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Nach Paris! Roman

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Nous avions fait trente-cinq kilomètres la veille; nous en couvrîmes quarante pour notre seconde journée de marche sur terre de France. On faisait une courte halte toutes les deux heures. Mais si notre manœuvre, ainsi que l'avait prévu Schimmel, était extrêmement rapide et ne s'opérait pas sans fatigue, elle n'en était pas moins joyeuse. Le grand but nous galvanisait tous. Paris! Paris! Il semblait que ce mot magique nous poussât en avant et nous donnât des ailes.

La troupe chantait fréquemment pour électriser son allure. C'était tantôt une compagnie, tantôt l'autre qui donnait de la voix, et chacune avait son chœur de prédilection. Le nôtre était, bien entendu, celui de Wacht-am-Rhein lui-même, la Garde au Rhin et le terrible sous-officier en accentuait les couplets avec un coup de gueule toujours plus enragé. Nous battions de loin comme sonorité tout ce qui sortait du reste du bataillon. Le capitaine Kaiserkopf en ressentait quelque fierté.

– Ce n'est plus la Garde au Rhin, meine Kinder, qu'il vous faudra chanter, bramait il avec un gros rire, mais bientôt la Garde à la Seine!

– Ou la Garde à la Loire! vaticinait plus âprement Schimmel.

Celui-ci ne dédaignait pas de se mêler à cette forte joie militaire, et, au milieu des ébaudissements de sous officiers ou de simples soldats qui égayaient la route d'airs du pays, de refrains provinciaux ou de ritournelles d'accordéon, il lui arrivait de produire quelque chanson plus originale, dont il chevrotait d'un fausset aigre la mélodie ou dont il déclamait pompeusement les paroles.

Je m'en rappelle une, qui devait être nouvelle, car personne ne la connaissait. La voici:

 
Mein Vater hat mich ein Lied gelehrt,
Als er 70 aus Frankreich heimgekehrt,
Eine Zeile lang, ohne Strophe und Reim,
Das brachte er mit aus dem Kriege heim:
Nach Paris! nach Paris! nach Paris!
 
 
Nach Paris! Er tat seinen ersten Schlag,
Ein Franzose æchzend am Boden lag,
Nach Paris! Seine Flinte nahm sicheres Ziel,
Ein feindlicher Schütze zu Boden fiel.
Nach Paris! Die Losung war gut und recht
Und warf zu Boden ein neidisch Geschlecht.
Nach Paris! nach Paris! nach Paris!
 
 
Jetzt merke ich wohl meines Vaters Wut
An den Erbfeind, sie lebt auch in meinem Blut,
Wir marschierten nach Frankreich, die tausend Mann,
Und ich stimmte das Lied meines Vaters an,
Kein Lied war kürzer und geller als dies.
Ganz Deutschland singt's: Nach Paris! nach Paris! 5
 

Nach Paris! Toute l'Allemagne le chantait, en effet, et nous le chantions avec elle. Et nous le chantions d'autant mieux que c'était nous qui y allions. Nach Paris! oui, oui, nach Paris! Qui n'aurait chanté? Je ne crois pas qu'à ce moment il y ait eu, dans toute l'Allemagne, une seule voix discordante, même aucune de celles qui, sur tant d'autres points, ne sont jamais d'accord.

Je n'étais pas sans me préoccuper parfois, je le dis sans fausse modestie, de l'état d'esprit de mes soldats. Je ne me contentais pas, comme tant de chefs de groupes, de maintenir la discipline et d'assurer le service, sans plus considérer les hommes que des machines, d'imparfaites machines qu'il fallait trop souvent rudoyer pour les faire marcher. Ma qualité d'intellectuel m'imposait des prétentions à la psychologie. Je m'intéressais à mes quatorze mousquetaires et me montrais curieux de leur mentalité. Que pensaient-ils au juste de la guerre? C'est ce que je me demandais et que, pour m'en instruire, je ne jugeais pas indigne de moi de leur demander à eux mêmes. «Pourquoi te bats-tu?» Cette question, je la leur posais. J'avais avec eux un contact trop familier pour les inquiéter, et ils se défiaient trop peu de moi pour ne pas me répondre avec simplicité et franchise. «Pourquoi te bats-tu?» La plupart répondaient: «Pour l'Empereur» ou: «Pour le Vaterland», et c'était vrai, ils ne se battaient pas pour autre chose; l'Empereur et le Vaterland représentaient tout pour eux: l'Allemagne, leur coin de terre, leur famille, eux mêmes. C'étaient des protestants comme moi, des Prussiens comme moi, des gens de la Saxe prussienne comme moi, et, comme moi-même, ils se battaient bien réellement et pleins d'enthousiasme pour l'Empereur et pour le Vaterland contre l'ennemi commun.

