Kostenlos

La fille Elisa

Text
0
Kritiken
iOSAndroidWindows Phone
Wohin soll der Link zur App geschickt werden?
Schließen Sie dieses Fenster erst, wenn Sie den Code auf Ihrem Mobilgerät eingegeben haben
Erneut versuchenLink gesendet

Auf Wunsch des Urheberrechtsinhabers steht dieses Buch nicht als Datei zum Download zur Verfügung.

Sie können es jedoch in unseren mobilen Anwendungen (auch ohne Verbindung zum Internet) und online auf der LitRes-Website lesen.

Als gelesen kennzeichnen
Schriftart:Kleiner AaGrößer Aa

XXIV

À la nuit, la maison au gros numéro, morne et sommeillante pendant le jour, s'allumait et flambait, par toutes ses fenêtres, comme une maison enfermant un incendie. Dix lustres, multipliés par vingt glaces plaquées sur les murs rouges, projetaient dans le café, dans le long boyau du rez-de-chaussée, un éclairage brûlant, traversé de lueurs, de reflets, de miroitements électriques et aveuglants, un éclairage tombant, comme une douche de feu, sur les cervelets des buveurs. Au fond, tout au fond de la salle resserrée et profonde et ayant l'infini de ces corridors de lumière d'un grossier palais de féerie, confondues, mêlées, épaulées les unes aux autres, les femmes étaient ramassées, autour d'une table, dans une espèce d'amoncèlement pyramidant et croulant. Du monceau de linge blanc et de chair nue, s'avançaient, à toute minute, des doigts fouillant à même dans un paquet de maryland commun, et roulant une cigarette. À une des extrémités, une femme assise de côté, les jambes allongées sur la banquette, et soutenant, un peu de l'effort de son dos, l'affaissement du groupe, épuçait une chatte, qui tenait une patte raidie arc-boutée sur un de ses seins, dans un défiant et coquet mouvement animal. Un jupon blanc sur une chemise aux manches courtes était toute la toilette de ces femmes, toilette montrant, dans le décolletage d'un linge de nuit et de lit, leurs bras, la naissance de leurs gorges, – chez quelques-unes l'ombre duveteuse du sinus de leurs épaules. Toutes, au-dessus de deux accroche-coeurs, avaient échafaudé une haute coiffure extravagante, parmi laquelle couraient des feuilles de vigne en papier doré. Plusieurs portaient sur la peau du cou – une élégance du lieu – d'étroites cravates de soie, dont les longs bouts roses ou bleus flottaient dans l'entre-deux des seins. Deux ou trois s'étaient fait des grains de beauté avec des pépins de fruits.

La porte-persienne du café commençait à battre. Les pantalons garance cognant leurs sabres-baïonnettes aux tabourets, les hommes à casques trébuchant dans leurs lattes, prenaient place aux tables. À mesure que l'un d'eux s'asseyait, du tas de femmes, une fille se détachait, et chantonnante et la taille serrée entre ses deux mains, venait se piéter tout contre le nouvel arrivé, laissant déborder, sur le drap de son uniforme, ses nudités molles.

Au comptoir, au milieu des fioles colorées, reflétées dans la grande glace, trônait la maîtresse de la maison. Coiffée d'une magnifique chevelure grise, relevée en diadème et où demeurait encore une jolie nuance blond cendré, la vieille femme, qui avait quelque chose d'une antique marquise de théâtre, était habillée d'une robe ressemblant à une tunique de magicienne: une robe de satin feu avec des appliques de guipure. Debout, un coude posé sur le comptoir, son mari, un tout jeune homme, aux favoris corrects, une grosse chaîne d'or brinqueballant à son gilet, et frêle et charmant dans une veste de chasse, dont le coutil laissait apercevoir aux biceps le sac de pommes de terre du savatier, faisait, au bout d'une longue baguette, exécuter des sauts à deux petits chiens savants.

Les tables s'emplissaient. Des militaires de toutes armes se tassaient les uns sur les autres. C'étaient des lignards, des zouaves, des artilleurs, des dragons, des carabiniers… Même, à un moment, la porte s'entr'ouvrait, un garçon appelait le maître de la maison, et l'on voyait tirer d'une petite voiture un invalide cul-de-jatte, que les deux hommes déposaient sur la banquette. Et aussitôt entouré de tasses, de verres, et imbibé de café et de liqueurs et de bière, le glorieux tronc tout guilleret, tout branlant sur ses assises de poussah, racontait ses campagnes à la femme qui était venue s'asseoir à côté de lui.

