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Edouard

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Les affaires de M. le maréchal d'Olonne me retinrent huit jours à Paris. Je partis enfin pour Faverange, et mon coeur battit de joie en songeant que j'allais me trouver presque seul avec celle que j'adorais. Joie coupable! indigne personnalité! J'en ai été cruellement puni, et cependant le souvenir de ces jours orageux que j'ai passés près d'elle sont encore la consolation et le seul soutien de ma vie.

J'arrivai à Faverange dans les premiers jours de mai. Le maréchal d'Olonne se méprit à la joie si vive que je montrai en le revoyant; il m'en sut gré, et je reçus ses éloges avec embarras. S'il eût pu lire au fond de mon coeur, combien je lui aurais paru coupable! Lorsque j'y réfléchis, je ne comprends pas que M. le maréchal d'Olonne n'eût point encore deviné mes sentiments secrets; mais la vieillesse et la jeunesse manquent également de pénétration: l'une ne voit que ses espérances, et l'autre que ses souvenirs.

Faverange était ce vieux château où Mme de Nevers avait été élevée et dont elle m'avait parlé une fois. Situé à quelques lieues d'Uzerches, sur un rocher, au bord de la Corrèze, sa position était ravissante. Un grand parc fort sauvage environnait le château; la rivière qui baignait le pied des terrasses fermait le parc de trois côtés. Une forêt de vieux châtaigniers couvrait un espace considérable, et s'étendait depuis le sommet du coteau jusqu'au bord de la rivière. Ces arbres vénérables avaient donné leur ombre à plusieurs générations. On appelait ce lieu la Châtaigneraie. La rivière, les campagnes, les collines bleuâtres qui fermaient l'horizon, tout me plaisait dans cet aspect; mais tout m'aurait plu dans la disposition actuelle de mon âme. La solitude, la vie que nous menions, l'air de paix, de contentement de Mme de Nevers, tout me jetait dans cet état si doux où le présent suffit, où l'on ne demande rien au passé ni à l'avenir, où l'on voudrait faire durer le temps, retenir l'heure qui s'échappe et le jour qui va finir.

M. le maréchal d'Olonne, en arrivant à Faverange, avait établi une régularité dans la manière de vivre qui laissait du temps pour tout. Il avait annoncé qu'il recevrait très-peu de monde, et, avec le bon esprit qui lui était propre, il s'était créé des occupations qui avaient de l'intérêt, parce qu'elles avaient un but utile. De grands défrichements, la construction d'une manufacture, celle d'un hospice, occupaient une partie de ses matinées; d'autres heures étaient employées dans son cabinet à écrire des mémoires sur quelques parties de sa vie plus consacrées aux affaires publiques. Le soir, tous réunis dans le salon, M. le maréchal d'Olonne animait l'entretien par ses souvenirs ou ses projets; les gazettes, les lectures, fournissaient aussi à la conversation, et jamais un moment d'humeur ne trahissait les regrets de l'ambition dans le grand seigneur exilé, ni le dépit dans la victime d'une injustice. Cette simplicité, cette égalité d'âme, n'étaient point un effort dans M. le maréchal d'Olonne: il était si naturellement au-dessus de toutes les prospérités et de tous les revers de la fortune qu'il ne lui en coûtait rien de les dédaigner, et si la faiblesse humaine, se glissant à son insu dans son coeur, y eût fait entrer un regret de la vanité, il l'aurait raconté naïvement et s'en serait moqué le premier. Cette grande bonne foi d'un caractère élevé est un des spectacles les plus satisfaisants que l'homme puisse rencontrer; il console et honore ceux mêmes qui ne sauraient y atteindre.

Je parlais un jour avec admiration à Mme de Nevers du caractère de son père. "Vous avez, me dit-elle, tout ce qu'il faut pour le comprendre. Le monde admire ce qui est bien, mais c'est souvent sans savoir pourquoi; ce qui est doux, c'est de retrouver dans une autre âme tous les éléments de la sienne, et, quoi qu'on fasse, dit-elle, ces âmes se rapprochent: on veut en vain les séparer! – Ne dites pas cela! lui répondis-je; je vous prouverais trop aisément le contraire. – Peut-être ce que vous me diriez fortifierait mon raisonnement, reprit-elle; mais je ne veux pas le savoir." Elle se rapprocha de l'abbé Tercier, qui était sa ressource pour ne pas rester seule avec moi.