Mais le cas de tous mes fusiliers n'était pas aussi net. J'avais dans mon groupe deux catholiques et trois socialistes, et ceux-ci m'intriguaient davantage. L'un des deux catholiques était le soldat Schnupf, que je connaissais du temps que j'étais volontaire et que j'aimais bien. Quand je lui eus demandé: «Pourquoi te bats-tu, Schnupf?» et qu'il m'eut répondu: «Pour l'Empereur», je lui objectai:

– L'Empereur est protestant, comment peux-tu te battre pour lui?

Schnupf réfléchit un moment, paraissant faire un gros effort pour pénétrer en lui-même et définir la raison réelle pour laquelle il se battait. Il dit:

– Je me bats contre la France anti-chrétienne et persécutrice de l'Église. Elle doit périr. Dieu le veut. Notre Empereur est protestant, c'est vrai, mais il respecte la religion catholique et la protège. D'ailleurs le pape est avec nous.

– C'est juste, dis-je. Mais tu es entré en Belgique, Schnupf, un pays catholique; tu y as brûlé des églises et massacré des curés. Comment arranges-tu ça?

– Je vais vous le dire, Herr Fæhnrich. La Belgique a commis un grand crime en s'opposant à notre passage et en tirant sur nos soldats. Si elle ne s'est pas mise de notre côté, et si elle a préféré l'Angleterre hérétique, c'est qu'elle n'est pas bonne catholique; ses églises sont de faux temples et ses curés de mauvais prêtres. La Belgique n'a que ce qu'elle mérite.

Il n'y avait rien à répliquer. La conviction de Schnupf était entière: Schnupf savait pourquoi il se battait.

Avec Vogelfænger, ce fut un peu plus compliqué. Vogelfænger était un mineur du Harz, socialiste des plus rouges. Quand je me risquai à l'interroger, non sans lui avoir préalablement offert une tournée à l'auberge d'un village, il me regarda fixement, comme pour s'assurer de ma discrétion, puis il dit d'une voix basse et farouche:

– Je ne me bats pas pour l'Empereur, puisque je suis républicain.

– Bien entendu, accordai-je.

– Je ne me bats pas non plus pour la patrie, puisque le suis internationaliste.

– Evidemment. Mais alors, diable, Vogelfænger, pourquoi te bats-tu? Est ce que tu ferais la guerre à contre cœur?

– Je fais la guerre de bon cœur.

– Explique-moi donc ce mystère.

– Il n y a pas là de mystère, Herr Fæhnrich; vous allez comprendre. Nos chefs nous ont dit: Voulez-vous le triomphe du socialisme? Alors vous devez vous battre pour le triomphe de l'Allemagne. L'Allemagne, nous ont-ils dit, est le seul pays du monde où le socialisme soit vraiment puissant et vraiment organisé. Qu'est-ce que c'est que les socialistes des autres pays? Rien, de petits partis misérables, incapables d'une action quelconque et qui se mangent entre eux. Seule l'Allemagne socialiste est grande et peut assurer l'avenir du socialisme. Mais il faut pour cela que l'Allemagne soit la plus forte; l'Allemagne vaincue, c'est le socialisme vaincu. Aucun socialiste ne peut vouloir cela. Après la victoire, nous établirons le régime socialiste en Allemagne et nous l'imposerons au monde. Les capitalistes et les hobereaux qui ont décidé cette guerre ont en même temps signé l'avènement du socialisme. Nous haïssons le Kaiser et ses ministres, et nous voudrions tous les voir pendus. Mais, en attendant, ils font notre affaire. Voilà ce que nous ont dit nos chefs. Vous, les junkers…

– Je ne suis pas un junker.

