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Nach Paris! Roman

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– Aspirant Hering, êtes-vous prêt à verser votre sang pour Sa Majesté l'Empereur?

Je répondis d'un ton pénétré:

– Je le suis, monsieur le capitaine.

– Pour la patrie allemande?

– Je le suis, monsieur le capitaine.

– Pour votre capitaine?

– Je le suis, monsieur le capitaine.

– C'est bien, fit-il en se rasseyant. Je vois en outre que vous avez eu l'honneur de conduire une demi-section en présence de Sa Majesté, lors de la dernière manœuvre impériale. Je ne puis vous donner de demi-section, car nos cadres sont au grand complet, mais vous commanderez un groupe: ce sera le cinquième de la troisième section. Et maintenant, aspirant Hering, allez: n'oubliez pas le hourrah, la baïonnette… et surtout beaucoup de bière allemande!

L'audience était terminée. Je claquai des talons, bombai le buste et partis au pas de parade, tandis que le vice-feldwebel Biertümpel reprenait d'une voix rauque:

– Staufifier, Fritz; Schmidt, Ruprecht; Schmidt, Anastasius…

Kœnig me rejoignit dans le corridor. Il avait l'air très satisfait.

– Vous avez de la chance, me dit-il, le capitaine a été charmant pour vous.

– Diable! fis-je, qu'est-ce que c'est donc quand il n'est pas charmant!

– Je vous répète que vous avez fait bonne impression.

Je compris alors la tactique de Kœnig et pourquoi il avait tenu à assister à ma présentation, pour diriger sans en avoir l'air, et dans le sens qui pût m'être le plus favorable, cette périlleuse formalité. Je le remerciai vivement de son amitié.

– Et maintenant, proposai-je, il me semble qu'il serait temps de souper. Voulez-vous que nous allions au casino!

– Ce serait avec plaisir, fit Kœnig, mais depuis trois jours, mon cher, nous ne pouvons sortir de la caserne. Les officiers supérieurs seuls ont le droit d'aller en ville. On nous a aménagé une cantine dans la salle d'honneur des sous-officiers. C'est là que nous allons nous rendre.

En passant, nous entrâmes dans la chambrée numéro 35, qu'occupaient mes hommes.

– Fixe! cria le plus ancien en apercevant l'officier.

Aussitôt les sept ou huit soldats présents se précipitèrent chacun devant son armoire et s'immobilisèrent dans la position de front, les mains au pantalon.

– Combien d'hommes dans cette chambrée? interrogea Kœnig.

– A vos ordres, monsieur le lieutenant. La chambre est occupée par vingt hommes, dont quinze du groupe cinq de la troisième section et cinq en supplément.

La chambre, disposée en temps normal pour huit à dix hommes d'un groupe, contenait une dizaine de lits et autant de paillasses destinées à être étendues sur le plancher et pour le moment roulées contre le mur. Chaque armoire servait pour deux hommes.

– Quel est le rôle de service pour demain? demanda Kœnig.

– A vos ordres, monsieur le lieutenant.

L'ancien alla se planter devant une affiche de service dactylographiée, placardée contre le panneau intérieur de la porte, et martela d'une voix sonore:

– A quatre heures et demi, réveil. A cinq heures, appel et revue de chaussures, dans la chambrée, passée par le chef de groupe. A six heures, revue d'effets, dans la chambrée. A sept heures, café. A sept heures trente, inspection d'armes, dans la salle d'exercice. A neuf heures, revue de paquetage, dans la chambrée. A dix heures, examen médical, par le médecin aide-major. A onze heures, revue de compagnie, dans la cour de l'intendance. A midi trente, dîner. A deux heures, revue de bataillon, dans la cour principale. A quatre heures, revue de régiment, dans la cour principale. A six heures, bain. A sept heures, soupe.

– Trefflich? fit Kœnig au terme de cette lecture laborieuse. Voici monsieur l'aspirant Hering qui a été désigné pour commander votre groupe. Vous lui obéirez comme à Dieu. J'espère que monsieur le capitaine n'aura pas à recevoir de plaintes sur la discipline du groupe cinq.

