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La fille Elisa

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IV

Ainsi, pour la petite fille, l'initiation presque dès le berceau, à tout ce que les enfants ignorent de l'amour. Plus tard, quand Élisa fut mise trois ans chez les dames de Saint-Ouen, la fillette, rentrant le matin de ses congés, était souvent, les jours d'hiver, obligée de démêler, sur le pied du lit de sa mère, son petit manteau du pantalon d'un chantre de la Chapelle de la Maternité, une vieille liaison à laquelle l'ancienne élève sage-femme était restée fidèle. Plus tard encore, la jeune fille avait sous les yeux, jour et nuit, l'exemple que lui montrait sa vie de bonne et de garde-malade près de toutes ces filles-mères.

V

Chaque printemps, «pour se porter bien et être belle toute l'année», une femme venait se faire saigner chez Mme Alexandre. Était-ce une vieille tradition médicale conservée par des bonnes femmes de la campagne, mêlée d'un rien de superstition religieuse? la femme arrivait toujours présenter son bras à la lancette, le 14 février, jour de la Saint-Valentin. Cette femme était une fille d'une maison de prostitution de la province, qui dans le temps, lors d'une courte domesticité dans la capitale, avait accouché en cachette chez la sage-femme. Toutes les fois qu'elle venait à Paris, la lorraine restait huit jours pour les commissions et les affaires de la maison, huit jours, où elle logeait chez Mme Alexandre, comme elle aurait logé à l'hôtel. La trop bien portante provinciale, qui était sur pied le lendemain de sa saignée, qui s'ennuyait de ne rien faire, devenait, tout le long des journées qu'elle n'était pas dehors, l'aide d'Élisa, se chargeant de la bonne moitié de sa tâche, ne craignant pas de mettre la main à tout. Quelquefois, le soir, elle emmenait Élisa au spectacle. Elle riait toujours la lorraine, et ses paroles, avec l'accent doucement traînant de son pays, prenaient la confiance des gens comme avec de la glu. Elle ne partait jamais sans faire un petit cadeau à Élisa, qui l'avait prise en amitié et, tous les ans, voyait arriver avec une certaine satisfaction le jour de la Saint-Valentin.

Le soir de la saignée de la lorraine, au sortir d'une scène abominable avec sa mère, Élisa, en bordant le lit de la femme, laissait jaillir, en phrases courtes et saccadées, la détermination secrète et irrévocable de sa pensée depuis plus de six mois.

«Elle avait plein le dos de l'existence avec sa mère… l'ouvrage du bazar était trop abîmant… elle ne voulait pas devenir une tire-enfants… voici bien des semaines qu'elle l'attendait… c'était fini, elle avait pris son parti de donner dans le travers… elle allait partir avec elle… si elle ne l'emmenait pas… elle entrerait dans une maison de Paris, la première venue… s'entendre avec sa mère, c'était vouloir débarbouiller un mort… Elle se sentait par moments la tête évaporée… elle connaissait bien un garçon qui avait un sentiment pour elle… mais ses amies qui s'étaient emménagées avec des amants, elle les trouvait par trop esclaves… elle aimait mieux être comme la lorraine… elle aurait du plaisir à se voir à la campagne… et au moins là, elle pourrait dormir tout plein.»

– Da! fit la lorraine un peu étonnée, mais au fond très-enchantée de la proposition – elle n'avait pas l'habitude de faire de telles recrues – et après s'être assurée qu'Élisa avait plus de seize ans, lui avouait qu'elle ne demanderait pas mieux, mais qu'elle craignait que sa mère fît quelque esclandre chez le commissaire.

– Ayez pas de crainte; maman! elle ne mettra jamais la police dans ses affaires, et pour cause… Elle me croira chez un de mes danseurs de la Boule-Noire. Ce sera tout…

Puis Élisa assurait à la lorraine, craignant au fond de perdre sa saigneuse, qu'il y avait moyen d'arranger la chose, de manière que sa mère n'eût pas le moindre soupçon sur son compte. Élisa décamperait quelques jours avant sa sortie. La lorraine se ferait reconduire par la sage-femme au chemin de fer de Mulhouse – et retrouverait sa compagne de voyage seulement à la première station.

Les deux femmes convenaient du jour de leur départ, et la fille disparaissait de la maison maternelle, le lendemain de cette soirée.

VI

À la descente du chemin de fer, Élisa montait avec sa compagne dans un omnibus, qui la promenait le long de maisons noires, par des rues interminables. Enfin l'omnibus, déchargé de ses voyageurs, prenait une ruelle tournante, dont la courbe, semblable à celle d'un ancien chemin de ronde, contournait le parapet couvert de neige d'un petit canal gelé.