– Vous êtes un bourgeois, pour nous c'est tout comme. Vous autres bourgeois et junkers, sans vous en douter, vous vous battez pour nous. Nous sommes maintenant vos alliés c'est vrai, mais pour mieux vous dévorer plus tard. L'armée, cette armée que vous avez si bien organisée, est en réalité notre armée. Sur trois combattants allemands il y a un socialiste et un autre qui est en train de le devenir. Moltke et von Kluck sont nos hommes, sans le savoir. Cette guerre est notre guerre. Plus il y aura de tueries, de sang répandu, d'horreurs et de massacres, plus il y aura ensuite de socialistes. Voilà pourquoi nous nous battons, Herr Fæhnrich. Vive la guerre!

Il y avait de quoi être médusé, et je le fus. Mais j'avais compris. Vogelfænger savait, lui aussi, pour quoi il se battait: il se battait pour le socialisme.

Personne donc ne regrettait la guerre. Chaque Allemand la faisait pour un motif qui n'était pas toujours le même, mais qu'il connaissait parfaitement, qui le poussait avec une force irrésistible et le liait indissolublement à tous ses compagnons, quels qu'ils fussent, dans une même communauté de passion et d'enthousiasme. Kaiserkopf se battait pour le plaisir; Schimmel se battait pour le métier; von Bückling et von Waldkatzenbach se battaient pour la caste; leurs soldats se battaient pour le Kaiser, pour le pape ou pour la révolution sociale. Non, personne ne regrettait la guerre, pas même Kœnig, qui ne désapprouvait que la manière dont la guerre était faite, non la guerre elle-même. Et tous ensemble criaient: Nach Paris!

 

Nous n'étions pas encore à la Loire, ni même à la Seine mais nous venions de franchir la Somme. Il y avait eu, paraît-il, sur quelques points certaines velléités de l'ennemi d'en défendre le passage; dans la région où nous opérions, nous n'aperçûmes rien de semblable et nous traversâmes la rivière, au point du jour, dans la plus grande liberté. Au delà, le pays paraissait vide de forces hostiles. Mais nous n'avions pas fait trois kilomètres que nous étions arrêtés par des troupes françaises.

Déjà, sur notre droite, nous entendions la brigade qui nous flanquait canonner depuis quelque temps avec vivacité. Nous n'avancions plus que prudemment. Bientôt nos éléments reçurent l'ordre de prendre leurs dispositifs de combat. Les téléphonistes étaient sur les dents.

De petits obus très meurtriers commencèrent alors à tomber. Ils firent immédiatement plusieurs victimes. Des cris de fureur s'élevèrent:

– Franzosen!.. Franzosen!.. Ach! die Franzosen-Kanaljen!..

Le bataillon se jeta dans les chaumes vivement déployé, la compagnie Kaiserkopf en avant. Une sueur froide me mouilla comme une douche. Mais ayant déjà subi le baptême du feu, je me cravachai intérieurement le cœur pour me forcer au courage. Il fallut aussitôt s'aplatir contre terre. Une rafale de ces petits obus ravageait la zone de front, interdisant toute marche d'approche. Ils arrivaient en criant, éclataient avec un brisement déchirant, arrachaient les oreilles, cinglaient les nerfs. Ils pleuvaient avec une vitesse inouïe et à la fréquence d'un tir de mitrailleuse, projetant l'éparpillement d'une myriade de lamelles d'acier tranchantes comme des rasoirs. Leur explosion buvait l'air et empoisonnait le vide. Je crus perdre connaissance. Des morts et des blessés en nombre impressionnant roulaient déjà et se déchiquetaient sur le sol. Mais il fallait progresser à tout prix, c'était l'ordre.

– En avant, nom de Dieu! haletait Kaiserkopf derrière nous.

Les sous-officiers fouaillaient en hurlant leurs soldats. On avançait sur le ventre, travaillant fébrilement de la pelle-bêche. Nos batteries crachaient un feu d'enfer, mais ne parvenaient pas à faire taire celles qui nous aspergeaient. Nous étions couverts par une ondulation de terrain qu'il fallait atteindre à travers un kilomètre terrible comme un glacis. C'était autre chose qu'en Belgique! La mort, le décervelage, le râle rôdaient de toutes parts. Des rigoles rouges dégoulinaient dans les sillons de nos petites tranchées. Protégés par nos sacs, nous cherchions péniblement à progresser par bonds rampants de quelques mètres. Les visages étaient livides et terreux. La sueur, le sang et l'urine suintaient des vêtements. Le soleil plombait nos casques qui écrasaient nos têtes bouillantes. De grosses mouches bourdonnaient à nos oreilles, tandis que de rauques éclats de cornets, à l'arrière, rayaient les interstices des explosions.