Les deux garçons, aux longues moustaches noires, couraient de tous côtés. Les consommations s'accumulaient sur le marbre des tables. La parole devenait bruyante, sur les voix de l'infanterie s'élevaient les voix impérieuses et sonores de la cavalerie. D'un bout de la salle à l'autre, se croisaient dans l'air, par instants, des injures de femmes. Sous les crânes tondus, des ivresses batailleuses montaient aux rouges faces. Il y avait de nerveux remuements d'armes, et le tumulte de la salle grondait comme un bruit de colère.

De l'escalier menant à l'étage supérieur descendait quelquefois, avec le grincement de pleurs rageuses, le glapissement d'une vieille s'écriant: «On croit avoir affaire à des hommes et pas à des lions!»

La chaleur devenait étouffante, dans l'atmosphère flamboyante de gaz et de punch, et les gouttes de sueur, sur la peau des femmes, laissaient des traces noires, à travers le maquillage à bon marché.

Les partants étaient remplacés par de nouveaux arrivants, auxquels se mêlaient des hommes en chapeaux gris et en casquettes. Plus tapageuse, plus braillarde continuait l'orgie, en dépit de la somnolence des femmes.

Des femmes se tenaient la tête renversée en arrière, les mains nouées sous leur chignon à demi défait, les paupières battantes, le fauve de leurs aisselles au vent. Parmi les bras qu'on apercevait ainsi tout nus, l'un d'eux portait tatoué en grandes lettres: «J'aime,» avec au-dessous le nom d'un homme biffé, raturé, effacé, un jour de colère, dans la douleur et la fièvre d'une chair vive. D'autres femmes, un genou remonté, enserré entre leurs deux bras, et penchées et retournées de l'autre côté, cherchaient à s'empêcher de dormir, en tenant une joue posée sur la fraîcheur du mur.

Un moment, la vue d'une pièce d'or, emportée sur une assiette, par un garçon, secouait l'assoupissement de toutes ces femmes. Chacune, tour à tour, donnait superstitieusement au louis un petit coup de dent.

La nuit s'avançait cependant. Les tables peu à peu se vidaient. De temps en temps, un soldat, un peu moins ivre que son camarade, l'empoignait à bras le corps, l'arrachait de sa place avec une amitié brutale, et passait la porte en se battant avec lui.

Minuit enfin! Les volets se fermaient, le gaz de la salle était éteint. Il ne restait d'allumé que le lustre du fond, sous la lumière duquel, poussés et soutenus par les femmes qui leur tenaient compagnie, se serraient deux ou trois ivrognes indéracinables, bientôt rejoints par des noctambules de barrières, qu'introduisait à toute heure la sonnette de nuit.

Alors dans les ténèbres emplissant la salle du café, près la porte du jour, dans une obscurité épaisse de la fumée du tabac et des molécules de la suante humanité renfermée là toute la soirée, on voyait les femmes avec des mouvements endormis, ayant et l'affaissement et la couleur grisâtre d'un battement d'aile de chauve-souris blessée, s'envelopper de tartans, de vieux châles, de la première loque qui leur tombait sous la main, cherchant les banquettes aux pieds desquelles il y avait moins de crachats. Là-dessus elles s'allongeaient inertes, brisées, épandues, ainsi que des paquets de linge fripé, dans lesquels il y aurait la déformation d'un corps qui ne serait plus vivant. Aussitôt, elles s'endormaient, et, endormies, étaient, de temps en temps, réveillées par leurs propres ronflements. Un moment retirées de leurs troubles rêves, elles se soulevaient sur le coude, regardaient stupides.

Dans le cadre lumineux du fond, sous les trois Grâces en zinc doré du calorifère, des pochards gesticulaient entre deux ou trois de leurs compagnes, assises sur des chaises à califourchon, sommeillant la tête posée sur le dossier, les jupes remontées jusqu'à mi-cuisses.

Se ressouvenant, les dormeuses retombaient sur la banquette, et là passaient la nuit jusqu'au jour, jusqu'à quatre heures du matin, où elles allaient se coucher dans leurs lits.

