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Edouard

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Lorsque je réfléchis aujourd'hui sur quelles bases fragiles était construit l'édifice de mon bonheur, je m'étonne d'avoir pu m'y livrer, ne fût-ce qu'un instant, avec une sécurité si entière; mais la passion crée autour d'elle un monde idéal. On juge tout par d'autres règles; les proportions sont agrandies; le factice, le commun disparaissent de la vie; on croit les autres capables des mêmes sacrifices qu'on ferait soi-même, et, lorsque le monde réel se présente à vous, armé de sa froide raison, il cause un douloureux et profond étonnement.

Un matin, comme j'allais descendre chez Mme de Nevers, mon oncle, M. d'Herbelot, entra dans ma chambre. Depuis l'exil de M. le maréchal d'Olonne, je le voyais peu; ses procédés, à cette époque, avaient encore augmenté l'éloignement que je m'étais toujours senti pour lui. Croyant qu'il était de mon devoir de ne pas me brouiller avec le frère de ma mère, j'allais chez lui de temps en temps; il me traitait toujours très-bien, mais depuis près de trois semaines je ne l'avais pas aperçu* [*On est prié de lire la note à la fin du volume.]. Il entra avec cet air jovial et goguenard qui annonçait toujours quelque histoire scandaleuse; il se plaisait à cette sorte de conversation, et y mêlait une bonhomie qui m'était encore plus désagréable que la franche méchanceté: car porter de la simplicité et un bon coeur dans le vice est le comble de la corruption.

"Eh bien! Edouard, me dit-il, tu débutes bien dans la carrière! Vraiment, je te fais mon compliment, tu es passé maître. Ma foi, nous sommes dans l'admiration, et Luceval et Bertheney prédisent que tu iras au plus loin. – Que voulez-vous dire, mon oncle? lui demandai-je assez sérieusement. – Allons donc! dit-il, vas-tu faire le mystérieux? Mon cher, le secret est bon pour les sots; mais, quand on vise haut, il faut de la publicité, et la plus grande. On n'a tout de bon que ce qui est bien constaté; l'une est un moyen d'arriver à l'autre, et il faudra bientôt grossir ta liste. – Je ne vous comprends pas, lui dis-je, et je ne conçois pas de quoi vous voulez parler. – Tu t'y es pris au mieux, continua-t-il sans m'écouter, tu as mis le temps à profit. Que diront les bégueules et les cagots? Toutes les femmes raffoleront de toi. – De moi! répétai-je; qu'est-ce que tout cela signifie? – Tu es un beau garçon, je ne suis pas étonné que tu leur plaises. Diable! elles en ont de plus mal tournés. – Qui donc? de quoi parlez-vous? – Comment! de quoi je parle? Eh! mais, mon cher, je parle de Mme de Nevers. N'es-tu pas son amant? Tout Paris le dit. Ma foi, tu ne peux pas avoir une plus jolie femme et qui te fasse plus d'honneur. Il faut pousser ta pointe; nous établirons le fait publiquement, et c'est là, Edouard, le chemin de la mode et de la fortune." Je sentis mon sang se glacer dans mes veines. "Quelle horreur! m'écriai-je; qui a pu vous dire une si infâme calomnie? Je veux connaître l'insolent et lui faire rendre raison de son crime." Mon oncle se mit à rire. "Comment donc, dit-il, ne serais-tu pas si avancé que je croyais? Serais-tu amoureux, par hasard? Va, tu te corrigeras de cette sottise. Mon cher, on a une femme aujourd'hui, une autre demain; elles ne sont occupées elles-mêmes qu'à s'enlever leurs amants les unes aux autres. Avoir et enlever, voilà le monde, Edouard, et la vraie philosophie. – Je ne sais où vous avez vu de pareilles moeurs, lui dis-je indigné; grâce au Ciel, elles me sont étrangères, et elles le sont encore plus à la femme angélique que vous outragez. Nommez-moi dans l'instant l'auteur de cette horrible calomnie!" Mon oncle éclata de rire de nouveau, et me répéta que tout Paris parlait de ma bonne fortune et me louait d'avoir été assez habile et assez adroit pour séduire une jeune femme qui était sans doute fort gardée. "Sa vertu la garde! répliquai-je dans une indignation dont je n'étais plus le maître; elle n'a pas besoin d'être autrement gardée. – C'est étonnant! dit mon oncle. Mais où as-tu donc vécu? dans un couvent de nonnes? – Non, Monsieur, répondis-je; j'ai vécu dans la maison d'un honnête homme, où vous n'êtes pas digne de rester." – Et, oubliant ce que je devais au frère de ma mère, je poussai dehors M. d'Herbelot et fermai ma porte sur lui.