J'eus la douleur de perdre mon fidèle Kasper, «soufflé» par un obus. Sans la moindre blessure discernable, sans paraître seulement avoir été touché, il devint subitement tout bleu et un mince filet de carmin farda ses lèvres.

Mais une forêt de hourras bruissait derrière nous. Les trois autres compagnies, lancées à l'assaut, nous dépassaient en courant dans un cliquetis de culasses et une précipitation de bottes. Hérissé, convulsif, tendu comme un chat maigre, le baron Hildebrand von Waldkatzenbach bondit près de moi en miaulant des «khrr, khrr» angoissés. Une poussière brûlante nous enveloppa. A travers ce brouillard, je vis avec horreur les vagues qui nous distançaient fondre rapidement dans leur course. Les hommes tombaient ça et la, brusquement, au hasard, balayés, emportés comme des quilles sous la bourrasque des projectiles. Ils s'abattaient d'un bloc, le plus souvent sur le dos, fauchant l'air de leurs bras spasmatiques, tandis que le fusil leur échappait. On en voyait s'effondrer par tranches de huit ou dix à la fois. J'étais épouvanté, et je crus ma dernière heure venue quand j'entendis le grondement de Kaiserkopf, répété par le fausset de Schimmel, commander:

– En avant!.. Zum Sturm!..

Ceux qui le purent se levèrent pour se joindre à l'assaut. Sur les autres, les coups de bottes des gradés furent malheureusement inutiles.

Au milieu de l'ouragan, comment arrivai-je en haut? Je n'en sais rien. Je me trouvai sur la croupe du pli de terrain juste à temps pour voir détaler au triple galop de leurs attelages quatre petits canons qui disparurent dans un vallonnement. Etais-je blessé? Je ne ressentais qu'une immense agitation et, subitement, une soif intense. Je vidai mon bidon.

Derrière nous, le champ que nous avions travers gigotait hideusement et hurlait.

Nous avions devant nous un bout de plaine coupé de petites haies, sillonné de fossés, parsemé de meules et de bouquets d'arbres. Tout s'y était tu, mais le terrain devait fourmiller d'ennemis. Nos obus l'arrosaient de leur grêle, y soulevant des gerbes noirâtres et y semant des incendies. J'étais encore tout étonné de respirer, stupéfait d'être vivant. Je regardai autour de moi, cherchant mes hommes. Onze étaient là, qui m'avaient suivi, dont deux légèrement blessés. Trois manquaient, outre Kasper. Je me berçai de l'espoir qu'ils avaient pu se perdre dans la tourmente, mais la vérité est que je ne les revis jamais.

Les bataillons arrivaient les uns après les autres, à droite, à gauche, ou derrière le nôtre, en soutien. Je crois bien que toute la brigade était là. On reprit la marche en avant, au pas gymnastique, comme une trombe. Les tambours battaient; les fanions signalaient: «Allonger le tir» et: «Envoyer munitions». A notre gauche, le bataillon von Putz avait trouvé moyen de ramasser une cinquantaine de civils, hommes, femmes, vieillards et enfants, dont il se faisait précéder, baïonnettes dans les reins, et qui lui servaient de bouclier.

– Sacré mille millions! fit Kaiserkopf jaloux.

Et de nouveau ce fut terrible. De tous les fossés, de derrière les meules, les haies, des milliers de balles sifflèrent, décimant à nouveau les rangs de nos courageux fantassins. Ces misérables Français devaient avoir avec eux deux on trois mitrailleuses qui vidaient sans pitié sur nous leurs bandes assassines. Mais cette fois on les avait devant soi, on les tenait, il n'y avait plus qu'à leur tomber dessus.

Les premiers pantalons rouges parurent. Ils étaient morts ou blessés aux abords des obstacles que nous traversions. Les blessés, bien entendu, étaient immédiatement réduits eux aussi à l'état de cadavres. La vue de ces Français m'inspira aussitôt une haine féroce. Je sentis que je les exécrais. Ah! les bandits! les lâches!.. On en voyait passer subrepticement entre les ramures, se glisser de couvert en couvert. Leurs armes brillaient et les cuivreries dont ils étaient garnis scintillaient.

– Plus vite!.. plus vite! nous adjuraient nos officiers.