Il était impossible qu'elle ne vît pas que je l'adorais: quelquefois j'oubliais l'obstacle éternel qui nous séparait. Dans cette solitude, le bonheur était le plus fort. La voir, l'entendre, marcher près d'elle, sentir son bras s'appuyer sur le mien, c'étaient autant de délices auxquelles je m'abandonnais avec transport. Il faut avoir aimé pour savoir jusqu'où peut aller l'imprévoyance; il semble que la vie soit concentrée dans un seul point, et que tout le reste ne se présente plus à l'esprit que comme des images effacées. C'est avec effort que l'on appelle sa pensée sur d'autres objets, et, dès que l'effort cesse, on rentre dans la nature de la passion, dans l'oubli de tout ce qui n'est pas elle.

Quelquefois je croyais que Mme de Nevers n'était pas insensible à un sentiment qui ressemblait si peu à ce qu'elle avait pu inspirer jusqu'alors; mais, par la bizarrerie de ma situation, l'idée d'être aimé, qui aurait dû me combler de joie, me glaçait de crainte. Je ne mesurais qu'alors la distance qui nous séparait; je ne sentais qu'alors de combien de manières il était impossible que je fusse heureux. Le remords aussi entrait dans mon âme avec l'idée qu'elle pouvait m'aimer. Jusqu'ici je l'avais adorée en secret, sans but, sans projets, et sachant bien que cette passion ne pouvait me conduire qu'à ma perte; mais enfin je n'étais responsable à personne du choix que je faisais pour moi-même. Mais, si j'étais aimé d'elle, combien je devenais coupable! Quoi! je serais venu chez M. le maréchal d'Olonne, il m'aurait traité comme un fils, et je n'aurais usé de la confiance qui m'admettait chez lui que pour adorer sa fille, pour m'en faire aimer, pour la précipiter peut-être dans les tourments d'une passion sans espoir! Cette trahison me paraissait indigne de moi, et l'idée d'être aimé, qui m'enivrait, ne pouvait pourtant m'aveugler au point de voir une excuse possible à une telle conduite; mais là encore l'amour était le plus fort: il n'effaçait pas mes remords, mais il m'ôtait le temps d'y penser. D'ailleurs, la certitude d'être aimé était bien loin de moi, et le temps s'écoulait comme il passe à vingt-trois ans, avec une passion qui vous possède entièrement.

