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Edouard

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Nos larmes finissaient ordinairement de telles conversations; mais, quoique le sujet en fût si triste, elles portaient en elles je ne sais quelle douceur qui vient de l'amour même. Il est impossible d'être tout à fait malheureux quand on s'aime, qu'on se le dit, qu'on est près l'un de l'autre. Ce bien-être ineffable que donne la passion ne saurait être détruit que par le changement de ceux qui l'éprouvent, car la passion est plus forte que tous les malheurs qui ne viennent pas d'elle-même.

Cependant nous sentions la nécessité de nous distraire quelquefois de ces pensées douloureuses pour conserver la force de les supporter. Nous essayâmes de lire ensemble, de fixer sur d'autres objets que nous-mêmes nos idées et nos réflexions; mais l'imagination préoccupée par l'amour ressemble à cette forêt enchantée que nous peint le Tasse, et dont toutes les issues ramenaient toujours dans le même lieu. La passion répond à tout, et tout ramène à elle. Si nous trouvions dans nos lectures quelques sentiments exprimés avec vérité, c'est qu'ils nous rappelaient les nôtres; si les descriptions de la nature avaient quelque charme pour nous, c'est qu'elles retraçaient à nos coeurs l'image de la solitude où nous eussions voulu vivre. Je trouvais à Mme de Nevers la beauté et la modestie de l'Eve de Milton, la tendresse de Juliette, et le dévouement d'Emma.

La passion, qui produit tous les fruits de la faiblesse, est cependant ce qui met l'homme de niveau avec tout ce qui est grand, noble, élevé. Il nous semblait quelquefois que nous étions capables de tout ce que nous lisions de sublime: rien ne nous étonnait, et l'idéal de la vie nous semblait l'état naturel de nos coeurs, tant nous vivions facilement dans cette sphère élevée des sentiments généreux. Mais quelquefois aussi un mot qui nous rappelait trop vivement notre propre situation, ou ces tableaux touchants de l'amour dans le mariage, qu'on rencontre si fréquemment dans la poésie anglaise, me précipitaient du faîte de mes illusions dans un violent désespoir. Mme de Nevers alors me consolait, essayait de nouveau de me convaincre qu'il n'était pas impossible que nous fussions heureux, et la même lutte se renouvelait entre nous et apportait avec elle les mêmes douleurs et les mêmes consolations.

Il y avait environ six mois que M. le maréchal d'Olonne était à Faverange, et nous touchions aux derniers jours de l'automne, lorsqu'un soir, comme on allait se retirer, on entendit un bruit inaccoutumé autour du château: les chiens aboyaient, les grilles s'ouvraient, les chaînes des ponts faisaient entendre leur claquement en s'abaissant, les fouets des postillons, le hennissement des chevaux, tout annonçait l'arrivée de plusieurs voitures en poste. Je regardai Mme de Nevers: le même pressentiment nous avait fait pâlir tous deux, mais nous n'eûmes pas le temps de nous communiquer notre pensée. La porte s'ouvrit, et le duc de L… et le prince d'Enrichemont parurent. Leur présence disait tout, car M. le maréchal d'Olonne avait annoncé qu'il ne voulait recevoir aucune visite tant que durerait son exil, et il n'était venu à Faverange que deux ou trois vieux amis, qui même n'y avaient fait que peu de séjour. M. le maréchal d'Olonne était en effet rappelé. Le duc de L… le lui annonça avec le bon coeur et la bonne grâce qu'il mettait à tout, et le prince d'Enrichemont recommença à dire toutes ces choses convenables que Mme de Nevers ne pouvait lui pardonner. Il en avait toujours de prêtes pour la joie comme pour la douleur, et il n'en fut point avare en cette occasion. Il s'adressait plus particulièrement à Mme de Nevers. Elle répondait en plaisantant. La conversation s'animait entre eux, et je retrouvais ces anciennes souffrances que je ne connaissais plus depuis six mois; seulement elles me paraissaient encore plus cruelles par le souvenir du bonheur dont j'avais joui près de Mme de Nevers, seul en possession du moins de ce charme de sociabilité qui n'appartenait qu'à elle: à présent il fallait le partager avec ces nouveaux venus, et, pour que rien ne me manquât, je retrouvais encore leur politesse, cérémonieuse de la part du prince d'Enrichemont, cordiale de la part du duc de L… mais enfin me faisant toujours ressouvenir et de ce qu'ils étaient et de ce que j'étais moi-même.