Il fallait gagner le plus rapidement possible l'espace qui nous séparait d'eux, réduire au minimum le temps d'efficacité de leur tir et les aborder promptement à la baïonnette. La rage meurtrière de leur feu nous abîmait. Nos pertes étaient déjà assez élevées.

Heureusement que l'artillerie nous avait bien préparé la besogne. Leurs positions étaient bouleversées et des amas de corps sanguinolents les jonchaient. Ce n'étaient d'ailleurs que des défenses de fortune aménagées à la hâte et que l'on franchissait sans peine, une fois privées de leurs derniers défenseurs. Nous nous rendîmes bientôt compte que ceux-ci étaient moins nombreux que la férocité de leur tir n'avait pu le faire croire. Il pouvait y avoir là en tout un petit bataillon, dont la moitié devait avoir déjà mordu la glèbe. Cela décupla notre courage, car il était visible que nous les écrasions sous notre nombre. On ne les voyait pourtant pas fuir, ni se rendre. Ils préféraient se faire tuer sur leurs médiocres positions. Ils réussissaient même parfois à se grouper, à foncer sur nous et à rompre sur quelque point notre étreinte. C'est ainsi que nous vîmes inopinément surgir devant notre front de compagnie une cinquantaine de ces enragés faisant mine de vouloir nous culbuter. Ce fut une minute de désarroi. Heureusement que Kaiserkopf eut une idée de génie. C'est là que nous pûmes apprécier la valeur d'un bon tacticien. Il fit avancer une trentaine d'hommes sans armes, avec l'ordre de lever les bras et de crier: «Kamerad!». Donnant dans le panneau les Français s'arrêtèrent net. Leur officier, tout joyeux, s'approcha sans défiance, faisant signe aux nôtres qu'il acceptait leur reddition. Mais, à ce moment, les rangs des «Kameraden» s'ouvrirent, démasquant une mitrailleuse que Kaiserkopf avait fait rapidement aposter derrière leur rideau. En un tour de bande, toute la racaille française était par terre.

A notre gauche, devant le bataillon von Putz, nos affaires marchaient mieux encore. Là, c'était la victoire éclatante. Le bouclier des civils avait fait merveille. Il n'en restait pas grand'chose. Par contre, les hommes de von Putz sortaient à peu près indemnes de l'aventure et avaient tout balayé devant eux.

Plus loin, on voyait des flammes jaune pâle sortir de derrière un écran de peupliers, dans des flots de fumée pommelée. N'ayant plus rien à battre dans notre secteur, plusieurs d'entre nous s'y portèrent. Nous reconnûmes en approchant que c'était une ambulance française qui brûlait. Elle était aménagée dans un corps de grange, que le feu attaquait déjà de trois côtés. Des sergents amoncelaient encore des bottes de paille contre les charpentes. Deux drapeaux de la Croix Rouge arborés aux angles se tordaient sous le courant d'air chaud. Ils ne tardèrent pas à se consumer. D'horribles hurlements sortaient de ce brasier. Trois ou quatre cents soldats mêlés d'officiers trépignaient de joie à l'entour, poussant des hourras et tirant des coups de fusil dans l'incendie. Mais ce qu'il y avait de plus saisissant, c'était de voir surgir, à moitié fous, de la fournaise les malheureux qui tentaient de s'en échapper, des blessés, des malades, des infirmiers, qui gesticulaient affreusement, sourcils et cheveux grillés, les yeux exorbités, des plaques noires ou vives au visage, les vêtements en partie détruits ou en feu, les linges et les pansements carbonisés. Un médecin-chef, en sarrau blanc bruni de sang et qui paraissait blessé, car il soutenait son bras gauche, voulut s'élancer vers un de nos officiers. Il n'avait pas fait dix pas, en proférant je ne sais quoi d'une voix indignée, qu'il tombait percé de balles. D'ailleurs, tout ce qui sortait était aussitôt couché en joue et abattu.

– Feuer! Feuer! ne cessaient de crier des feldwebels fanatiques.

S'excitant à cet abominable jeu de massacre, les soldats, dont les plus avancés se tenaient à une cinquantaine de mètres du foyer en raison de la chaleur et des escarbilles, épaulaient, visaient, déchargeaient, puis attendaient le débucher de la pièce suivante, comme dans l'émulation d'une chasse enivrante.

– Noch einer! hurlaient-ils. Encore un!..