Un soir, la chaleur était étouffante; on n'avait pu sortir de tout le jour; le soleil venait de se coucher, et l'on avait ouvert les fenêtres pour obtenir un peu de fraîcheur. M. le maréchal d'Olonne, l'abbé et deux hommes d'une petite ville voisine assez instruits étaient engagés dans une conversation sur l'économie politique; ils agitaient depuis une heure la question du commerce des grains, et cela faisait une de ces conversations pesantes où l'on parle longuement, où l'on suit un raisonnement, où les arguments s'enchaînent et où l'attention de ceux qui écoutent est entièrement absorbée; mais rien aussi n'est si favorable à la rêverie de ceux qui n'écoutent pas: ils savent qu'ils ne seront pas interrompus et qu'on est trop occupé pour songer à eux. Mme de Nevers s'était assise dans l'embrasure d'une des fenêtres pour respirer l'air frais du soir; un grand jasmin qui tapissait le mur de ce côté du château montait dans la fenêtre et s'entrelaçait dans le balcon. Debout à deux pas derrière elle, je voyais son profil charmant se dessiner sur un ciel d'azur encore doré par les derniers rayons du couchant; l'air était rempli de ces petites particules brillantes qui nagent dans l'atmosphère à la fin d'un jour chaud de l'été; les coteaux, la rivière, la forêt, étaient enveloppés d'une vapeur violette qui n'était plus le jour et qui n'était pas encore l'obscurité. Une vive émotion s'empara de mon coeur. De temps en temps un souffle d'air arrivait à moi; il m'apportait le parfum du jasmin, et ce souffle embaumé semblait s'exhaler de celle qui m'était si chère! Je le respirais avec avidité. La paix de ces campagnes, l'heure, le silence, l'expression de ce doux visage, si fort en harmonie avec ce qui l'entourait, tout m'enivrait d'amour. Mais bientôt mille réflexions douloureuses se présentèrent à moi. "Je l'adore, pensai-je, et je suis pour jamais séparé d'elle! Elle est là, je passe ma vie près d'elle, elle lit dans mon coeur, elle devine mes sentiments, elle les voit peut-être sans colère: eh bien! jamais, jamais, nous ne serons rien l'un à l'autre! La barrière qui nous sépare est insurmontable… Je ne puis que l'adorer; le mépris la poursuivrait dans mes bras! Et cependant nos coeurs sont créés l'un pour l'autre. Et n'est-ce pas là peut-être ce qu'elle a voulu dire l'autre jour!" Un mouvement irrésistible me rapprocha d'elle; j'allai m'asseoir sur cette même fenêtre où elle était assise, et j'appuyai ma tête sur le balcon. Mon coeur était trop plein pour parler. "Edouard, me dit-elle, qu'avez-vous? – Ne le savez-vous pas?" lui dis-je. Elle fut un moment sans répondre; puis elle me dit: "Il est vrai, je le sais; mais, si vous ne voulez pas m'affliger, ne soyez pas ainsi malheureux. Quand vous souffrez, je souffre avec vous; ne le savez-vous pas aussi? – Je devrais être heureux de ce que vous me dites, répondis-je, et cependant je ne le puis. – Quoi! dit-elle, si nous passions notre vie comme nous avons passé ces deux mois, vous seriez malheureux?" je n'osai lui dire que oui; je cueillis des fleurs de ces jasmins qui l'entouraient et qu'on ne distinguait plus qu'à peine; je les lui donnai, je les lui repris, puis je les couvris de mes baisers et de mes larmes. Bientôt j'entendis qu'elle pleurait, et je fus au désespoir. "Si vous êtes malheureuse, lui dis-je, combien je suis coupable! Dois-je donc vous fuir? – Ah! dit-elle, il est trop tard." On apporta des lumières, je m'enfuis du salon; je me trouvais si à plaindre! et pourtant j'étais si heureux que mon âme était entièrement bouleversée.

