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Quelques créatures de ce temps

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MARIUS CLAVETON

Honorable monsieur, je suis à la porte de votre habitation. Depuis que j'ai eu l'honneur de vous voir, j'ai acheté des vêtements, afin de pouvoir me présenter là où j'ai affaire. Je suis mieux vêtu, mais mon pauvre nez souffre bien. Je me recommande à votre bon cœur.

Marius Claveton.

Mon pauvre nez! mon pauvre nez!

L'honorable monsieur fit entrer le visiteur, et lui donna de quoi acheter du tabac.

Marius Claveton est méridional, mais, à cela près qu'il jure par pécaïre, il n'est pas de son pays: il est modeste, il est discret, il est taciturne. Il sait l'étiquette entre gens qui n'ont rien et gens qui ont un peu plus. Invitez-le à déjeuner, il acceptera, mais de cet air honteux que devait avoir, je ne me rappelle plus, quel auteur du XVIIIe siècle, qui répondait quand un seigneur l'invitait: Vous êtes bien poli, monsieur, j'ai dîné hier. Des quatre ou cinq personnes qui l'obligent, il accepte la piécette, mais un peu rouge, et croyant d'ailleurs fermement qu'il ne fait qu'emprunter. Il attend de confiance le payement d'un billet idéal le lundi, et le mardi, dès qu'il l'aura escompté, il viendra mettre à votre disposition et sa bourse et ses services. – Deux points de feu dans les yeux. – Marius Claveton est un petit homme, les cheveux très-noirs, le visage impitoyablement vrillé de petite vérole, de grosses lèvres rouges sensuelles et épanouies, le nez au vent.

Defauconpret a beaucoup traduit; il a traduit quatre cent vingt-deux volumes. Marius Claveton a peut-être traduit encore plus de volumes que Defauconpret, car Marius n'a «ne cens, ne rente, ne avoir», comme ce bon larron de Villon. Marius vit à traduire de l'anglais.

Quand Marius a six sous, et de plus de quoi acheter des plumes et du papier, il va dans un certain cabinet de lecture qui possède bon nombre de livres anglais. Il s'attable, et, comme il a l'intelligence preste, la main vive et l'écriture expéditive, il écrit couramment sa traduction, fatiguant le plus de bouts d'ailes, emplissant le plus de papier qu'il peut.

A quatre heures, il se lève, essuie ses plumes, et va proposer, de petits journaux en petits journaux, sa main de papier noircie. Une quarantaine de sous est le salaire ordinaire. Marius achète du tabac, dîne avec une friture dans un cornet de papier, et se couche et s'endort pour recommencer le lendemain.

Un soir un de ses protecteurs qui le savait confiné au lit, faute de pantalon, vint lui rendre visite. Marius logeait rue Saint-Jacques, à l'hôtel de Grèce, – en son hôtel de Grèce, comme il avait l'habitude de dire. – Le protecteur monte l'escalier, il frappe. – Qui est là? crie Marius. – C'est moi. – Honorable monsieur! honorable monsieur! – L'honorable monsieur entendit des allées et venues dans la chambre; puis ce fut comme un frôlement de linge. Marius passait une chemise. Il ouvrit. L'honorable monsieur faillit être renversé: la chambre de Marius empestait le suif et l'humanité. Marius n'avait que sa chemise. Le monsieur prit son cœur à deux mains et fit un pas en avant. Dans la chambre, il y avait une chaise et un lit, et sur la chaise une chandelle cannelée de coulures avec un pied-de-nez. Le lit n'avait pas de draps. – Honorable monsieur, asseyez-vous. – Marius, – le Méridional, se retrouvait ici, – se croyait assez de chaises pour faire asseoir quelqu'un. – Merci, je m'en vais, dit l'honorable monsieur en tendant un paquet de hardes à Marius. Voici pour vous; j'ai une dame qui m'attend en bas. – Eh bien, faites monter cette dame! dit héroïquement Marius.

Le costume de Marius est d'ordinaire composé d'aumônes partielles que lui font quelques artistes de sa connaissance. On se cotise, on apporte, qui un gilet, qui une redingote, qui un pantalon, ce qui vous permet de deviner que le costume de Marius est d'un style éminemment composite; les charités qu'on lui fait étant de tous ordres et les habits qu'on lui donne étant de toutes dates. Mais cela ne fait guère à Marius; il marche dans tous ces morceaux de drap colligés, comme Diogène dans son haillon, et ne s'aperçoit des trous que quand ils sont grands.