XXV

Cette vie nocturne, cette vie éreintante, cette vie prodigue de son corps, Élisa la préféra, tout de suite, à la tranquillité épicière, à la claustration monotone, au train-train bonasse des établissements affectés aux pékins. Dans la fadeur d'une existence en maison publique, là au moins, le pandémonium des nuits mettait, autour de la prostituée, le bruit de sa distraction étourdissante, un bruit capiteux qui la grisait, comme avec du vin.

Élisa se prenait encore à aimer le tapage militaire, que faisait tout le jour le quartier tambourinant, – et ces sonneries de clairons de l'École militaire, réveillant soudain la fille de ses somnolences écoeurées.

XXVI

L'origine des femmes, se succédant dans la maison de l'Avenue de Suffren, était diverse. Le plus grand nombre venait du quartier latin. D'anciennes danseuses de Bullier et du Prado, des ci-devant habituées de la rôtisserie de la rue Dauphine, auxquelles n'avait point souri la chance, et qui de leur passé d'étudiantes, de leur existence à la flamme des punch, avaient conservé les habitudes d'une vie tapageuse, aux nuits blanches. Quelques-unes avaient été embauchées en province. D'autres, de dégringolade en dégringolade, étaient tombées là, n'ayant pu se maintenir dans les quartiers riches, par un certain manque d'éducation, une absence de tenue, le plus souvent tout simplement par la gêne, que beaucoup de femmes de basse extraction ne peuvent jamais perdre, quand elles se trouvent en contact avec les hommes des classes supérieures. De cela, il ne faudrait pas croire que, dans cette maison, il y eût une émulation de mauvais ton et de crapulerie. C'était le contraire. La fille, – on le sait en ces endroits, – ne parle pas aux sens du peuple avec des paroles ordurières, avec des gestes obscènes, avec l'apparence arsouille. Dans ce qu'il aime à lire, dans ce qu'il va voir au théâtre, dans ce que ses amours cherchent dans les lieux de plaisir, l'homme du peuple n'est pris, n'est séduit, que par une convention d'élégance, un simulacre de distinction, une comédie de maniérisme, un chic tel quel de bonne éducation: la réalité ou la simulation d'un ensemble de choses et de qualités plus délicates que celles qu'il rencontre chez les mâles et les femelles de sa classe. Ce qui, sous le nom de la fille crottée, excite parfois le vice d'un monsieur, fait horreur au vice de la plèbe. Aussi, en dehors des échappées de la colère ou de l'ivresse, les femmes jouent là, tout le temps, auprès de ces hommes rudes et mal embouchés, la douceur du geste, la caresse de la voix, le «comme il faut» de la personne. Leur bouche n'a pas de gros mots, leur impudeur naturelle vise à n'être pas cynique. Il y a, chez elles, un travail pour représenter, selon leurs moyens, autant qu'elles le peuvent, un certain «bon genre.» Et il arrive ceci qui mérite d'être médité: dans les maisons de la haute prostitution, les filles trouvent le succès dans l'affectation du genre canaille, tandis que dans les maisons de la basse prostitution, c'est l'affectation du genre distingué qui fait l'empoignement des hommes venant s'asseoir dans la salle basse.

 

XXVII

Neuf femmes, qui n'étaient guère connues que sous des noms de guerre, composaient, lors de l'entrée d'Élisa, le personnel de la maison.

Marie Coup-de-Sabre, une corpulente brune, légèrement moustachue, devait son surnom à une estafilade qu'elle avait reçue dans une rixe. Séduite dans son pays par un dragon, elle l'avait suivi à l'état vagant de ces femmes, qui s'attachent à un régiment, et campent à la belle étoile autour de la caserne, nourries, la plupart du temps, d'un morceau de pain de munition apporté sous la capote. Plus tard elle avait vécu et vécu seulement dans des maisons de villes de garnison. Marie Coup-de-Sabre représentait le type parfait de la fille à soldat. Pour elle les bourgeois, les pékins étaient comme s'ils n'existaient pas. Il n'y avait d'hommes, à ses yeux, que les hommes en uniformes. Toutefois, pleine d'un certain dédain pour le fantassin, et mettant son orgueil à ne pas frayer avec l'infanterie, il lui semblait déroger en acceptant le mêlé d'un troubade. La tête, les sens de Marie Coup-de-Sabre ne se montaient qu'en l'honneur de la cavalerie. Seuls, les hommes à casques et à lattes lui apparaissaient, comme l'aristocratie guerrière, uniquement digne de ses faveurs et de ses complaisances.