Je demeurai dans un désespoir qui m'ôtait presque l'usage de la raison. Grand dieu! j'avais flétri la réputation de Mme de Nevers! La calomnie osait profaner sa vie, et j'en étais cause! On se servait de mon nom pour outrager l'ange adorable objet de mon culte et de mon idolâtrie! Ah! j'étais digne de tous les supplices, mais ils étaient tous dans mon coeur. "C'est mon amour qui la déshonore, pensai-je, qui la livre au blâme, au mépris, à cette honte que rien n'efface, qui reparaît toujours comme la tache sanglante sur la main de Macbeth! Ah! la calomnie ne se détruit jamais, sa souillure est éternelle; mais les calomniateurs périront, et je vengerai l'ange de tous ceux qui l'outragent. Se peut-il qu'oubliant l'honneur et mon devoir j'aie risqué de mériter ces vils éloges? Voilà donc comment ma conduite peut se traduire dans le langage du vice? Hélas! le piége le plus dangereux que la passion puisse offrir, c'est ce voile d'honnêteté dont elle s'enveloppe." Je voyais à présent la vérité nue, et je me trouvais le plus vil comme le plus coupable des hommes. Que faire? que devenir? Irais-je annoncer à Mme de Nevers qu'elle est déshonorée, qu'elle l'est par moi? Mon coeur se glaçait dans mon sein à cette pensée. Hélas! qu'était devenu notre bonheur? Il avait eu la durée d'un songe! Mon crime était irréparable! Si j'épousais à présent Mme de Nevers, que n'imaginerait-on pas? quelle calomnie nouvelle inventerait-on pour la flétrir? Il fallait fuir! il fallait la quitter! Je le sentais, je voyais que c'était mon devoir; mais cette nécessité funeste m'apparaissait comme un fantôme dont je détournais la vue. Je reculais devant ce malheur, ce dernier malheur, qui achevait pour moi tous les autres et mettait le comble à mon désespoir. Je ne pouvais croire que cette séparation fût possible: le monde ne m'offrait pas un asile loin d'elle; elle seule était pour moi la patrie, tout le reste un vaste exil. Déchiré par la douleur, je perdais jusqu'à la faculté de réfléchir. Je voyais bien que je ne pouvais rester près de Mme de Nevers; je sentais que je voulais la venger, surtout sur le duc de L… que mon oncle m'avait désigné comme l'un des auteurs de ces calomnies; mais le désespoir surmontait tout: j'étais comme noyé, abîmé, dans une mer de pensées accablantes; aucune consolation, aucun repos, ne se présentait d'aucun côté; je ne pouvais pas même me dire que le sacrifice que je ferais en partant serait utile: je le faisais trop tard; je ne prenais pas une résolution vertueuse; je fuyais Mme de Nevers comme un criminel, et rien ne pouvait réparer le mal que j'avais fait: ce mal était irréparable! Tout mon sang versé ne rachèterait pas sa réputation injustement flétrie! Elle, pure comme les anges du Ciel, verrait son nom associé à ceux de ces femmes perdues objets de son juste mépris! et c'était moi, moi seul, qui versais cet opprobre sur sa tête! La douleur et le désespoir s'étaient emparés de moi à un point que l'idée de la vengeance pouvait seule en ce moment m'empêcher de m'ôter la vie.