Et savez-vous, mesdames, ce que ce déguenillé traduit, et quelle est sa veine et sa spécialité d'interprétation à ce costumé d'aumônes? il traduit, le plus souvent, les parfumeries, la parfumerie de Windsor et la parfumerie de Smyrne, les senteurs d'Énis-el-Djelis et les vinaigres de lady! il traduit les articles sur les strigilles, les gauzapes, les alipili et les elacothesii. Il se plaît aux toilettes d'exquise élégance; il entre en tous les détails des soins internes, en toutes les parures du corps! Il traduit tous vos auxiliaires, mesdames; les sachets, les savons, les pots-pourris, les préparations balsamiques, les bains de Vénus, les eaux de Jouvence, les laits de beauté! Il dit chaque ωσμη du gynécée; il dit, d'après les Guerlains inédits de la Grande-Bretagne, le castoréum, le crocus, la marjolaine, le storax; il dit les stagonies d'encens et les roses de Tunis, et d'Égypte, et de Campanie, et que nous devons à Néron l'art de s'oindre la plante des pieds! Il conte toutes les ressources de l'Orient, Éden des parfums, le musc, l'ambre, la civette, le jasmin, le nard, le macis, le girofle, le bétel et le ginseng! Il traduit toutes les joies de l'épiderme, le massage, et les essences et les arômes! Il traduit, mesdames, – ce Marius sale et pouilleux, et qui pue, – il traduit pour vous toutes les recettes de Calcutta et de Téhéran, tous les secrets de l'hygiène de la beauté! Il plonge sa plume en toutes les extases de l'odorat. Pour vous, mesdames, il fait passer d'anglais en français tout ce qui assouplit l'épiderme, tout ce qui veloute la peau, tout ce qui fait la femme savoureuse, et en bon point pour les désirs!

Marius trouve le Luxembourg à sa porte, les habits des autres à sa taille, il n'est rien d'égal au tabac de Sganarelle à son goût, la misère qu'il mène à sa guise.

Je ne connais qu'un malheur et qu'une douleur arrivés à Marius.

Marius, – il paraît que, cette après-midi là, le journal où il s'était présenté manquait de copie, – Marius revenait avec huit francs dans sa poche. Huit francs! Pécaïre! Huit francs! une fortune! Huit francs!! Si Marius eût dû jamais connaître l'orgueil, il l'eût fait ce soir-là. Il était tard! Marius trouva la friturière où il dînait fermée. Marius remonta gaiement la rue Saint-Jacques. Il arriva ainsi chez Tonnelier. Il dîna, il but du vin. Marius d'ordinaire ne buvait que de l'eau. Le lendemain, aux premières fraîcheurs du matin, Marius se retrouva dans un terrain vague, près de la barrière du Maine, le corps meurtri, la tête troublée, avec ses bottes aux pieds et sa chemise au dos, – rien de plus. Marius avait l'inexpérience du vin. Il s'était grisé; on l'avait battu, on l'avait volé, et là-dessus il s'était endormi. Marius reprit le chemin de son chez lui, donnant à regarder aux laitières sans le savoir, essayant de voir clair dans son histoire et ne s'y reconnaissant pas trop, la langue épaisse, les jambes molles. Il n'était pas encore assez dégagé pour comprendre ses infortunes et son peu de costume. La portière de l'hôtel de Grèce, en l'apercevant, partit d'un éclat de rire. Le pauvre Marius ouvrit les yeux; il vit que les voleurs lui avaient fendu sa chemise par devant, – du haut en bas. Ce n'était plus qu'une redingote. Marius se vit comme il était; il vit la portière rire, – il se mit à pleurer comme un enfant.

LOUIS ROGUET

Et ce sont, dès l'enfance comme dans l'histoire de tous les sculpteurs, des tentatives, des essais. Les angles des pupitres du collége d'Orléans se découpent en silhouettes caricaturales; la neige, la terre, la cire, tout vient prendre forme sous les doigts du jeune modeleur. L'attention s'éveille autour de ses débuts. Vient l'époque des études sérieuses, des études du matin au soir, des expériences, des tâtonnements, des luttes, des premiers travaux, des premiers encouragements. Le rayonnement n'est pas considérable. Mais le portrait de l'assassin Abraham Serain derrière les barreaux de sa prison, un groupe représentant un Fils recevant les derniers soupirs de sa mère, éveillent la curiosité. Les charges de quelques notables, inspirées de l'humour de Dantan, font le jeune homme redoutable dans une ville de province: c'est le succès.

