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Histoire de Édouard Manet et de son oeuvre

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Il devint donc évident que c'était une revanche éclatante, le triomphe pour Manet, que ses amis poursuivaient, par une souscription publique faite en vue d'acheter l'Olympia. Mais alors les anciens adversaires, les hommes dévoués à la tradition s'indignèrent de telles prétentions, qu'ils trouvaient excessives. Comment! on voulait, sans rien entendre, les forcer à recevoir le tableau qui les avait le plus révoltés, qui continuait le plus à leur déplaire, dans lequel ils ne voyaient toujours qu'un exemple corrupteur. Puisqu'il en était ainsi, ils s'opposeraient à ce que l'offre qu'on ménageait fût acceptée. Ce fut donc parmi les peintres de la tradition, dans les commissions des musées, parmi les fonctionnaires des Beaux-Arts, parmi certains critiques, un véritable soulèvement et la détermination de faire repousser par l'État le tableau qu'on voulait lui offrir. Les amis de Manet n'en persistèrent que davantage dans leur dessein. Alors on vit les deux partis, qui avaient existé pour et contre Manet et qui s'étaient longtemps tenus aux prises, se reformer et reprendre le combat. Chacun mit en œuvre ses moyens d'influence et la presse servit de véhicule à des appels et à des lettres de toute sorte.

La bataille ainsi engagée se poursuivit, mais en se prolongeant, elle amena à se ranger avec les amis de Manet tous ces artistes, hommes de lettres ou connaisseurs qui, partisans de l'originalité en art, se soulevaient contre la prétention des défenseurs de la tradition de tenir les musées fermés, comme ils avaient autre fois essayé de faire pour les Salons, aux œuvres contraires à leurs formules et à leurs règles. La souscription finit ainsi par recueillir l'adhésion d'un tel nombre d'hommes célèbres ou en vue, qu'elle en prit un grand poids. En outre Claude Monet, sachant qu'en 1884 on n'avait obtenu l'usage de l'École des Beaux-Arts, pour l'exposition de l'œuvre de Manet, qu'en passant par-dessus les subordonnés pour s'adresser personnellement au ministre avec l'appui d'un homme politique, était allé offrir l'Olympia directement au ministre des Beaux-Arts, M. Fallières, présenté et soutenu par le député Camille Pelletan. Avant que le ministre n'eût pris de détermination, un changement de cabinet amenait le remplacement de M. Fallières par M. Bourgeois, et ce fut lui qui eut à prendre la décision. Mais à ce moment la souscription, par l'adhésion des noms éclatants recueillis, avait acquis une telle importance, que les opposants dans les commissions des musées et les bureaux des Beaux-Arts fléchissaient. M. Bourgeois, sous l'influence de M. Camille Pelletan, un de ses amis personnels et un de ses soutiens à la Chambre, intervenant alors pour l'acceptation, le tableau fut définitivement reçu par la commission et les directeurs du musée. Un arrêté ministériel, en date du 17 novembre 1890, l'acceptait régulièrement, pour être placé au Luxembourg.

Claude Monet avait dû combattre pendant plus d'un an avant de triompher, mais la résistance opposée n'avait servi qu'à mieux mettre en relief son entreprise. Il avait réussi à forcer la porte du musée et Manet y entrait, sous sa forme la plus caractéristique. Voici quels avaient été les souscripteurs: Bracquemont, Philippe Burty, Albert Besnard, Maurice Bouchor, Félix Bouchor, de Bellio, Jean Béraud, Bérend, Marcel Bernstein, Bing, Léon Béclard, Edmond Bazire, Jacques Blanche, Boldini, Blot, Bourdin, Paul Bonnetain, Brandon.

Cazin, Eugène Carrière, Jules Chéret, Emmanuel Chabrier, Clapisson, Gustave Caillebotte, Carriès.

Degas, Desboutins, Dalou, Carolus Duran, Duez, Durand-Ruel, Dauphin, Armand Dayot, Jean Dolent, Théodore Duret.

Fantin-Latour, Auguste Flameng.