Automatiquement, toutes les mains présentes s'étaient levées d'un geste pour le salut militaire.

Je reconnus trois de mes hommes de l'année précédente, les mousquetaires Schnupf, Maurer et Vogelfænger, et les saluai par leurs noms. Il me sembla que mes drôles étaient tout contents de ne pas avoir pour les commander un sous-officier professionnel.

Au sortir de la chambrée 35, nous fûmes surpris par un lointain vacarme qui paraissait provenir des abords de l'escalier K.

– Que diable est-ce là? fit Kœnig.

Nous nous portâmes dans La direction du tumulte. A mesure que nous approchions, une voix de plus en plus tonitruante se dégageait d'une bousculade de meubles, de cris d'effroi et de hurlements de douleur. Les échos en remplissaient le corridor où s'attroupaient déjà des têtes curieuses. Des mots furieusement vomis commençaient à nous parvenir: «Salauds! tas d'idiots! cochons!..»

– Je parie que c'est encore ce buffle de Wacht-am-Rhein! grommelait Kœnig.

Devant la chambrée 17, dont la porte était grande ouverte, un spectacle singulier nous attendait. Au milieu d'une demi-douzaine d'hommes complètement terrorisés et dont deux, le visage tuméfié, saignaient lamentablement du nez sur des seaux, se démenait une sorte de fou furieux, un énorme individu au cou de taureau, au mufle de bête, dont les yeux apoplectiques, la face vermillonnée et la bouche écumante présentaient les signes d'un accès de rage au paroxysme.

– Bougres de salauds! vociférait-il inlassablement… Bougres de salauds! fils de truies thuringiennes!..

Il s'acharnait, pour le moment, de ses deux poings massifs sur un malheureux mousquetaire qui, sans oser bouger, mais bramant tant qu'il pouvait, encaissait stoïquement les coups.

– Bougre de triple salaud… Je t'apprendrai, à force de te l'enfoncer dans les côtes, ton métier de fantassin de Sa Majesté!.. Tiens, cochon! En veux-tu encore, verdammter Halunke?.. Tiens! tiens!..

Les poings s'abattaient sur la gueule, sur les saillants, sur le crâne du pauvre diable, qui résonnait comme une boule de bois. Deux filets de sang dégoulinaient des lèvres et des ecchymoses rouges péchaient le pourtour des yeux.

– Tiens, Hundsfott!.. Tiens, charogne!

Celui qui sévissait d'un poing et d'un vocabulaire si énergique n'était autre, en effet, que le sous-officier Michel Bosch, dit Wacht-am-Rhein, le plus redouté des gradés de la compagnie.

– Quand vous aurez fini, sous-officier Bosch, fit Kœnig d'une voix blanche, j'aurai à vous dire deux mots.

Bosch, dit Wacht-am-Rhein, s'aperçut alors de la présence du lieutenant. Mais, sans se démonter, il porta hardiment la main à son calot et répondit:

– A vos ordres, monsieur le lieutenant. Laissez-moi seulement achever ce sagouin!.. C'est une honte, clama-t-il, de voir comme cette chambrée est tenue! Regardez, monsieur le lieutenant, l'alignement de ces sacs!.. Et ces lits!.. Pas un qui soit à l'ordonnance!.. C'est une véritable écurie!.. Quel est le porc qui couche ici? continua-t-il en se jetant à coups de bottes sur un lit dont il dispersa de tous côtés les couvertures, les draps, le traversin et la paillasse… Ah! c'est Rohmann? Il n'est pas là?.. Celui-ci, je le rattraperai demain! Je le ferai pivoter pendant trois heures au soleil avec le peloton de discipline!.. Quant à toi, ausgespucktes Biest! fit-il en revenant sur celui qu'il malmenait à notre entrée, voilà ce qui te revient… Empoche ça, ordure!

Et détachant son sabre-baïonnette, qu'il leva à deux mains par le fourreau, il en asséna un coup formidable sur la nuque du fantassin de Sa Majesté, qui s'abattit sur les genoux en soufflant.

Nous n'en attendîmes pas davantage et quittâmes la chambrée 17 assez dégoûtés. Quelques instants après, Wacht-am-Rhein nous rejoignait sur le palier de l'escalier K.