Mais Rogues ne s'abuse pas; il sait tout le premier la faiblesse de ces commencements. Il a soif de Paris, de Paris où l'étude a des comparaisons, des modèles; de Paris où le travail rend tout ce qu'on lui donne. Il veut un public. Il sait que là de vrais jugeurs font justice des grands hommes de province et des génies de sous-préfecture; il sait que c'est un crible immense qui sépare le bon grain de l'ivraie; il le sait, et il part. Il descend à l'atelier de Drolling, et attaque la glaise avec fureur, n'interrompant l'académie que pour courir à l'amphithéâtre, et puisant dans sa constitution herculéenne la force de recommencer tous les jours. Voici les bustes de Boursy, Jules Saladin, Béhic, Paillet, Chopin, Buchon, David, Baroche, de Larochejaquelein, les uns originaux, les autres copiés, mais des copies redoutables aux maîtres; voici les figurines de madame Paillet, de mademoiselle Méquillet dans le rôle de Valentine des Huguenots, d'Audran dans Ne touchez pas à la Reine; voici trois médailles obtenues en 1844, 1845, 1847. De ses esquisses perdues, nous nous rappelons une étude de la Nuit, la tête penchée en arrière, effleurant d'un pied le globe terrestre, laissant tomber de ses bras relevés une draperie toute constellée d'étoiles. La draperie voletait jusqu'aux pieds, nuageuse et perdue, dessinant ce beau corps, le caressant avec des ondulations de vagues.

Mais ce fut un jour de rêverie que Roguet jeta sur la glaise cette sœur de la Mélancolia, un jour qui n'eut guère de lendemains. Là n'était point sa veine. Ce qu'il fallait à Roguet, c'étaient les larges musculatures, les formes plébéiennes de la matrone romaine, les enfants charnus à la Jules Romain, les mêlées aux lignes impétueuses, les pantomimes héroïques, les fougues d'une pensée matérialiste, un combat, une victoire à couler dans le bronze, à décorer un arc triomphal; ce qu'il lui fallait, c'étaient les contours terribles. Michel-Ange allait à lui.

 

L'homme se traduisait dans ses œuvres. Doué d'une vigueur d'athlète, prenant plaisir aux tours de force, et l'emportant sur tous; faisant de son atelier une sorte de palestre; exerçant ses membres pour retrouver chez lui les lignes qu'il aimait en ses modèles; jetant un jour un municipal et son cheval à terre; vivant d'après les anciens préceptes du gymnase; buvant de l'eau, se privant de Vénus; c'était un des derniers fanatiques de la force, et de l'image de la force. Il vous prenait une admiration et un étonnement à regarder cette tête qui rappelait le masque du Jupiter Olympien, ces yeux de lion, ces sourcils épais, ce front et ce nez droits, ce menton court, ce front haut et large, ces cheveux tombant du sommet de la tête comme une crinière blonde.

Caractère d'une âpreté dominante, nature batailleuse, se cabrant pour un rien, il voulait tout autour de lui des amitiés souples et maniables qui ne lui fissent pas ombrage. Violent comme une énergie qui a conscience d'elle-même, il adorait sa mère; mais, dans son adoration, n'entrait-il pas un peu de reconnaissance pour l'affection soumise et comme obéissante que lui portait l'excellente femme? – Ame valeureuse faite pour la lutte et pour les chocs, taillée à grands coups; une âme du XVIe siècle dépaysée dans le nôtre. Mais dévoué garçon, mais tout débordant de franchise, mais loyal, loyal à ce point qu'il ne douta jamais de la loyauté de personne, et qu'un jour, il lui arriva sur le terrain, de dire à un adversaire de première force: «Monsieur, je n'ai jamais touché une arme. Je vous demande un an pour vous rendre raison.»

En 1848, l'élève de Duret concourut pour le prix de Rome, et obtint le second grand prix.

