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Edouard

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Ces matières étaient sérieuses, mais elles ne le paraissaient pas. Ce n'est pas la frivolité qui produit la légèreté de la conversation: c'est cette justesse qui, comme l'éclair, jette une lumière vive et prompte sur tous les objets. Je sentis, en écoutant mon père, qu'il n'y a rien de si piquant que le bon sens d'un homme d'esprit.

Je me suis étendu sur cette première visite pour vous montrer ce qu'était mon père dans la société de M. le maréchal d'Olonne. Ne devais-je pas me plaire dans un lieu où je le voyais respecté, honoré comme il l'était de moi-même? Je me rappelais les paroles de ma mère: "sortir de son état!" Je ne leur trouvais point de sens… Rien ne m'était étranger dans la maison de M. le maréchal d'Olonne: peut-être même je me trouvais chez lui plus à l'aise que chez M. d'Herbelot. Je ne sais quelle simplicité, quelle facilité dans les habitudes de la vie me rendait la maison de M. le maréchal d'Olonne comme le toit paternel. Hélas! elle allait bientôt me devenir plus chère encore.

"Natalie est restée à Fontainebleau, dit M. le maréchal d'Olonne à mon père; je l'attends ce soir. Vous la trouverez un peu grandie, ajouta-t-il en souriant. Vous rappelez-vous le temps où vous disiez qu'elle ne ressemblerait à nulle autre et qu'elle plairait plus que toute autre? Elle avait neuf ans alors. – Mme la duchesse de Nevers promettait, dès ce temps-là, tout ce qu'elle est devenue depuis, dit mon père. – Oui, reprit le maréchal, elle est charmante; mais elle ne veut pas se remarier, et cela me désole. Je vous ai parlé de mes derniers chagrins à ce sujet; rien ne peut vaincre son obstination." Mon père répondit quelques mots, et nous partîmes. "Je suis du parti de Mme de Nevers, me dit mon père. Mariée à douze ans, elle n'a jamais vu qu'à l'autel ce mari, qui, dit-on, méritait peu une personne aussi accomplie. Il est mort pendant ses voyages. Veuve à vingt ans, libre et charmante, elle peut épouser qui elle voudra; elle a raison de ne pas se presser, de bien choisir et de ne pas se laisser sacrifier une seconde fois à l'ambition." Je me récriai sur ces mariages d'enfants. "L'usage les autorise, dit mon père; mais je n'ai jamais pu les approuver."

Ce fut le lendemain de ce jour que je vis pour la première fois Mme la duchesse de Nevers! Ah! mon ami! comment vous la peindre? Si elle n'était que belle, si elle n'était qu'aimable, je trouverais des expressions dignes de cette femme céleste; mais comment décrire ce qui tout ensemble formait une séduction irrésistible? Je me sentis troublé en la voyant, j'entrevis mon sort; mais je ne vous dirai pas que je doutai un instant si je l'aimerais: cet ange pénétra mon âme de toute part, et je ne m'étonnai point de ce qu'elle me faisait éprouver. Une émotion de bonheur inexprimable s'empara de moi; je sentis s'évanouir l'ennui, le vide, l'inquiétude qui dévoraient mon coeur depuis si long-temps; j'avais trouvé ce que je cherchais, et j'étais heureux. Ne me parlez ni de ma folie ni de mon imprudence; je ne défends rien. Je paye de ma vie d'avoir osé l'aimer: eh bien, je ne m'en repens pas; j'ai au fond de mon âme un trésor de douleur et de délices que je conserverai jusqu'à la mort. Ma destinée m'a séparé d'elle: je n'étais pas son égal, elle se fût abaissée en se donnant à moi; un souffle de blâme eût terni sa vie; mais du moins je l'ai aimée comme nul autre que moi ne pouvait l'aimer, et je mourrai pour elle, puisque rien ne m'engage plus à vivre.