La conversation de Marie Coup-de-Sabre était habituellement émaillée de locutions militaires. Et toujours, après deux ou trois éclats de voix barytonnante, avec lesquels elle cherchait à ressaisir la logique avinée de ses idées, elle commençait ses récits par cette phrase: «Mais ne nous entortillons pas dans les feux de file, pour lors…»

Glaé, par abréviation d'Aglaé, la femme au bras tatoué, aux beaux yeux, était une faubourienne de Paris. Elle avait commencé, disait-elle, par faire Pigmalion. – Tu étais employée dans les magasins. – Non, je me promenais devant, et j'avais tout à côté une chambre que je louais cinq francs, de six heures à minuit. Glaé racontait alors qu'elle avait habité ensuite la rue des Moulins, puis le quartier latin, mais qu'à tous moments, pour des riens, pour des bêtises, soufflée par les agents de police et mise à l'ombre, elle avait renoncé à sa liberté. Glaé apparaissait comme l'intelligence et la gaieté de l'endroit, avec une élégance, dans le corps, d'ancienne danseuse de bal public.

Augustine venait aussi du quartier latin. Elle avait fait successivement la Botte de Foin, les Quatre-Vents, la barrière du Maine. Cette petite femme, on l'aurait crue enragée. Du matin au soir, il sortait d'elle un dégoisement de sottises, un vomissement d'injures, un engueulement enroué, qui avait quelque chose du jappement cassé de ces molosses assourdissants, que promènent, dans leurs voitures, les garçons bouchers. Du reste Augustine avait le physique d'un dogue, une figure courte et ramassée, de petits yeux bridés, des pommettes saillantes, un nez écrasé, des dents que la lime avait séparées et qui ressemblaient à des crocs. Augustine tenait l'emploi d'orateur poissard de la maison. Madame, qui manquait de platine, la mettait en avant, dans de certaines occasions, pour abrutir les payes récalcitrantes. Augustine inspirait un mélange d'admiration et de crainte aux autres femmes, qui la laissaient jouir, sans conteste, d'immunités particulières. On l'appelait: Raide-Haleine.

Peurette, – personne n'avait jamais su si c'était un surnom ou son vrai nom, – une toute jeune fille, presque une fillette. Elle avait un minois grignotant de souris, de petits yeux noirs effarouchés, et continûment dans le corps, le remuement qu'aurait pu y mettre un cent de puces. Peurette ne voyait dans son métier que cela: la possibilité de se faire payer des consommations, beaucoup de consommations. Rien n'était plus drôle que de la voir au café, avec les coups de coude solliciteurs, la voix chuchotante des enfants, qui mendient tout bas quelque chose, implorer de l'homme, auprès duquel elle était assise, un café, une grenadine, une bière, des marrons, n'importe quoi se mangeant ou se buvant. Et aussitôt la chose carottée et avalée, de passer à une autre, avec la convoitise entêtée d'un désir de gamine. Rien ne pouvait assouvir cette soif et cette capacité de consommation; on eût pu lui offrir dans une nuit tout le liquide du comptoir qu'elle n'eût jamais dit: Assez. Peurette n'avait pas non plus sa pareille pour faire disparaître, dans l'entre-deux de ses seins, tous les petits paquets de tabac traînant sur les tables.