Puis on mit la statue de la République au concours. Roguet vêtit son esquisse du drapeau tricolore, la hampe du drapeau appuyée contre le sein gauche, une épée à la main, un pied sur un pavé. Cette République, emportée comme la Liberté de Delacroix, mais toute magnifique de sérénité en sa fièvre, – le meilleur, sans contredit de tous les envois, – fut jugée digne d'être exécutée en grand modèle et coulée en bronze.

Mais déjà une toux sèche le fatiguait. Le cheval qu'il avait jeté à terre lui avait un moment reculé sur la poitrine, et depuis ce moment il éprouvait des malaises; puis ce furent des douleurs. On lui conseilla le repos; mais il se souciait bien de cela vraiment! – Il entre en loge tout enfiévré, et malade à ce point qu'il est obligé de demander un matelas pour se jeter dessus à l'heure de ses redoublements de fièvre. Le vingt-deuxième jour, l'ébauchoir lui tombe des mains, et son bas-relief reste inachevé. Le jury des beaux-arts est appelé à juger le bas-relief inachevé: Teucer blessé par Hector et défendu par Ajax. Il juge «à la majorité de vingt-trois voix sur vingt-cinq, la composition de Louis Roguet digne du premier grand prix, et décide qu'après avoir reçu, en séance solennelle, la médaille d'or, il sera envoyé à Rome aux frais du gouvernement.»

Après un court séjour à Hyères, il arriva à Rome, où ses rêves l'avaient fait entrer autrefois plein de vie et de santé. Là eut lieu cette lutte de l'homme qui se sent mourir et qui compte ce qui lui reste à vivre. Les projets s'accumulent dans sa tête, et sa main est impuissante. Il se couche, il se relève; il prend la fièvre pour de la force, il va de son lit à la statue, de la statue à son lit; maudissant les survivants qui ont le temps avec eux, pleurant sur la douleur de sa mère, voulant revenir et ne pouvant pas. Ce fut entre lui et l'agonie une lutte atroce; lui qui à chaque minute sentait l'avenir qui s'en allait, lui dont la robuste charpente s'indignait d'être ainsi tâtonnée par la mort, la mort, qui avait envie de ce jeune corps et de ce riche cerveau, envie de tout ce qu'ils promettaient.

Arrivé à l'heure de mourir, il voulut partir. Ses amis le portèrent pour descendre l'escalier. On raconte qu'à la dernière marche de la villa Médicis, il râla dans une convulsion de désespoir: «S.....! ces crétins de l'Institut qui ont des soixante ans dans le ventre!»

Roguet avait vingt-six ans.

UN AQUA-FORTISTE

I

… Dans ce café du boulevard, un jeune homme était attablé devant moi. Son chapeau de feutre, abaissé sur ses yeux, le drap sans reflet de son habit, buvaient et flétrissaient la lumière rousse, terne, morne et morte sur tout cet homme comme sur un vieux crêpe. Il avait, posés, ses deux mains sur les marges de la Patrie, et ses deux yeux, qui ne lisaient pas, au beau milieu du journal.

La demoiselle de comptoir comptait les petites cuillers. Un garçon couvrait le billard; un autre apportait un matelas roulé sur sa tête. Minuit avait éteint le gaz. L'or des plafonds et des murs, les éclairs des glaces, les paillettes des verres, tout cela avait été soigneusement serré dans les ténèbres. Une bougie veillait la nuit.

Un garçon prit racine devant la table du jeune homme.

–Ah! oui! – dit le jeune homme, qui finit par l'apercevoir; et il mit la main dans la poche de son gilet, se fouilla à droite et à gauche, puis en haut, puis en bas… La figure de marbre du garçon eut un courroucement olympien. Il se rejeta en arrière, fit volter sa serviette de sa manche droite sous son aisselle gauche avec un mouvement digne, éclaircit sa voix par un: Hum! hum!.. A ce moment: – prenez les deux consommations, – dis-je, en jetant une pièce d'argent sur la table de marbre.

Nous sortîmes. – Voilà une belle nuit, Monsieur! – fait mon homme. Nous marchions. – Une bien belle nuit! – Et il allait, promenant ses yeux dans l'ombre. – Ah! pardon, je suis distrait: vous ai-je demandé votre adresse? – Je lui donne ma carte. – Monsieur, ils sont trois, à l'heure qu'il est, sur la place du Carrousel: un homme, une grosse lorgnette et la lune. L'homme attend, la lorgnette regarde, la lune… Ah! voilà un sergent de ville… deux… quatre sergents de ville. Monsieur, à l'honneur de vous revoir.