Cette première journée que je passai avec elle, et qui devait être suivie de tant d'autres, a laissé comme une trace lumineuse dans mon souvenir. Elle s'occupa de mon père avec la grâce qu'elle met à tout; elle voulait lui prouver qu'elle se souvenait de ce qu'il lui avait autrefois enseigné; elle répétait les graves leçons de mon père, et le choix de ses expressions semblait en faire des pensées nouvelles. Mon père le remarqua et parla du charme que les mots ajoutent aux idées. "Tout a été dit, assurait mon père; mais la manière de dire est inépuisable." Mme de Nevers se mêlait à cette conversation. Je me souviens qu'elle dit qu'elle était née défiante, et qu'elle ne croyait que l'accent et la physionomie de ceux qui lui parlaient. Elle me regarda en disant ces mots: je me sentis rougir, elle sourit; peut-être vit-elle en ce moment en moi la preuve de la vérité de sa remarque.

Depuis ce jour, je retournai chaque jour à l'hôtel d'Olonne. Habituellement peu confiant, je n'eus pas à dissimuler: l'idée que je pusse aimer Mme de Nevers était si loin de mon père qu'il n'eut pas le moindre soupçon; il croyait que je me plaisais chez M. le maréchal d'Olonne, où se réunissait la société la plus spirituelle de Paris, et il s'en réjouissait. Mon père, assurément, ne manquait ni de sagacité ni de finesse d'observation; mais il avait passé l'âge des passions, il n'avait jamais eu d'imagination, et le respect des convenances régnait en lui à l'égal de la religion, de la morale et de l'honneur; je sentais aussi quel serait le ridicule de paraître occupé de Mme de Nevers, et je renfermais au fond de mon âme une passion qui prenait chaque jour de nouvelles forces.

Je ne sais si d'autres femmes sont plus belles que Mme de Nevers, mais je n'ai vu qu'à elle cette réunion complète de tout ce qui plaît: la finesse de l'esprit et la simplicité du coeur, la dignité du maintien et la bienveillance des manières; Partout la première, elle n'inspirait point l'envie; elle avait cette supériorité que personne ne conteste, qui semble servir d'appui et exclut la rivalité. Les fées semblaient l'avoir douée de tous les talents et de tous les charmes. Sa voix venait jusqu'au fond de mon âme y porter je ne sais quelles délices qui m'étaient inconnues. Ah! mon ami! qu'importe la vie quand on a senti ce qu'elle m'a fait éprouver! Quelle longue carrière pourrait me rendre le bonheur d'un tel amour?

Il convenait à ma position dans le monde de me mêler peu de la conversation. M. le maréchal d'Olonne, par bonté pour mon père, me reprochait quelquefois le silence que je préférais garder, et je ne résistais pas toujours à montrer devant Mme de Nevers que j'avais une âme et que j'étais peut-être digne de comprendre la sienne; mais habituellement c'est elle que j'aimais à entendre: je l'écoutais avec délices, je devinais ce qu'elle allait dire, ma pensée achevait la sienne, je voyais se réfléchir sur son front l'impression que je recevais moi-même, et cependant elle m'était toujours nouvelle, quoique je la devinasse toujours.

Un des rapports les plus doux que la société puisse créer, c'est la certitude qu'on est ainsi deviné. Je ne tardai pas à m'apercevoir que Mme de Nevers sentait que rien n'était perdu pour moi de tout ce qu'elle disait. Elle m'adressait rarement la parole, mais elle m'adressait presque toujours la conversation. Je voyais qu'elle évitait de la laisser tomber sur des sujets qui m'étaient étrangers, sur un monde que je ne connaissais pas; elle parlait littérature; elle parlait quelquefois de la France, de Lyon, de l'Auvergne; elle me questionnait sur nos montagnes et sur la vérité des descriptions de d'Urfé. Je ne sais pourquoi il m'était pénible qu'elle s'occupât ainsi de moi. Les jeunes gens qui l'entouraient étaient aussi d'une extrême politesse, et j'en étais involontairement blessé; j'aurais voulu qu'ils fussent moins polis, ou qu'il me fût permis de l'être davantage. Une espèce de souffrance sans nom s'emparait de moi dès que je me voyais l'objet de l'attention. J'aurais voulu qu'on me laissât seul, dans mon silence, entendre et admirer Mme de Nevers.