Je balançais si j'irais chez le duc de L… avant de parler à Mme de Nevers, lorsque j'entendis sonner avec violence les sonnettes de son appartement. Un mouvement involontaire me fit courir de ce côté; un domestique m'apprit que Mme de Nevers venait de se trouver mal et qu'elle était sans connaissance. Glacé d'effroi, je me précipitai vers son appartement; je traversai deux ou trois grandes pièces sans savoir ce que je faisais, et je me trouvai à l'entrée de ce même cabinet où la veille encore nous avions osé croire au bonheur. Mme de Nevers était couchée sur un canapé, pâle et sans mouvement. Une jeune femme que je ne connaissais point la soutenait dans ses bras; je n'eus que le temps de l'entrevoir. M. le maréchal d'Olonne vint au-devant de moi. "Que faites-vous ici? me dit-il d'un air sévère. Sortez. – Non, lui dis-je; si elle meurt, je meurs." Je me précipitai au pied du canapé. M. le maréchal d'Olonne me releva. "Vous ne pouvez rester ici, me dit-il; allez dans votre chambre… Plus tard je vous parlerai." Sa sécheresse, sa froideur, aurait percé mon coeur, si j'avais pu penser à autre chose qu'à Mme de Nevers mourante; mais je n'entendais qu'à peine M. le maréchal d'Olonne; il me semblait que ma vie était comme en suspens et ne tenait plus qu'à la sienne. La jeune femme se tourna vers moi; je vis des larmes dans ses yeux. "Natalie va vous voir quand elle reprendra connaissance, dit-elle; votre vue peut lui faire du mal. – Le croyez-vous? lui dis-je. Alors je vais sortir." J'allai dans la pièce qui précédait le cabinet; je ne pus aller plus avant, je me jetai à genoux: "O mon Dieu! m'écriai-je, sauvez-la! sauvez-la!" Je ne pouvais répéter que ces seuls mots: "Sauvez-la!" Bientôt j'entendis qu'elle reprenait connaissance; on parlait, on s'agitait autour d'elle. Un vieux valet de chambre de Mme de Nevers, qui la servait depuis son enfance, parut en ce moment. Me voyant là, il vint à moi. "Il faut rentrer chez vous, monsieur Edouard, me dit-il. Bon dieu! comme vous êtes pâle! Pauvre jeune homme! vous vous tuez. Appuyez-vous sur moi, et regagnons votre chambre." J'allais suivre ce conseil, lorsque M. le maréchal d'Olonne sortit de chez sa fille. "Encore ici! dit-il d'une voix altérée. Suivez-moi, Monsieur; j'ai à vous parler. – Il ne peut se soutenir, dit le vieillard. – Oui, je le puis," dis-je en l'interrompant; et, essayant de reprendre des forces pour la scène que je prévoyais, je suivis M. le maréchal d'Olonne dans son appartement.

"Les explications sont inutiles entre nous, me dit M. le maréchal d'Olonne: ma fille m'a tout avoué. Son amie, instruite plus tôt que moi des calomnies qu'on répandait sur elle, est venue de Hollande pour l'arracher de l'abîme où elle était prête à tomber. Je pense que vous n'ignorez pas le tort que vous avez fait à sa réputation. Votre conduite est d'autant plus coupable qu'il n'est pas en votre pouvoir de réparer le mal dont vous êtes cause. Je désire que vous partiez sur-le-champ. Je n'abandonnerai point le fils d'un ancien ami, quelque peu digne qu'il se soit montré de ma protection: j'obtiendrai pour vous une place de secrétaire d'ambassade dans une cour du nord, vous pouvez y compter. Partez sans délai pour Lyon, et vous y attendrez votre nomination. – Je n'ai besoin de rien, Monsieur, lui dis-je; permettez-moi de refuser vos offres. Demain je ne serai plus ici. – Où irez-vous? me demanda-t-il. – Je n'en sais rien, répondis-je. – Quels sont vos projets? – Je n'en ai point. – Mais que deviendrez-vous? – Qu'importe? – Ne croyez pas, Edouard, que l'amour soit toute la vie. – Je n'en désire point une autre, lui dis-je. – Ne perdez pas votre avenir. – Je n'ai plus d'avenir. – Malheureux! que puis-je donc faire pour toi? – Rien. – Edouard, vous me déchirez mon coeur! Je l'avais armé de sévérité, mais je ne puis en avoir longtemps avec vous. Je n'ai point oublié les promesses que je fis à votre père mourant; je ferais tout pour votre bonheur; mais, vous le sentez vous-même, Edouard, vous ne pouvez épouser ma fille. – Je le sais, Monsieur, je le sais parfaitement: je partirai demain. Me permettez-vous de me retirer? – Non, pas ainsi… Edouard, mon enfant, ne suis-je pas ton second père? – Ah! lui dis-je, vous êtes celui de Mme de Nevers! Soignez-la, aimez-la, consolez-la quand je n'y serai plus. Hélas! elle aura besoin de consolation!" Je le quittai. J'allai chez moi, dans cette chambre que j'allais abandonner pour toujours! dans cette chambre où j'avais tant pensé à elle, où je vivais sous le même toit qu'elle! "Il faudra donc m'arracher d'ici! me disais-je. Ah! qu'il vaudrait bien mieux y mourir!" J'eus la pensée de mettre un terme à ma vie et à mes tourments. L'idée de la douleur que je causerais à Mme de Nevers et le besoin de la vengeance me retinrent.

