLETTE, – ET SE MARIE

Le lendemain de ce jour unique où l'organiste n'avait pas plié sa serviette, il alla à l'évêché sur les dix heures du matin. Mais il ne monta pas l'escalier, il entra dans la cour, tourna la buanderie, et pénétra dans la cuisine.

–«Pélagie, ma fille, vous avez fait hier une bisque dont je me souviens encore. Non, non, je ne ris pas, vous êtes la première cuisinière du département.

–Vous êtes bien bon, monsieur l'organiste.

–Et je m'y connais.»

L'organiste s'assit sur un coin de la table de la cuisine.

–Pélagie, vous avez trente-deux ans. Eh! eh! c'est un âge, cela, trente-deux ans! Vous n'avez jamais songé à vous marier? Bah! vous n'êtes pas faite pour coiffer sainte Catherine, ma fille. – Joli bois, que vous mettez là sur le feu! – Tenez! un petit ménage, par exemple, où vous feriez tout à votre aise vos petits plats, et puis je mets que vous auriez entre votre cuisine, votre temps pour les offices, et visiter vos connaissances… Là, un mariage qui vous ferait une dame d'ici… Comme ça flambe le petit fagot! ça a-t-il envie de brûler, ce bois-là! C'est pour une friture? oui, pour une friture… Qu'est-ce que vous avez ici? 300 fr., et quelques pièces de trente sous des curés qui viennent à l'évêché… Au reste, de grands fourneaux à tenir, beaucoup à éplucher, et des grands dîners… Les jeunes gens, voyez-vous, ça fait des trous dans les économies.»

Tout en parlant, l'organiste avait pris sur la table un morceau de mie de pain, et l'avait coupé en forme de mouillette. Il le plongea dans la poêle pendant cinq à six secondes, et l'ayant retiré doré: – «Là, vous pouvez mettre vos perches à présent, elles seront surprises. – Ma foi! il ne s'agit pas de trente-six chemins… 1,200 fr. bon an, mal an, ça vous va-t-il? Si ça vous va, topez là! nous sommes mari et femme. Donnez votre compte à monseigneur, et vos bans demain. Eh! ma fille, ce mariage-là, ça vous revient-il?

–Tout de même, monsieur l'organiste, dit Pélagie toute rouge.

NOCE, – ET CE QUE C'ÉTAIT QUE LES SEPT HOMMES BLEUS

Il fallut que les cloches tintassent pour que l'organiste s'éveillât.

Il brossa son chapeau, son carrik, son gilet, sa culotte.

Il secoua ses bas.

Il essuya ses boucles et ses breloques, – et puis il partit.

Pendant ce temps, mademoiselle Pélagie se faisait coiffer par un coiffeur.

Dès le matin, vaguant par les rues de Langres, on avait vu sept grands garçons, tous vêtus d'un habit de toile bleue. Les sept grands garçons avaient l'air réjoui, et se donnaient le bras, tous les sept, de façon qu'ils auraient barré les rues, s'ils avaient voulu. – A la première tintée des cloches, ils frappaient chez leur sœur Pélagie. Chacun d'eux, l'un après l'autre, vint déposer un gros baiser sur ses grosses joues. Comme les embrassades finissaient, l'organiste arriva. Il avait même démarche, même air, même tenue et même habit que d'ordinaire. Il salua ses sept beaux-frères qui lui ôtèrent leurs sept chapeaux, après quoi il dit: «Allons!» et les sept paires de jambes des sept garçons de ferme se mirent à enjamber derrière les grands pieds de leur sœur, et les mollets maigres de l'organiste:

Heureusement qu'il n'y avait pas loin de chez mademoiselle Pélagie à l'église; car il sortait un polisson de chaque pavé, et quand les fiancés, suivis des sept hommes bleus, montèrent les degrés, ils avaient déjà, derrière eux, un cortége de gouailleurs et moqueurs à mines roses, à culottes fendues, les plus jeunes et les plus mauvais garnements de la ville, faisant au couple charivari, de la voix et du geste.