La conversation s'établit sur les nouvelles de la société, sur Paris, sur Versailles. Il était simple que M. le maréchal d'Olonne fût curieux de savoir mille détails que personne depuis longtemps n'avait pu lui apprendre; mais j'éprouvais un sentiment de souffrance inexprimable en me sentant si étranger à ce monde dans lequel Mme de Nevers allait de nouveau passer sa vie. Le prince d'Enrichemont conta que la reine avait dit qu'elle espérait que Mme de Nevers serait de retour pour le premier bal qu'elle donnerait à Trianon. Le duc de L… parla du voyage de Fontainebleau, qui venait de finir. Je ne pouvais m'étonner que Mme de Nevers s'occupât de personnes qu'elle connaissait, de la société dont elle faisait partie; mais cette conversation était si différente de celles que nous avions ordinairement ensemble qu'elle me faisait l'effet d'une langue inconnue, et j'éprouvais une sensation pénible en voyant cette langue si familière à celle que j'aimais. Hélas! j'avais oublié qu'elle était la sienne, et le doux langage de l'amour que nous parlions depuis si longtemps, avait effacé tout le reste.

Le duc de L… qu'on ne fixait jamais longtemps sur le même sujet, revint à parler de Faverange, et s'engoua de tout ce qu'il voyait, de l'aspect du château par le clair de lune, de l'escalier gothique, surtout de la salle où nous étions. Il admira la vieille boiserie de chêne, noir et poli comme l'ébène, qui portait dans chacun de ses panneaux un chevalier armé de toutes pièces, sculptés en relief, avec le nom et la devise du chevalier, sculptés aussi au bas du panneau. Le duc de L… lut les devises et plaisanta sur la délivrance de Mme de Nevers, enfermée dans ce donjon gothique comme une princesse du temps de la chevalerie. Il lui demanda si elle ne s'était pas bien ennuyée depuis six mois. "Non sans doute, dit-elle, je ne me suis jamais trouvée plus heureuse, et je suis sûre que mon père quittera Faverange avec regret. – Oui, dit M. le maréchal d'Olonne, le souvenir du temps que j'ai passé ici sera toujours un des plus doux de ma vie. Il y a deux manières d'être heureux, ajouta M. le maréchal d'Olonne: on l'est par le bonheur qu'on éprouve ou par celui qu'on fait éprouver. S'occuper du perfectionnement moral et du bien-être physique d'un grand nombre d'hommes est certainement la source des jouissances les plus pures et les plus durables, car le plaisir dont on se lasse le moins est celui de faire le bien, et surtout un bien qui doit nous survivre." Je fus frappé au dernier point de ce peu de paroles. Une pensée traversa mon esprit. Quoi! M. le maréchal d'Olonne, si je lui ravissais sa fille, aurait encore une autre manière d'être heureux; et moi, grand Dieu! en perdant Mme de Nevers, je sentais que tout était fini pour moi dans la vie! Avenir, repos, vertu même, tout me devenait indifférent; et jusqu'à ce fantôme d'honneur auquel je me sacrifiais, je sentais qu'il ne me serait plus rien si je me séparais d'elle. La mort seule alors deviendrait ma consolation et mon but: rien n'était plus rien pour moi dans le monde; le monde lui-même n'était plus qu'un désert et un tombeau. Cette idée que M. le maréchal d'Olonne serait heureux sans sa fille était le piége le plus dangereux qu'on eût encore pu m'offrir.