– Je n'ai pas voulu vous blâmer devant vos hommes, fit Kœnig, mais je trouve, Bosch, que vous y allez un peu rudement.

Wacht-am-Rhein partit d'un éclat de rire et répliqua:

– Si ça n'est que ça, monsieur Kœnig, remettez-vous. Avec ces pachydermes-là, il n'y a jamais de casse, et il faut ça pour les dresser. Ce n'est pas votre système, je sais mais c'est le mien. C'est aussi celui de tous les bons sous-officiers de carrière. Vous êtes lieutenant, c'est vrai, mais je suis plus ancien que vous dans le métier et je connais les hommes. C'est ainsi qu'il faut les mener et non autrement: à la trique! Plus on tape dessus, plus ils seront aptes ensuite à taper sur les autres. Voilà comment on fait de bons soldats prussiens. D'ailleurs, ajouta-t-il plein du sentiment de sa juste cause, j'ai là-dessus l'assentiment du capitaine Kaiserkopf.

– Je n'en doute pas, fit Kœnig. Au reste, là n'est pas la question. Ce que j'avais à vous dire ne concerne pas la façon dont vous traitez vos hommes et qui vous regarde. Mais ne savez-vous pas que nous avons reçu des ordres supérieurs d'avoir à éviter toute cause de bruit dans la caserne? Or, vous déchaînez un tumulte infernal qui s'entend à un demi-kilomètre à la ronde!

– Un demi-kilomètre!.. Vous exagérez, monsieur Kœnig. La voix de mes hommes ne porte pas si loin. Je ne peux pourtant pas leur commander de fermer la gueule quand je les étrille! Ce serait de la cruauté. D'ailleurs ils peuvent bien chanter comme des pourceaux qu'on saigne, on n'entend rien du dehors. J'ai étudié l'acoustique de la région, Herr Leutnant on n'entend rien.

– C'est possible, dit Kœnig, mais enfin, il y a des ordres. Contenez-vous.

– Je ferai ce que je pourrai, monsieur Kœnig, mais je ne garantis rien. Si je me contenais par trop, le service en souffrirait. Et le service, sacré mille millions, le service ayant tout!.. C'est tout ce que vous aviez à me dire?

– C'est tout.

– A vos ordres, Herr Leutnant.

Wacht-am-Rhein salua et le bruit de ses bottes s'éloigna dans le corridor.

– Quelle brute! s'écria Kœnig, tandis que nous descendions vers la cantine. Mais, mon cher, il n'y a rien à faire. Ces gens sont nos maîtres. Ce sont eux qui tiennent le soldat. Sans eux, pas de discipline. Les sous officiers sont la force de l'armée allemande, et nous nous en rendons compte. Il faut en passer par où ils veulent… Je sais bien qu'il y a les règlements… on a fait quelques exemples… Tout cela ne signifie rien. En fait, nous sommes impuissants… Et puis, ajouta-t-il à voix basse, il y a tant d'officiers qui ont une mentalité de sous-officiers!..

 

La cantine était pleine de jeunes officiers, quand nous y entrâmes. Quatre ou cinq capitaines seulement occupaient une table. J'allai immédiatement claquer des talons devant eux pour leur demander la permission de rester dans la salle, ce qui me fut accordé d'un signe de tête. Nous prîmes place, Kœnig et moi, en compagnie du lieutenant Schimmel et de l'ancien volontaire Max Helmuth, promu comme moi à la dignité d'aspirant. Je fus heureux de les retrouver. Schimmel était d'ailleurs beaucoup moins sympathique que Kœnig; il cultivait le genre schneidig; mais dans sa figure couturée, auprès de laquelle ma balafre ne devait paraître qu'une modeste écorchure, luisaient des yeux fauves qui ne manquaient pas d'intelligence.

L'ordonnance servit la bière.

– Prost!

– Prost!

– Prost!

– Prost!

– Nous sommes prêts, archi-prêts, déclarait Schimmel. Pourvu que cette fois-ci soit la bonne! Vont-ils se décider, à Berlin?