Je sortis du château, mais sans pouvoir m'en éloigner; j'errais sur les terrasses, je m'appuyais sur ces murs qui renfermaient Mme de Nevers, et je m'abandonnais à tous les transports de mon coeur. Etre aimé, aimé d'elle! Elle me l'avait presque dit, mais je ne pouvais le croire. Elle a pitié de moi, me disais-je: voilà tout; mais n'est-ce pas assez pour être heureux! Elle n'était plus à la fenêtre; je vis de la lumière dans une tour qui formait l'un des angles du château. Cette lumière venait d'un cabinet d'étude qui dépendait de l'appartement de Mme de Nevers. Un escalier tournant, pratiqué dans une tourelle, conduisait de la terrasse à ce cabinet. La porte était ouverte, je m'en rapprochai involontairement; mais à peine eus-je franchi les premières marches que je m'arrêtai tout à coup. "Que vais-je faire? pensai-je; lui déplaire peut-être, l'irriter!" Je m'assis sur les marches; mais bientôt, entraîné par ma faiblesse, je montai plus haut. "Je n'entrerai pas, me disais-je; je resterai à la porte, je l'entendrai seulement, et je me sentirai près d'elle." Je m'assis sur la dernière marche, à l'entrée d'une petite pièce qui précédait le cabinet. Mme de Nevers était dans ce cabinet! Bientôt je l'entendis marcher, puis s'arrêter, puis marcher encore. Mon coeur, plein d'elle, battait dans mon sein avec une affreuse violence. Je me levai, je me rassis, sans savoir ce que je voulais faire. En ce moment sa porte s'ouvrit: "Agathe, dit-elle, est-ce vous? – Non, répondis-je; me pardonnerez-vous? J'ai vu de la lumière dans ce cabinet… j'ai pensé que vous y étiez… Je ne sais comment je suis ici. – Edouard, dit-elle, venez. J'allais vous écrire; il vaut mieux que je vous parle, et peut-être que j'aurais dû vous parler plus tôt." Je vis qu'elle avait pleuré. "Je suis bien coupable, lui dis-je; je vous offense en vous aimant, et cependant que puis-je faire? Je n'espère rien, je ne demande rien: je sais trop bien que je ne puis être que malheureux. Mais dites-moi seulement que, si le sort m'eût fait votre égal, vous ne m'eussiez pas défendu de vous aimer? – Pourquoi ce doute? me dit-elle; ne savez-vous pas, Edouard, que je vous aime? Nos deux coeurs se sont donnés l'un à l'autre en même temps; je ne me suis fait aucune illusion sur la folie de cet attachement; je sais qu'il ne peut que nous perdre. Mais comment fuir sa destinée? L'absence eût guéri un sentiment ordinaire: j'allai près de mon amie chercher de l'appui contre cette passion qui fera, Edouard, le malheur de tous deux. Eugénie employa toute la force de sa raison pour me démontrer la nécessité de combattre mes sentiments. Hélas! vous n'ignorez pas tout ce qui nous sépare! Je crus qu'elle m'avait persuadée; je revins à Paris armée de sa sagesse bien plus que de la mienne. Je pris la résolution de vous fuir; je cherchai la distraction dans ce monde où j'étais sûre de ne pas vous trouver. Quelle profonde indifférence je portais dans tous ces lieux où vous n'étiez pas, où vous ne pouviez jamais venir! Ces portes s'ouvraient sans cesse, et ce n'était jamais pour vous! Le duc de L… me plaisantait souvent sur mes distractions. En effet, je sentais bien que je pouvais obéir aux conseils d'Eugénie et conduire ma personne au bal; mais, Edouard, n'avez-vous jamais senti que mon âme était errante autour de vous, que la meilleure moitié de moi-même restait près de vous, qu'elle ne pouvait pas vous quitter?" Je tombai à ses pieds. Ah! si j'avais osé la serrer dans mes bras! Mais je n'avais que de froides paroles pour peindre les transports de mon coeur. Je lui redis mille fois que j'étais heureux; que je défiais tous les malheurs de m'atteindre; que ma vie se passerait près d'elle à l'aimer, à lui obéir; qu'elle ne pouvait rien m'imposer qui ne me parût facile. En effet, mes chagrins, mes remords, son rang, ma position, la distance qui nous séparait, tout avait disparu; il me semblait que je pouvais tout supporter, tout braver, et que j'étais inaccessible à tout ce qui n'était pas l'ineffable joie d'être aimé de Mme de Nevers. "Je ne vous impose qu'une loi, me dit-elle: c'est la prudence. Que mon père ne puisse jamais soupçonner nos sentiments: vous savez assez que, s'il en avait la moindre idée, il se croirait profondément offensé; son bonheur, son repos, la paix de notre intérieur, seraient détruits sans retour. C'est de cela que je voulais vous parler, ajouta-t-elle en rougissant. Voyez, Edouard, si je dois ainsi rester seule avec vous? Je vous ai dit tout ce que je ne voulais pas vous dire. Hélas! nous ne savons que trop bien à présent ce qui est au fond de nos coeurs! Ne nous voyons plus seuls. – Je vais vous quitter, lui dis-je; ne m'enviez pas cet instant de bonheur… Est-il donc déjà fini?"

 

L'enchantement d'être aimé suspendit en moi pour quelques jours toute espèce de réflexion: j'étais devenu incapable d'en faire. Chacune des paroles de Mme de Nevers s'était gravée dans mon souvenir et y remplaçait mes propres pensées; je les répétais sans cesse, et le même sentiment de bonheur les accompagnait toujours. J'oubliais tout: tout se perdait dans cette idée ravissante que j'étais aimé; que nos deux coeurs s'étaient donnés l'un à l'autre en même temps; que, malgré tous ses efforts, elle n'avait pu se détacher de moi; qu'elle m'aimait; qu'elle avait accepté mon amour; que ma vie s'écoulerait près d'elle; que la certitude d'être aimé me tiendrait lieu de tout bonheur. Je le croyais de bonne foi, et il me paraissait impossible que la félicité humaine pût aller au delà de ce que Mme de Nevers venait de me faire éprouver lorsqu'elle m'avait dit que, même absente, son âme était errante autour de moi.