Deux jours après l'arrivée des deux amis, M. le maréchal d'Olonne quitta Faverange. Avec quelle douleur je m'arrachai de ce lieu où Mme de Nevers m'avait avoué qu'elle m'aimait! Je ne partis que quelques heures après elle; je les employai à dire un tendre adieu à tout ce qui restait d'elle. J'entrai dans le cabinet de la tour, dans ce cabinet où elle n'était plus; je me mis à genoux devant le siége qu'elle occupait; je baisais ce qu'elle avait touché; je m'emparais de ce qu'elle avait oublié; je pressais sur mon coeur ces vestiges qu'avait laissés sa présence. Hélas! c'était tout ce qu'il m'était permis de posséder d'elle, mais ils m'étaient chers comme elle-même, et je ne pouvais m'arracher de ces murs qui l'avaient entourée, de ce siége où elle s'était assise, de cet air qu'elle avait respiré. Je savais bien que je serais moins avec elle où j'allais la retrouver que je ne l'étais en ce moment dans cette solitude remplie de son image: un triste pressentiment me disait que j'avais passé à Faverange les seuls jours heureux que le ciel m'eût destinés.

En arrivant à l'hôtel d'Olonne, j'éprouvai un premier chagrin: Mme de Nevers était sortie. Je parcourus ces grands salons déserts avec une profonde tristesse. Le souvenir de la mort de mon père se réveilla dans mon coeur. Je ne sais pourquoi cette maison semblait me présager de nouveaux malheurs. J'allai dans ma chambre: j'y retrouvai le portrait de Mme de Nevers enfant. Sa vue me consola un peu, et je restai à le contempler jusqu'à l'heure du souper. Alors je descendis dans le salon: je le trouvai plein de monde. Mme de Nevers faisait les honneurs de ce cercle avec sa grâce accoutumée, mais je ne sais quel nuage de tristesse couvrait son front. Quand elle m'aperçut, il se dissipa tout à coup. Magie de l'amour! j'oubliai toutes mes peines; je me sentis fier de ses succès, de l'admiration qu'on montrait pour elle. Si j'eusse pu lui ôter une nuance de ce rang qui nous séparait pour toujours, je n'y aurais pas consenti. En ce moment, je jouissais de la voir au-dessus de tous encore plus que je ne souhaitais de la posséder, et j'éprouvais pour elle un enivrement d'orgueil dont j'étais incapable pour moi-même. Si j'avais pu ainsi m'oublier toujours, j'aurais été moins malheureux; mais cela était impossible: tout me froissait, tout blessait ma fierté. Ce que j'enviais le plus dans une position élevée, c'est le repos que je me figurais qu'on devait y éprouver; c'était de ne compter avec personne et d'être à sa place partout. Cette inquiétude, ce malaise d'amour-propre, aurait été un véritable malheur si un sentiment bien plus fort m'eût laissé le temps de m'y livrer; mais je pensais trop à Mme de Nevers pour que les chagrins de ma vanité fussent durables, et je les sentais surtout parce qu'ils étaient une preuve de plus de l'impossibilité de notre union. Tout ce qui me rabaissait m'éloignait d'elle, et cette réflexion ajoutait une nouvelle amertume à des sentiments déjà si amers.

 

J'occupai, à mon retour de Faverange, la place que M. le maréchal d'Olonne m'avait fait obtenir aux affaires étrangères, et qu'on m'avait conservée par considération pour lui. Le travail n'en était pas assujettissant, et cependant je le faisais avec négligence. La passion rend surtout incapable d'une application suivie: c'est avec effort qu'on écarte de soi une pensée qui suffit au bonheur, et tout ce qui distrait d'un objet adoré semble un vol fait à l'amour. Cependant ces sortes d'affaires sont si faciles qu'on était content de moi et que je recueillais de ma place à peu près tout ce qu'elle avait d'agréable; elle me donnait des relations fréquentes avec les hommes distingués qui affluaient à Paris de toutes les parties de l'Europe, et je prenais insensiblement un peu plus de consistance dans le monde, à cause des petits services que je pouvais rendre. Je logeais toujours à l'hôtel d'Olonne; j'y passais toutes mes journées, et ce nouvel arrangement n'avait rien changé à ma vie que de créer quelques rapports de plus. Les étrangers qui venaient chez M. le maréchal d'Olonne, me connaissant davantage, me montraient en général plus d'obligeance et de bonté.

