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Nach Paris! Roman

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VII

Le 25 août, nous nous trouvions sur la route de Louvain. Nous marchions allègrement à travers une riche campagne verte et jaune, exubérante d'arbres, de prés et de froment. La troupe chantait de beaux lieder du pays natal, tandis que des ruines fumaient aux horizons et que des bandes errantes de fugitifs se dispersaient à notre approche pour se jeter dans les champs, mains levées. On leur envoyait tranquillement quelques coups de fusil, sans autrement se déranger. Une odeur pénétrante de moissons fraîches et de chairs brûlées flottait dans l'atmosphère tiède. La canonnade roucoulait. Sous le soleil ruisselant, c'était un magnifique paysage de guerre et de nature.

Nous commençâmes par découvrir, dans le sud-sud-ouest, émergeant de la végétation et comme suspendue dans l'azur, la pointe fine d'une flèche denticulée. S'élevant de plus en plus, elle dégagea bientôt quatre jolies tourelles d'angle, dont on distinguait très bien à la jumelle le délicieux ouvragement. Puis la tour apparut, puis la longue arête du toit, portant, comme un joujou en équilibre, un clocheton. A mesure que nous avancions, se dévoilaient et se précisaient d'autres tours, d'autres tourelles, d'autres toits aigus, des clochers ajourés, des dômes, des frontons, des lanternes, des façades guillochées, des dentelles et des girouettes. Tout le centre de la ville était occupé par une splendide masse gothique, qui, dans l'épanouissement de ses arcatures, de ses pinacles, de ses ogives, de ses campaniles et de ses roses, fleurissait comme une fastueuse corbeille de pierres disposée sur le parterre des maisons, devant un fond léger de frondaisons et la perspective harmonieuse d'une colline. C'était Louvain.

– Louvain! Louvain! répétions-nous remplis d'enthousiasme.

– Lœwen! Lœwen! frémissaient joyeusement les soldats.

Je me réjouissais de visiter cette ville fameuse, pleine de merveilles d'architecture. Je me rappelais les leçons de l'érudit Anton Glücken, professeur d'histoire de l'art à l'université de Halle. Il nous en avait fait une, précisément, sur Louvain et j'en avais noirci plusieurs pages de mon cahier de notes. J'étais impatient de pénétrer sous les voûtes majestueuses de Saint-Pierre, d'admirer les façades ornementées du célèbre Hôtel de Ville, d'inspecter l'attique de Saint-Michel, les stalles de Sainte-Gertrude, le tabernacle de Saint-Jacques, la tour Jansénius, l'église du Grand Béguinage, les vénérables salles de l'antique Université et son vestibule gothique. Peut-être même, si notre séjour dans la vieille capitale des ducs de Brabant se prolongeait plus de quelques heures, peut-être aurais-je le temps d'aller m'asseoir à un pupitre de son illustre Bibliothèque et là, oubliant pour de trop courts instants la guerre et le bruit des armes, d'y feuilleter pieusement quelques-uns de ses précieux manuscrits et de ses exemplaires uniques.

Colonel et musique en tête, le régiment fit son entrée dans la ville par la porte de Malines. De droite et de gauche s'infléchissaient les jardins tenant la place des anciens remparts. Là se mamelonnait le Mont-César, portant encore les restes du château féodal où s'était disciplinée la jeunesse de Charles-Quint, sous la direction de son précepteur Floriszoon, qui fut pape. Nos tambours réveillèrent les échos de la longue rue, où s'alignaient de vétustes et nobles hôtels, aux fenêtres endormies, aux manières graves. Des groupes de soldats allemands, le calot sur le front, les mains dans les poches, flânaient au long des trottoirs, regardant d'un air apathique les immeubles. L'un de ceux-ci, plus moderne, à deux étages, portait cette enseigne brossée en initiales noires sur la largeur de sa muraille: MAISON AMÉRICAINE. Notre arrivée bruyante faisait sensation. Durant que nous nous enfoncions, derrière nos cuivres, dans le cœur de la cité, la foule allemande ne cessait de croître et nous acclamait. Il semblait que la ville fût déjà pleine de troupes. Les Feldgrauen entraient, sortaient par les portes voussurées des maisons où ils avaient leurs cantonnements, bambochaient ou fumaient aux fenêtres, remplissaient les boutiques et les pintes, commerçaient ou se querellaient avec les petits trafiquants de la rue. Parfois on voyait passer un otage encadré de baïonnettes ou quelque soutane affolée poursuivie par les lazzi de la soldatesque.

