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Sous la neige

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– Vous ne pleurez pas, Mattie?

– Non, Ethan, – répondit-elle d'une voix douce.

Ils arrivaient à la ferme. Près de la barrière, sous les mélèzes, ils longèrent les tombes des Frome, encloses d'une petite palissade, et qui montraient, à travers la neige, leurs pierres rongées par le temps. Ethan les regarda avec curiosité, comme s'il ne les avait jamais vues. Tant d'années, ses morts avaient paru, dans leur silence paisible, railler son inquiétude, son désir de changement et d'indépendance! «Nous n'avons pu nous échapper, nous autres, – semblaient-ils dire; – comment pourrais-tu t'en aller, toi?…» Et, chaque fois qu'il passait la barrière, pour sortir ou pour entrer, il songeait en frissonnant: «Je continuerai à vivre ici jusqu'à ce que je les rejoigne…» Aujourd'hui, cependant, il n'aspirait plus à aucun départ, et la vue du petit enclos lui procurait une douce sensation de continuité, de stabilité.

– Nous ne vous laisserons jamais partir, Mattie! – murmura-t-il.

Et il pensait, en longeant les tombeaux: «Nous continuerons à vivre ensemble dans cette maison, et, quelque jour, elle reposera là, près de moi.»

Il se complut à cette vision tandis qu'ils montaient vers la maison. Jamais il ne se sentait aussi près de Mattie que lorsqu'il se livrait à ce rêve. Au milieu de la pente, elle butta sur quelque obstacle qu'elle n'avait pas vu, et se retint au bras d'Ethan pour rétablir son équilibre. La chaleur qui pénétra le jeune homme lui sembla comme le prolongement de son rêve.

Pour la première fois, il mit son bras autour de la taille de Mattie, et elle ne se déroba point. Ils continuèrent à marcher, s'abandonnant au courant qui les emportait.

Zeena Frome avait l'habitude de se coucher aussitôt après le repas du soir. Les fenêtres de la maison, sans auvents, étaient sombres. Au-dessus de la porte les tiges mortes d'une clématite pendaient comme l'écharpe de crêpe nouée au loquet pour annoncer une morte3, et cette pensée: «Si c'était pour Zeena!…» vint à l'esprit d'Ethan. Puis il se figura nettement sa femme qui reposait endormie dans leur lit, la bouche un peu ouverte, son râtelier baignant dans un verre d'eau, sur la table de nuit…

Ils faisaient le tour par derrière la maison, entre les groseilliers raidis par le froid, afin d'entrer par la porte de la cuisine. Zeena avait coutume, lorsque son mari et Mattie rentraient tard du village, de laisser la clé de la cuisine sous le paillasson. Ethan s'arrêta devant la porte, la tête lourde de rêves. Son bras entourait encore la taille de Mattie.

– Mattie…, – commença-t-il, ne sachant pas ce qu'il allait dire.

Sans un mot, elle se dégagea doucement. Alors il se baissa pour chercher la clé.

– Elle n'est pas là, – dit-il, se redressant avec promptitude.

Ils tournaient leurs regards l'un vers l'autre, à travers la nuit glacée. Jamais pareille chose ne leur était advenue.

– Peut-être l'a-t-elle oubliée, – dit Mattie, d'une voix mal assurée.

Mais tous deux savaient bien que Zeena n'oubliait jamais.

– Ou bien est-elle tombée dans la neige? – continua Mattie après un moment de silence, pendant lequel ils avaient prêté l'oreille.

– Il faudrait alors qu'on l'eût poussée, – répliqua Frome sur le même ton.

Une idée folle lui traversa la tête: «Si des chemineaux étaient passés par là, et si…»

Il recommença de prêter l'oreille, s'imaginant qu'il entendait du bruit à l'intérieur de la maison. Puis il chercha une allumette dans sa poche, et s'agenouillant, il promena doucement la flamme au-dessus de la neige amenée sur les marches. Il était encore à terre lorsque ses yeux aperçurent, en dessous de la porte, un mince rayon de lumière… Qui pouvait bien veiller dans la maison silencieuse?