Vingt, trente fusils détenaient et l'homme roulait dans l'herbe roussie. Je vis ainsi descendre des douzaines de blessés, mutilés de la face, du torse ou des bras, un en chemise qui avait une gouttière à chaque jambe, un autre amputé d'un pied et dont les béquilles brûlaient. Aux brèches de la toiture et aux abatants du grenier apparaissaient d'horribles masques dantesques et des bras tétaniques; il en émergeait des bustes, des corps qui se hissaient convulsivement et dégringolaient en perdant leurs bandages. Ils tombaient à terre sur leurs moignons, se cassaient un reste d'épaule ou de tibia, et n'étaient pas moins fusillés, après quelques sautillements désespérés. Du côté des peupliers, une cinquantaine de blessés, capturés dans l'ambulance avant le début de l'incendie, étaient exécutés, plus régulièrement, à feux de salves, sous les ordres d'un lieutenant pommadé.

Tout cela me surprenait et je commençais à trouver qu'on allait peut-être un peu loin. A quelques pas de moi, Kœnig considérait ce spectacle sans un mot, son beau visage contracté de tressaillements. Je vis Schimmel s'avancer vers lui avec un sourire sardonique et lui brandir un papier sous le nez comme pour le narguer. Ce papier, Kœnig devait le connaître et l'avoir reçu lui aussi, car il ne daigna pas le regarder. Schimmel me le tendit. Je lus:

 

Von heute ab werden keine Gefangenen mehr gemacht. Sæmmtliche Gefangenen werden niedergemacht. Verwundete, ob mit Waffen oder wehrlos, niedergemacht. Es bleibe kein Feind lebend hinter uns 6.

Cet ordre était signé du général-major von Morlach, commandant la brigade.

Jamais, je dois le dire, ordre ne fut si ponctuellement exécuté. Répandus sur la surface du champ de bataille, des escouades de massacreurs en exploraient consciencieusement les recoins. Tout buisson cachant un râle suspect était battu et nettoyé. Les giboyeurs suivaient à la trace le sang, pistaient le gîte et servaient la bête à la baïonnette. Le sang ruisselait et les entrailles coulaient dans les bauges forcées. Mais quelque décousu qu'il fût, le Français traqué ne se laissait pas épieuter sans faire tête, et son égorgement n'allait pas sans danger pour les veneurs. Il leur fallait parfois se mettre à six ou sept pour en achever un. Ces fauves se défendaient jusqu'à leur dernier grognement. Ceux qui ne pouvaient plus remuer un bras, pointer un pistolet, vomissaient contre nous d'abominables injures.

– Boches! Boches! criaient-ils. Boches!.. Ah! les vaches!.. ah! les Boches!..

Ce fut ici que j'entendis pour la première fois ce terme de «Boche», qui devait si souvent par la suite frapper mes oreilles et que j'eus plus d'une fois l'occasion de recevoir en plein visage.

– Ah! les Boches!.. ah! les salauds!.. les assassins!.. les Boches!..

J'en étais tout indigné, tout froissé dans mon amour-propre d'Allemand.

Mais ces cris eux-mêmes, ces injures cessèrent. Les derniers blessés se turent et il n'y eut plus que des morts. Le général major von Morlach pouvait être content.

Cela ne refroidit pas l'ardeur de nos soldats, car s'il n'y avait plus rien à éventrer, il y avait encore beaucoup à fouiller. Le pillage des cadavres, qui avait déjà commencé, se généralisa. On vidait les poches et on coupait les doigts. On enlevait les bijoux, l'argent, les montres et le tabac. Des équipes organisées dépouillaient les corps de leurs chaussures et de leurs uniformes, ceux-ci étant destinés, comme je l'appris, à costumer certaines de nos unités en vue de tromper l'ennemi. Après à leur besogne et parfois se disputant entre eux, nos soldats étaient changés en hyènes, en chacals, en détrousseurs de morts, en écumeurs de champ de bataille.

Devant un amoncellement de tués, résultat d'une exécution en masse ou d'une attaque fauchée à la mitrailleuse comme celle que nous avions détruite, une soixantaine d'hommes de notre compagnie, s'abandonnant aux ébats d'une joie délirante, attendaient le moment de procéder au dépècement. Des gradés étaient là, Biertümpel, Schmauser, Buchholz, Quarck, Schweinmetz; Wacht-am-Rhein y était, le mufle sanguinaire; Schlapps et le capitaine Kaiserkopf y étaient. On tirait les derniers coups de fusil sur le charnier où s'observaient encore d'obscurs tressaillements.