Cet enivrement aurait peut-être duré longtemps si M. le maréchal d'Olonne, qui se plaisait à louer ceux qu'il aimait, n'eût voulu un soir faire mon éloge. Il parlait à quelques voisins qui avaient dîné à Faverange; j'avais essayé de sortir dès le commencement de la conversation, mais il m'avait forcé de rester. Ah! quel supplice il m'imposait! M'entendre vanter pour ma délicatesse, pour ma reconnaissance, pour mon dévouement! Il n'en fallait pas tant pour rappeler ma raison égarée et pour faire rentrer le remords dans mon âme. Il s'en empara avec violence, et me déchira d'autant plus que j'avais pu l'oublier un moment; mais, par une bizarrerie de mon caractère, j'éprouvai une sorte de joie de voir pourtant que je sentais encore ce que devait sentir un homme d'honneur; que la passion m'entraînait sans m'aveugler, et que du moins Mme de Nevers ne m'avait pas encore ôté le regret des vertus que je perdais pour elle. J'essayai de me dire qu'un jour je la fuirais. Fuir Mme de Nevers! m'en séparer! Je ne pouvais en soutenir la pensée, et cependant j'avais besoin de me dire que dans l'avenir j'étais capable de ce sacrifice. Non, je ne l'étais pas; j'ai senti plus tard que m'arracher d'auprès d'elle, c'était aussi m'arracher la vie.

Il était impossible qu'un coeur déchiré comme l'était le mien pût donner ni recevoir un bonheur paisible. Mme de Nevers me reprochait l'inégalité de mon humeur. Elle qui n'avait besoin que d'aimer pour être heureuse, tout était facile de sa part: c'était elle qui faisait les sacrifices; mais moi, qui l'adorais et qui étais certain de ne la posséder jamais, dévoré de remords, obligé de cacher à tous les yeux cette passion sans espoir, qui ferait ma honte si le hasard la dévoilait à M. le maréchal d'Olonne! Que me dirait-il? que je devais fuir? Il aurait raison, et je sentais que je n'avais d'autre excuse qu'une faiblesse indigne d'un honnête homme, indigne de mon père, indigne de moi-même; mais cette faiblesse me maîtrisait entièrement: j'adorais Mme de Nevers, et un de ses regards payait toutes mes douleurs. Grand Dieu! je n'ose dire qu'il effaçait tous mes remords.

On passait ordinairement les matinées dans une grande bibliothèque, que M. le maréchal d'Olonne avait fait arranger depuis qu'il était à Faverange. On venait de recevoir de Paris plusieurs caisses remplies de livres, de gravures, de cartes géographiques, et un globe fort grand et fort beau nouvellement tracé d'après les découvertes récentes de Cook et de Bougainville. Tous ces objets avaient été placés sur des tables, et M. le maréchal d'Olonne, après les avoir examinés avec soin, sortit, emmenant avec lui l'abbé Tercier.