Quelqu'un descendait l'escalier, et, pour la seconde fois, l'idée des vagabonds l'assaillit…

La porte s'ouvrit et il vit sa femme.

Dans l'encadrement noir de la cuisine, elle apparut anguleuse et grande, ramenant d'une main un couvre-lit de calicot matelassé sur sa maigre poitrine, tandis que de l'autre elle portait une lampe. La lumière, levée à la hauteur de son menton, éclairait sa gorge flasque et le poignet saillant de la main qui maintenait le châle improvisé. La flamme donnait un aspect fantômatique aux creux et aux reliefs de son visage osseux, encadré de papillotes.

Ethan Frome était encore sous l'impression mystique l'heure passée avec Mattie: cette apparition, à ses yeux, avait la netteté aiguë du dernier rêve qui précède le réveil. Il lui semblait voir sa femme pour la première fois.

Zeena s'effaça silencieusement, et les deux promeneurs franchirent le seuil. L'humidité sépulcrale de la cuisine contrastait avec le froid sec de la nuit.

– Vous nous aviez oubliés, n'est-ce pas, Zeena? – dit Ethan d'une voix enjouée, pendant qu'il ôtait la neige de ses chaussures.

– Non, mais je n'ai pas laissé la clé parce que j'étais sûre de ne pouvoir pas dormir.

Mattie s'avança, défaisant son manteau. Ses joues et ses lèvres fraîches avaient le ton de son écharpe cerise.

– Je suis désolée, Zeena… Ne puis-je pas vous être utile?

– Non, je n'ai besoin de rien, – répondit l'autre d'un ton bref, en lui tournant le dos. – Vous auriez pu décrotter vos chaussures dehors! – fit-elle observer à son mari.

Elle sortit de la cuisine la première, et, s'arrêtant dans l'entrée, elle haussa la lampe à bout de bras pour éclairer l'escalier.

Ethan s'arrêta, lui aussi, au moment de monter. Il affectait de chercher la patère afin d'y accrocher son manteau et sa casquette. Il songeait que les portes des deux chambres à coucher se faisaient face sur l'étroit palier. Et ce soir, tout particulièment, il lui répugnait que Mattie le vit suivre sa femme…

– Je ne vais pas monter tout de suite, – dit-il, se détournant pour rentrer dans la cuisine.

Zeena le regarda, interdite:

– Pour l'amour du ciel, qu'est-ce que vous voulez encore faire ici, à cette heure?

– Il faut que je vérifie les comptes de la scierie…

Elle continua de le regarder. La lumière crue de la lampe marquait avec une cruauté impitoyable les lignes maussades de son visage.

– A cette heure-ci? Mais vous allez attraper le mort! Le feu est éteint depuis longtemps.

Sans répondre, il se dirigea vers la porte. Mais, à ce moment, son regard croisa celui de Mattie, et il eut l'impression qu'un fugitif conseil luisait entre ses cils. Aussitôt ils s'abaissèrent sur ses joues roses, et elle commença de monter devant Zeena.

– C'est vrai, il fait effroyablement froid ici! – balbutia Ethan.

Et, la tête basse, il emboîta le pas derrière sa femme. Après elle, il franchit le seuil de leur chambre…

III

Le lendemain, Ethan avait une coupe à charger à l'extrémité la plus basse du taillis: il sortit de très bonne heure.

Cette aube d'hiver était transparente comme un cristal. Le soleil se levait tout rouge dans un ciel pur. A l'orée du bois les ombres s'étalaient, profondes et bleues. Par delà la scintillante blancheur des champs, les futaies lointaines s'estompaient en masses vaporeuses.

Frome aimait cette heure matinale, si paisible. A mesure que ses muscles s'assouplissaient pour la tâche quotidienne et que ses poumons aspiraient à longs traits l'air de la montagne, sa pensée devenait plus lucide.