Schimmel, qui avait fait des voyages d'espionnage en France, ne cachait pas son assurance.

– Si je pouvais parler, dire seulement le quart de ce que je sais!.. Vraiment, ce sera drôle!.. Croyez-m'en, Kœnig. Et ce que je connais n'est qu'une parcelle, une minime parcelle de notre vaste organisation en pays ennemi.

– La ligne de leurs forteresses est solide, observa Kœnig. Il faudra sans doute de grands sacrifices…

– Les hommes sont là pour ça.

– Et puis, monsieur le lieutenant, il y a les trouées, fit Helmuth qui se piquait de stratégie.

– Oui, Charmes, Stenay… Quoi qu'il en soit, messieurs, soyez certains d'une chose, c'est que nous serons sous les forts de Paris avant que les Français aient achevé leur mobilisation. C'est même ce qu'il y a d'ennuyeux pour nous, ajouta-t-il: ce sera si vite fait que notre avancement risque d'en être singulièrement compromis.

Un peu partout, me sembla-t-il, aux diverses tables, les conversations flottaient sur le même thème. Du roulis des voix, des verres et des fourchettes émergeaient des mots plus fortement prononcés: aéroplanes, poudres, calibres, canons de campagne, artillerie lourde, effectifs, coupoles, shrapnells, zeppelins. A la table des capitaines, où fumait une énorme choucroute, une orageuse discussion se déchaînait. Ailleurs déferlaient des rumeurs politiques, où les noms de Serbien et de Russland s'élevaient et revenaient sur des vagues de mépris ou de fureur. J'aperçus le joli lieutenant von Bückling brandissant avec agitation son monocle, tandis qu'en face de son buste corseté, le cinglant premier-lieutenant Poppe battait l'air dans une démonstration qui paraissait géométrique. L'incessante oscillation des têtes qui mangeaient ou se répondaient crêtait vivement le bleu foncé des tuniques et le rouge des cols, que rompait par endroits la note grise des uniformes de guerre arborés déjà par quelques lieutenants. Une forte odeur de charcuterie montait de toutes parts, pendant qu'entrait par les fenêtres ouvertes le sourd grondement de la caserne et que, du haut de sa place d'honneur, dans son pesant cadre doré, un grand portrait de Bismarck dominait de sa moustache énorme cette scène animée.

– Avec tout ça, qu'allons-nous manger? demanda Kœnig en consultant le menu. Messieurs, on nous offre des côtelettes de porc à la sauce bordelaise, du bœuf à la mode, du ragoût de veau, du poulet chasseur, des tournedos portugaise…

– C'est une honte, s'écria Schimmel à cette énumération, de voir combien de mots étrangers encombrent encore notre langue allemande. En cuisine, notamment, c'est un véritable scandale. Nous ne manquons pourtant pas d'excellents termes allemands pour remplacer tous ces intrus. Quand purgera-t-on nos menus de ces vocables français qui les déshonorent?

– Vous avez raison, fit Kœnig en riant. Mais comment, par exemple, remplaceriez-vous le mot «Kotelett»?

– Par le mot bien allemand de Rippe. Une côtelette de porc, c'est une Schweinsrippe.

– Et la sauce bordelaise?

– Rien de plus simple. La sauce bordelaise est une sauce au vin rouge. Nous dirons donc Rotweinsauce.

– Ah! pardon, vous laissez le mot Sauce!

– C'est juste. Alors Rotweintunke ou Rotweinbeiguss.

– Bravo! applaudîmes-nous.

– Et le bœuf à la mode? demanda Kœnig.

– Le bœuf à la mode? Voyons… Que diriez-vous de Sauerbraten?

– Ça va, mais c'est moins savoureux qu'en français. Comment vous en tirerez-vous maintenant avec le ragoût de veau?

Schimmel réfléchit, plissa un instant sa figure ravagée puis accoucha:

– Brauneingemachtes Kalbfleisch.

– Un peu pénible, jugea Kœnig, mais on peut l'accepter.

– Pour le poulet chasseur, continua Schimmel satisfait de son succès, je vous proposerai ceci: Huhn mit Edelpilzbeiguss. Voilà qui me semble réussi.