L'organiste ne broncha pas; mais un des gamins étant venu se frotter un peu trop à sa portée, il faillit lui enlever une oreille. Cela fit un peu de respect dans la meute et un peu de silence dans les aboiements.

La cérémonie faite, l'organiste, qui avait dans sa main osseuse la main de mademoiselle Pélagie, tourna brusquement une petite ruelle qui longeait l'église. Les sept habits bleus furent obligés de rompre leur ordre de bataille et se mirent à marcher un à un. L'organiste, entendant grincer derrière lui les quatorze cents gros clous de leurs quatorze souliers, prit sept pièces de deux francs toutes neuves dans la poche de son gilet et dit, en en donnant une à chacun des sept frères: «On ne fait pas la noce chez moi. Voilà.» – Les sept habits bleus sortirent de la ruelle, se reprirent le bras et entrèrent dans un cabaret sur la Grand'Place.

Il faisait beau ce jour-là à Langres, et l'on en profitait pour rendre des visites «de digestion». Sur les portes, les visités faisaient les derniers compliments aux visiteurs. Madame Comantin même se hasardait à marcher un peu au soleil, le long du mur du Collége, avec sa servante, essayant de se réchauffer le dos; – en sorte que toutes les anciennes connaissances de l'organiste se régalèrent de le voir passer, la cuisinière de l'évêque au bras.

De tout cela, la mariée ne s'occupa guère, occupée qu'elle était à se mirer en sa robe blanche; et pour le marié, sans doute qu'il ne vit et n'entendit rien. Eût-il eu à la main une princesse de l'illustre maison de Lorraine, il n'eût pas eu le jarret mieux tendu ni le front plus haut.

–«Pélagie! – dit l'organiste en montant l'escalier du domicile conjugal, – vous allez me mettre un tablier et me faire une bisque comme celle de l'évêque.»

NUIT DE NOCE, – OU L'ORGANISTE INVENTE LE SAC DU gras ET DU maigre ET FAIT DE LA BONNE MUSIQUE A SON ÉPOUSÉE.

Après dîner, l'organiste se mit à couper du papier dans la chambre nuptiale, et à copier dans un livre d'assez malpropre apparence sur un tas de petits carrés.

Pélagie passa la soirée à faire tourner dans tous les sens, sur un champignon, un chapeau qu'elle avait fait venir de Paris.

A onze heures, elle ne trouva rien de mieux que d'embrasser son mari.

Le musicien eut un moment d'impatience, dit assez brusquement: «Ma fille, couchez-vous,» – et continua à couvrir ses petits papiers qu'il mettait, à mesure qu'ils étaient écrits, dans deux sacs placés devant lui.

Quand il eut fini, il s'approcha du lit.

Pélagie eut un moment de pudeur.

L'organiste s'assit au pied du lit. – «Pélagie, – dit-il, – vous n'avez jamais entendu parler de cela Cantu et Musica sacra, auctore Gerbert. Eh bien! je le traduis, et puis, vous le savez, je fais de la musique… Je veux vivre très-doucement, à ma volonté… Rappelez-vous qu'une femme en colère a de très-vilaines notes dans la voix, et cela m'agace… J'ai des choses dans la tête que vous ne pouvez comprendre, et c'est pourquoi je ne peux pas m'occuper de fariboles… Vous prendrez l'habitude de dormir quand je joue du piano, je vous assure. A la fin, cela vous endormira… Vous aurez la bourse… Vous irez voir vos amies, si cela vous plaît, autant et quand il vous plaira… Mais je ne veux âme qui vive chez moi, entendez-vous? L'escalier est haut, et je vous préviens que les amies pourraient tomber en s'en allant… Ce que c'est que ces deux sacs, je vais vous le dire, Pélagie… et tous ces petits papiers en même temps. Je n'aime pas à manger les mêmes plats, mon goût se fatigue. Je suis peut-être gourmand, et trouver quelque chose pour ma bouche, c'est un supplice. Dans ce sac que voici, je viens de mettre tous les noms des plats gras que j'aime, et dans l'autre tous les plats maigres. Selon le jour, vous prendrez trois petits papiers dans l'un ou dans l'autre, et vous saurez ce qu'il faudra me faire… Je vous ai dit ce que j'avais à vous dire. – Maintenant endormez-vous là-dessus.»