Quand la porte de la chambre avait été refermée, Zeena et lui n'avait plus échangé la moindre parole. Sa femme avait compté quelques gouttes d'un médicament placé sur une chaise, à côté du lit; puis, après les avoir bues et s'être enveloppé la tête d'un morceau de flanelle jaunie, elle s'était recouchée, le visage vers la muraille. Ethan s'était vivement déshabillé, puis avait soufflé la lampe, pour ne pas voir sa femme en s'allongeant auprès d'elle. Il avait entendu Mattie qui allait et venait; la faible clarté de sa chandelle, traversant l'étroit palier, lui arrivait par-dessous la porte. Jusqu'à ce qu'elle s'éteignît, il avait tenu les yeux fixés sur cette lueur à peine visible.

La nuit complète avait alors de nouveau rempli la pièce. On n'entendait plus que la respiration asthmatique de Zeena. Dans le cerveau fatigué d'Ethan s'agitaient confusément toutes les inquiétudes de la journée, mais le souvenir pénétrant du jeune bras qui s'était appuyé contre le sien dominait tout.

Pourquoi n'avait-il pas embrassé Mattie quand elle était ainsi près de lui?… Quelques heures plus tôt, il ne se serait même pas posé la question. Quelques minutes même auparavant, alors qu'ils étaient tous deux hors de la maison, il n'aurait pas eu l'audace de songer à lui prendre un baiser. Mais depuis il avait vu ses lèvres à la clarté de la lampe, et il sentait qu'elles étaient siennes désormais.

Maintenant, dans la pleine lumière d'un beau matin, il retrouvait devant ses yeux le visage de Mattie. Et il lui semblait fait, ce visage, avec la pourpre du soleil et la pure blancheur de la neige.

Comme elle avait changé, la chère petite, depuis son arrivée à Starkfield! Lorsqu'il était allé à sa rencontre, à la gare, il se le rappelait bien, elle lui était apparue si frêle et si blanche! Et pendant tout le premier hiver, comme elle frissonnait quand les rafales du nord secouaient les planches minces de la maison, et que la neige chassait comme de la grêle contre les fenêtres mal closes!

Il avait eu peur qu'elle ne détestât cette rude vie de labeur dans le froid et la solitude. Mais pas un geste de mauvaise humeur ne lui avait échappé. Zeena estimait que Mattie, n'ayant aucun autre refuge, devait forcément s'accommoder de la situation. Mais Ethan ne jugeait pas l'explication aussi concluante. – Et, quoi qu'il en fût, pensait-il, Zeena elle-même n'avait jamais appliqué cette théorie à son propre cas.

 

Si le malheur avait enchaîné auprès d'eux la jeune fille, il en était d'autant plus désolé pour elle.

Mattie Silver était la fille d'un cousin de Zenobia qui avait soulevé à la fois l'envie et l'admiration de toute la famille, en quittant la montagne pour une ville industrielle du Connecticut. Là, il avait épousé une jeune fille de Stamford et repris la droguerie florissante que tenait son beau-père. Par malheur, Orin Silver était un homme de grandes visées, et il était mort trop tôt pour prouver que la fin justifie les moyens. Ses livres avaient révélé trop clairement ce qu'avaient été ces moyens; heureusement pour sa femme et sa fille, on ne les avait examinés qu'après ses obsèques émouvantes. Mrs. Silver était morte des suites de ces fâcheuses révélations. Mattie, à vingt ans, s'était donc trouvée seule pour faire son chemin dans la vie, avec les cinquante dollars que lui avait procurés la vente de son piano.

Tout ce qu'elle savait faire, c'était chiffonner un chapeau, faire du molasses candy4, réciter la fameuse poésie: Le couvre-feu ne sonnera pas cette nuit, jouer au piano la Corde perdue et un pot-pourri d'après Carmen. Quand elle essaya d'étendre le champ de son activité jusqu'à la sténographie et à la comptabilité, sa santé s'altéra, et six mois passés debout derrière le comptoir d'un magasin de nouveautés ne contribuèrent pas à la rétablir.

Ses parents les plus proches avaient été amenés à placer leurs économies entre les mains de son père. Après sa mort, ils rendirent le bien pour le mal en prodiguant à la jeune fille tous les conseils dont ils disposaient; mais il leur parut excessif de faire davantage, en y ajoutant matériellement.