Taratata! tanrantamplan!.. Nous contournions l'énorme vaisseau ogival de la Collégiale, flanqué comme au moyen âge de ses maisons basses, et nous débouchions à toute fanfare et au pas de parade sur la Grand'Place, où la surprenante vision de l'Hôtel de Ville nous apparut tout à coup, orfévrée comme un immense reliquaire, dans l'éblouissement marmoréen de ses trois étages et de ses trente-neuf fenêtres fleuries, de ses galeries, de ses balcons à réseaux, de ses quarante lucarnes, de ses six tourelles surmontées de leurs six flèches, et sous l'éploiement orgueilleusement noir, blanc, rouge de l'étendard allemand planté à son sommet. A toutes les baies de l'admirable édifice se montraient des grappes de têtes casquées. Un peloton de garde était rangé sur les marches de l'escalier d'entrée, au perron duquel se tenait l'Etappen-Kommandant, le major von Manteuffel, qui nous saluait de l'épée.

La dislocation se fit un peu plus loin, au Vieux-Marché. Revolver au poing, sergents et feldwebels couraient de tous côtés pour assurer des locaux. On nous logea, le capitaine Kaiserkopf et moi, avec une vingtaine d'hommes, dans une belle maison XVIIe siècle de la rue des Moutons, appartenant à un professeur de l'Université. Notre premier soin fut de nous y restaurer copieusement, mettant à contribution l'office, la cave, la cuisine, la cuisinière et le professeur lui-même, qui fut contraint de nous servir de sommelier.

Aussitôt que je fus libre, je sortis faire un tour en ville. Nos soldats étaient déjà répandus par bandes dans les rues. Il y en avait aussi beaucoup du 165e hanovrien, dont le régiment paraissait être au complet à Louvain, comme le nôtre. De nouvelles troupes ne cessaient d'ailleurs d'affluer. Il en venait de partout, du sud, du nord, de l'est, par la rue de Namur, par la rue de Diest, par la rue de Tirlemont et par celle des Joyeuses-Entrées. Les parcs et les boulevards foisonnaient de campements. Sur les pelouses et les plates-bandes, le train avait tiré ses chariots et les artilleurs leurs canons. Les chevaux étaient attachés aux platanes centenaires dont ils rongeaient l'écorce. Les chaussées, les trottoirs, les places, les gazons piétinés et creusés d'ornières croupissaient sous des couches de fumier. Toute la sentine de l'armée pourrissait sur la ville.

Revenu sur la Grand'Place, je m'absorbai longuement dans la contemplation de la riche joaillerie de l'Hôtel de Ville. Tout blanc, entièrement sculpté, fouillé comme un rétable d'ivoire, le somptueux monument était couvert du haut en bas de statues et de hauts-reliefs, de niches géminées, de dais et de consoles. Toute l'histoire de la cité s'y trouvait figurée dans le costume de l'époque, sous les traits de personnages du temps ou la fable de scènes bibliques. Princes, seigneurs chanoines, théologiens, bourgmestres, échevins et marchands y mêlaient leurs effigies héroïques ou grotesques, sévères ou hilares en toutes sortes de postures solennelles ou gaillardes, pieuses ou lubriques. Se doutaient-ils, tous ces joyeux compères, tous ces braves bourgeois de Louvain, qu'un jour viendrait où le général von Kluck, en route pour Bruxelles et Paris, coucherait cavalièrement chez eux, où la botte éperonnée et la cravache altière du major von Manteuffel régneraient à la prussienne sur leur fastueuse demeure? Sous les trois couleurs de notre drapeau impérial, le magique Hôtel de Ville, l'orgueilleux palais communal, n'était plus maintenant que la Kommandantur.

En face se trouvait la collégiale de Saint-Pierre. Lorsque je pénétrai dans sa vaste enceinte, le calme grandiose qui m'accueillit, au sortir du tohu-bohu de la place, me fit une profonde impression. Entre ses vingt-huit faisceaux de colonnettes et dans la lumière de ses vitraux, la nef s'ouvrait, s'envolait et se prolongeait avec une mystérieuse splendeur. Des groupes de femmes et de béguines priaient, affalées sur les dalles ou aux dossiers des agenouilloirs, et leurs marmottements confus, s'exhalant comme un encens, s'unissaient peut-être en une même et vaine imploration pour leurs morts, pour leurs combattants, pour la Belgique. Dans une chapelle, un office bas se célébrait au son d'une clochette aigrelette. Mais ces manifestations d'un culte qui n'était pas le mien m'intéressaient peu. Toute mon attention se trouvait requise par les merveilles artistiques dont regorgeait la basilique. D'admirables panneaux de maîtres flamands, des fonts baptismaux de Metsys, des orgues de Golphus, un banc de communion de Papenhoven, un tabernacle, des bois peints, des marbres, des ferronneries, des tombeaux composaient un véritable musée allant du gothique au dix-huitième. Une chaire de vérité, compliquée et touffue, représentait sous un baldaquin de palmiers le reniement de saint Pierre et la conversion de saint Paul. Deux chefs-d'œuvre de Bouts ornaient la chapelle des Chirurgiens et celle des Brasseurs. L'un figurait le martyre de saint Erasme, désentraillé par deux bourreaux en présence de l'empereur. Le second, qui peignait la Cène, était le panneau de milieu d'un triptyque dont les volets appartenaient l'un au musée de Berlin, l'autre à la Pinacothèque de Munich. Nous possédions maintenant l'ensemble, avec la partie centrale qui nous manquait.