Le lendemain, mon portier me remettait quatre gros sous enveloppés dans un morceau de gravure déchirée.

II

Je le retrouvai, et voici comme.

Domangeot avait un oncle sans un enfant et sans un sou. Un chemin de fer avait tué l'oncle à Domangeot. Domangeot avait recueilli de son oncle-des dommages intérêts. Dans une petite chambre de la rue de l'Ancienne-Comédie, c'était une chambrée complète de buveurs en manche de chemises; et, par la fenêtre, penché un verre à la main, comme le Bacchus rouge d'un cabaret, Domangeot invitait les amis qui passaient dans la rue, et les amis des amis, et même les amis des autres. Je passais; mon nom tomba de là-haut; je montai. On me donna une chaise et un verre de Champagne dont le pied était cassé. Mon homme était là, pâle parmi les faces de pourpre. Cependant il buvait, il buvait comme un remords.

Les cœurs trinquaient.

–A Emma! – A Clorinde! – A Juliette!

–A l'almanach!

Je demande à droite:

–Qui est-ce, ce monsieur qui ne dit rien?

–C'est mon ami!.. Connais pas!

Je me retournai à gauche:

–Celui-là… sans faux-col?.. Attends… un graveur… Ah! je ne sais plus!

Paroles, voix, cris, cliquetis de verres et de noms, le vin couronné de souvenirs, – il semblait que ce fût toutes les amours du quartier Latin portées en triomphe par les toasts grisés, se disputant la cendre des souvenirs morts et des jours envolés!

–A Berthe! qui avait un bouvreuil dans le gosier, des grains de beauté partout…

–A une blonde!

–A cette bonne Fanchette! qui marchandait à la boutique à un sou!

–A Annette! qui dansait à l'ombre de sa jambe droite!

–A Tape-à-l'Œil!

–A Rose! une oie!.. bête comme un homme, menteuse comme une affiche, triste comme un poêle, grêlée… et mauvaise comme une guenon qu'on oublie de battre! A Rose, que j'ai aimée!

–A des yeux! – et le verre du buveur taciturne monta soudain sur tous les verres entrechoqués, – à des yeux! – Quand ils me regardent ces yeux… Nom de D… qu'est-ce qui me soutient ici que ces yeux ne sont pas deux rayons de la Lune… Ah! c'est vrai, vous autres, vous n'avez pas lu Marbodée, vous ne savez pas qu'il y a des saphirs et des yeux de femmes qui se font sous certaines influences sidérales. Tout ce que je sais moi, c'est que ces yeux chassent d'autour de moi le noir de la nuit et les chauves-souris qui me boivent à petites gouttes le sang… Quand ces yeux me regardent, c'est bien étrange, allez messieurs, mais c'est comme je vous le dis, Rembrandt me prenant par la main me fait entrer dans le clair-obscur d'une de ses planches, – et il répéta quatre ou cinq fois en riant bêtement-oui dans le clair-obscur, oui dans son divin clair-obscur.

Alors se penchant sur la table, il tomba ivre-mort. Puis il eut une terrible attaque de nerfs. La nappe, vidée sur l'escalier, fut soulevée aux quatre coins, l'homme mis dedans et échoué sur un lit. Quand deux livres de glace lui eurent été fondues sur la tête, il faisait pleine nuit. Je me proposai pour le reconduire.