Toutefois, lorsque le médecin eût conseillé à Zeena de chercher quelqu'un pour l'aider aux travaux domestiques, la famille vit aussitôt l'occasion de tirer de Mattie une espèce de compensation. Mrs. Frome, bien qu'elle ne se fît guère d'illusions sur les capacités de sa jeune cousine, était séduite par la possibilité de la prendre en faute sans courir grand risque de la perdre. C'est ainsi que Mattie vint à Starkfield.

La façon qu'avait Zeena de prendre les gens en faute était silencieuse, mais elle n'en était pas moins décourageante. Pendant les premiers mois, Ethan, alternativement, brûla du désir de voir Mattie se révolter et trembla à la pensée de ce qui pouvait en résulter. Puis, les relations devinrent moins tendues. L'air pur et les longues heures d'été passées au dehors donnèrent du ressort à Mattie, et Zeena, ayant plus de temps à consacrer à ses maladies compliquées, se montra moins attentive aux oublis de la jeune fille. Alors Ethan, qui pliait sous le fardeau de sa ferme peu productive et de sa scierie trop peu moderne, put au moins s'imaginer que la paix régnait à son foyer.

En fait, rien de précis n'était venu démontrer le contraire. Mais depuis la nuit précédente Frome sentait vaguement qu'un danger menaçait son bonheur. C'était le silence obstiné de Zeena, c'était le coup d'œil que Mattie lui avait adressé pour l'avertir, c'était le souvenir de ces mille petits riens, pareils aux indices qui, par certaines matinées radieuses, font prévoir un temps pluvieux pour le soir.

Son angoisse était si forte que, semblable en ceci à tous les hommes, il s'efforça d'ajourner la certitude. Le transport du bois ne s'acheva qu'à midi, et, comme il devait être livré à Andrew Hale, l'entrepreneur de Starkfield, Ethan jugea plus simple de renvoyer à pied Jotham Powell, son charretier, jusqu'à la ferme, et de conduire lui-même le chargement au village.

Frome avait déjà escaladé les planches et s'était assis dessus à califourchon, tout près de ses chevaux poilus. Soudain, entre ses yeux et leurs cous fumants, s'interposa la vision du regard inquiet que Mattie lui avait jeté la nuit précédente.

«Si quelque chose doit se passer, il faut que je sois là, en tout cas!» – murmura-t-il en lui-même.... Et il lança à Jotham l'ordre de détacher l'attelage et de le ramener à l'écurie.

Lentement, à travers la neige amollie, les deux hommes revinrent à la maison. Quand ils entrèrent dans la cuisine, Mattie retirait le café de dessus le fourneau; Zeena était déjà attablée. Ethan s'arrêta court en la voyant. Au lieu de son peignoir habituel de percale foncée et de son châle en tricot, elle avait mis sa belle robe brune de mérinos. Sur ses minces touffes de cheveux, qui gardaient encore les ondulations des épingles à friser, se dressait un monumental chapeau à brides. Frome le connaissait bien, car il l'avait payé cinq dollars chez le marchand de nouveautés de Bettsbridge. Sur le plancher, à côté de sa femme, était posée sa vieille valise et un carton enveloppé dans un journal.

– Où allez-vous donc, Zeena? – lui dit-il.

– Mes douleurs m'élancent si fort que je vais à Bettsbridge: je coucherai chez tante Martha Pierce et je verrai le nouveau docteur, – répondit-elle avec la même insouciance que si elle avait dit: «Je vais à la réserve jeter un coup d'œil sur les compotes», ou: «Je monte au grenier voir l'état des couvertures…»

Malgré les habitudes casanières de Zeena une décision aussi imprévue n'était pas sans précédent. Deux ou trois fois déjà elle avait empli la valise d'Ethan et était partie pour Bettsbridge, ou même pour Springfield, afin de consulter quelque nouveau docteur, et Frome avait acquis la terreur de semblables expéditions, qui lui coûtaient généralement gros. A chaque voyage, elle revenait chargée de remèdes coûteux, et sa dernière visite était demeurée mémorable par l'achat d'une batterie électrique qu'elle avait payée vingt dollars et dont elle n'avait jamais été capable d'apprendre le maniement.