Et sans un mot de plus, l'organiste approcha une chaise du piano. Il préluda; puis, ses mains volèrent sur l'instrument, et la chaîne des harmonies graves montait du piano au plafond, redescendait du plafond au piano, – et les doigts de l'organiste réveillaient des accords, à te croire encore de ce monde, Jean Gabrielli de Venise!

La femme songea un peu; – puis ses idées se noyèrent dans le bruit. Elle s'endormit.

Quand elle se leva le lendemain matin, l'organiste ferma le piano et se mit au lit.

OÙ ILS FURENT HEUREUX ET N'EURENT PAS D'ENFANTS

Adonc l'organiste continua, toutes les nuits, à composer sa messe, et finit de traduire Gerbert.

Pélagie porta chapeau. – Elle s'habitua aux musiques nocturnes de son mari, et Attila aurait pu recommencer à brûler la ville de Langres sans qu'elle eût la moindre velléité de s'éveiller.

Au bout de quelque temps, elle tira régulièrement la loterie des dîners gras, cinq jours dans un sac, et la loterie des dîners maigres, deux jours dans l'autre.

L'évêque ne pardonna pas d'abord à l'organiste ce qu'il appelait une «mésalliance». – Mais quand il eut remplacé Pélagie par Jeanneton, de chez M. Daguet, l'ancien juge d'instruction, il reconnut que si Pélagie était inimitable pour la bisque d'écrevisses, Jeanneton avait bien son prix pour le salmis de bécasses; et le jour où il reconnut cela, Monseigneur commença-dit-on-à en vouloir moins au mari de sa cuisinière.

MADAME ALCIDE

LE CHŒUR, se tournant vers Indiana

Trois juliennes! – trois matelottes! – trois gigots! – trois fritures!..

MADAME ALCIDE

Une salade et des fraises, voilà! Messieurs; du bordeaux, n'est-ce pas? ça fait du bien à la gorge!

Il est, il est à dix minutes de Paris un cabaret où l'Art et la Littérature ont leur couvert toujours mis. Il y a des tonnelles; les fourmis marchent sur la nappe, et les chenilles tombent dans les assiettes. Cabaret monté de la hutte au pavillon, et de l'île à la berge! il a changé ses planches contre des murailles blanches, sa devanture de filets contre les volets verts des vieux romans, son fer contre du ruolz! Cabaret où sous la droite redoutable de cette femme de soixante-quatorze ans qui siége au comptoir se taisent à demi, inapaisés, grondants, les jalousies, les ressentiments, les colères de son entour et de sa portée! Cabaret où quand la table de famille se dresse pour les amants, les fils et les filles de la vieille matrone, il se parle une langue toute neuve et sans clef, langue de forts en gueule, coulée d'argot roulée des Halles à la Conciergerie! La nuit, le couteau, promené par les mains des fils, contient les prétendants de la Pénélope énorme; les filles, la mère les donne pour gages aux cuisiniers! Et dans cette promiscuité et ce pêle-mêle de drames, un génie protecteur, comme dans une peuplade de Peaux-rouges, un idiot, un gros, gras et huileux garçon, la lèvre sans ressort et tombante; un idiot que, depuis vingt ans, les habitués voient apprenant à lire derrière l'allumette promenée sur un même alphabet par un vieillard en cravate blanche. Le vieillard au chef grave, le menton monté sur sa cravate toujours blanche, émiette du pain aux poulets et aux lapins qu'il gouverne; puis il vient s'asseoir, – lui, ce marquis ruiné par la vieille! – à ce festin des Lapithes, dont elle lui fait aumône, indifférent, muet, sourd! Caverne où un soir à souper s'est attardée la muse d'Eugène Süe!