La voiture avançait péniblement au milieu d'une tourmente d'hiver, à travers laquelle, – une seconde – vaguement, Élisa aperçut, flagellé par les rafales de givre, un grand Christ en bois, aux plaies saignantes, que l'on entendait geindre sous la froide tempête.

Quelques instants après, au loin, dans un espace vague, au-dessus de l'unique maison bâtie en cet endroit, Élisa voyait une lumière rouge. En approchant, elle reconnaissait que c'était une grande lanterne carrée, qu'elle s'étonnait, quand elle fut à quelques pas, de trouver défendue contre les pierres des passants, par un grillage qui l'enfermait dans une cage.

Élisa était devant la maison à la lanterne rouge, qui s'affaissait ainsi que la ruine croulante d'un vieux bastion, et dont la porte, fermée et verrouillée, laissait filtrer, par l'ouverture d'un judas, une lueur pâle sur la blancheur glacée du chemin.

Le conducteur s'arrêtait, et, sans descendre, tendait leurs malles aux deux femmes. Cela fait, ricanant et goguenardant, le grand Lolo, dit le Tombeur des Belles, fouailla, du haut de son siége, les deux voyageuses d'un petit coup de fouet d'amitié.

VII

Au petit jour, le surlendemain de son arrivée, Élisa était éveillée par le bruit d'un cheval sous sa fenêtre.

Elle se levait en chemise, et un peu peureusement, allait regarder, par l'entrebâillement d'un rideau, ce qui se passait dans la cour.

Dans le brouillard blanc du matin, un gros jeune homme, la blouse bleue sur des vêtements bourgeois, dételait le cheval d'un tape-cul de campagne, en causant avec la maîtresse de maison ainsi qu'avec une vieille connaissance.

– Le carcan m'a rudement mené, disait-il en promenant une main, comme une éclanche de mouton, sur la croupe de la bête; voyez, la mère, il fume comme le cuveau de votre lessive…

Et comme la vieille femme s'apprêtait à prendre le cheval par la bride: – Merci, pas besoin de vous, on connaît le chemin de l'écurie… Et il y a du nouveau à la maison, hein, la grosse mère?

* * * * *

Élisa s'était donnée au premier venu. Élisa s'était faite prostituée, simplement, naturellement, presque sans un soulèvement de la conscience. Sa jeunesse avait eu une telle habitude de voir, dans la prostitution, l'état le plus ordinaire de son sexe. Sa mère faisait si peu de différence entre les femmes en cartes et les autres… les femmes honnêtes. Depuis de longues années, en sa vie de garde-malade près des filles, elle les entendait se servir avec une conviction si profonde du mot travailler, pour définir l'exercice de leur métier, qu'elle en était venue à considérer la vente et le débit de l'amour comme une profession un peu moins laborieuse, un peu moins pénible que les autres, une profession où il n'y avait point de morte-saison.

Les coups donnés par sa mère, les terreurs des nuits passées dans le même lit, comptaient pour quelque chose dans la fuite d'Élisa de la Chapelle et son entrée dans la maison de Bourlemont, mais au fond la vraie cause déterminante était la paresse, la paresse seule. Élisa en avait assez de la laborieuse domesticité, que demandaient les lits, les feux, les bouillons, les tisanes, les cataplasmes de quatre chambres, presque toujours pleines de pensionnaires. Et le jour, où elle succombait sous cette tâche de manoeuvre, regardant autour d'elle, elle se sentait également incapable de l'application assidue qu'exige le travail de la couture ou de la broderie. Peut-être y avait-il bien, dans cette paresse, un peu de la lâcheté physique, qui chez quelques jeunes filles persiste longtemps après la formation de la femme, pendant quelques années les prive – les malheureuses, quand elles sont pauvres – de toute la vitalité des forces de leur corps, de toute l'activité obligée de leurs doigts. La paresse et la satisfaction d'un sentiment assez difficile à exprimer, mais bien particulier à cette nature portée aux coups de tête: l'accomplissement d'une chose violente, extrême, ayant et le dédain d'une résolution contemptrice du qu'en dira-t-on et le caractère d'un défi; voilà les deux seules raisons, qui avaient métamorphosé Élisa, si soudainement, en une prostituée.