Pour l'instant, néanmoins, le soulagement qu'Ethan éprouvait était si grand qu'il l'emporta. Il ne doutait plus, à cette heure, que Zeena n'eût parlé sincèrement, la nuit précédente, en disant qu'elle était trop souffrante pour dormir. Sa résolution brusque d'aller consulter un médecin semblait montrer que, suivant sa coutume, elle était uniquement préoccupée de sa santé.

Comme si elle attendait une protestation, elle continuait d'une voix plaintive:

– Si vous êtes trop occupé par le charriage, sans doute pourrez-vous au moins laisser Jotham Powell me conduire au train avec l'alezan.

Ethan l'écoutait à peine. Il était absorbé par un rapide calcul. Pendant l'hiver, il n'y avait pas de diligence entre Starkfield et Bettsbridge, et les trains qui s'arrêtaient à Corbury Flats étaient lents et rares: Zeena ne pourrait donc pas être de retour à la ferme avant le lendemain soir…

– Si j'avais pu penser que vous feriez une objection à ce que Jotham Powell me conduisît… – reprit-elle, comme si le silence de son mari impliquait un refus: sur le point de partir, elle devenait toujours loquace. – Tout ce que je sais, c'est que je ne peux pas vivre comme ça plus longtemps. Les douleurs sont maintenant descendues à mes chevilles… Autrement, j'aurais été à pied à Starkfield plutôt que de vous déranger, et j'aurais demandé à Michel Eady de me laisser monter sur le camion qui va chercher ses marchandises à la gare. J'aurais eu deux heures à attendre mon train, mais j'aurais mieux aimé cela, même par ce froid, que de vous faire cette demande…

– Mais Jotham vous conduira! – répondit Ethan.

Il venait de se rendre compte, subitement, qu'il regardait Mattie pendant que Zeena lui parlait, et il lui fallait faire effort pour tourner les yeux vers sa femme. Elle était assise face à la fenêtre, et le jour blafard renvoyé par la neige entassée devant la maison faisait paraître son visage plus livide encore et plus fatigué que de coutume. La lumière crue creusait les trois lignes parallèles entre l'oreille et la joue; elle durcissait les rides qui partaient des narines pincées pour aboutir aux commissures des lèvres; bien qu'elle eût tout juste trente-quatre ans, – six de plus que Frome, – Zeena était déjà une vieille femme.

Ethan essaya de trouver une phrase appropriée à la circonstance, mais un seul fait occupait son esprit: pour la première fois depuis que Mattie habitait avec eux, Zeena n'allait point passer la nuit à la maison. Il se demanda si la jeune fille y pensait, elle aussi…

L'idée lui vint que sa femme devait s'étonner qu'il ne lui offrît pas de la conduire lui-même aux Flats, laissant à Jotham Powell le soin de mener le chargement de bois à Starkfield: il chercha un prétexte à lui donner, mais ne le trouva pas sur l'instant. Ce fut au bout de quelques secondes seulement qu'il s'excusa:

– Je vous aurais conduite moi-même, mais il faut que je touche l'argent de ces bois.

A peine avait-il prononcé ces paroles qu'il les regretta. Non seulement elles étaient mensongères, car il était peu probable en effet que Hale le payât, mais encore il savait par expérience le danger de laisser supposer à Zeena une rentrée de fonds, à la veille d'une visite au médecin. Toutefois il ne pensait sur l'heure qu'à éviter le long tête-à-tête avec elle, derrière le vieux cheval traînard.

Mrs. Frome ne répondit pas. Elle sembla même ne pas avoir entendu les paroles de son mari. Elle avait déjà repoussé son assiette et versait une cuillerée d'une potion placée auprès d'elle.

– Ça ne m'a jamais fait grand bien, mais il vaut tout de même mieux vider le flacon, – remarqua-t-elle.

Et, poussant devant Mattie le récipient vide, elle ajouta:

– Si vous pouvez faire disparaître le goût, on s'en servira pour les pickles.

IV

Dès que Zeena fut partie, Ethan prit à la patère son chapeau et son manteau. Mattie lavait la vaisselle, tout en fredonnant un air de danse de la nuit précédente.