– Réussi indiscutablement, approuva Helmuth.

– Quant aux tournedos portugaise… portugaise… Ma foi, c'est plus difficile! avoua Schimmel embarrassé.

Nous nous mîmes tous quatre à chercher. Le mot «portugaise» contenait tant de choses qu'il semblait presque intraduisible. Je suggérai cependant: Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen, et j'eus le plaisir de voir ma traduction adoptée à l'unanimité.

– Et voilà, conclut Schimmel avec un geste tranchant, voilà à quoi nos Herren Professoren devraient bien s'occuper, au lieu de perdre leur temps à fatiguer nos jeunes gens par l'étude des racines grecques.

– Fort bien, fit Kœnig en reprenant le menu qui avait passé de main en main, mais il s'agit pour le moment de décider ce que nous allons commander. Sera-ce des Schweinsrippen mit Rotweinbeiguss, du brauneingemachtes Kalbfleisch ou des Perlzwiebeln-und-Tomaten-Lendenschnittchen?

– Pour moi, dit Schimmel, je prendrai simplement une bonne choucroute à l'allemande.

– Moi aussi, dit Kœnig.

– Moi de même, fit Helmuth.

Je ne pus que me rallier à ce choix général, et bientôt une magnifique choucroute, abondamment garnie de saucisses de Francfort et de jambon de Westphalie, faisait rivaliser notre table avec celle des capitaines.

– Oui, messieurs, reprit alors le lieutenant Schimmel, je vous disais qu'il nous faut souhaiter la guerre. Je ne m'occupe pas de politique, moins encore d'économie politique, et je suppose qu'à ces deux points de vue la guerre aussi ne pourra que nous valoir des avantages. Je ne me place qu'au point de vue militaire; mais là je sais bien une chose, c'est que jamais l'Allemagne n'a été plus prête; et j'en sais bien une autre, c'est que la France ne l'est pas. J'ignore ce qui se passe du côté russe; je ne connais de la Russie que ce qu'en dit le Militær Wochenblatt; mais Poppe, qui l'a pratiquée, déclare qu'elle est encore moins prête que la France. Alors, que risquons-nous?

– Rien, c'est bien clair, dit Helmuth.

– Plusieurs fois déjà, continua Schimmel sans cesser de mâcher sa choucroute, plusieurs fois nous avons laissé fuir l'occasion. Cinq, si je compte bien, depuis 1871. La dernière, c'était lors de l'affaire d'Agadir. Mais nous avions un point faible, qui était l'aviation.

– Votre avis, demanda Kœnig, est que notre aviation est maintenant supérieure à l'aviation française?

– Très supérieure.

– Je parle des aéroplanes, non des dirigeables.

– J'entends bien. Extrêmement supérieure. Ce n'est pas parce qu'ils exécutent des tours de clown la tête en bas que cela change quoi que ce soit à la situation. Ces prouesses, militairement, ne signifient rien.

– Ganz richtig, approuva Helmuth.

– Aujourd'hui, reprit Schimmel, nous leur damons le pion en tout… En tout, vous m'entendez bien!.. Notre infanterie, vous la connaissez aussi bien que moi, Kœnig. Notre cavalerie, magnifique. Notre artillerie, splendide. En tout, vous dis-je!.. Notre train, notre génie, nos services de communications, tout est parfait, tout est au point. Il n'y a plus qu'à marcher.

A l'ouïe de ces propos réconfortants, mon jeune cœur d'Allemand se soulevait d'enthousiasme et se délectait d'espérance. Je voyais nos innombrables troupes franchir victorieusement la frontière et se répandre en pays ennemi. Tout cédait à leur approche, les régiments s'effondraient, les divisions se disloquaient, les murailles bétonnées sautaient, les coupoles d'acier volaient en éclats. Successivement les villes se rendaient et les provinces tombaient. C'était d'abord Nancy, l'orgueilleuse cité lorraine, avec ses grilles, ses balustres, ses palais; puis, nos obusiers nous frayant violemment passage, nos armées envahissaient la Champagne, débordaient sur la Bourgogne, la Brie, le Valois, coulaient irrésistiblement vers Paris. Troyes, Reims, Soissons succombaient. L'inondation poursuivait sa marche torrentielle, gagnait la Normandie au nord, la Beauce au sud, et tandis qu'un ouragan de fer et de feu noyait et broyait Paris, que la double ceinture des forts crevait comme une digue impuissante et que, dans une dégringolade effroyable de poutrelles, de tôles, de fermes, de chevrons, la tour Eiffel, haute de trois cents mètres, venait s'écraser pitoyablement sur le sol, de nouveaux flots dégorgeaient inextinguiblement des bondes de l'est, où Verdun, Toul, Epinal, Belfort ne formaient déjà plus que des amas de ruines fumantes.