 
MADAME ALCIDE

Ah! bien, vous me l'aviez prédit: «Quand il sera arrivé celui-là, il vous écrasera avec son carrosse.» Vous aviez plus de philosophie du cœur humain que moi. Je me rappelle que vous m'aviez si bien prédit ça! Je suis restée tout de même trois ans avec lui… – Ah! la bonne soupe! C'est un fameux restaurant ici! Ça me rappelle les deux seuls dîners que j'ai faits avec lui. Figurez-vous, Messieurs, – il faut vous dire qu'il gagnait douze cents francs par an, c'était pas le diable, mais enfin… V'là qu'au bout d'un an, il me mène à la campagne… J'avais une petite robe très-gentille, toute neuve, que je m'étais faite avec des doublures de soie que la mère du Château lui envoyait, si par hasard il avait besoin de se raccommoder.

CHŒUR

Femme ingénieuse! Nous connaissons ton tapis de Smyrne à franges tissées avec les épaulettes du garde national La Coutelle! Tu t'habilles comme l'oiseau fait son nid, de grapilles quêtées çà et là. Nous t'avons contemplée au bal de l'Opéra, Alcide, en Reine de Chypre; et nul n'a jamais su dire de quoi tu t'étais fais cette chose composite que tu appelais ton costume! Va, reprends de la matelotte, et continue à dévoiler ton cœur!

MADAME ALCIDE

Ai-je sué ce jour-là!.. Quelle trotte! Il m'a fait aller de la rue Frochot au Jardin-des Plantes, et du Jardin-des-Plantes à Belleville, à pied; et a-t-il rechigné après ses gueux de trois francs de dîner! – En rentrant, il a mis tout de suite sur son livre de dépenses: Gaudriole, trois francs.

CHŒUR

Gaudriole?-Ah! ah! – Et pourquoi? et pourquoi?

MADAME ALCIDE

Oui, Messieurs, il m'a dit que tout ce qui n'était pas des choses utiles, il portait ça au compte: Gaudriole. – Il était rat comme tout, faut vous dire… il avait un livre de compte… un livre de compte. C'était drôle… un tas de colonnes, des rangées de colonnes, des chiffres, c'était en ordre comme un régiment. Il me disait que comme ça, ça lui faisait voir toutes ses dépenses groupées. Et il mettait tout dessus; le soir nous n'avions pas d'argent pour sortir; alors nous jouions; quand je perdais, il mettait sur ses comptes: Alcide me redoit un sou de jeu. – Mais, Messieurs, prenez donc de la matelotte… Vous, Monsieur…

CHŒUR

Merci, Madame Alcide; elle est à nous, elle est à vous!

MADAME ALCIDE

Voyons, là-bas, le petit chapeau, vrai, vous ne m'en voudrez pas?.. j'ai une faim de chien… j'ai mangé un petit gâteau d'un sou en venant, j'allais tomber; mais voyons, vraiment vous en avez assez?

CHŒUR

Madame Alcide, vous faites des cérémonies!

MADAME ALCIDE

Moi, Messieurs? Ah bien!.. Mais qu'est-ce que je vous racontais… Ah! vous savez l'histoire de sa robe de chambre… C'est pour vous en revenir à ses grandeurs, vous allez voir. – Attendez, parce que quand je raconte, je ne mange pas.

CHŒUR

Mangez et buvez, Madame Alcide! Buvez et mangez, Madame Alcide!

MADAME ALCIDE

Le matin, je sortais, et lui donnait un coup au ménage. J'avais remarqué… V'là un vrai restaurant! C'est meilleur qu'à ma table d'hôte!

CHŒUR

Vous dînez donc toujours à votre table d'hôte, Madame Alcide?

MADAME ALCIDE

Oui, Messieurs; écoutez donc, j'ai quatre plats pour vingt sous. Eh bien! si je faisais ma boubouille chez moi, je prendrais un bifteck, je suppose, de dix sous; bien… du bleu à dix… ah! moi j'aime le bon vin… ça me ferait déjà… et puis le charbon, le bois, et aller chercher… est-ce que je sais!