 

Ma fureur contre le duc de L… ne connaissait pas de bornes, car il nous voyait d'assez près pour avoir pu juger que mon respect pour Mme de Nevers égalait ma passion, et il n'avait pu feindre de me croire son amant que par une méchanceté réfléchie, digne de tous les supplices. Je brûlais du désir de tirer de lui la vengeance qui m'était due, et je jetais sur lui seul la fureur et le désespoir que tant de causes réunies avaient amassés dans mon sein. Je passai la nuit à mettre ordre à quelques affaires; j'écrivis à Mme de Nevers et à M. le maréchal d'Olonne des lettres qui devaient leur être remises si je succombais; je fis une espèce de testament pour assurer le sort de quelques vieux domestiques de mon père que j'avais laissés en Forez. Je me calmais un peu en songeant que je vengerais Mme de Nevers, ou que je finirais ma triste vie et que je serais regretté par elle. Je me défendais de l'attendrissement qui voulait quelquefois pénétrer dans mon coeur, et aussi des sentiments religieux dans lesquels j'avais été élevé et des principes qui, malgré moi, faisaient entendre leur voix au fond de mon âme. A huit heures, je me rendis chez le duc de L… Il n'était pas réveillé. Il me fallut attendre; je me promenais dans un salon avec une agitation qui faisait bouillonner mon sang. Enfin je fus admis. Le duc de L… parut étonné de me voir. "Je viens, Monsieur, lui dis-je, vous demander raison de l'insulte que vous m'avez faite et des calomnies que vous avez répandues sur Mme de Nevers à mon sujet. Vous ne pouvez croire que je supporterai un tel outrage, et vous vous devez, Monsieur, de m'en donner satisfaction. – Ce serait avec le plus grand plaisir, me dit le duc de L… Vous savez, Monsieur G… que je crains peu ces occasions-là; mais, malheureusement, dans ce cas-ci, c'est impossible. – Impossible! m'écriai-je; c'est ce qu'il faudra voir! Ne croyez pas que je vous laisserai impunément calomnier la vertu et noircir la réputation d'un ange d'innocence et de pureté! – Quant à calomnier, dit en riant le duc de L… vous me permettrez de ne pas le prendre de si haut. J'ai cru que vous étiez l'amant de Mme de Nevers; je le crois encore, je l'ai dit… Je ne vois pas, en vérité, ce qu'il y a là d'offensant pour vous. On vous donne la plus charmante femme de Paris, et vous vous fâchez!.. Bien d'autres voudraient être à votre place, et moi tout le premier. – Moi, Monsieur, je rougirais d'être à la vôtre. Mme de Nevers est pure, elle est vertueuse, elle est irréprochable. La conduite que vous m'avez prêtée serait celle d'un lâche, et vous devez me rendre raison de vos indignes propos. – Mes propos sont ce qu'il me plaît, dit le duc de L…; je penserai de vous et même de Mme de Nevers ce que je voudrai. Vous pouvez nier votre bonne fortune: c'est fort bien fait à vous, quoique ce soit peu l'usage aujourd'hui. Quant à me battre avec vous, je vous donne ma parole d'honneur qu'à présent j'en ai autant d'envie que vous; mais, vous le savez, cela ne se peut pas… Vous n'êtes point gentilhomme, vous n'avez aucun état dans le monde, et je me couvrirais de ridicule si je consentais à ce que vous désirez. Tel est le préjugé. J'en suis désespéré, ajouta-t-il en se radoucissant; soyez persuadé que je vous estime du fond du coeur, Monsieur G… et que j'aurais été charmé que nous pussions nous battre ensemble. Vous pâlissez! dit-il; je vous plains, vous êtes un homme d'honneur. Croyez que je déteste cet usage barbare: je le trouve injuste, je le trouve absurde; je donnerais mon sang pour qu'il me fût permis de me battre avec vous. – Grand Dieu! m'écriai-je, je croyais avoir épuisé toutes les douleurs! – Edouard, dit le duc, qui paraissait de plus en plus touché de ma situation, ne prenez pas un ami pour un ennemi. Ceci me cause, je vous l'assure, une véritable peine. Quelques paroles imprudentes ne peuvent-elles se réparer? – Jamais! répondis-je. Me refusez-vous la satisfaction que je vous demande? – J'y suis forcé, dit le duc. – Eh bien! repris-je, vous êtes un lâche, car c'est une lâcheté que d'insulter un homme d'honneur et de le priver de la vengeance!"