J'avais bien prévu qu'à Paris je verrais moins Mme de Nevers; mais je me désespérais des difficultés que je rencontrais à la voir seule. Je n'osais aller que rarement dans son appartement, de peur de donner des soupçons à M. le maréchal d'Olonne, et dans le salon il y avait toujours du monde. Elle était obligée d'aller assez souvent à Versailles, et quelquefois d'y passer la journée. Il me semblait que je n'arriverais jamais à la fin de ces jours où je ne devais pas la voir: chaque minute tombait comme un poids de plomb sur mon coeur; il s'écoulait un temps énorme avant qu'une autre minute vînt remplacer celle-là. Lorsque je pensais qu'il faudrait supporter ainsi toutes les heures de ce jour éternel, je me sentais saisi par le désespoir, par le besoin de m'agiter du moins et de me rapprocher d'elle à tout prix. J'allais à Versailles; je n'osais entrer dans la ville, de peur d'être reconnu par les gens de M. le maréchal d'Olonne; mais je me faisais descendre dans quelque petite auberge d'un quartier éloigné, et j'allais errer sur les collines qui entourent ce beau lieu. Je parcourais les bois de Satory ou les hauteurs de Saint-Cyr. Les arbres, dépouillés par l'hiver, étaient tristes comme mon coeur. Du haut de ces collines je contemplais ces magnifiques palais dont j'étais à jamais banni. Ah! je les aurais tous donnés pour un seul regard de Mme de Nevers! Si j'avais été le plus grand roi du monde, avec quel bonheur j'aurais mis à ses pieds toutes mes couronnes! Qu'il est heureux, l'homme qui peut élever à lui la femme qu'il aime, la parer de sa gloire, de son nom, de l'éclat de son rang, et, quand il la serre dans ses bras, sentir qu'elle tient tout de lui, qu'il est l'appui de sa faiblesse, le soutien de son innocence! Hélas! je n'avais rien à offrir à celle que j'aimais qu'un coeur déchiré par la passion et par la douleur! Je restais longtemps abîmé dans ces pénibles réflexions, et, quand le jour commençait à tomber, je me rapprochais du château; j'errais dans ces bosquets déserts qui semblent attendre encore la grande ombre de Louis XIV. Quelquefois, assis aux pieds d'une statue, je contemplais ces jardins enchantés, créés par l'amour; ils ne déplaisaient pas à mon coeur: leur tristesse, leur solitude, étaient en harmonie avec la disposition de mon âme. Mais, quand je tournais les yeux vers ce palais qui contenait le seul bien de ma vie, je sentais ma douleur redoubler de violence au fond de mon âme. Ce château magique me paraissait défendu par je ne sais quel monstre farouche. Mon imagination essayait en vain d'en forcer l'entrée; elle tentait toutes les issues: toutes étaient fermées, toutes se terminaient par des barrières insurmontables, et ces voies trompeuses ne menaient qu'au désespoir. Je me rappelais alors ce qu'avait dit l'ambassadeur d'Angleterre. Ah! si j'avais eu une seule carrière ouverte à mon ambition, quelles difficultés auraient pu m'effrayer? J'aurais tout vaincu, tout conquis. L'amour est comme la foi et partage sa toute-puissance; mais l'impossible flétrit toute la vie! Bientôt la triste vérité venait faire évanouir mes songes; elle me montrait du doigt cette fatalité de l'ordre social qui me défendait toute espérance, et j'entendais sa voix terrible qui criait au fond de mon coeur: "Jamais, jamais tu ne posséderas Mme de Nevers!" La mort alors m'eût semblé douce en comparaison des tourments qui me déchiraient. Je retournais à Paris dans un état digne de pitié, et cependant je préférais ces agitations à la longue attente de l'absence, où je me sentais me consumer sans pourtant me sentir vivre.