Je demeurai seul avec Mme de Nevers, et nous restâmes quelque temps, debout devant une table, à faire tourner ce globe avec l'espèce de rêverie qu'inspire toujours l'image, même si abrégée, de ce monde que nous habitons. Mme de Nevers fixa ses regards sur le grand Océan pacifique et sur l'archipel des îles de la Société, et elle remarqua cette multitude de petits points qui ne sont marqués que comme des écueils. Je lui racontai quelque chose du voyage de Cook que je venais de lire, et des dangers qu'il avait courus dans ces régions inconnues par ces bancs de corail que nous voyons figurés sur le globe, et qui entourent cet archipel comme pour lui servir de défense contre l'Océan. J'essayai de décrire à Mme de Nevers quelques-unes de ces îles charmantes; elle me montra du doigt une des plus petites, située un peu au nord du tropique, et entièrement isolée. "Celle-ci, lui dis-je, est déserte; mais elle mériterait des habitants: le soleil ne la brûle jamais, de grands palmiers l'ombragent; l'arbre à pain, le bananier, l'ananas, y produisent inutilement leurs plus beaux fruits; ils mûrissent dans la solitude, ils tombent, et personne ne les recueille. On n'entend d'autre bruit, dans cette retraite, que le murmure des fontaines et le chant des oiseaux; on n'y respire que le doux parfum des fleurs; tout est harmonie, tout est bonheur dans ce désert. Ah! lui dis-je, il devrait servir d'asile à ceux qui s'aiment. Là, on serait heureux des seuls biens de la nature, on ne connaîtrait pas la distinction des rangs, ni l'infériorité de la naissance; là, on n'aurait pas besoin de porter d'autres noms que ceux que l'amour donne, on ne serait pas déshonoré de porter le nom de ce qu'on aime!" Je tombai sur une chaise en disant ces mots; je cachai mon visage dans mes mains, et je sentis bientôt qu'il était baigné de mes larmes. Je n'osais lever les yeux sur Mme de Nevers. "Edouard, me dit-elle, est-ce un reproche? Pouvez-vous croire que j'appellerais un sacrifice ce qui me donnerait à vous? Sans mon père, croyez-vous que j'eusse hésité?" Je me prosternai à ses pieds; je lui demandai pardon de ce que j'avais osé lui dire: "Lisez dans mon coeur, lui dis-je; concevez, s'il est possible, une partie de ce que je souffre, de ce que je vous cache… Si vous me plaignez, je serai moins malheureux."

Cette île imaginaire devint l'objet de toutes mes rêveries. Dupe de mes propres fictions, j'y pensais sans cesse; j'y transportais en idée celle que j'aimais. Là, elle m'appartenait; là, elle était à moi, toute à moi! Je vivais de ce bonheur chimérique; je la fuyais elle-même pour la retrouver dans cette création de mon imagination, ou, loin de ces lois sociales, cruelles et impitoyables, je me livrais à de folles illusions d'amour, qui me consolaient un moment, pour m'accabler ensuite d'une nouvelle et plus poignante douleur.

Il était impossible que ces violentes agitations n'altérassent pas ma santé: je me sentais dépérir et mourir; d'affreuses palpitations me faisaient croire quelquefois que je touchais à la fin de ma vie, et j'étais si malheureux que j'en voyais le terme avec joie. Je fuyais Mme de Nevers; je craignais de rester seul avec elle, de l'offenser peut-être en lui montrant une partie des tourments qui me déchiraient.

Un jour, elle me dit que je lui tenais mal la promesse que je lui avais faite d'être heureux du seul bonheur d'être aimé d'elle. "Vous êtes mauvais juge de ce que je souffre, lui dis-je, et je ne veux pas vous l'apprendre. Le bonheur n'est pas fait pour moi, je n'y prétends pas; mais dites-moi seulement, dites-moi une fois que vous me regretterez quand je ne serai plus, que ce tombeau qui me renfermera bientôt attirera quelquefois vos pas; dites que vous eussiez souhaité qu'il n'y eût pas d'obstacle entre nous." Je la quittai sans attendre sa réponse; je n'étais plus maître de moi; je sentais que je lui dirais peut-être ce que je ne voulais pas lui dire, et la crainte de lui déplaire régnait dans mon âme autant que mon amour et que ma douleur. Je m'en allais dans la campagne; je marchais des journées entières, dans l'espérance de fuir deux pensées déchirantes qui m'assiégeaient tour à tour: l'une, que je ne posséderais jamais celle que j'aimais; l'autre, que je manquais à l'honneur en restant chez M. le maréchal d'Olonne. Je voyais l'ombre de mon père me reprocher ma conduite, me demander si c'était là le fruit de ses leçons et de ses exemples; puis à cette vision terrible succédait la douce image de Mme de Nevers: elle ranimait pour un moment ma triste vie; je fermais les yeux pour que rien ne vînt me distraire d'elle. Je la voyais, je me pénétrais d'elle; elle devenait comme la réalité, elle me souriait, elle me consolait, elle calmait par degré mes douleurs, elle apaisait mes remords. Quelquefois je trouvais le sommeil dans les bras de cette ombre vaine; mais, hélas! j'étais seul à mon réveil! O mon Dieu! si vous m'eussiez donné seulement quelques jours de bonheur! Mais jamais, jamais! tout était inutile; et ces deux coeurs formés l'un pour l'autre, pétris du même limon, pénétrés du même amour, le sort impitoyable les séparait pour toujours!