Gobe-la-lune! – Le surnom de cette prostituée d'un certain âge qui n'avait pas de nom, proclamait sa faiblesse d'esprit. L'exploitation à tout jamais consentie de son corps par une autre dénote, chez une femme, une absence de défense dans la bataille des intérêts. La femme qui a un peu de vice s'émancipe, tôt ou tard, de la tutelle d'une maîtresse de maison, et travaille pour son compte. La femme qui ne sait pas sortir du lupanar est toujours un être inintelligent. Les médecins, qui ont la pratique de ces femmes, vous peignent l'interrogation stupide de leurs yeux étonnés, de leurs bouches entr'ouvertes, à la moindre parole qui les sort du cercle étroit de leurs pensées. Ils vous les montrent vivant dans un nombre si restreint de sentiments et de notions des choses, que leur état intellectuel avoisine presque le degré inférieur, qui fait appeler un être humain: un innocent. Eh bien, parmi les basses intelligences de la maison, Gobe-la-lune était encore une intelligence au-dessous des autres. On pouvait se demander si elle avait un cerveau ayant le poids voulu pour qu'il s'y fît la distinction du bien et du mal, si elle avait une conscience où pouvait se fabriquer un reproche ou un remords, si enfin l'espèce d'idiote, toujours souriante qu'elle était, même au milieu des mauvais traitements, était responsable de sa vie.

Cette infériorité faisait, de Gobe-la-lune, le souffre-douleur, le martyr de l'endroit. Les femmes, non contentes des féroces mystifications qu'elles lui faisaient subir toute la journée, se donnaient le mot pour la livrer, – histoire de rire, – aux ivresses les plus mauvaises, aux amours les plus inclémentes.

Mélie, dite la Chenille, avait été d'abord la petite fille vendant, le jour, aux abords de la halle, la marée, la noix verte, vendant, le soir, dans les rues désertes, du papier à lettres; et, bien avant d'être formée, déjà dépravée, pourrie, gangrenée. Ramassée tous les six mois par la police et retirée par un père complaisant, tantôt du dépôt où elle corrompait les petits garçons, tantôt de Saint-Lazare après une guérison plâtrée, Mélie était de la race perverse de ces fillasses de Paris qui sèchent de n'être point assermentées, et qui, détestant les jours qui les séparent de l'accomplissement de leur seizième année, se fabriquent, ainsi que d'autres se font de faux titres d'honneur, se fabriquent, dans une infâme gloriole, de fausses cartes de filles. La seconde jeunesse de Mélie s'était passée à Vincennes.

Une longue créature blondasse, larveuse, fluente, qui se terminait par une toute petite tête en boule. Le cheveu rare, les yeux bleu de faïence, entre des paupières humoreuses, un petit nez en as de pique, pareil au suçoir que les ivoiriers japonais donnent à la pieuvre, de gros bras martelés de rougeurs avec, au bout des mains, des doigts plats et carrés: telle était Mélie dite la Chenille, dont la peau mettait de suite, au linge qu'elle touchait, une crasse saumonée, et dont la parole, qu'on n'entendait pas plus qu'un souffle enrhumé, paraissait frapper la voûte sourde d'un palais artificiel.

La Cérès, ainsi baptisée par un caporal qui avait fait ses humanités, arrivait de province. Une grande et fluette fille, à laquelle sa taille plate de paysanne donnait un étrange caractère de chasteté. Sous des cheveux rebelles qu'elle piquait de fleurs, elle avait un beau rayonnement, un rien sauvage, du haut de la figure. Peu communicative, et se tenant à l'écart de ses compagnes, toute la soirée, on la voyait, du pas irrité d'un animal en cage, aller d'un bout à l'autre de la salle longue, avec de petits bougonnements entre les dents, tout en tricotant, d'un air farouche, un bas blanc.

Une autre femme faisait l'achalandage et l'amusement de l'établissement. C'était une négresse, qui gardait encore, mal cicatrisé, le trou de l'anneau qu'elle avait porté dans le nez, sur la côte de la Guinée. Le large rire blanc de sa face noire, sa parole enfantine; ses gambadantes bamboula, l'animal hilare et simiesque qui était dans cette excentrique peau humaine, donnaient à rire aux hommes et aux femmes. Elle avait été surnommée Peau de Casimir, en raison de l'identité de la sensation qu'on éprouve à passer sa main sur la peau d'une négresse ou sur un morceau de drap fin.

Il y avait encore, dans la maison de l'avenue de Suffren, Alexandrine Phénomène.