Guérard, Mme Guérard-Gonzalès, Paul Gallimard, Gervex, Guillemet, Gustave Geffroy.

J. – K. Huysmans, Maurice Hamel, Harrison, Helleu.

Jeanniot, Frantz-Jourdain, Roger-Jourdain.

Lhermitte, Lerolle, M. et Mme Leclanché, Lautrec, Sutter Laumann, Stéphane Mallarmé, Octave Mirbeau, Roger Marx, Moreau-Nélaton, Alexandre Millerand, Claude Monet, Marius Michel, Louis Mullem, Oppenheim.

Puvis de Chavannes, Antonin Proust, Camille Pelletan, Camille Pissarro, Portier, Georges Petit.

Rodin, Th. Ribot, Renoir, Raffaelli, Ary Renan, Roll, Robin, H. Rouart, Félicien Rops, Antoine de la Rochefoucauld, J. Sargent, Mes de Scey-Montbéliard.

Thorley.

De Vuillefroy, Van Cutsem.

L'Olympia entrée depuis quelques années au Luxembourg s'y trouvait toujours isolée, lorsqu'un événement inattendu vint l'entourer de toute une famille. Le peintre Caillebotte mourait encore jeune, en février 1894, léguant sa collection de tableaux au musée du Luxembourg. Elle se composait exclusivement d'œuvres de Manet, de Degas et des Impressionnistes Renoir, Claude Monet, Pissarro, Cézanne et Sisley. C'était toute cette partie de l'école moderne la plus attaquée, qui venait prendre place dans le musée de l'État. Manet se trouvait principalement représenté dans la collection par le Balcon, du Salon de 1869. De telle sorte que le Luxembourg, après avoir été contraint d'accepter avec l'Olympia celui de ses tableaux qui avait soulevé la plus violente colère, était maintenant appelé à recevoir avec le Balcon celui qui avait le plus excité les railleries. Il semblait ainsi que le sort réservât à Manet la réparation de placer d'abord, dans les musées de l'État, les deux œuvres qui lui avaient le plus attiré d'avanies aux Salons.

Le legs Caillebotte consterna le parti de la tradition. Les gens qui s'étaient auparavant échauffés pour faire repousser l'Olympia gémissaient. Ils prophétisaient la corruption du goût public. Ils annonçaient une irrémédiable décadence de l'art. Mais cette fois ils durent s'en tenir aux plaintes. Vaincus dans le combat livré pour tenir la porte fermée à l'Olympia, ils ne se sentaient plus en mesure de reprendre la lutte avec une chance quelconque de succès. Comment, en effet, eût-on pu refuser un legs formé d'objets, certes toujours décriés par beaucoup, mais que d'autres aussi prônaient? Qui eût décidé dans la circonstance? Il ne put donc être question de faire repousser la collection en bloc, mais l'hostilité se manifesta par la prétention de ne point l'accepter tout entière. On y ferait un choix restreint.

Le donateur, dont le testament remontait à 1876, à une époque où Manet et les Impressionnistes étaient tellement décriés que leurs œuvres lui paraissaient avoir peu de chances d'être acceptées, au cas de sa mort immédiate, avait eu la précaution de stipuler que les tableaux seraient gardés par ses héritiers jusqu'au moment où les progrès du goût public pourraient assurer leur acceptation par l'État. Il avait, en outre, eu le soin d'exiger qu'ils ne fussent envoyés à aucun musée de province, ni emmagasinés dans les greniers, mais fussent tous placés et tenus en vue au musée du Luxembourg. Ce fut sur l'impossibilité matérielle d'exécuter cette clause dans son intégralité, en arguant du manque de place, que les représentants de l'État s'appuyèrent pour arriver à faire un choix dans l'ensemble.