Parmi les jeunes gens qui lui rendaient des soins et qui venaient assidûment à l'hôtel d'Olonne, il y en avait deux qui fixaient plus particulièrement mon attention: le duc de L… et le prince d'Enrichemont. Ce dernier était de la maison de Béthune et descendait du grand Sully; il possédait une fortune immense, une bonne réputation, et je savais que M. le maréchal d'Olonne désirait qu'il épousât sa fille. Je ne sais ce qu'on pouvait reprendre dans le prince d'Enrichemont, mais je ne vois pas non plus qu'il y eût rien à admirer. J'avais appris un mot nouveau depuis que j'étais dans le monde, et je vais m'en servir pour lui: ses formes étaient parfaites. Jamais il ne disait rien qui ne fût convenable et agréablement tourné; mais aussi jamais rien d'involontaire ne trahissait qu'il eût dans l'âme autre chose que ce que l'éducation et l'usage du monde y avaient mis. Cet acquis était fort étendu et comprenait tout ce qu'on ne croirait pas de son ressort. Le prince d'Enrichemont ne se serait jamais trompé sur le jugement qu'il fallait porter d'une belle action ou d'une grande faute; mais, jusqu'à son admiration, tout était factice: il savait les sentiments, il ne les éprouvait pas, et l'on restait froid devant sa passion et sérieux devant sa plaisanterie, parce que la vérité seule touche, et que le coeur méconnaît tout pouvoir qui n'émane pas de lui.

Je préférais le duc de L… quoiqu'il eût mille défauts. Inconsidéré, moqueur, léger dans ses propos, imprudent dans ses plaisanteries, il aimait pourtant ce qui était bien, et sa physionomie exprimait avec fidélité les impressions qu'il recevait. Mobiles à l'excès, elles n'étaient pas de longue durée; mais enfin il avait une âme, et c'était assez pour comprendre celle des autres. On aurait cru qu'il prenait la vie pour un jour de fête, tant il se livrait à ses plaisirs; toujours en mouvement, il mettait autant de prix à la rapidité de ses courses que s'il eût eu les affaires les plus importantes. Il arrivait toujours trop tard, et cependant il n'avait jamais mis que cinquante minutes pour venir de Versailles; il entrait sa montre à la main, en racontant une histoire ridicule ou je ne sais quelle folie qui faisait rire tout le monde. Généreux, magnifique, le duc de L… méprisait l'argent et la vie; et, quoiqu'il prodiguât l'un et l'autre d'une manière souvent indigne du prix du sacrifice, j'avoue à ma honte que j'étais séduit par cette sorte de dédain de ce que les hommes prisent le plus. Il y a de la grâce dans un homme à ne reconnaître aucun obstacle, et, quand on expose gaiement sa vie dans une course de chevaux ou qu'on risque sa fortune sur une carte, il est difficile de croire qu'on n'exposerait pas l'une et l'autre avec encore plus de plaisir dans une occasion sérieuse. L'élégance du duc de L… me convenait donc beaucoup plus que les manières un peu compassées du prince d'Enrichemont; mais je n'avais qu'à me louer de tous deux. Les bontés de M. le maréchal d'Olonne m'avaient établi dans sa société de la manière qui pouvait le moins me faire sentir l'infériorité de la place que j'y occupais. Je n'avais presque pas senti cette infériorité dans les premiers jours; maintenant elle commençait à peser sur moi. Je me défendais par le raisonnement, mais le souvenir de Mme de Nevers était encore un meilleur préservatif: il m'était bien facile de m'oublier quand je pensais à elle, et j'y pensais à chaque instant.