Sans m'abandonner aux perspectives lointaines qu'avait ouvertes devant moi le juge de district Obercassel, je croyais déjà toucher des yeux cet avenir si proche qu'en l'espace d'un mois la réalisation en pouvait être acquise. J'assistais en imagination à l'entrée triomphale de notre armée de l'Ouest, notre fier Kronprinz à sa tête, dans la capitale française abattue. J'entendais les puissants appels du Deutschland, Deutschland über alles rugis par douze musiques de régiment à la fois sur la place de la Concorde. A Versailles, un nouveau couronnement se préparait. Amiens, Rouen, Chartres étaient occupés, Orléans enlevé, la Loire franchie, Bourges saisi, Lyon investi. Partout les populations se soumettaient et les pantalons rouges fuyaient; les convois de prisonniers s'acheminaient par milliers sur l'Allemagne. Quelques semaines encore et le Midi rayonnant s'ouvrait aux pas des cohortes germaines extasiées. Le sol du Languedoc était foulé; la Provence huileuse recevait l'empreinte de nos talons. Et par un matin flamboyant, un escadron de nos hussards, débouchant d'un vallon touffu d'orangers, découvrait tout à coup la Méditerranée baignée de soleil, tandis que leurs chevaux, le poitrail haletant et la crinière gonflée, reniflaient le vent brûlant de l'Afrique.

– Quelle gloire! murmurai-je, emporté par mon rêve.

– Et surtout, dit Kœnig, dont la pensée semblait avoir pris un cours semblable à la mienne, surtout quel bienfait pour le monde!.. Nos mœurs, nos arts, notre science affirmant leur suprématie; notre langue et notre littérature se conquérant de nouveaux domaines: nos qualités nationales imposant leur supériorité et démontrant leur valeur: l'ordre, la discipline, le travail, la ténacité, l'honneur, l'amour du droit et le respect de la parole jurée; notre bonne foi et notre fidélité germaniques triomphant de l'intrigue, du mensonge et de l'envie; enfin, tout l'univers s'élevant à la culture allemande, qui n'est autre, messieurs, nous pouvons le déclarer sans orgueil, que la culture elle-même.

Schimmel avait suivi ce petit discours d'un œil ironique.

– Tout cela, dit-il, mon cher Kœnig, est fort beau: mais c'est de l'idéalisme! Pour moi, si ma philosophie n'est point incapable de concevoir de si belles choses, elle se contente à moindre compte. Dans quelques jours, peut-être, s'il plaît à Dieu, nous serons en France. Nous y serons hors de toute loi, sinon celle de la guerre, exempts de toute contrainte autre que le succès de nos armes et le bon plaisir du guerrier. Rien qu'à y songer, je me sens déjà plein de joie et d'ardente convoitise. Quel pays que la France! Quelles femmes, quels vins, quelles richesses!.. Voilà la réalité, voilà ce qui est appréciable et tangible… La culture, c'est très bien. Vous la répandrez, je n'en doute pas, mon cher Kœnig, vous et vos pareils. Mais croyez-moi, laissez cela aux professeurs, qui s'en chargent. Nous autres, nous sommes des soldats. Nous risquons notre peau, mais nous y trouvons le bénéfice de compensations immédiates. Pour moi, si, comme je l'espère, je rentre en France le sabre au clair et à la tête de ma section, je veux bien me battre, bien tuer, bien manger, bien boire et bien b… Après quoi, je m'en f… et je laisse la place aux professeurs… Prosit!