Ils se déclaraient prêts à prendre la collection tout entière, mais à condition qu'on les laissât libres de n'exposer au Luxembourg que les œuvres ayant leurs préférences et pouvant y trouver place, alors que les autres seraient envoyées aux palais de Compiègne et de Fontainebleau. Les héritiers de Caillebotte et son exécuteur testamentaire Renoir craignirent, s'ils laissaient entière liberté à l'État, qu'il ne plaçât que très peu des tableaux au Luxembourg et n'en envoyât le plus grand nombre à Compiègne et Fontainebleau, où ils seraient perdus pour le public, et se trouveraient comme relégués dans ces musées de province que le testateur avait prétendu écarter. Ils préférèrent donc consentir à ce que l'État fît, avec eux, un choix dans la collection, mais alors en s'imposant l'obligation de tenir tous les tableaux choisis au Luxembourg.

L'État prit ainsi, pour les mettre au Luxembourg, deux tableaux de Manet sur trois, le Balcon et Angelina, en laissant la Partie de crocket. Il prit six Renoir sur huit. Renoir était très bien représenté dans la collection par son Moulin de la Galette et sa Balançoire, qui furent parmi les premiers agréés. On prit encore huit Claude Monet sur seize; six Sisley sur neuf; sept Pissarro sur dix-huit; tous les Degas, de petite dimension, au nombre de sept. Devant les œuvres de Cézanne, qui inspiraient encore à cette époque un effroi général, les répugnances se manifestèrent très fortes. Enfin la Commission des Musées se laissa aller à prendre, sur quatre tableaux, les deux moindres, en abandonnant les plus caractéristiques, des Baigneurs, de vrais géants, et un Vase de fleurs, plein de grandeur.

L'art de Manet et des Impressionnistes introduit au musée de l'État allait aussi prendre sa place aux ventes publiques. Aucune vente importante n'était venue s'ajouter à celle de l'atelier en 1884, lorsque, dix ans après, les circonstances m'obligèrent à me défaire de la collection que j'avais formée d'œuvres de Manet, de Degas et des Impressionnistes. Cinq tableaux de Manet allaient entre autres être soumis aux enchères. La vente qui eut lieu le 19 mars 1894, à la galerie Petit, rue de Sèze, attira cette fois le public spécial d'habitués, critiques, collectionneurs, marchands, qui suivent les grandes ventes. On ne vit point cette invasion extraordinaire du peuple de la rue, survenue, en 1884, à l'Hôtel Drouot. Personne ne pensait plus, à ce moment, qu'une vente des œuvres de Manet fût une occasion de venir se moquer et s'ébahir. Les prix atteints montraient une grande avance sur ceux de 1884. Chez le père Lathuille, du Salon de 1880, était adjugé 8.000 francs; le Repos, du Salon de 1873, 11.000 francs; le Torero saluant, 10.500 francs; le Port de Bordeaux, 6.300 francs; la Jeune femme au chapeau noir, 5.100 francs. Les tableaux de Degas et des Impressionnistes réalisaient des prix proportionnellement élevés. On voyait apparaître, pour la première fois aux enchères, des œuvres de Cézanne, celui des peintres impressionnistes qui avait conservé le dernier la réputation de n'être qu'un barbare, foulant aux pieds toutes les règles. Et ses œuvres trouvaient des acheteurs, qui se les disputaient devant le public surpris, mais ne pensant nullement à manifester de désapprobation.

 

Les tableaux vendus allaient prendre place dans les grandes collections de l'Europe et de l'Amérique ou dans les musées publics. La Conversation de Degas, devait, en effet, bientôt entrer à la National-Galerie de Berlin, et la Jeune femme au bal, de Mlle Berthe Morisot, était acquise, à la vente même, par le musée du Luxembourg. Cet achat devait compléter la collection d'œuvres de Manet et des Impressionnistes, que le don de l'Olympia et le legs Caillebotte avaient fait entrer au Luxembourg. Le legs Caillebotte comprenait des exemples de tous les Impressionnistes, sauf de la seule Mlle Morisot. Lorsque ma vente survint, Stéphane Mallarmé, qui éprouvait pour Mlle Morisot – Mme Eugène Manet – une vive amitié, et qui tenait son talent en grande admiration, se mit en rapports avec M. Roujon, le directeur des Beaux-Arts. Il lui représenta que la Jeune femme au bal de ma collection offrait un excellent exemple de son auteur, et que le musée comblerait avec elle une lacune regrettable. M. Roujon, qui connaissait le goût sûr et fin de Mallarmé, se laissa facilement convaincre, et, d'accord avec M. Bénédite, le conservateur du musée du Luxembourg, décida l'acquisition de l'œuvre signalée.