Je tombai bientôt dans un état qui tenait le milieu entre le désespoir et la folie. En proie à une idée fixe, je voyais sans cesse Mme de Nevers; elle me poursuivait pendant mon sommeil; je m'élançais pour la saisir dans mes bras, mais un abîme se creusait tout à coup entre nous deux; j'essayais de le franchir, et je me sentais retenu par une puissance invincible; je luttais en vain, je me consumais en efforts superflus; je sortais épuisé, anéanti, de ce combat qui n'avait de réel que le mal qu'il me faisait et la passion qui en était cause. Mystérieuse alliance de l'âme et du corps! Qu'est-ce que cette enveloppe fragile qui obéit à une pensée, que le malheur détruit et qu'une idée fait mourir! Je sentais que je ne résisterais pas longtemps à ces cruelles souffrances. Mme de Nevers me montrait sans déguisement sa douleur et son inquiétude; elle cherchait à adoucir mes peines sans pouvoir y parvenir; sa tendresse ingénieuse me prouvait sans cesse qu'elle me préférait à tout. Elle, si brillante, si entourée, elle dédaignait tous les hommages, elle trouvait moyen de me montrer à chaque instant qu'elle préférait mon amour aux adorations de l'univers. Une reconnaissance passionnée venait se joindre à tous les autres sentiments de mon coeur, qui se concentraient tous en elle seule. Si j'avais pu lui donner ma vie! mourir pour elle, pour qu'elle fût heureuse! ajouter mes jours à ses jours, ma vie à sa vie! Hélas je ne pouvais rien, et elle me donnait ce trésor inestimable de sa tendresse sans que je pusse lui rien donner en retour.

Chaque jour la contrainte où je vivais, la dissimulation à laquelle j'étais forcé, me devenait plus insupportable. J'avais renoncé au bonheur, et il me fallait sacrifier jusqu'au dernier plaisir des malheureux, celui de s'abandonner sans réserve au sentiment de leurs maux! il me fallait composer mon visage et feindre quelquefois une gaieté trompeuse qui pût masquer les tourments de mon coeur et prévenir des soupçons qui atteindraient Mme de Nevers! La crainte de la compromettre pouvait seule me donner assez d'empire sur moi-même pour persévérer dans un rôle qui m'était si pénible.

Je m'apercevais depuis quelque temps que cette bienveillance dont j'avais eu tant à me louer de la part du prince d'Enrichemont et du duc de L… avait entièrement cessé. Le prince d'Enrichemont me montrait une froideur qui allait jusqu'au dédain, et le duc de L… avait avec moi une sorte d'ironie qui n'était ni dans son caractère ni dans ses manières habituelles. Si j'eusse été moins préoccupé, j'aurais fait plus d'attention à ce changement; mais M. le maréchal d'Olonne me traitait toujours avec la même bonté, me montrait toujours la même confiance: il me semblait que je n'avais à craindre que lui seul, et que, tant qu'il ne soupçonnerait pas mes sentiments pour Mme de Nevers, j'étais en sûreté. La conduite du prince d'Enrichemont et du duc de L… me blessa donc sans m'éclairer. Je n'avais jamais aimé le premier, et je me sentais à mon aise pour le haïr; je n'étais pas jaloux de lui, je savais que Mme de Nevers ne l'épouserait jamais, et cependant je l'enviais d'oser prétendre à elle et d'en avoir le droit. Je lui rendais avec usure la sécheresse et l'aigreur qu'il me montrait, et je ne perdais pas une occasion de me moquer devant lui des défauts ou des ridicules dont on pouvait l'accuser, et de louer avec exagération les qualités qu'on savait bien qu'il ne possédait pas.