Je sortis comme un furieux de la maison du duc de L… Je parcourais les rues comme un insensé; toutes mes pensées me faisaient horreur. Les furies de l'enfer semblaient s'attacher sur moi: le mal que j'avais fait était irréparable, et on me refusait la vengeance! Je retrouvais là cette fatalité de l'ordre social qui me poursuivait partout, et je croyais voir des ennemis dans tous les êtres vivants ou inanimés qui se présentaient à mes regards. Je m'aperçus que c'était la mort que j'avais cherchée chez le duc de L… car je ne m'étais occupé de rien au delà de cette visite. La vie se présentait devant moi comme un champ immense et stérile où je ne pouvais faire un pas sans dégoût et sans désespoir. Je me sentais accablé sous le fardeau de mon existence comme sous un manteau de plomb. Un instant peut me délivrer de ce supplice! pensai-je; et une tentation affreuse, mais irrésistible, me précipita du côté de la rivière!

Le duc de L… logeait à l'extrémité du faubourg Saint-Germain, vers les nouveaux boulevards, et je descendais la rue du Bac avec précipitation dans ces horribles pensées. J'étais coudoyé et arrêté à chaque instant par la foule qui se pressait dans cette rue populeuse. Ces hommes qui allaient tranquillement à leurs affaires me faisaient horreur. La nature humaine se révolte contre l'isolement; elle a besoin de compassion: la vue d'un autre homme, d'un semblable, insensible à nos douleurs, blesse ce don de pitié que Dieu mit au fond de nos âmes, et que la société étouffe et remplace par l'égoïsme. Ce sentiment amer augmentait encore mon irritation: on dirait que le désespoir se multiplie par lui-même. Le mien était au comble, lorsque tout à coup je crus reconnaître la voiture de Mme de Nevers qui venait vers moi; je distinguai de loin ses chevaux et ses gens, et mon coeur battit encore une fois d'autre chose que de douleur en pensant que j'allais la voir passer. Cependant la voiture s'arrêta à dix pas de moi et entra dans la cour du petit couvent de la Visitation des filles Sainte-Marie. Je jugeai que Mme de Nevers allait y entendre la messe, et au même instant l'idée me vint de l'y suivre, de prier avec elle, de prier pour elle, de demander à Dieu des forces pour nous deux, d'implorer des secours, de la pitié, de cette source de tout bien, qui donne des consolations quand rien n'en donne plus! C'est ainsi que cet ange me sauva, que sa seule présence enchaîna mon désespoir et me préserva du crime que j'allais commettre.