CHŒUR

Madame Alcide, à votre table d'hôte, ce ne sont que voleurs. On joue après dîner. Vous vous ferez voler, ô Madame Alcide, comme vous fûtes toujours volée tout le long, le long de votre existence.

MADAME ALCIDE

Non, Messieurs, on ne joue pas après dîner. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit. M. du Château se mettait donc toujours à la fenêtre avec une robe de chambre grasse, mais grasse… Il était très-beau, vous savez, un brun, des favoris noirs, et moustache idem. Je me dis: «C'est bien drôle tout de même qu'il prenne l'air tant que ça,» et je vis que c'était pour une guenon d'Anglaise qui montait tous les jours à cheval dans la cour, une amazone! Elle le regardait. M. du Château coupait là-dedans. Je suis jalouse, moi. Ça me trottait déjà, cette Anglaise à caracoles, quand il me dit un matin comme ça: «Avance-moi une robe de chambre. Je voudrais avoir une robe de chambre, une robe de chambre avec une torsade et un gland pour faire un nœud comme ça, sur le côté;» et il se pose. Je vois son jeu de loin, je devine de longueur que Monsieur veut s'adoniser pour cette Franconi! La moutarde me monte, et je lui dis: «Monsieur du Château, j'ai vingt-cinq francs dans mon secrétaire. C'est pour le terme, vous le savez bien; je n'irai pas m'échigner pour vous donner une autre robe de chambre.» – Le beau gigot! Ah! j'ai faim; je ne fais pas la petite bouche… C'est de la bonne viande… Moi qui ne connaissais pas ce restaurant-là… Je connais pourtant assez d'artistes.

CHŒUR

Mangez du gigot, Madame Alcide, et continuez-nous l'histoire secrète du nommé du Château.

MADAME ALCIDE

Il me quitte. Nous sommes un an sans nous revoir. J'avais aux pieds des bottines percées. J'étais rue Larochefoucauld. Au coin de l'épicier, j'entends quelqu'un qui demande la monnaie d'un billet de cinq. C'était lui! Ah! je dis, par exemple, tu ne m'échapperas pas. Je vais me planter devant la boutique. Il m'aperçoit du coin de l'œil. Il me tourne vite le dos. Je ne bouge pas. Il sort. Je lui dis: «Je suis bien heureuse que vous ayez fait fortune. Vous devriez bien me donner une paire de bottines.» Il me dit: «De l'argent, vous voyez bien que je n'en ai pas; l'épicier n'a pas voulu me changer.» C'était vrai. Il me dit encore que dans le temps je n'ai pas voulu lui avancer une robe de chambre. – Ça lui était resté, cette robe de chambre! et il me donne rendez-vous le lendemain à huit heures sur les buttes Montmartre.

CHŒUR

Sur les buttes Montmartre, Madame Alcide?

MADAME ALCIDE

Il faisait un temps, de la pluie, du vent! Je m'en vais là-haut. Je ne vois personne, et j'attends de bonne foi. Le lendemain soir je le pince sur le boulevard. Il y avait une débâcle atroce. J'avais les pieds dans la neige et la glace. Je lui dis s'il veut me donner ma paire de botttines. Lui, à bout, il me dit: «Eh bien, enfin, combien que ça coûte une paire de bottines? – Douze francs, vois, j'ai les pieds dans l'eau.» V'là qui veut me reconduire et monter chez moi. Ah! Messieurs, vous savez que je ne reçois personne… et puis mon propriétaire, M. Dumon, un vieux qui m'a fait la cour, n'entend pas de cette oreille-là. Je dis à mon du Château-je ne voulais pas le vexer, rapport à mes bottines, – que M. Dumon est graveur du roi, un orléaniste, et qu'il me flanquera à la porte, s'il sait que j'ai reçu un bonapartiste. Là-dessus, du Château s'en va, et je n'ai pas eu de bottines.