 

Un jour, on avait parlé longtemps dans le salon du dévouement de Mme de B… qui s'était enfermée avec son amie intime, Mme d'Anville, malade et mourante de la petite vérole. Tout le monde avait loué cette action, et l'on avait cité plusieurs amitiés de jeunes femmes dignes d'être comparées à celle-là. J'étais debout devant la cheminée et près du fauteuil de Mme de Nevers. "Je ne vous vois point d'amie intime, lui dis-je. – J'en ai une qui m'est bien chère, me répondit-elle: c'est la soeur du duc de L… Nous sommes liées depuis l'enfance, mais je crains que nous ne soyons séparées pour bien longtemps: le marquis de C… son mari, est ministre en Hollande, et elle est à La Haye depuis six mois. – Ressemble-t-elle à son frère? demandai-je. – Pas du tout, reprit Mme de Nevers; elle est aussi calme qu'il est étourdi. C'est un grand chagrin pour moi que son absence, dit Mme de Nevers. Personne ne m'est nécessaire que Madame de C…: elle est ma raison; je ne me suis jamais mise en peine d'en avoir d'autre, et à présent que je suis seule je ne sais plus me décider à rien. – Je ne vous aurais jamais cru cette indécision dans le caractère, lui dis-je. – Ah! reprit-elle, il est si facile de cacher ses défauts dans le monde! Chacun met à peu près le même habit, et ceux qui passent n'ont pas le temps de voir que les visages sont différents. – Je rends grâces au Ciel d'avoir été élevé comme un sauvage, repris-je: cela me préserve de voir le monde dans cette ennuyeuse uniformité; je suis frappé, au contraire, de ce que personne ne se ressemble. – C'est, dit-elle, que vous avez le temps d'y regarder; mais, quand on vient de Versailles en cinquante minutes, comment voulez-vous qu'on puisse voir autre chose que la superficie des objets? – Mais quand c'est vous qu'on voit, lui dis-je, on devrait s'arrêter en chemin. – Voilà de la galanterie, dit-elle. – Ah! m'écriai-je, vous savez bien le contraire!" Elle ne répondit rien et se mit à causer avec d'autres personnes. Je fus ému toute la soirée du souvenir de ce que j'avais dit; il me semblait que tout le monde allait me deviner.

Le lendemain, mon père se trouva un peu souffrant. Nous devions dîner à l'hôtel d'Olonne, et, pour ne pas me priver d'un plaisir, il fit un effort sur lui-même et sortit. Jamais son esprit ne parut si libre et si brillant que ce jour-là. Plusieurs étrangers qui se trouvaient à ce dîner témoignèrent hautement leur admiration, et je les entendis qui disaient entre eux qu'un tel homme occuperait en Angleterre les premières places. La conversation se prolongea longtemps; enfin la société se dispersa. Mon père resta le dernier, et, en lui disant adieu, M. le maréchal d'Olonne lui fit promettre de revenir le lendemain. Le lendemain! grand Dieu! il n'y en avait plus pour lui! En traversant le vestibule, mon père me dit: "Je sens que je me trouve mal." Il s'appuya sur moi et s'évanouit. Les domestiques accoururent: les uns allèrent avertir M. le maréchal d'Olonne; les autres transportèrent mon père dans une pièce voisine. On le déposa sur un lit de repos, et là tous les secours lui furent donnés. Mme de Nevers les dirigeait avec une présence d'esprit admirable. Bientôt un chirurgien attaché à la maison de M. le maréchal d'Olonne arriva, et, voyant que la connaissance ne revenait point à mon père, il proposa de le saigner. Nous attendions Tronchin, que Mme de Nevers avait envoyé chercher. Quelle bonté que la sienne! Elle avait l'air d'un ange descendu du Ciel près de ce lit de douleur; elle essayait de ranimer les mains glacées de mon père en les réchauffant dans les siennes. Ah! comment la vie ne revenait-elle pas à cet appel? Hélas! tout était inutile. Tronchin arriva et ne donna aucune espérance. La saignée ramena un instant la connaissance. Mon père ouvrit les yeux; il fixa sur moi son regard éteint, et sa physionomie peignit une anxiété douloureuse. M. le maréchal d'Olonne le comprit; il saisit la main de mon père et la mienne. "Mon ami, dit-il, soyez tranquille, Edouard sera mon fils." Les yeux de mon père exprimèrent la reconnaissance; mais cette vie fugitive disparut bientôt; il poussa un profond gémissement: il n'était plus! Comment vous peindre l'horreur de ce moment? Je ne le pourrais même pas. Je me jetai sur le corps de mon père, et je perdis à la fois la connaissance et le sentiment de mon malheur. En revenant à moi, j'étais dans le salon; tout avait disparu. Je crus sortir d'un songe horrible, mais je vis près de moi Mme de Nevers en larmes. M. le maréchal d'Olonne me dit: "Mon cher Edouard, il vous reste encore un père." Ce mot me prouva que tout était fini. Hélas! je doutais encore… Mon ami, quelle douleur! Accablé, anéanti, mes larmes coulaient sans diminuer le poids affreux qui m'oppressait. Nous restâmes longtemps dans le silence; je leur savais gré de ne pas chercher à me consoler. "J'ai perdu l'ami de toute ma vie, dit enfin M. le maréchal d'Olonne. – Il vous a dû sa dernière consolation, répondis-je. – Edouard, me dit M. le maréchal d'Olonne, de ce jour je remplace celui que vous venez de perdre: vous restez chez moi. J'ai donné l'ordre qu'on préparât pour vous l'appartement de mon neveu, et j'ai envoyé l'abbé Tercier prévenir M. d'Herbelot de notre malheur. Mon cher Edouard, je ne vous donnerai pas de vulgaires consolations; mais votre père était un chrétien, vous l'êtes vous-même: un autre monde nous réunira tous." Voyant que je pleurais, il me serra dans ses bras. "Mon pauvre enfant, dit-il, je veux vous consoler, et j'aurais besoin de l'être moi-même!" Nous retombâmes dans le silence. J'aurais voulu remercier M. le maréchal d'Olonne, et je ne pouvais que verser des larmes. Au milieu de ma douleur, je ne sais quel sentiment doux se glissait pourtant dans mon âme: les pleurs que je voyais répandre à Mme de Nevers étaient déjà une consolation; je me la reprochais, mais sans pouvoir m'y soustraire.