Je me jetai à genoux dans un coin obscur de cette petite église. Avec quelle ferveur je demandai à Dieu de consoler, de protéger, de bénir celle que j'aimais! Je ne la voyais pas (elle était dans une tribune grillée), mais je pensais qu'elle priait peut-être en ce moment elle-même pour son malheureux ami, et que nos sentiments étaient encore une fois semblables. "O mon Dieu! que nos prières se confondent en vous, m'écriai-je, comme nos âmes s'y confondront un jour! C'est ainsi que nous serons unis, pas autrement. Vous n'avez pas voulu que nous le fussions sur la terre, mais vous ne nous séparerez pas dans le Ciel. Ne la rendez pas victime de mes imprudences: alors je pourrai tout supporter; confondez ses calomniateurs. Je ne suis pas digne de la venger! dit-on… Qu'importe? Qu'importe ma vie, qu'importe tout, pourvu qu'elle soit heureuse, qu'elle soit irréprochable? Seul je suis coupable. Si j'eusse écouté la voix de mon devoir, je n'aurais pas troublé sa vie! Il faut maintenant avoir le courage de lui rendre l'honneur que ma présence lui fait perdre; il faut partir, partir sans délai." Il me semblait que je retrouvais dans cette église une force qui m'était inconnue, et que le repentir, au lieu de me plonger dans le désespoir, m'animait de je ne sais quel désir d'expier mes fautes en me sacrifiant moi-même, et de retrouver ainsi la paix, ce premier besoin du coeur de l'homme. Je pris avec moi-même l'engagement de partir ce même jour; mais ensuite je ne pus résister à l'espoir de voir encore une fois Mme de Nevers, quand elle monterait en voiture. Je sortis: hélas! elle n'y était plus! En quittant le couvent, je rencontrai un jeune homme que je connaissais un peu. Il arrivait d'Amérique; il m'en parla. Ce seul mot d'Amérique m'avait décidé: tout m'était si égal! Je me résolus à partir dans la soirée. On fait la guerre en Amérique, pensai-je; je me ferai soldat, je combattrai les ennemis de mon pays. Mon pays! hélas! ce sentiment était pour moi amer comme tous les autres. Enfant déshérité de ma patrie, elle me repousse, elle ne me trouve pas digne de la défendre! Qu'importe? mon sang coulera pour elle, et, si mes os reposent dans une terre étrangère, mon âme viendra errer autour de celle que j'aimerai toujours. Ange de ma vie! tu as seule fait battre mon coeur, et mon dernier soupir sera pour toi!

Je rentrai à l'hôtel d'Olonne comme un homme condamné à mort, mais dont la sentence ne sera exécutée que dans quelque temps. J'étais résigné, et mon désespoir s'était calmé en pensant que mon absence rendrait à Mme de Nevers sa réputation et son repos. C'était du moins me dévouer une dernière fois pour elle.

Le vieux valet de chambre de Mme de Nevers vint dans ma chambre. Il m'apprit qu'elle était restée à la Visitation avec son amie Madame de C… et qu'elles n'en reviendraient que le lendemain. Je perdais ainsi ma dernière espérance de la voir encore une fois. Je voulus lui écrire, lui expliquer, en la quittant pour toujours, les motifs de ma conduite, surtout lui peindre les sentiments qui déchiraient mon coeur. Je n'y réussis que trop bien: ma lettre était baignée de mes larmes. A quoi bon augmenter sa douleur? pensai-je; ne lui ai-je pas fait assez de mal? Et cependant est-ce mon devoir de me refuser à lui dire une fois, une dernière fois, que je l'adore? J'ai espéré pouvoir le lui dire tous les jours de ma vie; elle le voulait, elle croyait que c'était possible! J'essayai encore d'écrire, de cacher une partie de ce que j'éprouvais: je ne pus y parvenir. Autant le coeur se resserre quand on n'aime pas, autant il est impossible de dissimuler avec ce qu'on aime… La passion perce tous les voiles dont on voudrait l'envelopper. Je donnai ma lettre au vieux valet de chambre de Mme de Nevers; il la prit en pleurant. Cet intérêt silencieux me faisait du bien; je n'aurais pu en supporter un autre. Je demandai des chevaux de poste à la nuit tombante, et je m'enfermai dans ma chambre. Ce portrait de Mme de Nevers, qu'il fallait encore quitter, avec quelle douleur ne lui dis-je point adieu! Je baisais cette toile froide, je reposais ma tête contre elle; tous mes souvenirs, tout le passé, toutes mes espérances, tout semblait réuni là, et je ne sentais pas en moi-même la faculté de briser le lien qui m'attachait à cette image chérie; je m'arrachais à ma propre vie en déchirant ce qui nous unissait: c'était mourir que de renoncer ainsi à ce qui me faisait vivre. On frappa à ma porte. Tout était fini… Je me jetai dans une chaise de poste, qui me conduisit, sans m'arrêter, à Lorient, où je m'embarquai le lendemain sur le bâtiment qui nous amena ici tous deux.