Soudain un remuement se fit dans la masse sanglante; des corps s'écartèrent, s'éboulèrent sous une poussée de l'intérieur; et l'on vit lentement surgir d'entre les cadavres un faciès épouvantable, sans nez, sans sourcils, semblable à un écorché d'anatomie, avec un œil crevé et le front déchiré; puis une épaule, un torse, un bras galonné où manquait la main. A cette apparition spectrale il y eut un moment de stupeur. Promenant sur nous son œil unique, l'horrible fantôme se mit à crier d'une voix stridente:

– Bandits!.. Vous n'êtes tous que d'ignobles massacreurs!.. La guerre a honte de vous, canailles!.. vous la déshonorez!.. Peuple d'assassins, peuple de monstres… Je prie Dieu avant de mourir que la France ne vous pardonne jamais vos crimes!..

Kaiserkopf, qui fut le premier à se remettre de cette surprise, put enfin braire:

– Frankreich kaput!

– Ah! Frankreich kapout? salauds!.. Pas si vite!.. Il y a encore des poilus en France!.. Je vous maudis!.. Je maudis l'Allemagne!.. Deutschland, Deutschland nieder!… Et si vous voulez mon nom, les Boches, eh bien, sachez que le capitaine Labastide vous emm…!

Kaiserkopf s'était précipité sur lui, fou de rage, et braquait déjà dans cette bouche tragique et hurlante le canon de son revolver. Mais avant que le coup partit, le capitaine français, recueillant toutes ses forces, eut le temps de lui envoyer au visage un crachat de sang.

Je ne voulus pas assister à la curée et je m'éloignai. A ce moment, j'aperçus de nouveau Kœnig. Avait-il été présent à cette scène, si pareille à celle qu'il nous avait faite lui-même en Belgique? Avait-il entendu la malédiction du capitaine français?

Le pillage ne put se poursuivre. J'avais à peine rejoint le gros de la compagnie, que des signaux de cornets se mettaient à sonner de partout. Les troupes se reformaient hâtivement. Les officiers couraient, criaient et sacraient. Kaiserkopf, suivi de sa bande, revenait à rapide allure. Le major von Nippenburg galopait autour de son bataillon, qu'il faisait ranger. Notre artillerie recommençait à tirer. Que se passait-il?

Nous ne tardâmes pas à le savoir. De longues lignes rouges se démasquaient au loin, sur notre gauche. En même temps, nous étions arrosés de shrapnells.

– Les Français!.. les Français! criait-on.

– Ils contre-attaquent, fit Schimmel.

Des hommes roulèrent en poussant des clameurs déchirantes à quelques mètres de moi. Nous reçûmes l'ordre de nous aplatir.

Il apparut bientôt que notre aile gauche était fortement accrochée. De nouvelles chaînes de pantalons rouges se déployaient à l'horizon, débordant de part et d'autre les premières. Il y en avait bien au total un régiment. Elles progressaient avec vélocité, fournissant un tir nourri et paraissant bien pourvues de mitrailleuses. Tout notre front fut de nouveau en feu. Les deux artilleries bombaient au-dessus de nous une voûte tonnante.

Les Français avançaient avec une audace croissante. Il semblait que nos mitrailleuses, disloquées peut-être par leurs obus, fussent incapables de les arrêter. Déjà le contact était pris et notre aile gauche commençait à plier. Nous n'avions rien encore devant nous. Des commandements nous jetèrent debout sous les balles des fusants. Le colonel von Steinitz poussait son régiment en oblique, pour tomber sur le flanc de l'ennemi et dégager le reste de la brigade.

C'est du moins ainsi que j'interprétai le mouvement qui nous était commandé et que nous entreprenions déjà d'exécuter, lorsqu'une nouvelle péripétie vint nous arrêter et nous accrocher à notre tour, nous obligeant à ne plus songer qu'à nous défendre nous-mêmes. Devant nous et sur notre droite venaient de jaillir une multitude de petits hommes bleus, extrêmement agiles, qui se mirent à nous mitrailler avec une ardeur peu commune, tout en se portant contre nous en courant. D'où sortaient-ils? Comment et sous quels couverts mystérieux étaient-ils parvenus à ramper sans être aperçus jusqu'à cinq cents mètres de nos tirailleurs avancés, pour se montrer subitement au pourtour de nos lignes comme autant de diables bondissants, fulminants et criards?