Dès que je fus seul dans ma chambre, je me jetai à genoux; je priai pour mon père, ou plutôt je priai mon père. Hélas! il avait fourni sa longue carrière de vertu, et je commençais la mienne en ne voyant devant moi que des orages. "Je fuyais ses sages conseils quand il vivait, me disais-je, et que deviendrai-je maintenant que je n'ai plus que moi-même pour guide et pour juge de mes actions! Je lui cachais les folies de mon coeur; mais il était là pour me sauver; il était ma force, ma raison, ma persévérance; j'ai tout perdu avec lui. Que ferai-je dans le monde sans son appui, sans le respect qu'il inspirait? Je ne suis rien, je n'étais quelque chose que par lui; il a disparu, et je reste seul comme une branche détachée de l'arbre et emportée par les vents!" Mes larmes recommencèrent; je repassai les souvenirs de mon enfance; je pleurai de nouveau ma mère, car toutes les douleurs se tiennent, et la dernière réveille toutes les autres! Plongé dans mes tristes pensées, je restai longtemps immobile et dans l'espèce d'abattement qui suit les grandes douleurs: il me semblait que j'avais perdu la faculté de penser et de sentir; enfin, je levai les yeux par hasard, et j'aperçus un portrait de Mme de Nevers… Indigne fils! en le contemplant, je perdis un instant le souvenir de mon père! Qu'était-elle donc pour moi? Quoi! déjà son seul souvenir suspendait dans mon coeur la plus amère de toutes les peines! Mon ami, ce sera un sujet éternel de remords pour moi que cette faute dont je vous fais l'aveu: non, je n'ai point assez senti la douleur de la mort de mon père! Je mesurais toute l'étendue de la perte que j'avais faite; je pleurais son exemple, ses vertus; son souvenir déchirait mon coeur, et j'aurais donné mille fois ma vie pour racheter quelques jours de la sienne; mais, quand je voyais Mme de Nevers, je ne pouvais pas m'empêcher d'être heureux.