CHŒUR

Et ce fut alors, n'est-ce pas, Madame Alcide, que commença votre grande panne, cette panne pendant laquelle vous échangeâtes, blonde que vous étiez! un gril, une petite pendule dorée, et une guitare contre une queue de cheveux noirs!

MADAME ALCIDE

Tenez! avec vous, je ne décesse pas de parler, parce que vous m'inspirez… oui, vous me dites un petit mot… et ça me fait repartir. La dernière fois que je vis M. du Château, c'était à l'époque de nos troubles politiques. Je n'avais plus le sou. Je ne posais plus. Vous savez que ça n'allait pas. Ma foi! j'avais une marine de je ne sais plus qui, je la décroche, je la fourre sous mon châle; et je pars laver ça. Dans la rue Montmartre, il y avait des rassemblements; j'aperçois M. du Château. Il avait un grand bandeau sur l'œil. Heureusement qu'il se présenta à moi du côté droit qui n'avait pas de bandeau, sans cela je ne l'aurais pas reconnu. Il était accompagné de deux ou trois hommes, des faces de galériens, de ces gens qu'on ne rencontre que dans les révolutions. Ils me jetaient, Messieurs, des regards terribles. Je ne fais ni une ni deux. V'lan! je flanque ma toile devant le nez de M. du Château. – Qu'est-ce que c'est que cela, Madame? – qu'il fait. – Une marine! Vous allez m'acheter cela. Je n'ai plus le sou. Je ne fais plus rien. – Je n'achète pas de marine. – Eh bien, – je lui dis, – menez-moi dîner à la campagne. – Non; je n'ai pas le temps. L'œuvre marche, – qu'il me dit tout bas, et il tire une pièce blanche qu'il me met dans la main, et file avec ses satellites. Devant tout le monde, ça m'a offusquée. Je ne l'ai jamais retrouvé depuis ce temps-là. Un peu de sauce? Oui, je veux bien, vous en avez, vous, Messieurs? Personne n'en veut plus? Eh bien, j'aime autant prendre le plat, si ça ne vous fait rien.

CHŒUR

La Renommée aux pieds légers a chanté à mon oreille que vous connûtes le célèbre prince Édouard.