– Les chasseurs! fit Schimmel. Gare à nous!..

Ils paraissaient, disparaissaient, reparaissaient, collés au terrain ou en surgissant, insaisissables et voltigeurs, légers comme des oiseaux, souples comme des guépards, le képi sur l'œil, le collet à l'écusson jonquille soulignant le menton nerveux. Leur mobilité nous étonnait, ahurissant nos hommes, qui ne savaient où tirer. Ils furent sur nous que nous avions à peine eu le temps d'ajuster nos baïonnettes. Je vis avec effroi que nous allions reculer sous leur fougue. Ils nous tombaient dessus en vociférant dans un langage étrange des mots inconnus, dont je pus surprendre quelques uns:

– V'la les chassbis!

– A la barbaque!

– Mettons-en, les potes, les mecs!

– Foutez-y la pilule, aux yayas!

– Gercez-y la tomate!

– Bouffez-les! zigouillez-les!

– Ça barde!

– Y mettent les bâtons!

– Y z'ont les colombins!

J'étais tout ce qu'il y a de plus effrayé. J'interrogeai Schimmel:

– Quelle langue parlent-ils donc?.. Ce doivent être des Africains!

– Mais non, ce sont des chasseurs; je les connais bien… Seulement ils ne parlent plus français. Je n'y comprends rien!..

Je n'eus pas le loisir de m'enquérir davantage de ce langage mystérieux. L'engagement gagnait avec une rapidité foudroyante, au milieu des Donnerwetter et des zum Teufel vomis par Kaiserkopf, des coups de sifflet affolés des officiers, des ululements furibonds des sergents, et il ne fallait plus que songer à soi, sauver sa peau. C'est en vain que le capitaine voulut renouveler le coup de la mitrailleuse: les diables bleus devaient déjà le connaître, car tous nos malheureux «Kameraden» tombèrent victimes de leur courage et de leur bonne foi. La mêlée devint vite effroyable. Des corps à corps affreux se nouaient. On voyait les fusils se dresser, les bras se tendre, les baïonnettes plonger de haut ou saillir d'en bas, les faces contorsionnées grimacer atrocement. Un vacarme épouvantable de chocs métalliques, de déflagrations, de crissements, de jurons, de hurlements de douleur déchaînait sa tempête et convulsionnait son délire. Une odeur de poudre d'étal et de suint poignait les narines. Je me sentis deux fois éraflé par des balles; un éclat ricocha sur la plaque de mon ceinturon. Mous reculions, laissant de nombreux cadavres et des abats de blessés. Dans une buée de poussière tourbillonnante et de gouttelettes de sang je vis lâcher pied, à côté de nous, ce qui restait de la section von Bückling; je vis les hommes fuir en jetant sacs, fusils et bidons pour courir plus vite, sans souci de la rupture créée dans nos lignes par cette panique. Et mon horreur fut à son comble quand j'aperçus aux trousses des fuyards un flot de ces diaboliques chasseurs bleus et l'un d'eux, une sorte d'égipan à la barbiche fourchue, atteindre à la course le petit lieutenant von Bückling qui se sauvait, lui enfiler sa longue baïonnette dans le derrière et le traverser férocement de part en part.

5Mon père, revenant de France en 70, m'a appris un chant qu'il rapportait de la guerre. Ce chant n'a qu'un vers sans strophe et sans rime: Nach Paris! nach Paris! nach Paris! Nach Paris! Mon père porte son premier coup, et un Français gémissant gisait à terre. Nach Paris! Son fusil visa avec sûreté, et un tireur ennemi tomba. Nach Paris! Le mot d'ordre était bon et renversa une race envieuse: Nach Paris! nach Paris! nach Paris! Maintenant je ressens la rage de mon père contre l'ennemi héréditaire, elle revit dans mon sang. Nous marchions vers la France, des milliers d'hommes, et j'entonnais le chant de mon père. Aucun chant n'est plus bref et plus éclatant. Toute l'Allemagne le chante: Nach Paris! nach Paris!
6A partir d'aujourd'hui il ne sera plus fait de prisonniers. Tous les prisonniers seront massacrés. Les blessés, armés ou non, massacrés. Il ne doit rester aucun ennemi vivant derrière nous.

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