A partir de 1889, on avait donc vu se succéder une série d'événements, d'où Manet avait tiré une consécration qu'on pouvait dire définitive. L'exposition universelle de 1889, le mettant en parallèle avec les maîtres du siècle entier, avait universellement amené à reconnaître qu'il allait de pair avec eux. La souscription de l'Olympia et le legs Caillebotte l'avaient fait entrer au musée du Luxembourg, où tout le monde, sauf à discuter sur les œuvres à choisir, avait concédé qu'il avait sa place marquée. Et, comme complément, la vente de mars 1894 avait montré les collectionneurs venant acquérir ses œuvres à hauts prix, ainsi que celles des Impressionnistes. C'était la fin de la terrible lutte engagée en 1859, alors que Manet avait envoyé le Buveur d'absinthe à un premier Salon. Il était mort avant d'avoir pu assister au succès définitif, mais ses amis, poursuivant le combat, l'avaient enfin obtenu. Il avait ainsi fallu lutter pendant trente-cinq ans pour triompher d'une des plus formidables oppositions que l'esprit de routine ait jamais élevées contre l'originalité et l'invention. Après les derniers succès, il ne devait plus y avoir, pour les amis de Manet, de véritable combat à livrer. Le calme s'était donc fait, et on ne s'attendait plus à des incidents particuliers, lorsqu'il s'en produisit un au loin.

La National-galerie, à Berlin, est un édifice récent inauguré en 1876. Il a été construit pour recevoir les œuvres des peintres allemands modernes; cependant les admissions se sont étendues aux étrangers, et des peintres de toute nationalité ont fini par y être représentés. Le directeur actuel, M. de Tschudi, a été un des premiers, en Allemagne, à juger à leur valeur Manet et les Impressionnistes, et, en homme convaincu, il voulut les faire figurer eux aussi dans sa galerie4. Il se rendit d'ailleurs compte que ce serait une chose trop risquée que de prétendre acheter de leurs œuvres avec les fonds mis à sa disposition par l'État, mais il sut gagner des personnes riches et en obtint, en don, des sommes avec lesquelles il acquit Dans la serre, du Salon de 1879, de Manet, la Conversation, de Degas, deux Vues de Vétheuil, de Claude Monet, et des paysages de Pissarro, de Cézanne et de Sisley.

M. de Tschudi, possesseur de cet ensemble, le groupa dans une des salles, à la partie principale de la galerie, au premier étage. Cette entrée de Manet, de Degas et des Impressionnistes dans un musée national fit grand bruit à Berlin. Elle donna lieu aux commentaires divers de la presse et des connaisseurs. L'empereur Guillaume II voulut se rendre compte personnellement de quoi il s'agissait et venu, sans l'apprentissage nécessaire, devant des artistes originaux et nouveaux pour lui, il ne put apprécier leur art. Le mérite des œuvres lui échappant, il jugea qu'elles n'avaient point de raison d'être. Il ordonna donc leur enlèvement et il les fit remplacer par d'autres. Peut-être que dans des circonstances différentes, il les eût tout à fait expulsées, mais eu égard à la manière dont elles étaient entrées à la galerie, il borna son action à les faire sortir de la place choisie où on les avait mises au premier étage, pour les tenir en un lieu moins apparent, au second.

EN 1900

XIV
EN 1900

Sous la coupole de la National gallery à Londres, consacrée aux maîtres anciens, se lit l'inscription suivante: «The works of those who have stood the test of ages, have a claim to that respect and veneration, to which no modern can pretend.» C'est là une belle sentence, parfaitement appropriée, qui serait à sa place dans tous les grands musées. En disant que les artistes qui ont supporté l'épreuve des siècles ont droit à un respect et à une vénération auxquels les modernes ne sauraient prétendre, elle indique que c'est le temps qui est le grand arbitre et qui prononce en dernier ressort. Il n'y a pas de jugement sûr et du classement définitif à se promettre, en dehors de l'action du temps et quelquefois d'un long temps. Les contemporains sont presque toujours incapables d'établir la vraie valeur des artistes et des écrivains qu'ils ont sous les yeux.