 

Un soir, revenant d'une de ces longues courses, je m'étais assis à l'extrémité de la Châtaigneraie, dans l'enceinte du parc, mais cependant fort loin du château. J'essayais de me calmer avant que de rentrer dans ce salon où j'allais rencontrer les regards de M. le maréchal d'Olonne, lorsque je vis de loin Mme de Nevers qui s'avançait vers moi. Elle marchait lentement sous les arbres, plongée dans une rêverie dont j'osai me croire l'objet: elle avait ôté son chapeau, ses beaux cheveux tombaient en boucles sur ses épaules; son vêtement léger flottait autour d'elle; son joli pied se posait sur la mousse si légèrement qu'il ne la foulait même pas; elle ressemblait à la nymphe de ces bois. Je la contemplais avec délices; jamais je ne m'étais encore senti entraîné vers elle avec tant de violence; le désespoir auquel je m'étais livré tout le jour avait redoublé l'empire de la passion dans mon coeur. Elle vint à moi, et, dès que j'entendis le son de sa voix, il me sembla que je reprenais un peu de pouvoir sur moi-même. "Où avez-vous donc passé la journée? me demanda-t-elle; ne craignez-vous pas que mon père ne s'étonne de ces longues absences? – Qu'importe! lui répondis-je; mon absence bientôt sera éternelle. – Edouard, me dit-elle, est-ce donc là les promesses que vous m'aviez faites? – Je ne sais ce que j'ai promis, lui dis-je; mais la vie m'est à charge: je n'ai plus d'avenir, et je ne vois de repos que dans la mort. Pourquoi s'en effrayer? Lui dis-je; elle sera plus bienfaisante pour moi que la vie. Il n'y a pas de rangs dans la mort, je n'y retrouverai pas l'infériorité de ma naissance, qui m'empêche d'être à vous, ni mon nom obscur: tous portent le même nom dans la mort! Mais l'âme ne meurt pas, elle aime encore après la vie, elle aime toujours. Pourquoi dans cet autre monde ne serions nous pas unis? – Nous le serons dans celui-ci, me dit-elle. Edouard, mon parti est pris: je serai à vous, je serai votre femme. Hélas! c'est mon bonheur aussi bien que le vôtre que je veux! Mais dites-moi que je ne verrai plus votre visage pâle et décomposé comme il l'est depuis quelque temps; dites-moi que vous reviendrez à la vie, à l'espérance; dites-moi que vous serez heureux. – Jamais! m'écriai-je avec désespoir. Grand Dieu! c'est donc quand vous me proposez le comble de la félicité que je dois me trouver le plus malheureux de tous les hommes!.. Moi, vous épouser! Moi, vous faire déchoir! vous rendre l'objet du mépris! changer l'éclat de votre rang contre mon obscurité! vous faire porter mon nom inconnu! – Eh! qu'importe? dit-elle; j'aime mieux ce nom que tous ceux de l'histoire; je m'honorerai de le porter, il est le nom de ce que j'aime. Edouard! ne sacrifiez pas notre bonheur à une fausse délicatesse. – Ah! ne me parlez pas de bonheur, lui dis-je; point de bonheur avec la honte! Moi, trahir l'honneur! trahir M. le maréchal d'Olonne! Je ne pourrais seulement soutenir son regard! Déjà je voudrais me cacher à ses yeux! De quelle juste indignation ne m'accablerait-il pas! Le déshonneur! c'est comme l'impossible; rien à ce prix! – Eh bien, Edouard, dit-elle, il faudra donc nous séparer?" Je demeurai anéanti. "Vous voulez ma mort, lui dis-je; vous avez raison, elle seule peut tout arranger. Oui, je vais partir; je me ferai soldat, je n'aurai pas besoin pour cela de prouver ma noblesse; j'irai me faire tuer. Ah! que la mort me sera douce! Je bénirais celui qui me la donnerait en ce moment." Je ne regardais pas Mme de Nevers en prononçant ces affreuses paroles. Hélas! la vie semblait l'avoir abandonnée. Pâle, glacée, immobile, je crus un moment qu'elle n'existait plus; je compris alors qu'il y avait encore d'autres malheurs que ceux qui m'accablaient! A ses pieds, j'implorai son pardon; je repris toutes mes paroles, je lui jurai de vivre, de vivre pour l'adorer, son esclave, son ami, son frère; nous inventions tous les doux noms qui nous étaient permis. "Viens, me dit-elle en se jetant à genoux; prions ensemble; demandons à Dieu de nous aimer dans l'innocence, de nous aimer ainsi jusqu'à la mort!" Je tombai à genoux à côté d'elle; j'adorai cet ange presque autant que Dieu même; elle était un souffle émané de lui; elle avait la beauté, l'angélique pureté des enfants du Ciel. Comment un désir coupable m'aurait-il atteint près d'elle? elle était le sanctuaire de tout ce qui était pur. Mais loin d'elle, hélas! je redevenais homme, et j'aurais voulu la posséder ou mourir.