Un jour M. le maréchal d'Olonne alla souper et coucher à Versailles: Mme de Nevers devait l'accompagner, mais elle se trouva souffrante: elle fit fermer sa porte, resta dans son cabinet, et l'abbé et moi nous passâmes la soirée avec elle. Jamais je ne l'avais vue si belle que dans cette parure négligée, à demi couchée sur un canapé, et un peu pâle de la souffrance qu'elle éprouvait. Je lui lus un roman qui venait de paraître, et dont quelques situations ne se rapportaient que trop bien avec la nôtre. Nous pleurâmes tous deux; l'abbé s'endormit. A dix heures, il se réveilla, et mon coeur battit de joie en voyant qu'il allait se retirer. Il partit et nous laissa seuls: dangereux tête-à-tête, pour lequel nous étions bien mal préparés tous deux! "Edouard, me dit-elle, je veux vous gronder… Qu'est-ce que ces continuelles altercations dans lesquelles vous êtes avec le prince d'Enrichemont? Hier vous lui avez dit les choses les plus aigres et les plus piquantes. – Prenez-vous son parti? lui demandai-je. Il est vrai, je le hais; il prétend à vous, et je ne puis le lui pardonner. – Je vous conseille d'être jaloux du prince d'Enrichemont! me dit-elle; je vous offre ce que je lui refuse, et vous ne l'acceptez pas! – Ah! faites-moi le plus grand roi du monde, m'écriai-je, et je serai à vos genoux pour vous demander d'être à moi. – Vous ne voulez pas recevoir de moi ce que vous voudriez me donner, me dit-elle. Est-ce ainsi que l'amour calcule? Tout n'est-il pas commun dans l'amour? – Ah! sans doute, lui dis-je; mais c'est quand on s'appartient l'un à l'autre, quand on n'a plus qu'un coeur et qu'une âme! Alors, en effet, tout est commun dans l'amour. – Si vous m'aimiez comme je vous aime, dit-elle, combien il vous en coûterait peu d'oublier ce qui nous sépare!" Je me mis à ses pieds. "Ma vie est à vous, lui dis-je, vous le savez bien; mais l'honneur! il faut le conserver: vous m'ôteriez votre amour si j'étais déshonoré. – Vous ne le seriez point, me dit-elle. Le monde nous blâmerait peut-être… Eh! qu'importe? quand on est à ce qu'on aime, que faut-il de plus? – Ayez pitié de moi, lui dis-je; ne me montrez pas toujours l'image d'un bonheur auquel je ne puis atteindre: la tentation est trop forte. – Je voudrais qu'elle fût irrésistible, dit-elle. Edouard! ne refusez pas d'être heureux!.. Va, dit-elle avec un regard enivrant, je te ferais tout oublier! – Vous me faites mourir, lui dis-je. Eh bien, répondez-moi. Ce sacrifice que vous me demandez, c'est celui de mon honneur. Le feriez-vous, ce sacrifice, dites, le feriez-vous, à mon repos? le feriez-vous, hélas! à ma vie?" Elle ne me comprit que trop bien. "Edouard, dit-elle d'une voix altérée, est-ce vous qui me parlez?" J'allai me jeter sur une chaise à l'autre extrémité du cabinet. Je crus que j'allais mourir: cette voix sévère avait percé mon coeur comme un poignard. Me voyant si malheureux, elle s'approcha de moi et voulut prendre ma main. "Laissez-moi, lui dis-je; ne me faites pas perdre le peu de raison que je conserve encore." Je me levai pour sortir; elle me retint. "Non, dit-elle en pleurant, je ne croirai jamais que vous ayez besoin de me fuir pour me respecter!" Je tombai à ses genoux. "Ange adoré, je te respecterai toujours, lui dis-je; mais, tu le vois, tu le sens bien toi-même, que je ne puis vivre sans toi! Je ne puis être à toi, il faut donc mourir!.. Ne t'effraye pas de cette pensée: nous nous retrouverons dans une autre vie, bien-aimée de mon coeur! Y seras-tu belle, charmante, comme tu l'es en ce moment? viendras-tu là te rejoindre à ton ami? lui tiendras-tu les promesses de l'amour? Dis, seras-tu à moi dans le Ciel? – Edouard, vous le savez bien, dit-elle toute troublée, si vous mourez, je meurs… Ma vie est dans ton coeur: tu ne peux mourir sans moi!" Je passai mes bras autour d'elle; elle ne s'y opposa point; elle pencha sa tête sur mon épaule. "Qu'il serait doux, dit-elle, de mourir ainsi! – Ah! lui dis-je, il serait bien plus doux d'y vivre! Ne sommes-nous pas libres tous deux? Personne n'a reçu nos serments: qui nous empêche d'être l'un à l'autre? Dieu aura pitié de nous." Je la serrai sur mon coeur. "Edouard, dit-elle, aie toi-même pitié de moi, ne déshonore pas celle que tu aimes! Tu le vois, je n'ai pas de forces contre toi. Sauve-moi! sauve-moi! S'il ne fallait que ma vie pour te rendre heureux, il y a longtemps que je te l'aurais donnée; mais tu ne te consolerais pas toi-même de mon déshonneur. Eh quoi! tu ne veux pas m'épouser, et tu veux m'avilir? – Je ne veux rien, lui dis-je au désespoir, je ne veux que la mort! Ah! si du moins je pouvais mourir dans tes bras, exhaler mon dernier soupir sur tes lèvres!" Elle pleurait; je n'étais plus maître de moi: j'osai ravir ce baiser qu'elle me refusait. Elle s'arracha de mes bras; ses larmes, ses sanglots, son désespoir, me firent payer bien cher cet instant de bonheur: elle me força de la quitter. Je rentrai dans ma chambre le plus malheureux des hommes, et pourtant jamais la passion ne m'avait possédé à ce point. J'avais senti que j'étais aimé; je pressais encore dans mes bras celle que j'adorais. Au milieu des horreurs de la mort, j'aurais été heureux de ce souvenir. Ma nuit entière se passa dans d'affreuses agitations; mon âme était entièrement bouleversée; j'avais perdu jusqu'à cette vue distincte de mon devoir qui m'avait guidé jusqu'ici. Je me demandais pourquoi je n'épouserais pas Mme de Nevers; je cherchais des exemples qui pussent autoriser ma faiblesse; je me disais que dans une profonde solitude j'oublierais le monde et le blâme; que, s'il le fallait, je fuirais avec elle en Amérique et jusque dans cette île déserte objet de mes anciennes rêveries. Quel lieu du monde ne me paraîtrait pas un lieu de délices avec la compagne chérie de mes jours, mon amie, ma bien-aimée? Natalie! Natalie! Je répétais son nom à demi-voix pour que ces doux sons vinssent charmer mon oreille et calmer un peu mon coeur. Le jour parut, et peu d'instants après on me remit une lettre. Je reconnus l'écriture de Mme de Nevers… Jugez de ce que je dus éprouver en la lisant!