– Au revoir, Mattie, – dit-il.

Gaiement, elle répliqua:

– Au revoir, Ethan…

Un bon soleil chaud éclairait la cuisine. La lumière tombait de biais sur les mouvements de la jeune fille, sur le chat qui sommeillait près du poêle, et sur les géraniums en pots qu'Ethan avait plantés l'été précédent, pour «faire un jardin» à Mattie et qu'on avait rentrés l'hiver… Ethan aurait voulu rester là à regarder Mattie, tandis qu'elle terminait ses rangements et qu'elle s'installait à coudre près du feu. Mais il tenait davantage encore à charrier le bois afin de pouvoir rentrer à la ferme avant la nuit.

Jusqu'au village il continua de penser au retour. La cuisine n'était pas bien belle. Elle était plus «pimpante», mieux tenue, sans doute, aux jours de son enfance, quand sa mère s'en occupait; mais lui-même s'étonnait de l'air confortable que l'absence de Zeena lui avait donné. Il se représentait l'aspect de la pièce, ce soir, lorsque Mattie et lui s'y trouveraient réunis après le souper… Pour la première fois, seuls, et toutes portes closes, ils s'installeraient de chaque côté du poêle, comme un vieux ménage. Ethan aurait la pipe à la bouche, les pieds en chaussettes tournés vers le feu, et Mattie rirait, bavarderait de ce babil si doux aux oreilles du jeune homme, qu'il croyait toujours l'entendre pour la première fois.

Le charme qu'il éprouvait à évoquer ce tableau, et le soulagement de n'avoir plus à redouter une «histoire» avec Zeena, l'emplirent d'une gaîté débordante. Lui, si taciturne de nature, il se mit à siffler et à chanter à haute voix; il sifflait et chantait à voix haute en conduisant son attelage à travers champs. Malgré les âpres hivers de Starkfield, un instinct de sociabilité sommeillait encore in lui. Grave et renfermé par tempérament, il admirait la témérité et la faconde chez les autres, et se sentait réchauffé jusqu'aux moelles lorsqu'il rencontrait de la sympathie.

A Worcester, bien qu'il eût la réputation d'être peu expansif et de manquer d'entrain, il éprouvait toujours un plaisir secret lorsque quelque copain lui donnait une bourrade, en l'appelant «Mon vieux» ou «Vieil éteignoir»; et, de retour à Starkfield, l'absence de ces familiarités n'avait pas été sans accroître son isolement.

D'année en année, le silence s'était fait plus profond autour de lui. Demeuré seul, après l'accident de son père, pour porter le double fardeau de la ferme et de la scierie, il n'avait pas eu le loisir de partager les flâneries, coupées d'arrêts au bar, des jeunes gens du village; et quand sa mère tomba malade à son tour, la maison devint plus solitaire que les champs mêmes qui l'environnaient.

 

La vielle Mrs. Frome avait été assez bavarde dans sa jeunesse, mais après son «attaque», bien qu'elle n'eût pas perdu l'usage de la parole, elle ne parla presque plus. Quelquefois, durant les interminables soirées d'hiver, si son fils, énervé par le silence, lui demandait pourquoi «elle ne disait pas quelque chose», elle levait un doigt et répondait: «Parce que j'écoute»; et, certaines nuits d'ouragan, lorsque le vent hurlait autour de la maison, elle se plaignait de ne pouvoir entendre ce qu'Ethan lui disait «parce qu'ils faisaient tant de bruit au dehors».

Ce fut seulement à l'époque de la dernière maladie de Mrs. Frome, quand Zenobia Pierce vint de la vallée voisine pour aider son cousin à soigner la vieille femme, que l'on entendit résonner une voix humaine dans la maison. Après tant d'années de silence, la volubilité de la jeune fille fit à Ethan l'effet d'une musique. Il comprit alors qu'il aurait pu devenir comme sa mère si l'accent d'une parole sensée ne fût pas venu le remettre d'aplomb. Sa cousine parut comprendre son cas du premier coup. Elle s'étonnait, en riant, qu'il n'eût aucune notion des soins à donner à une malade; elle lui ordonna de vaquer à ses affaires, en le priant de se décharger sur elle du reste.