Il n'y avait en effet, chez Élisa, ni ardeur lubrique, ni appétit de débauche, ni effervescence des sens. Les appréhensions qu'avait bien souvent laissé échapper la sage-femme, sur les suites des rapports de sa fille avec ses danseurs de bals publics, et que celle-ci, par un esprit de contrariété vraiment diabolique, s'amusait à tenir continuellement dans l'éveil, dans la peur de la réalité redoutée, n'avaient pas lieu d'exister. Élisa était vierge. Oh! une innocence entamée par le corrupteur spectacle de l'intérieur de sa mère, par la fréquentation de sales bals de barrière… Mais enfin… si l'occasion de fauter, ainsi que parle la langue du peuple, ne s'était pas présentée, Élisa n'avait pas été au-devant!.. et son corps demeurait intact.

Il arrivait alors, que le doux honneur de ce corps, que sa virginité devenait en cette maison, pour Élisa, pendant trente-six heures, un tracas, un tourment, un sujet d'émoi tremblant, la tare d'un secret vice rédhibitoire qu'elle s'ingéniait à cacher, à dissimuler, à dérober à la connaissance de tous, peureuse de se trahir, craignant que la divulgation de sa chasteté n'empêchât son inscription. Et la fille-vierge, en son imagination, se voyant ramenée chez sa mère, venait de jouer avec le hobereau campagnard une comédie de dévergondage propre à le tromper, à lui donner à croire que la novice était déjà une vieille recrue de la prostitution.

 

VIII

Élisa se voyait délivrée de sa mère. Sa vie de chaque jour était assurée. Le lendemain, le lendemain, cette préoccupation de l'ouvrière… elle n'avait point à y songer. Les hommes qui venaient dans la maison ne battaient pas les femmes. Aucune de ces «dames» ne lui cherchait misère. Monsieur et Madame semblaient de bonnes gens. Elle était bien nourrie. Au bout de journées sans travail, elle avait de tranquilles soirées de paresse pareilles à celle-ci:

Au dehors, aucun bruit, la paix d'un quartier mort, le silence d'une rue où l'on ne passe plus, la nuit tombée. Au dedans, l'atmosphère tiède d'un poêle chauffé à blanc, où l'humidité chaude de linge, séchant sur les meubles, se mêlait à l'odeur fade de châtaignes bouillant dans du vin sucré. Une chatte pleine mettant un rampement noir sur un tapis usé. Des femmes à moitié endormies dans des poses de torpeur, sur les deux canapés. Monsieur, avec son épaisse barbiche aux poils tors et gris, dans son gilet aux manches de futaine, une petite casquette à la visière imperceptible enfoncée sur sa tête jusqu'aux oreilles, les mains plongées dans les goussets de son pantalon, les pouces en dehors, regardant bonifacement de ses gros yeux, sillonnés de veines variqueuses, les illustrations d'un volume des Crimes célèbres, que lisait le fils de la maison. Le fils de la maison, un joli jeune homme pâle, aux pantoufles en tapisserie sur lesquelles était brodée une carte représentant un neuf de coeur, un joli jeune homme pâle, si pâle que papa et maman l'envoyaient coucher neuf heures sonnantes. Et comme fond du tableau, dans une robe de chambre d'homme à carreaux rouges et noirs, Madame, la grasse et bédonnante Madame, occupée à se rassembler, à se ramasser, repêchant autour d'elle sa graisse débordante, calant, avec un rebord de table, des coulées de chair flasque, Madame, toute la soirée, remontant ses reins avachis d'une main, cramponnée au dossier de sa chaise, avec des han gémissants et des «Mon doux Jésus» soupirés par une voix à la note cristalline et fêlée d'un vieil harmonica, – pendant que, de loin en loin, la chute sur le parquet d'une de ses galoches à semelle de bois, faisait un flac, qui était là la plate et mate sonnerie de ces heures repues et sommeillantes.