Nous entrâmes bientôt dans la lutte la plus singulière et la plus pénible, elle pour me déterminer à l'épouser, et moi pour lui prouver que l'honneur me défendait cette félicité que j'eusse payée de mon sang et de ma vie. Que ne me dit-elle pas pour me faire accepter le don de sa main! Le sacrifice de son nom, de son rang ne lui coûtait rien; elle me le disait, et j'en étais sûr. Tantôt elle m'offrait la peinture séduisante de notre vie intérieure. "Retirés, disait-elle, dans notre humble asile, au fond de nos montagnes, heureux de notre amour, en paix avec nous-mêmes, saurons-nous seulement si l'on nous blâme dans le monde?" Et elle disait vrai, et je connaissais assez la simplicité de ses goûts pour être certain qu'elle eût été heureuse, sous notre humble toit, avec mon amour et l'innocence. Quelquefois elle me disait: "Il se peut que j'offense, en vous aimant, les convenances sociales; mais je n'offense aucune des lois divines: je suis libre, vous l'êtes aussi, ou plutôt nous ne le sommes plus ni l'un ni l'autre. Y a-t-il, Edouard, un lien plus sacré qu'un attachement comme le nôtre? Que ferions-nous dans la vie, maintenant, si nous n'étions pas unis? Pourrions-nous faire le bonheur de personne?" Je ne puis dire ce que me faisait éprouver un pareil langage: je n'étais pas séduit, je n'étais pas même ébranlé; mais je l'écoutais comme on prête l'oreille à des sons harmonieux qui bercent et endorment les douleurs. Je n'essayais pas de lui répondre; je l'écoutais, et ses paroles enchanteresses tombaient comme un baume sur mes blessures. Mais, par une bizarrerie que je ne saurais expliquer, quelquefois ces mêmes paroles produisaient en moi un effet tout contraire, et elles me jetaient dans un profond désespoir. Inconséquence des passions! le bonheur d'être aimé me consolait de tout ou mettait le comble à mes maux. Mme de Nevers quelquefois feignait de douter de mon amour. "Vous m'aimez bien peu, disait-elle, si je ne vous console pas des mépris du monde. – J'oublierais tout à vos pieds, lui disais-je, hors le déshonneur, hors le blâme dont je ne pourrais pas vous sauver. Je le sais bien, que les maux de la vie ne vous atteindraient pas dans mes bras; mais le blâme n'est pas comme les autres blessures, sa pointe aiguë arriverait à mon coeur avant que de passer au vôtre; mais elle vous frapperait malgré moi, et j'en serais la cause. De quel nom ne flétrirait-on pas le sentiment qui nous lie? Je serais un vil séducteur, et vous une fille dénaturée. Ah! n'acceptons pas le bonheur au prix de l'infamie! Tâchons de vivre encore comme nous vivons, ou laissez-moi vous fuir et mourir. Je quitterai la vie sans regret: qu'a-t-elle qui me retienne? Je désire la mort plutôt; je ne sais quel pressentiment me dit que nous serons unis après la mort, qu'elle sera le commencement de notre éternelle union."