MADAME ALCIDE

Encore des choses drôles, allez. Je le rencontre au bal de l'Opéra. Il cause. Il me demande à venir chez moi. Moi, – une folie, si vous voulez, Messieurs: je voulais connaître un fils de roi, je lui donne mon adresse. Il vient le lendemain. Il était noble comme tout, un port… – «Ma chère, – me dit-il, – ma voiture est en bas; mais je ne puis vous emmener, vous n'avez pas de toilette,» – et il me laisse. Ça me monte, cet affront. Ah! je dis, attends, je n'ai pas de toilette, tu vas voir ça. Je prends tout l'argent que j'avais. J'achète des chapeaux, un jaune, et un petit bonnet avec des roses… très-gentil. Il revient. – «Madame, où allez-vous? – Je vais sortir, monsieur, – que je fais-on va m'apporter des chapeaux.» – Ça le pique. – «Je serais curieux de les voir.» – On les apporte. Il trouve que ça me va, et il me dit: – «Madame, vous allez venir dîner avec moi chez Broggi. Nous irons à pied.» Il me fait boire; et puis je voyais que quand il me versait, il tirait d'une boîte en or quelque chose, et mettait un peu de poudre dans mon verre. Je me sens toute drôle. Je lui dis: «Je suis malade, empoisonneur!» Il ne se trouble pas. Il me dit: «Madame, j'ai voulu vous éprouver. On m'avait dit que vous n'étiez pas une femme comme une autre. Je vois que vous n'êtes pas usée par les orgies.» Ça n'empêche pas que je fus malade toute la nuit. Il me soigna comme un père au milieu des convulsions… Nous demeurions ensemble. C'était l'hiver. Il gelait à pierre fendre. Il me dit: «Madame, vous ne faites donc pas de feu? – Du feu, Monsieur le prince? non. Quand j'ai froid, je vais me chauffer au bal.» Quand il voit ça: «Madame, il n'est pas convenable que vous ayez une garniture de cheminée antique. J'ai fait prix avec un brocanteur pour vous en débarrasser; – et il met par terre ma pendule d'albâtre et mes vases de fleurs. J'ai vu de très-beaux flambeaux de bronze à 10 francs, rue Saint-Lazare. Vous allez aller les acheter.» – J'ai été acheter les flambeaux. On me les a laissés à 9. Pour la pendule, il mettait à sa place tous les jours un bouquet de violettes. Il me donnait 30 francs par mois. Il logeait chez moi. Un jour il me dit: «Voulez-vous voir, Madame, les débris de ma fortune?» et il me fait voir sur un papier une foule de diamants. Ce soir-là, il rentra; il avait le gousset plein de pièces d'or et d'argent. Il mit tout ça sur la table de nuit, et, couché, la tête dans sa main, il se mit à regarder longtemps. Et moi, je pensais pendant ce temps que cet homme contemplait les débris de ses richesses; et ça me faisait songer tristement, Messieurs. Quand, le lendemain, il compta son or, et qu'il allait partir, je me dis: Il faut pourtant que je lui demande quelque chose. – Je l'arrêtai à la porte: – «Mon ami, je n'ai plus d'argent.» – Lui, il me dit: «Et les 50 francs que je vous avais confiés? – Vos 50 francs? les voilà!» Je lui tends deux factures. Comme il aimait être couché mollement, ce mois-là, je lui avais fait la chatterie de faire rebattre les matelas, changer les taies, et ça coûte tout ça! Il me dit: «Madame, puisque vous n'avez pas su garder cet argent, je vous en aurais donné cinquante autres; vous ne les aurez pas. Du reste, Madame, je respecte trop une femme qui est à moi pour lui offrir de l'argent.» – Au terme, je lui dis: «Il faut payer le propriétaire.» Le voilà qui me répond: «Madame, je vais en Normandie, manger du fromage de Brie; respectez mon malheur.» Cette réponse avait le droit de me surprendre. – Quand je pense que ma pauvre vie a toujours été d'être bousculée comme ça. Toute petite, j'ai eu un père, un brave qui n'avait pas froid aux oreilles, un père dur, mais dur! Ça n'a pas encore été pour moi un doux agneau…

 
INDIANA, ouvrant la porte

Combien de fritures à ces Messieurs?

MADAME ALCIDE

Oh! pour un, n'est-ce pas, Messieurs? Je suis pleine jusque-là.

INDIANA

Pour un? Vous êtes cinq! – Vous me faites mal, la mère!

CHŒUR

Pour trois! et sortez, Indiana. – Ah! ça, Madame Alcide, est-ce que la roue de la Fortune n'a pas arraché du Château de vos bras pour le porter au sommet d'une haute position?

MADAME ALCIDE

Je crois bien. Il est quelque chose comme qui dirait ministre. Ah! il a fait son beurre! Il est au pinacle. Voilà qu'il me revient une histoire là-dessus. Figurez-vous, je dînais cet hiver au Grand-Turc. Beaucoup de monde était à regarder un beau domestique, mais très-bien, qui avait une livrée avec des galons d'or, un bel homme et qui faisait son important. Je le fixe, et je reconnais cet homme. Ça l'étonne que je le regarde comme ça. Je lui dis: «Connaissez-vous M. du Château?» Il me dit: «Oui. Je suis le valet de pied de l'empereur son maître.» Et en me toisant il me demande si je le connaîtrais? «Oui, je fais tout haut, et même intimement. J'ai été sa maîtresse pendant trois ans.» Cet homme se lève du coup et me dit: «Vous avez été la maîtresse de M. du Château?» – «Même, que je lui dis, que je vous connais bien, et que quand vous êtes venu parler à M. du Château de la part de votre maître, et apporter une lettre rue de Laval, vous vous êtes assis à gauche en entrant, sur une banquette.» Voilà cet homme qui voit bien que je l'ai connu, qui m'offre le café, et qui me dit que je devrais m'adresser à M. du Château pour avoir quelque chose. Il me dit que justement il y a dans la maison de l'empereur une place vacante de femme de la garde-robe, ça rapporte cinquante sous par jour…

CHŒUR

Femme de la garde-robe? Expliquez-vous, Madame Alcide.