Le seul fait de lui obéir, de reprendre le travail, et de retrouver des gens à qui parler, avait suffi pour l'équilibre d'Ethan, et il avait aussitôt voué une reconnaissance sans bornes à sa cousine. Les capacités de Zeena l'émerveillaient et l'humiliaient à la fois. Elle semblait posséder d'instinct des vertus ménagères que lui-même n'avait pu acquérir, malgré un long apprentissage. Lorsque Mrs. Frome mourut, ce fut Zeena qui fut obligée d'envoyer Ethan chez l'entrepreneur des pompes funèbres. Ce fut elle aussi qui trouva «bizarre» qu'il n'eût pas décidé par avance à qui il donnerait la garde robe et la machine à coudre de sa mère.

Après l'enterrement, quand Ethan avait vu sa cousine sur le point de repartir, une crainte irraisonnée de rester seul à la ferme l'avait saisi, et avant même d'avoir pu se rendre compte de ce qu'il faisait, il avait offert à Zeena de l'épouser. Depuis, il s'était souvent dit que la chose ne serait pas arrivée si la mort de sa mère était survenue au printemps, au lieu de l'hiver…

En se mariant, ils étaient convenus qu'aussitôt après la liquidation des dettes causées par la longue maladie de Mrs. Frome, Ethan vendrait la ferme et la scierie pour tenter fortune dans une ville industrielle. Son amour de la nature n'impliquait pas en effet le goût de cultiver les champs: il avait toujours rêvé d'être ingénieur et de vivre dans une ville où il y aurait des cours, des bibliothèques, et «des gens qui font des choses». Un modeste travail de mécanicien, qu'on l'avait envoyé exécuter en Floride, du temps de ses études à Worcester, l'avait convaincu de sa propre habileté et avait en même temps accru son désir ardent de voyager. De plus, il se figurait qu'avec une femme sachant se débrouiller comme la sienne, il ne tarderait pas à se créer une situation.

Le village natal de Zeena était légèrement plus important et plus rapproché du chemin de fer que Starkfield. Aussi n'avait-elle pas caché à son mari, dès le début de leur mariage, que la vie dans une ferme isolée ne réalisait guère le rêve qu'elle avait fait en l'épousant. Mais les acquéreurs furent lents à se présenter, et dans l'intervalle Ethan put se rendre compte de l'impossibilité de transplanter sa compagne. Zeena méprisait Starkfield, mais elle était incapable de vivre dans un endroit qui l'eût méprisé, elle. Même à Bettsbridge ou à Shadd's Falls elle n'eût pas pu jouer un rôle suffisamment important; et dans les villes qui attiraient Ethan elle eût encouru une perte totale de sa personnalité.

D'ailleurs, moins d'un an après leur mariage, s'était développée la «nature maladive» qui lui avait donné depuis une certaine célébrité, même dans un pays où les cas pathologiques formaient un des principaux sujets de conversation. Quand elle était venue soigner la vieille Mrs. Frome, Ethan avait été séduit par l'air florissant de sa cousine; mais il ne tarda pas à comprendre que son énergie comme garde-malade avait pour cause l'étude constante de son propre état.

Puis, peu à peu, elle aussi était devenue silencieuse. Peut-être était-ce l'inévitable résultat de la vie à la ferme, ou encore, comme elle disait quelquefois, parce que son mari «n'écoutait jamais». Ce reproche n'était pas tout à fait immérité. Quand Zeena parlait, ce n'était guère que pour se plaindre de choses auxquelles il ne pouvait remédier; et pour vaincre une tendance naturelle à la riposte, il avait d'abord pris l'habitude de ne pas répondre, puis finalement de penser à autre chose durant ses discours. Cependant, depuis qu'il avait eu des raisons pour l'observer de plus près, le silence de Zeena avait commencé à l'inquiéter. Il s'était rappelé la taciturnité croissante de sa mère et il s'était demandé si sa femme n'allait pas devenir «bizarre» à son tour.