XXVIII

Alexandrine était une femme de trente ans, aux chairs lymphatiques, presque exsangues. Cette femme avait, chaque mois, une migraine affreuse, et, tout le demeurant du temps, une susceptibilité nerveuse qui la mettait hors d'elle-même, à propos du froissement d'un papier, à propos de la répétition d'un refrain de chanson, à propos de rien et de tout. Cette exaspération habituelle d'Alexandrine ne se traduisait pas, ainsi que chez ses pareilles, par des injures, des violences. Tout à coup, sans qu'on sût pourquoi, Alexandrine se jetait à terre, et, se ramassant sur elle-même, les yeux fermés, les oreilles bouchées de ses deux mains, elle restait des heures en un accroupissement immobile, avec de petits tressaillements lui courant le corps, pendant qu'on disait autour d'elle: «Alexandrine, elle passe sa frénésie

Dans un orage, où le tonnerre tomba deux fois sur l'École-Militaire, toutes les femmes, folles de peur, s'étaient réfugiées à la cave, cherchant l'obscurité, s'enfonçant la tête dans les recoins les plus noirs. Élisa et Alexandrine se tenaient aplaties dans la nuit d'un entre-deux de portes. Mais là, dans les pleines ténèbres de l'étroit réduit, il sembla à Élisa qu'il continuait à éclairer; elle ferma les yeux, les rouvrit peureusement, s'étonna de voir une luminosité sur les cheveux d'Alexandrine, instinctivement les toucha, éprouva comme un picotement au bout des doigts.

– Ah mon chignon! dit Alexandrine, tu ne savais pas cela, oui, c'est comme le dos d'un chat, quand on lui passe dessus la main à rebrousse-poil… mais tu n'as rien vu, tu vas voir tout à l'heure!

L'orage fini, les deux femmes montèrent dans la chambre d'Élisa. Les volets fermés, l'obscurité faite dans la petite pièce, Alexandrine assise sur le pied de son lit, Élisa commença à passer son peigne dans les cheveux de son amie, qui se mirent à crépiter, à étinceler, à répandre bientôt, dans la petite cellule, une lueur assez vive, pour qu'on vît très-distinctement le zouave, – le petit pantin à la calotte et aux braies rouges, – qu'alors, dans toutes les maisons à soldats, les filles avaient comme l'ornement de leur glace.

Dès lors, tous les jours, sur les deux heures, Alexandrine montait dans la chambre d'Élisa. Il y avait d'abord, de la part d'Alexandrine, une résistance, des «encore un moment», des mains repoussant faiblement le peigne, un retardement de l'opération, comme d'une chose que la femme aux cheveux électriques redoutait, appréhendait, et cependant appelait. À la fin Alexandrine se laissait faire. Élisa commençait à caresser à la surface, et seulement de l'effleurement du peigne, les cheveux, qui peu à peu devenaient phosphorescents, pendant que la femme peignée se débattait, avec de petits bâillements, contre le sommeil qui faisait toutes lourdes ses paupières.

 

Le peigne, plus rapide, entrait plus profondément dans les cheveux, des cheveux châtains, des cheveux très-fins, et, à chaque coup, les mèches, se redressant, s'écartaient avec des colères sifflantes, du bruit, qui jetait des éclairs. À voir jaillir ces étincelles, Élisa prenait un plaisir qu'elle n'aurait pu dire, et elle peignait toujours d'une main plus vite, plus volante. Au bout d'un quart d'heure, la chevelure d'Alexandrine, droite derrière sa nuque, comme l'ondulation d'une longue vague, était une chevelure de feu, divisée par des raies noires: les dents du peigne de corne passant et repassant dans l'incendie pétillant. Alors Élisa, à la fois effrayée et charmée, prenait dans ses mains ces cheveux du flammes, longuement les maniait, les tripotait, les assouplissait, sentant, pendant ce [temps?], de petites secousses électriques lui remonter du bout des doigts jusqu'aux coudes. Puis, instantanément, comme sous le coup d'une inspiration subite, elle échafaudait, dans la chevelure lumineuse, une étrange et haute coiffure, où demeurait quelque chose de la vie diabolique de ces cheveux.

Alexandrine, elle, se réveillait dans un étirement où son corps semblait se fondre, regardant devant elle, dans le noir de la chambre, avec des yeux ardents.

De cette heure passée ensemble, tous les jours, de ces séances bizarres, de ce commerce extraordinaire, de ce dégagement de fluide, il était né entre ces deux femmes un lien mystérieux, comme il en existe dans les métiers qui touchent au surnaturel, une attache semblable à celle qu'on remarque entre le magnétiseur et la somnambule.