 

Peu à peu Schimmel avait élevé la voix et quand, parvenu au bout de son couplet, il eut haussé victorieusement son verre, de sonores hourras partirent des tables voisines.

– Bravo!.. Hoch Schimmel!.. Voilà qui est parler! criait-on de divers côtés.

Le premier-lieutenant Poppe se dérangea pour venir lui serrer la main, et la table des capitaines elle-même fut secouée d'un frémissement joyeux.

Les échos de cette animation générale ne s'étaient pas encore calmés, que la porte de la salle s'ouvrit. Elle livra passage au major von Nippenburg, qu'accompagnait le capitaine Kaiserkopf. Tout le monde se leva.

C'était un homme d'une cinquantaine d'années, replet et rose, sans un poil sur la nuque, non plus que sous le busc de son nez d'épervier. Ganté, sanglé, la casquette profondément enfoncée sur le crâne, la torsade à deux brins aux épaules, la cravache sous l'aisselle et les jambes arquées par l'exercice du cheval, il avait l'air tout à la fois burlesque et matamore. Auprès de lui, le capitaine Kaiserkopf paraissait un colosse.

– Bonsoir, messieurs, dit-il. Je vous en prie, reprenez place.

Il circulait de table en table, saluant aimablement du geste.

– Vous n'êtes pas très commodément installés… Vous êtes à l'étroit, messieurs… Vous regrettez votre casino…

– D'autant plus, fit la grosse voix de Kaiserkopf, que ces bougres de sous-officiers nous font ici à côté un sabbat… Potztausend!

Cette observation déchaîna une franche hilarité. Le fait est que les sous-officiers du régiment, qui avaient leur cantine dans la salle voisine, ne se gênaient guère pour procéder à leur vacarme habituel, dont, chaque fois que la porte s'ouvrait, nous percevions les éclats et le grossier tintamarre.

– Que voulez-vous, messieurs… poursuivait le major. A la guerre comme à la guerre!

A peine avait-il laissé choir ces mots qu'un vif émoi s'emparait des assistants. Des officiers se précipitaient:

– La guerre!.. Vous avez dit la guerre, monsieur le commandant?.. Est-ce la guerre?..

Assailli de la sorte, le major ne vit d'autre ressource que de lever au plafond ses bras courts.

– Je vous en prie, messieurs, chevrota-t-il, calmez-vous… Je n'ai pas dit la guerre… Si j'ai dit la guerre, c'était sans y prendre garde, dans l'emploi d'une expression usuelle à laquelle je n'attachais pas d'autre importance… Je ne sais rien, messieurs… Je vous assure que j'ignore tout… Comme vous, j'attends… Calmez-vous, messieurs, je vous en supplie…

– Calmez-vous donc, nom de Dieu! tonitrua le capitaine Kaiserkopf. Le major von Nippenburg vous dit qu'il ne sait rien: c'est qu'il ne sait rien.

Cette injonction eut raison du tumulte. Que le major von Nippenburg sût quelque chose qu'il ne voulût pas dire ou que vraiment il ne sût rien, le résultat en était le même et la conséquence identique: la patience.

Ce fut le moment de me lever de nouveau, de faire trois pas à la rencontre du major qui s'avançait vers notre table et de me présenter à lui. Il voulut bien me reconnaître, m'adressa plusieurs questions et me demanda des nouvelles de mon père. Cet accueil ne manqua pas d'impressionner le capitaine Kaiserkopf.

– Gewiss, fit celui-ci, je crois que nous pouvons compter sur ce jeune gaillard. J'ai vu ses notes, qui sont bonnes, et je lui ai confié le cinquième groupe de la troisième section.

– Montrez-vous digne de cette confiance, monsieur Hering, me dit le major, et nous pourrons, je l'espère, avant qu'il soit longtemps, vous octroyer le porte-épée.

Il s'informa du bagage des officiers dont le lieutenant Kœnig avait été chargé.

– Tout est en règle, monsieur le commandant; le train n'a plus qu'à enlever.