Il s'opère tous les vingt ou trente ans, alors qu'une génération cède la place à une autre, un travail, qui fait tomber dans l'oubli la plupart des hommes prônés de leur vivant et jugés immortels. Quelques-uns surnagent seuls dans le naufrage de tous les autres. Et ce ne sont pas toujours ceux qu'admiraient le plus les contemporains, qui acquièrent la survie. Les hommes d'abord méconnus, ou le plus combattus, sont souvent mis à un haut rang par la postérité. Le travail qui abaisse le plus grand nombre, et élève quelques-uns s'opère naturellement. Il ne dépend pas de l'action réfléchie des nouvelles générations. Ce n'est pas par un choix délibéré qu'elles gardent seulement, pour se les approprier, certains hommes. La décision faisant les condamnés et les élus vient du temps. Mais alors pour lui ce sont, en dehors des considérations passagères, la valeur réelle et le mérite intrinsèque, qui créent les titres. Il conserve seuls les hommes doués de ces qualités puissantes, capables de toucher à jamais. Les contemporains pouvaient ne pas les voir ou les dédaigner, préférant admirer ces dons superficiels qui correspondaient à leur goût du moment, mais aussitôt que la génération éphémère a disparu, que le temps est survenu, ce sont véritablement alors les qualités profondes et intrinsèques qui se dégagent, pour luire mettre à leur vraie place définitive ceux qui les possèdent.

En 1900, l'Exposition universelle, avec ses sections décennales et centennales des Beaux-Arts, a permis de se rendre compte du travail accompli par le temps, dans le domaine de la peinture, pour élever ou abaisser les morts du dernier demi-siècle. Manet a été reconnu comme ayant grandi dans l'opinion et comme s'étant élevé, depuis l'exposition précédente de 1889. M. Roger Marx, inspecteur des Beaux-Arts, à qui avait été remis le choix des tableaux à exposer, n'avait nullement pris, pour les montrer, ces toiles, jugées sages. Il avait tenu, au contraire, à présenter Manet sous sa forme la plus personnelle. Il avait donc mis au centre du panneau qui lui était consacré le Déjeuner sur l'herbe, du Salon des refusés, en 1863, et l'avait flanqué, d'un côté, de l'Artiste, refusé au Salon de 1876, et de l'autre, du Portrait d'Eva Gonzalès et du Bar aux Folies-Bergère. Le tableau le plus en vue était donc celui-là même qui, le premier, avait attiré à son auteur l'animadversion générale; mais maintenant il n'inspirait plus de répulsion, on se plaisait, au contraire, à en reconnaître la puissance et l'originalité. Trente-sept ans s'étaient écoulés depuis que le tableau vu pour la première fois avait semblé monstrueux, dix-sept ans s'étaient écoulés depuis que son auteur était mort et le temps, opérant son travail, laissait maintenant découvrir dans l'œuvre les qualités profondes qui assurent accès auprès de la postérité. Manet, à l'épreuve de 1900, a donc définitivement pris place parmi ce petit nombre d'artistes que le temps respecte, pour lesquels il travaille et qu'il élève.

En cherchant aujourd'hui à dégager ses qualités dominantes, on en trouve surtout deux, d'abord la valeur de la peinture en soi, les mérites de palette, qui font que la matière est chez lui supérieure, puis le fait d'avoir rendu avec originalité le monde vivant autour de lui. On comprend que ces avantages soient de nature à assurer la durée, mais on s'explique aussi qu'ils ne puissent attirer tout d'abord les louanges, car, l'histoire est là pour le prouver, ce sont aussi ceux qui touchent le moins communément les contemporains et demandent le plus long temps pour exercer la séduction. Ce que nous appelons la valeur de la peinture en soi, les mérites de palette, correspondent à l'originalité du style chez les écrivains. Or, si les contemporains peuvent déjà errer en marquant les rangs entre les hommes de plume et si souvent ils mettent sur le même pied les auteurs de grand style et d'autres qui n'en ont pas, à plus forte raison peuvent-ils se tromper dans leurs jugements sur les peintres en voie de production, car l'art de la peinture est peut-être, de tous, celui où il est d'abord le plus difficile de voir juste.