 

"Ne craignez pas mes reproches, Edouard; je ne vous en ferai point: je sais trop que je suis aussi coupable et plus coupable que vous; mais que cette leçon nous montre du moins l'abîme qui est ouvert sous nos pas: il est encore temps de n'y point tomber. Plus tard, Edouard, cet abîme ensevelirait à la fois et notre bonheur et notre vertu. Ne trahissons pas les sentiments qui ont uni nos deux coeurs. C'est par ce qui est bon, c'est par ce qui est juste, vrai, élevé dans la vie, que nous nous sommes entendus; nous avons senti que nous parlions le même langage, et nous nous sommes aimés. Ne démentons pas à présent ces qualités de l'âme auxquelles nous devons notre amour, et sachons être heureux dans l'innocence et nous contenter du bonheur dont nous pouvons jouir devant Dieu.

"Il le faut, Edouard, oui, il faut nous unir ou nous séparer. Nous séparer! Crois-tu que je pourrais écrire ce mot si je ne savais bien que l'effet en est impossible? où trouverais-tu de la force pour me fuir? Où en trouverais-je pour vivre sans toi? Toi, moitié de moi-même, sans lequel je ne puis seulement supporter la vie un seul jour, ne sens-tu pas comme moi que nous sommes inséparables? Que peux-tu m'opposer? Un fantôme d'honneur qui ne reposerait sur rien. Le monde t'accuserait de m'avoir séduite! Eh! quelle séduction y a-t-il, pour deux êtres qui s'aiment, que la séduction de l'amour? N'est-ce pas moi, d'ailleurs, qui t'ai séduit? Si je ne t'avais montré que je t'aimais, m'aurais-tu avoué ta tendresse? Hélas! tu mourais plutôt que de m'en faire l'aveu! Tu dis que tu ne veux pas m'abaisser! Mais, pour une femme, y a-t-il une autre gloire que d'être aimée? un autre rang que d'être aimée? un autre titre que d'être aimée? Te défies-tu assez de ton coeur pour croire qu'il ne me rendrait pas tout ce que tu te figures que tu me ferais perdre? Imagine, si tu le peux, le bonheur qui nous attend quand nous serons unis, et regrette, si tu l'oses, ces prétendus avantages que tu m'enlèves. Mon père, Edouard, est le seul obstacle: je méprise tous les autres, et je les trouve indignes de nous. Eh bien! je veux t'avouer que je ne suis pas sans espérance d'obtenir un jour le pardon de mon père. Oui, Edouard, mon père m'aime; il t'aime aussi: qui ne t'aimerait pas? Je suis sûre que mon père a regretté mille fois de ne pouvoir faire de toi son fils: tu lui plais, tu l'entends, tu es le fils de son coeur. Eh! n'es-tu pas celui de son vieil ami, qui sauva autrefois son honneur et sa fortune? Eh bien! nous forcerons mon père d'être heureux par nos soins, par notre tendresse. S'il nous exile de Paris, il nous admettra à Faverange. Là, il osera nous reconnaître pour ses enfants; là, il sera père dans l'ordre de la nature, et non dans l'ordre des convenances sociales, et la vue de notre amour lui fera oublier tout le reste. Ne crains rien. Ne sens-tu pas que tout nous sera possible quand nous serons une fois l'un à l'autre? Crois-moi, il n'y a d'impossible que de cesser de nous aimer ou de vivre sans nous le dire. Choisis, Edouard! ose choisir le bonheur. Ah! ne le refuse pas! Crois-tu n'être responsable de ton choix qu'à toi seul? Hélas! ne vois-tu pas que notre vie tient au même fil? Tu choisirais la mort en choisissant la fuite, et ma mort avec la tienne!"