Mon père témoignait par son testament le désir de reposer près de ma mère. Je me décidai à le conduire moi-même à Lyon. L'accomplissement de ce devoir soulageait un peu mon coeur. Quitter Mme de Nevers me semblait une expiation du bonheur que je trouvais près d'elle malgré moi. Mon père me recommandait aussi de terminer des affaires relatives à la tutelle des enfants d'un de ses amis: je voulais lui obéir; je me disais que je reviendrais bientôt, que j'habiterais sous le même toit que Mme de Nevers, que je la verrais à toute heure; et mon coupable coeur battait de joie à de telles pensées!

La veille de mon départ, M. le maréchal d'Olonne alla passer la journée à Versailles; je dînai seul avec Mme de Nevers et l'abbé Tercier. Cet abbé demeurait à l'hôtel d'Olonne depuis cinquante ans; il avait été attaché à l'éducation du maréchal, et la protection de cette famille lui avait valu un bénéfice et de l'aisance. Il faisait les fonctions de chapelain, et était un meuble aussi fidèle du salon de l'hôtel d'Olonne que les fauteuils et les ottomanes de tapisseries des Gobelins qui le décoraient. Un attachement si long, de la part de cet abbé, avait tellement lié sa vie à l'existence de la maison d'Olonne qu'il n'avait d'intérêt, de gloire, de succès et de plaisirs que les siens; mais c'était dans la mesure d'un esprit fort calme et d'une imagination tempérée par cinquante ans de dépendance. Il avait un caractère fort facile: il était toujours prêt à jouer aux échecs ou au trictrac, ou à dévider les écheveaux de soie de Mme de Nevers, et, pourvu qu'il eût bien dîné, il ne cherchait querelle à personne. La veille donc du jour où je devais partir, voyant que Mme de Nevers ne voulait faire usage d'aucun de ses petits talents, l'abbé s'établit après dîner dans une grande bergère auprès du feu, et s'endormit bientôt profondément. Je restai ainsi presque tête à tête avec celle qui m'était déjà si chère. J'aurais dû être heureux, et cependant un embarras indéfinissable vint me saisir quand je me vis seul avec elle. Je baissai les yeux, et je restai dans le silence. Ce fut elle qui le rompit. "A quelle heure partez-vous demain? me demanda-t-elle. – A cinq heures, répondis-je; si je commençais ici la journée, je ne saurais plus comment partir. – Et quand reviendrez-vous? dit-elle encore. – Il faut que j'exécute les volontés de mon père, répondis-je; mais je crois que cela ne peut durer plus de quinze jours, et ces jours seront si longs que le temps ne me manquera pas pour les affaires. – Irez-vous en Forez? demanda-t-elle. – Je le crois; je compte revenir par là, mais sans m'y arrêter. – Ne désirez-vous donc pas revoir ce lieu? me dit-elle; on aime tant ceux où l'on a passé son enfance! – Je ne sais ce qui m'est arrivé, lui dis-je; mais il me semble que je n'ai plus de souvenirs. – Tâchez de les retrouver pour moi, dit-elle. Ne voulez-vous pas me raconter l'histoire de votre enfance et de votre jeunesse? A présent que vous êtes le fils de mon père, je ne dois plus rien ignorer de vous. – J'ai tout oublié, lui dis-je; il me semble que je n'ai commencé à vivre que depuis deux mois." Elle se tut un instant, puis elle me demanda si le monde avait donc si vite effacé le passé de ma mémoire. "Ah! m'écriai-je, ce n'est pas le monde!" Elle continua: "Je ne suis pas comme vous, dit-elle; j'ai été élevée jusqu'à l'âge de sept ans chez ma grand'mère, à Faverange, dans un vieux château, au fond du Limousin, et je me le rappelle jusque dans ses moindres détails, quoique je fusse si jeune; je vois encore la vieille futaie de châtaigniers et ces grandes salles gothiques boisées de chêne et ornées de trophées d'armes comme au temps de la chevalerie. Je trouve qu'on aime les lieux comme des amis, et que leur souvenir se rattache à toutes les impressions qu'on a reçues. – Je croyais cela autrefois, lui répondis-je; maintenant je ne sais plus ce que je crois ni ce que je suis." Elle rougit, puis elle me dit: "Cherchez dans votre mémoire: peut-être trouverez-vous les faits, si vous avez oublié les sentiments qu'ils excitaient dans votre âme. Si vous voulez que je pense quelquefois à vous quand vous serez parti, il faut bien que je sache où vous prendre, et que je n'ignore pas, comme à présent, tout le passé de votre vie."