Si le mérite de la peinture en soi, les qualités de palette demandent déjà pur elles-mêmes du temps pour se faire reconnaître, il semble que quand elles se rencontrent, chez un artiste, comme elles se sont rencontrées chez Manet, avec la particularité de peindre la vie autour de soi, alors qu'elles forment la combinaison de toutes peut-être la plus grande, elles forment aussi celle de toutes la plus longue à être appréciée. On n'a qu'à voir quel a été le sort de Velasquez, de Frans Hals et des Vénitiens, qui ont également, chacun à leur manière, peint la vie et les hommes de leur temps. Ils triomphent aujourd'hui, mais depuis peu seulement. En Espagne ce n'est pas Velasquez, c'est Murillo qui était mis au premier rang. Au dix-huitième siècle et au commencement du dix-neuvième, on payait très cher les Van der Werff que l'on faisait entrer dans les collections, alors qu'on écartait les Frans Hals, qu'on eût eus à vil prix. Et on peut encore se souvenir d'avoir vu Guido Reni tenir les meilleures places dans les musées, au détriment du Tintoret. Quand on constate que cette rencontre des qualités de palette et de l'application à peindre la vie a pu exister chez les plus grands, en les tenant cependant très longtemps méconnus, on voit qu'elle a tout simplement amené Manet à subir le sort de ses devanciers et que la même erreur de jugement qui avait régné ailleurs est aussi venue régner en France. En observant combien lent a été le mouvement, qui a fini par mettre les grands artistes à leur juste place, on doit penser que le travail du temps en faveur de Manet n'est pas terminé, et que l'avenir lui réserve un surcroît d'estime.

Mais, dès maintenant, au point d'appréciation où il est parvenu, on peut préciser ce qu'il a personnellement apporté et ce qu'il a, par son exemple, fait naître autour de lui. A un moment où une tradition vieillie tenait l'art dans la routine, il est venu marquer le retour à la fécondité, par l'étude de la vie. Doué d'une originalité et d'un éclat de vision naturels, il a sorti la peinture des ombres conventionnelles où on la plongeait, pour la ramener à ces tons clairs, qui ont été le propre des grandes écoles à leurs moments heureux. L'œuvre qu'il a personnellement produite est puissante et variée. Il a, en outre, ouvert la voie à des artistes féconds et originaux. De telle sorte que l'initiateur et le groupe venu de son exemple, Manet et les Impressionnistes, ne peuvent être séparés et forment un ensemble caractéristique, venant compléter l'Ecole française au XIXe siècle.

 

Le temps qui classe définitivement les œuvres est éclectique. Il donne la consécration aux écoles diverses. Il met souvent sur le même pied réconciliés, les hommes qui, de leur vivant, s'étaient anathémisés et avaient prétendu représenter des systèmes exclusifs. Ce qui compte à ses yeux, ce sont la vie, l'originalité, l'invention, mais alors les œuvres qui possèdent ces mérites, de quelque manière que ce soit, sont également reconnues par lui. Il ne bannit point ceux qu'il a une fois admis, pour leur en substituer d'autres. Son impartialité s'étend à toutes les révolutions de l'esthétique, et, sans toucher aux maîtres qu'au cours des trois derniers siècles il a consacrés, il tiendra Manet et les Impressionnistes au premier rang, après eux, comme ayant su ajouter de nouvelles formes à celles qui ont fait, en succession, l'éclat et la grandeur de la peinture française.

4M. de Tschudi a écrit une étude sur Manet. Bruno Cassirer, éditeur, Berlin, 1902, in-8 illustré.