En achevant cette lettre, je tombai à genoux; je fis le serment de consacrer ma vie à celle qui l'avait écrite, de l'aimer, de l'adorer, de la rendre heureuse. J'étais plongé dans l'ivresse; tous mes remords avaient disparu, et la félicité du Ciel régnait seule dans mon coeur. "Mme de Nevers connaît mieux que moi ce monde où elle passe sa vie, me disais-je; elle sait ce que nous avons à en redouter. Si elle croit notre union possible, c'est qu'elle l'est. Que j'étais insensé de refuser le bonheur! M. d'Olonne nous pardonnera d'être heureux; un jour il nous bénira tous deux. Et Natalie! Natalie sera ma compagne chérie, ma femme bien-aimée; je passerai ma vie entière près d'elle, uni à elle." Je succombais sous l'empire de ces pensées délicieuses, et mes larmes seules pouvaient alléger cette joie trop forte pour mon coeur, cette joie qui succédait à des émotions si amères, si profondes et souvent si douloureuses.

J'attendais avec impatience qu'il fût midi, heure à laquelle je pouvais, sans donner de soupçons, paraître un instant chez Mme de Nevers et la trouver seule. Les plus doux projets remplirent cet intervalle; j'étais trop enivré pour qu'aucune réflexion vînt troubler ma joie. Mon sort était décidé; je me relevais à mes propres yeux de la préférence que m'accordait Mme de Nevers, et une pensée, une seule pensée absorbait toutes les autres: elle sera à moi! elle sera toute à moi! La mort, s'il eût fallu payer de la mort une telle félicité, m'en eût semblé un léger salaire. Mais penser que ce serait là le bonheur, le charme, le devoir de ma vie! Non, l'imagination chercherait en vain des couleurs pour peindre de tels sentiments, ou des mots pour les rendre! Que ceux qui les ont éprouvés les comprennent, et que ceux qui les ignorent les regrettent: car tout est vide et fini dans la vie sans eux ou après eux!

Les deux jours qui suivirent cette décision de notre sort furent remplis de la félicité la plus pure. Mme de Nevers essayait de me prouver que c'était moi qui lui faisais des sacrifices, et que je ne lui devais point de reconnaissance d'avoir voulu son bonheur, et un bonheur sans lequel elle ne pouvait plus vivre. Nous convînmes qu'elle irait au mois de mai en Hollande. Ce voyage était prévu; une visite promise depuis longtemps à Mme de C… en serait le prétexte naturel. Je devais de mon côté feindre des affaires en Forez, qui me forceraient de m'absenter quinze jours; j'irais secrètement rejoindre Mme de Nevers à La Haye, où le chapelain de l'ambassade devait nous unir: c'était un vieux prêtre qu'elle connaissait et sur la fidélité duquel elle comptait entièrement. Une fois de retour, nous avions mille moyens de nous voir et d'éviter les soupçons.