IX

Les lieux mêmes, ce faubourg reculé, cette construction renfrognée, perdaient de leur horreur auprès d'Élisa; elle ne les voyait plus avec les yeux, un peu effrayés, du jour de son arrivée. Le bourgeonnement des arbustes, la verdure maraîchère sortant de dessous la neige avec la fin des grands froids, commençaient à rendre aimable cette extrémité de ville, qui semblait un grand jardin avec de rares habitations, semées de loin en loin, dans les arbres. La maison, elle aussi, en dépit de son aspect de vieille fortification, avait pour ses habitantes une distraction, un charme, une singularité. Des battements d'ailes et des chants d'oiseaux l'enveloppaient tout le jour. C'était, cette maison, l'ancien grenier à sel de la ville. Les murailles, infiltrées et encore transsudantes de la gabelle emmagasinée pendant des siècles, disparaissaient, à tout moment, sous le tourbillonnement de centaines d'oisillons donnant un coup de bec au crépi salé, puis montant dans le ciel à perte de vue, puis planant une seconde, puis redescendant entourer le noir bâtiment des circuits rapides de leur joie ailée. Et toujours, depuis l'aurore jusqu'au crépuscule, le tournoiement de ces vols qui gazouillaient. La maison était éveillée par une piaillerie aiguë, disant bonjour au premier rayon du soleil tombant sur la façade du levant; la même piaillerie disait bonsoir au dernier rayon s'en allant de la façade du couchant. Les jours de pluie, de ces chaudes et fondantes pluies d'été, on entendait de l'intérieur – bruit doux à entendre – un perpétuel frou-frou de plumes battantes contre les parois, un incessant petit martelage de tous les jeunes becs picorant, à coups pressés, l'humidité et la larme du mur.

X

Les femmes, au milieu desquelles se trouvait Élisa, étaient pour la plupart des bonnes de la campagne, séduites et renvoyées par leurs maîtres. Vous les voyez! ces épaisses créatures, dont la peau conservait, en dépit de la parfumerie locale, le hâle de leur ancienne vie en plein soleil, dont les mains portaient encore les traces de travaux masculins, dont les rigides boutons de seins faisaient deux trous dans la robe usée, à l'endroit contre lequel ils frottaient. Une jupe noire aux reins, une camisole blanche au dos, ces femmes aimaient à vivre les pieds nus dans des pantoufles, les épaules couvertes du fichu jaune, affectionné par la fille soumise de la province. Chez ces femmes aucune coquetterie, nul effort pour plaire, rien de cet instinct féminin, désireux, même chez la prostituée, d'impressionner, de provoquer une préférence, de faire naître un caprice, de mettre enfin l'apparence et l'excuse de l'amour dans la vénalité de l'amour; seulement une amabilité banale, où l'humilité du métier se confondait avec la domesticité d'autrefois, et qui avait à la bouche, pour l'homme pressé entre les bras, le mot «Monsieur» dans un tutoiement. Ni atmosphère de volupté, ni effluves amoureux autour de ces corps balourds, de ces gestes patauds. La ruée des femelles dans le salon, où elles se poussaient en se bousculant, montrait quelque chose de l'animalité inquiète et effarée d'un troupeau, et elles se hâtaient, le choix de l'une faite, de se rassembler, de se parquer en quelque coin reculé de la maison, loin de la compagnie et de la conversation de l'homme. Des êtres, pour la plupart, n'ayant, pour ainsi dire, rien de la femme dont elles faisaient le métier, et dont la parole libre et hardie n'était même jamais érotique, – des êtres qui paraissaient avoir laissé dans leurs chambres leur sexe, comme l'outil de leur travail.

Toutes passaient les heures inoccupées de leurs journées dans l'espèce d'ensommeillement stupide d'un paysan conduisant, sous le midi, une charrette de foin. Toutes, aussitôt qu'il y avait une lumière allumée, étaient prises d'envie de dormir ainsi que de vraies campagnardes qu'elles étaient restées. Toutes s'éveillaient au jour, cousant dans leur lit, trolant dans leur chambre jusqu'à l'heure où la porte était ouverte. Beaucoup, nourries toute leur jeunesse de potée et de fromage, ne mangeaient de la viande que depuis leur entrée dans la maison. Quelques-unes voulaient avoir à table, à côté d'elles, un litre, disant que ce litre leur rappelait le temps où, toutes petites filles, elles allaient tirer le vin au tonneau. La grande distraction de ce monde était de parler patois, de gazouiller, au milieu de rires idiots où revenait le passé, le langage rudimentaire du village qui leur avait donné le jour.

La moins brute de la compagnie était une grande fille, à l'étroit front bombé, aux noirs sourcils reliés au-dessus de deux yeux de gazelle, aux joues briquetées d'un rouge dénonçant un estomac nourri de cochonneries, à la petite bouche accompagnée de fossettes ironiques, à l'ombre follette de cheveux tombant sur le sourire cerné de ses yeux et répandant, dans toute sa physionomie, quelque chose de sylvain et d'égaré. Chez la rustique et étrange créature, la fantasque déraison d'une santé de femme mal équilibrée éclatait à tout moment, en taquineries violentes, en caprices méchants, en actes d'une domination contrariante.