Zeena, qui possédait sur le bout des doigts la carte pathologique de toute la région, avait souvent fait allusion, pendant qu'elle soignait Mrs. Frome, à d'autres cas similaires. Ethan, d'ailleurs, n'ignorait pas que dans plus d'une ferme isolée du voisinage on cachait de pauvres êtres qui dépérissaient de la même façon, et que dans d'autres la présence de ces malheureux avait amené de lamentables tragédies. Parfois, lorsqu'il regardait le visage morne de sa femme, il frissonnait, craignant pareil malheur; parfois sa taciturnité lui semblait plutôt une attitude volontaire, dissimulant des intentions sournoises, de mystérieux desseins issus de soupçons et de rancunes impénétrables. Cette dernière supposition était la plus troublante; c'était aussi celle qui s'était présentée à son esprit, la nuit précédente, lorsqu'il avait vu Zeena debout sur le seuil de la cuisine…

Néanmoins, le départ pour Bettsbridge l'avait une fois de plus rassuré, et toutes ses pensées se concentraient sur la soirée qu'il allait passer avec Mattie. Une seule chose le préoccupait encore: il avait dit à Zeena que son chargement de bois devait lui être payé, et il prévoyait si nettement les conséquences de ce mensonge qu'il se décida, non sans répugnance, à prier Andrew Hale de lui avancer quelque argent sur la livraison.

A son entrée dans la cour de l'entrepreneur il trouva celui-ci qui descendait de traîneau.

– Bonjour, Ethan, – lui dit Hale. – Vous arrivez bien…

Le visage rubicond d'Andrew Hale était barré d'une forte moustache grise. Aucun col ne gênait son double menton mal rasé, mais sa chemise, d'une blancheur sans tache, était toujours fermée par un petit bouton de diamant. Signe d'opulence du reste trompeur, car, bien qu'il fit d'assez belles affaires, on savait que ses goûts dispendieux et les exigences de sa nombreuse famille lui créaient souvent de «l'arriéré».

Hale était un vieil ami de la famille Frome. Sa maison était l'une des rares que Zeena honorait quelquefois d'une visite, car la femme d'Andrew avait été dans sa jeunesse la malade la plus importante du village, et ce passé lui valait d'être considérée comme une autorité en matière de diagnostics et de remèdes.

Hale s'avança vers les chevaux et caressa leurs flancs en sueur.

– Bigre, mon vieux, vous soignez ces deux-là comme s'ils étaient vos propres enfants!

Ethan déchargea le bois. Sa besogne finie, il poussa la porte vitrée du hangar, que l'entrepreneur avait transformé en bureau. Hale était assis, les pieds sur le poêle, le dos appuyé contre un pupitre usé, couvert de papiers. La pièce ressemblait à son propriétaire: tout y était accueillant mais désordonné.

– Mettez-vous là et chauffez-vous, – dit-il à Ethan avec bonhomie.

Ethan ne savait trop comment présenter sa requête: après avoir vainement cherché une entrée en matière, il finit par demander à brûle-pourpoint une avance de cinquante dollars.

Devant le geste de surprise de Hale, un flot de sang monta au visage du jeune homme. C'était l'habitude de l'entrepreneur de payer tous les trois mois, et il n'y avait pas de précédent entre eux d'un règlement au comptant.

Ethan sentit que s'il avait argué d'un besoin urgent, Hale eût peut-être trouvé moyen de le contenter. L'amour-propre et une instinctive prudence l'empêchaient d'avoir recours à cet argument. A la mort de son père il avait mis un certain temps à se tirer d'affaire, mais il avait eu la satisfaction de ne recourir ni à Andrew Hale ni à personne d'autre: à plus forte raison ne voulait-il pas, aujourd'hui, laisser supposer que sa situation était devenue moins bonne. Et puis il détestait le mensonge: s'il lui fallait de l'argent, il le lui fallait, et il n'avait pas d'explication à donner. C'est pourquoi il avait formulé sa demande avec la maladresse d'un homme orgueilleux, qui ne veut pas s'avouer qu'il s'abaisse. Le refus de Hale ne le surprit donc pas autrement.

3Coutume américaine.
4Espèce de sucre d'orge américain.