 

J'essayai de lui raconter mon enfance et tout ce que contient le commencement de ce cahier; elle m'écoutait avec attention, et je vis une larme dans ses yeux quand je lui dis quelle révolution avait produite en moi l'accident de ce pauvre enfant dont j'avais sauvé la vie. Je m'aperçus que mes souvenirs n'étaient pas si effacés que je le croyais, et près d'elle je trouvais mille impressions nouvelles d'objets qui jusqu'alors m'avaient été indifférents. Les rêveries de ma jeunesse étaient comme expliquées par le sentiment nouveau que j'éprouvais, et la forme et la vie étaient données à tous ces vagues fantômes de mon imagination.

L'abbé se réveilla comme je finissais le récit des premiers jours de ma jeunesse. Un moment après, M. le maréchal d'Olonne arriva. Mme de Nevers et lui me dirent adieu avec bonté. Il me recommanda de hâter autant que je le pourrais la fin de mes affaires, et me dit que pendant mon absence il s'occuperait de moi. Je ne lui demandai pas d'explication. Mme de Nevers ne me dit rien; elle me regarda, et je crus lire un peu d'intérêt dans ses yeux. Mais que je regrettais la fin de notre conversation! Cependant j'étais content de moi. "Je ne lui ai rien dit, pensais-je, et elle ne peut m'avoir deviné." C'est ainsi que je rassurais mon coeur. L'idée que Mme de Nevers pourrait soupçonner ma passion me glaçait de crainte, et tout mon bonheur à venir me semblait dépendre du secret que je garderais sur mes sentiments.

J'accomplis le triste devoir que je m'étais imposé, et pendant le voyage je fus un peu moins tourmenté du souvenir de Mme de Nevers. L'image de mon père mort effaçait toutes les autres. L'amour mêle souvent l'idée de la mort à celle du bonheur; mais ce n'est pas la mort dans l'appareil funèbre dont j'étais environné: c'est l'idée de l'éternité, de l'infini, d'une éternelle réunion, que l'amour cherche dans la mort; il recule devant un cercueil solitaire.

A Lyon, je retrouvai les bords du Rhône et mes rêveries, et Mme de Nevers régna dans mon coeur plus que jamais. J'étais loin d'elle, je ne risquais pas de me trahir, et je n'opposai aucune résistance à la passion qui venait de nouveau s'emparer de toute mon âme. Cette passion prit la teinte de mon caractère. Livré à mon unique pensée, absorbé par un seul souvenir, je vivais encore une fois dans un monde créé par moi-même et bien différent du véritable: je voyais Mme de Nevers, j'entendais sa voix; son regard me faisait tressaillir; je respirais le parfum de ses beaux cheveux. Emu, attendri, je versais des larmes de plaisir pour des joies imaginaires. Assis sur une pierre au coin d'un bois, ou seul dans ma chambre, je consumais ainsi des jours inutiles. Incapable d'aucune étude et d'aucune affaire, c'était l'occupation qui me dérangeait; et, malgré que je susse bien que mon retour à Paris dépendait de la fin de mes affaires, je ne pouvais prendre sur moi d'en terminer aucune. Je remettais tout au lendemain; je demandais grâce pour les heures, et les heures étaient toutes données à ce délice ineffable de penser sans contrainte à ce que j'aimais. Quelquefois on entrait dans ma chambre, et on s'étonnait de me voir impatient et contrarié comme si l'on m'eût interrompu. En apparence, je ne faisais rien; mais, en réalité, j'étais occupé de la seule chose qui m'intéressât dans la vie. Deux mois se passèrent ainsi. Enfin, les affaires dont mon père m'avait chargé finirent, et je fus libre de quitter Lyon.