Elle s'appelait de son nom de baptême: Divine. La fille du Morvan avait eu l'enfance pillarde d'une petite voleuse des champs. Cette vie de rapine dans les clos et dans les vergers se mêlait à une curiosité amoureuse du ciel, à des attaches mystérieuses aux astres de la nuit, qui bien souvent la faisaient coucher à la belle étoile. Dans le pays superstitieux, on disait l'enfant possédé du diable. Elle vivait vagabondant ainsi le jour et la nuit, quand arrivait une diseuse de bonne aventure, une ancienne vivandière quêtant avec un sac sur les grands chemins. Le beurre fondu, la confiture de carotte de la chaumière, passaient dans la besace de la femme, à laquelle à la fin, Divine donnait quinze livres de lard pour que la sorcière lui fît le grand jeu. La chose découverte avait valu à la jeune fille, toute grande qu'elle était déjà, une fessée d'orties, si douloureuse qu'elle s'était sauvée de la maison paternelle.

Dans la Divine d'alors, il était resté beaucoup de la petite Morvannaise d'autrefois. Sortait-elle? il n'y avait pas de haie capable de défendre les pois, les chicots de salade, qu'elle mangeait tout crus. La lune était-elle dans son plein? Bon gré, mal gré, elle faisait cligner les yeux à ses compagnes jusqu'à ce qu'elles eussent vu, dans le dessin brouillé de l'astre pâle – et nettement vu – «Judas et son panier de choux.»

XI

Parmi ces femelles, la plupart originaires du Bassigny, Élisa apportait dans sa personne la femminilité, que donne la grande capitale civilisée à la jeune fille élevée, grandie entre ses murs. Elle avait une élégante tournure, de jolis gestes; dans le chiffonnage des étoffes légères et volantes habillant son corps, elle mettait de la grâce de Paris. Ses mains étaient bien faites, ses pieds étaient petits; la délicatesse pâlement rosée de son teint contrastait avec les vives couleurs des filles de la plantureuse Haute-Marne. Elle parlait presque comme le monde qui parle bien, écoutait ce qui se disait avec un rire intelligent, se répandait certains jours en une verve gouailleuse d'enfant du pavé parisien, étonnant de son bruit le mauvais lieu de la petite ville. Mais ce qui distinguait surtout Élisa, lui donnait là, au milieu de la soumission servile des autres femmes, une originalité piquante, c'était l'indépendance altière et séductrice avec laquelle elle exerçait son métier. Sous la brutalité d'une caresse, ou sous l'insolent commandement du verbe, il fallait voir le redressement tout à la fois rageur et aphrodisiaque de l'être vénal, qui sottisant et coquettant et mettant le feu aux poudres avec la dispute de sa bouche et la tentation ondulante de son corps provocateur, arrivait à exiger du désir qui la voulait des excuses amoureuses, des paroles lui faisant humblement la cour.

Élisa devenait la femme, dont à l'oreille et en rougissant, se parlaient les jeunes gens de la ville, la femme baptisée du nom de la parisienne, la femme désirée entre toutes, la femme convoitée par la vanité des sens provinciaux.

Monsieur et Madame consultaient maintenant Élisa pour leurs affaires. Elle était le secrétaire qu'ils employaient pour écrire à une fille élevée dans un couvent de Paris. Elle prenait la plume pour répondre aux lettres du jour de l'an commençant et se terminant ainsi: «Chers parents, qu'il me soit permis, au commencement de cette année, de vous exprimer ma reconnaissance pour la sollicitude continuelle dont vous m'entourez et les sacrifices que vous ne cessez de faire… Chers parents, soyez heureux autant que vous le méritez et rien ne manquera à votre bonheur et à ma félicité!»

Divine, qui, depuis quelques années, exerçait dans l'intérieur la petite tyrannie despotique d'une femme malade, dépitée de tomber au second plan, quittait la maison. Et devant la considération témoignée par Madame à Élisa, ses compagnes descendaient naturellement à se faire ses domestiques.

Au moment du départ de Divine, un événement fortuit grandissait encore la position de la Parisienne. Elle avait la fortune de faire naître un coup de coeur chez le fils du maire de l'endroit. De ce jour affichant à son cou, dans un grand médaillon d'or, l'image photographiée du fils de l'autorité municipale, Élisa conquérait dans l'établissement le caractère officiel de la maîtresse déclarée d'un héritier présomptif. Elle pouvait s'affranchir des corvées de l'amour, son linge était changé tous les jours. Au lieu de la soupe que l'on mangeait le matin, elle prenait, ainsi que Madame, une tasse de chocolat. Au dîner elle buvait du vin de Bordeaux, du vin du fils de la maison pour sa maladie.