– Bien, bien, très bien… Je vois que l'esprit est excellent, fit-il en explorant de nouveau du regard la salle rumorante. Je suis très satisfait…

Puis, après nous avoir encore adressé un petit salut de la main, il se dirigea vers la table des capitaines, y prit place et, les ordonnances accourues, après s'être longuement concerté avec son acolyte, commanda un punch.

– C'est un malin, murmura Schimmel; il se rend populaire. Ce n'est pas le major von Putz, du premier bataillon, qui en ferait autant. Tous les supérieurs sont en ville, au Fürstenhof, au Theatergarten ou chez le général, tandis que nous moisissons ici à ne rien savoir.

Pour moi, je ne me sentais aucunement moisir. Très content de moi-même et des égards que je m'étais vu témoigner, heureux de me trouver dans cette atmosphère militaire et dans la compagnie de ces officiers distingués, je ne demandais qu'à jouir de ma situation présente, en attendant tranquillement les événements. Je m'enquérais de ce qu'étaient devenus ceux de mes anciens camarades que je n'avais pas revus, l'enseigne Wollenberg, l'exempt Lothar, le volontaire Otto Fuchs et le baron Hildebrand von Waldkatzenbach. On m'informait alors que Wollenberg était parti avec l'active, ainsi que l'exempt Lothar, nommé sous-officier, tandis que Fuchs, non encore mobilisé, était désigné pour le bataillon de dépôt. Quant au baron Hildebrand von Waldkatzenbach, qui avait raté l'examen d'officier de réserve, son rang d'aspirant, à ce que m'apprenait Helmuth, avait cependant fini par lui être concédé sur l'intervention d'une princesse appartenant à une famille souveraine. Nous ne tarderions pas à le revoir parmi nous.

Tout cela me ravissait d'aise. Halle et son université étaient bien loin. Je me sentais militaire dans l'âme, et je me demandais déjà si je n'avais pas menti à ma vocation, si je n'aurais pas dû, comme Wollenberg, arborer la cocarde de l'enseigne, plutôt que de coiffer la casquette orange du corps d'étudiants de Teutonia.

Au reste, le bruit croissant et la mêlée dissonante où la forte voix du capitaine Kaiserkopf grondait sans effort comme une basse persistante, la fumée des pipes et des cigares, le brandissement des chopes, le scintillement des liqueurs conféraient de plus en plus à cette réunion le caractère d'une vaste kneipe. Un bourdonnement continu provenait de la salle des sous-officiers, gonflé d'échos de disputes et de braillements de chants. De temps en temps la porte s'ouvrait, un officier entrait ou sortait, et le charivari devenait alors énorme. Dominant toutes les autres, une voix avinée, où l'on ne pouvait reconnaître que celle du sous-officier Michel Bosch, gueulait:

 
Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein!
Wer will des Stromes Hüter sein?
Lieb Vaterland, magst ruhig sein:
Fest steht und treu die Wacht am Rhein!
 

Puis la porte se refermait, le tapage s'assourdissait et le brouhaha des officiers reprenait le dessus.

Il était près de minuit et j'avais beaucoup bu. Mon cerveau commençait à se brouiller, mes yeux à se fermer; je ne les maintenais ouverts qu'à la force d'une volonté fléchissante.

 
Zum Rhein, zum Rhein, zum deutschen Rhein…
 

Le beuglement de Wacht-am-Rhein me réveillait en sursaut.

– Allons, Hering!.. Moi, fit Kœnig, je vais me coucher. Demain réveil à quatre heures et demie!

Je me levai lourdement pour le suivre. Il me sembla que je titubais.

Quelques minutes plus tard, j'avais regagné mon logement et, déshabillé aussi rapidement que me le permettaient mes gestes vagues, je me jetais avec délice sur le lit du feldwebel Schlapps et sous ses photographies de femmes, tandis que, dans la chaleur de la nuit et le ronflement de la caserne endormie, me parvenait encore, par la fenêtre entr'ouverte, une lointaine et confuse clameur, que perçait comme une vrille le refrain belliqueux:

 
Fest steht und treu die Wacht am Rhein,
Fest steht und treu die Wacht, die Wa-a-acht a-a-am Rhei-ei-ein!..
 

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