MADAME ALCIDE

J'écris une lettre à M. du Château, et je vais porter ça à l'adresse où ce domestique m'avait dit demeurer. Il s'était fait fort de remettre ma lettre à M. du Château lui-même; moi ça m'allait, vous comprenez. – Après cela, je savais bien qu'il fallait être une dame noble pour cet emploi-là…

CHOEUR

Une noble dame, – vous l'avez dit, Madame Alcide.

MADAME ALCIDE

Dans ma lettre, je lui rappelais le passé, à ce sans-cœur, et je lui disais que je me conformerais à toutes ses instructions; oui, enfin que je ne parlerais jamais de ce qui s'est passé entre nous. Mais vous ne savez pas ce qui m'arrive le lendemain matin? Une femme qui entre avec un train de furie chez moi, et qui me dit que j'écris à son mari des choses!.. C'était la femme de ce domestique! Elle avait décacheté la lettre pour M. du Château. Cette grue-là! elle avait pris ce que je disais pour son mari! – Ah! je n'ai jamais eu de chance! Justement, dans ce moment-là, je posais les mains de M. Molé, vous savez, dans le portrait d'Horace Vernet. J'étais raffalée; j'avais envie d'aller l'attendre à la porte d'Horace, et de lui dire: «Monseigneur, c'est moi qui pose vos mains. Donnez-moi un bureau de papier timbré!» Mais je n'ai pas eu ce front-là. Tenez! je vous parlais tout à l'heure de mon père… Eh bien! mon premier amour, ça n'a pas encore été tout bonheur… Moi qui ai toujours eu pour idéal un jeune homme noble, bien fait, avec des ongles roses et un chien de chasse, qui m'embrasserait dans l'île Saint-Denis!

CHŒUR

Aux baisers d'argent de Phœbé la blonde, enlacés l'un à l'autre comme la vigne à l'ormeau, avez-vous vu passer Madame Alcide au bras de son idéal, suivant le sentier qui trempe dans la rivière murmurante?

MADAME ALCIDE

Oui, Messieurs, ç'a été un homme de quarante-cinq ans, – mon premier amour-qui faisait des pièces. Des raisons de famille me forcent à vous taire son nom. On l'a porté en triomphe sur la scène de l'Odéon tout de même comme Voltaire. Il n'avait pas le sou, avec tous ses triomphes. Ah! il m'a bien fait aller au spectacle.

CHŒUR

Femme, tu peux un moment suspendre ta langue, et boire le bain de pied de ton petit verre. Tes paroles descendent dans les oreilles, comme les neiges des montagnes descendent dans les plaines. Les péripéties de tes aventures étonnent les mortels pendus à tes lèvres. Femme simple, femme étonnante, tes amours pleins d'épisodes comme les amours d'épopées, sont toujours liés à des amours sans monnaie. Ta bêtise est grandiose et cyclopéenne, créature ingénue, mariée avec le grotesque. L'odyssée de ton existence ahurit, si j'ose m'exprimer ainsi. Alcide, toi qu'un peintre fameux enroula et enchaîna dans les tissus de l'Orient, pour abuser de ta faiblesse; géante de cocasserie, Alcide, toi dont les formes plantureuses revivront par les toiles éternelles; toi que nous avons vue porter l'adversité, comme le bœuf porte le soleil, et dont le clou fatal a souvent reçu toutes les toilettes; Crusoé du beau sexe, toi qui te fais des robes de rien, – retourne en tes lointains foyers! Nous te respectons trop pour te reconduire.

MADAME ALCIDE

Tout ce que vous me dites là… je ne sais pas… mais ce que je sais, c'est que vous êtes bien gentils: vous payez du bordeaux aux femmes, et puis avec vous jamais de claques ni de coups de poing au dessert.

(Exeunt.)