III

Le grand air remit mon compagnon. Les soufflets d'un petit vent d'automne lui ramenèrent le sang aux joues. – Ah! Monsieur, – me dit-il, – que de pardons pour aujourd'hui et pour l'autre soir! Je suis graveur, Monsieur; un triste état, comme vous voyez: des taches, des trous, un habit qu'on dirait d'amadou sur lequel on a battu le briquet. Les marchands… ah! les marchands! Il faut mendier quinze francs d'une planche!.. On a de mauvaises hontes, et je n'ai osé aller vous remercier, fait comme un pauvre… Ce soir, – je bois comme un enfant; – et puis il me fallait boire; j'ai comme cela, là et là, au cœur et au front, des visions, des fumées, des nuages, des images qui passent… Mais cela va bien maintenant, très-bien: il y a longtemps que je n'ai eu la tête si légère. Pardon encore, et merci de votre bras… Retournez-vous donc, Monsieur! La nuit! voilà la reine des eaux-fortes! Cela fait du noir où il y a des choses. Avez-vous remarqué comme les fleuves sont grands la nuit? Paris qui dort, les pieds dans l'eau, c'est beau, beau, bien beau! Un flot d'ombre éclaboussé de gaz! L'eau, – une huile, du bleu, du noir, du violet, de l'or! du neutre-la teinte moiré de feu; un miroir qui pêle-mêle roule les ténèbres et les éclairs! – Le ciel est pâle, ce soir. – Près du pont, le remous, voyez donc! de l'argent bleu!.. mille lucioles… cela grouille… et la berge aux grandes pierres blanches qui entre dans le trou noir de l'arche comme un mitron se glissant dans un four éteint… Ces réverbères, dans l'eau tout là-bas, – des crucifix de feu; là, devant nous, comme des pans de fenêtres d'où les flammes des lustres filtrent à travers des rideaux de bal… Non, cela tourne: des colonnes torses qui remuent de la braise dans l'inconnu mort de l'eau; non, cela n'est pas cela, c'est autre chose… Est-ce bête, les phrases!.. Toutes ces masses, un gribouillis d'encre avec des gris blafards comme il y en a sur les ailes des chauves-souris. Monsieur, les critiques nous ont gâtés, et vous voyez bien que c'est une grande sottise de broyer des idées sur la palette: les feux d'artifice ne pensent à rien. – Vous avez un peintre qui a pris la nuit en flagrant délit; il se nomme… J'ai perdu son nom… Mais n'avoir qu'une aiguille emmanchée pour peindre! Ah! Ah! Nous voilà en face la rue de Jérusalem… Quelque jour-il faut que je me presse, car les maçons… je sauverai ce motif-là. Ces deux grosses boules qui trempent, croiriez-vous que ce sont les deux arbres sans feuilles au bas du quai? une fière estompe, à ces heures-ci, dans le dessin de toutes choses!.. La tourelle, oui, avec ces deux fonds d'ombre à droite et à gauche, la petite flèche de la Sainte-Chapelle, – voilà! Et là-dessous, penchez-vous, il faudra que j'agrandisse et que j'allonge, à la façon de l'eau morne, la face des maisons éteintes, comme les perspectives de maladreries blêmes. Ça? des fenêtres de blanchisseuses; on dirait des yeux éclairés de vert de gris… Toujours Notre-Dame! avec comme des marches dans le haut; un escalier vers l'infini, cassé à moitié du ciel… Ah! c'est drôle, l'arche du pont Saint-Michel et l'ombre portée: un cerceau tout noir où ainsi qu'un clown saute la lumière! – Regardez-bien: tout derrière une maison peinte en rouge, aux fenêtres de feu, et mille petites maisons blanches; devant, le quai, une maison carrée, cinq trous dans le mur, un gros tuyau noir au milieu du toit, du gris, du sale au bas de la maison, – voilà tout ce que c'est que la Morgue! Il n'y a pas à en dire plus que la chose! C'est simple comme bonjour! – Cette grande chose sombre en bas, c'est un bateau, tout bonnement. Essayez donc de peindre la noyade là-dedans! Je sais cela d'expérience: il ne faut pas mettre sa tête dans sa main. Les choses ne prêchent, ni ne pleurent, ni ne rêvent, ni ne se souviennent. Les chefs-d'œuvre ne doivent pas parler; il n'y a que quelques sots comme moi… Ah! des crêtes, des toits, des dômes de saphir: la lune s'est levée. Après tout il y a des gens qui la font très-bien avec un pain à cacheter… – Et l'Hôtel-Dieu, ce n'est qu'une caserne! Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, dix, quinze… quarante-cinq… – je compte les fenêtres: une manie!.. – sur cinq rangées, cela fait…

 

Quand il eut passé Notre-Dame, il s'assit sur le parapet. Nous regardions par derrière la basilique noire accroupie sur la ville bleue, avec ses deux tours levées sur l'orbe d'argent, comme un sphinx de basalte à deux énormes têtes.