C'est avec ravissement que je me retrouvai à l'hôtel d'Olonne; mais cette joie ne fut pas de longue durée. J'appris que Mme de Nevers partait dans deux jours pour aller voir à La Haye son amie Madame de C… Je ne pus dissimuler ma tristesse, et quelquefois je crus remarquer que Mme de Nevers aussi était triste; mais elle ne me parlait presque pas, ses manières étaient sérieuses; je la trouvais froide, je ne la reconnaissais plus, et, ne pouvant deviner la cause de ce changement, j'en étais au désespoir.

Après son départ, je restai livré à une profonde tristesse. Mes rêveries n'étaient plus, comme à Lyon, mon occupation chérie; je sortais, je cherchais le monde pour y échapper. L'idée que j'avais déplu à Mme de Nevers, et l'impossibilité de deviner comment j'étais coupable, faisaient de mes pensées un tourment continuel. M. le maréchal d'Olonne attribuait à la mort de mon père l'abattement où il me voyait plongé. "Notre malheur a fait une cruelle impression sur Natalie, me dit un jour M. le maréchal d'Olonne; elle ne s'en est point remise, elle n'a pas cessé d'être triste et souffrante depuis ce temps-là. Le voyage, j'espère, lui fera du bien. La Hollande est charmante au printemps; Madame de C… la promènera, et des objets nouveaux la distrairont."

Ce peu de mots de M. le maréchal d'Olonne me jeta dans une nouvelle anxiété. Quoi! c'était depuis la mort de mon père que Mme de Nevers était triste! Mais qu'était-il arrivé? qu'avais-je fait? Elle était changée pour moi: voilà ce dont j'étais trop sûr et ce qui me désespérait.

M. le maréchal d'Olonne, avec sa bonté accoutumée, s'occupait de me distraire. Il voulait que j'allasse au spectacle et que je visse tout ce qu'il croyait digne d'intérêt ou de curiosité; il me questionnait sur ce que j'avais vu, causait avec moi comme l'aurait fait mon père, et, pour m'encourager à la confiance, il me disait que ces conversations l'amusaient et que mes impressions rajeunissaient les siennes. M. le maréchal d'Olonne, quoiqu'il ne fût point ministre, avait cependant beaucoup d'affaires. Ami intime du duc d'A… il passait pour avoir plus de crédit qu'en réalité il ne s'était soucié d'en acquérir; mais les grandes places qu'il occupait lui donnaient le pouvoir de rendre d'importants services. Toute la Guyenne, dont il était gouverneur, affluait chez lui. Pendant la plus grande partie de la matinée, il recevait beaucoup de monde. Quatre fois par semaine il s'occupait de sa correspondance, qui était fort étendue. Il avait deux secrétaires qui travaillaient dans un de ses cabinets, mais il me demandait souvent de rester dans celui où il écrivait lui-même; il me parlait des affaires qui l'occupaient avec une entière confiance; il me faisait quelquefois écrire un mémoire sur une chose secrète, ou des notes relatives aux affaires qu'il m'avait confiées, et dont il ne voulait pas que personne eût connaissance. J'aurais été bien ingrat si je n'eusse été touché et flatté d'une telle préférence. Je devais à mon père les bontés de M. le maréchal d'Olonne, mais ce n'était pas une raison pour en être moins reconnaissant. Je cherchais à me montrer digne de la confiance dont je recevais tant de marques, et M. le maréchal d'Olonne me disait quelquefois, avec un accent qui me rappelait mon père, qu'il était content de moi.

Il est singulièrement doux de se sentir à son aise avec des personnes qui vous sont supérieures. On n'y est point si l'on éprouve le sentiment de son infériorité; on n'y est pas non plus en apercevant qu'on l'a perdu: mais on y est si elles vous le font oublier. M. le maréchal d'Olonne possédait ce don touchant de la bienveillance et de la bonté; il inspirait toujours la vénération, et jamais la crainte; il avait cette sorte de sécurité sur ce qui nous est dû qui permet une indulgence sans bornes; il savait bien qu'on n'en abuserait pas et que le respect pour lui était un sentiment auquel on n'avait jamais besoin de penser. Je sentais mon attachement pour lui croître chaque jour, et il paraissait touché du dévouement que je lui montrais.