 
CONCLUSION

C'est avec effort que je respectai les intentions d'Edouard et que j'observai la parole que je lui avais donnée de ne pas chercher à le voir le reste du jour. L'amitié reconnaît difficilement son insuffisance: elle croit pouvoir consoler, et ne sait pas que l'ami dont elle partage les maux, n'est dans ses bras qu'un vain simulacre privé de sentiment et de vie. Je préparais cependant une consolation à Edouard: c'était de parler avec lui de Mme de Nevers. Je la connaissais, et je savais combien elle était digne de la passion qu'elle avait su inspirer. Je passai la nuit à réfléchir au sort d'Edouard, à cette fatalité dont il était la victime, à la bizarrerie de l'ordre social, à ce malheur indépendant des hommes, et cependant créé par eux. Je cherchais des remèdes à la situation de mon malheureux ami, et j'étais forcé de m'avouer avec douleur qu'elle n'en offrait aucun d'efficace.

Le lendemain, de bonne heure, j'entrai dans la chambre d'Edouard; elle était déserte. J'aperçus sur sa table quelques journaux qui venaient d'arriver de France. Personne ne l'avait vu sortir. Comme je savais qu'on devait attaquer, ce matin même, le camp anglais, l'inquiétude me prit; je me fis donner un cheval, et je courus, encore très-faible, sur les traces de l'armée. En arrivant, je trouvai une canonnade violente engagée pour une position dont il paraissait presque impossible de chasser l'ennemi. Je distinguai Edouard au premier rang, et j'arrivai pour le voir tomber couvert de blessures. Je le reçus dans mes bras; son sang coulait à gros bouillons: je voulus essayer de l'arrêter; il s'y opposa. "Laissez-moi mourir, me dit-il, et ne me plaignez pas… La mesure est comblée, la vie m'est odieuse: j'ai tout perdu! Ah! dit-il, la mort vient trop tard." Il expira, sa tête se pencha sur moi; je reçus son dernier soupir. Je revins dans un désespoir dont je ne me croyais plus capable.

Les gazettes contenaient cet article:

Hier, 26 août, à onze heures du matin, on a célébré en l'église et paroisse de Saint-Sulpice les obsèques et funérailles de T. H. et T. P. dame Mme Louise-Adélaïde-Henriette-Natalie d'Olonne, veuve de T. H., T. P., et T. Ill. seigneur Mgr le duc de Nevers, prince de Châtillon, marquis de Souvigny, etc., etc., décédée en son hôtel, rue de Bourbon, à l'âge de vingt et un ans, par suite d'une maladie de langueur. Après la cérémonie, le convoi s'est mis en marche pour le Limousin, où Mme la duchesse de Nevers a témoigné le désir d'être enterrée. On la conduit en la baronnie de Faverange, bailliage de généralité de ***, où elle reposera au caveau de ses ancêtres, en l'église et chapitre abbatial dudit Faverange, etc., etc.

Vers la fin de cette même année, la paix me permit de repasser en France. Je ramenai avec moi le corps de mon malheureux ami. Je demandai et j'obtins de M. le maréchal d'Olonne la permission de le déposer dans ce caveau qui contenait l'autre moitié de lui-même. Je le fis placer au pied du cercueil de Mme de Nevers, et alors seulement je sentis le premier soulagement à ma douleur.

M. le maréchal d'Olonne avait quitté le monde et la cour. Il habita Faverange jusqu'à la fin de sa vie, qu'il consacra à la bienfaisance la plus active et la plus éclairée; mais, quoique sa carrière ait été longue et en apparence paisible, il conserva toujours une profonde tristesse. Il disait souvent qu'il s'était trompé en croyant qu'il y avait dans la vie deux manières d'être heureux.

FIN