Mais le morceau le plus remarquable était peut-être le jubé. Il ouvrait sur le chœur trois merveilleuses arcades du plus riche style flamboyant, festonnées, enguirlandées, enchevêtrées de feuillages et peuplées de statuettes d'apôtres. Eclairé par un lustre à douze branches et surmonté d'une croix immense, il mettait dans l'austérité du milieu, et malgré le luxe de son ornementation, une touche d'une rare élégance et d'un art parfait.

 

Au sortir de cette visite minutieuse, que mon goût pour les belles choses et le souvenir de mon cours universitaire avaient prolongée je sentis le besoin de reposer un peu mes jambes fatiguées, tout en humectant mon gosier altéré d'une chope ou deux de bière de Louvain. J'entrai à cette fin, rue de Bruxelles, au café Sody. Le tenancier, aidé de ses deux filles, servait de son mieux de nombreux soldats. On tapageait, on se débraillait, on lutinait les donzelles qui, rougissantes, regardaient leur père, ne sachant si elles pouvaient résister ou s'il leur fallait se laisser tripoter. Des landwehriens, qui assuraient avoir traversé le territoire hollandais, tiraient de leurs poches des poignées de cents et montraient des paquets de cigarettes de Maestricht.

– Nous sommes de braves gens, disaient-ils en répandant leur monnaie. Il n'y a pas de meilleurs bougres que les Allemands.

Quel que fût l'agrément du lieu, je m'y attardai moins qu'à la Collégiale, car je voulais voir l'Université. Elle se trouvait rue de Namur. Il était à peu près quatre heures quand j'y entrai. La Bibliothèque, comme je l'ai dit, m'attirait surtout. J'espérais pouvoir en examiner à mon aise les anciennes salles, avec leurs superbes boiseries et leurs portiques à colonnes, celle des Promotions, celle des Portraits, les statues de philosophes et d'écrivains, les vieilles toiles retraçant les traits de Juste Lipse, d'Erasme, de Jansénius. Je désirais vivement voir et tenir entre mes mains certains des joyaux de ses collections, le petit manuscrit de Thomas à Kempis ou le fameux exemplaire sur vélin d'André Vésale, présent de Charles-Quint. Sans prétendre à l'érudition d'un médiéviste ou d'un docteur en droit canon, le modeste étudiant que j'étais pouvait cependant trouver dans ce docte sanctuaire de quoi intéresser sa curiosité.

Je m'arrêtai d'abord, plein d'émerveillement et de respect dans le grand vestibule du rez de chaussée. L'admirable crypte s'approfondissait, régulière et hypostyle, sous les poutres énormes de son plafond, entre de larges arcades à cannelures que supportaient de gros piliers ronds à chapiteaux feuillus. Construite pour servir de Halle aux Drapiers, elle avait longtemps retenti du bruit des échanges, avant de résonner du choc des discussions scolastiques et d'être balayée par les robes des professeurs. La poussière en était savante et l'ombre tutélaire.

J'allais m'engager sur les marches de l'escalier à double rampe qui montait aux étages, lorsqu'une fusillade insolite, éclatant au dehors, vint m'arracher à ma méditation. Le piétinement précipité de gens qui couraient, des cris, d'inquiétantes rumeurs parvenaient de la rue. Je sortis. Des portes se fermaient brusquement, des volets se closaient, des soldats en alerte, l'œil sur le qui-vive et la gâchette au doigt, obliquaient ou rasaient les murs avec circonspection.

– Qu'y a-t-il? demandai-je à un sous-officier qui se hâtait.

– Vous n'entendez pas, Herr Fæhnrich?.. La bataille se rapproche… C'est là-bas…

Son bras se tendait en direction du nord-ouest. Il disparut.

La canonnade, en effet, s'entendait à peu de distance et avec une intensité singulière. Dans le zèle de mon exploration je n'avais pas prêté attention à son accroissement. J'en percevais maintenant très fort le grondement sinistre, et je me sentis subitement plein d'appréhension. Que se passait-il exactement? Je m'élançai dans la direction indiquée. Le centre de la ville bourdonnait comme une ruche en délire. Partout régnait le plus grand désordre. Des officiers, hors d'eux, clamaient des injures en brandissant des revolvers. Des cavaliers galopaient dans les rues, en criant: «Alarm! Alarm!» Les estafettes se succédaient à la Kommandantur. Une tourbe de soldats confluait de toutes parts, ahuris, furieux armés ou non, quelques-uns le pot en main ou une garce dans le coude, d'autres belliqueux et harnachés jusqu'aux dents. Des automobiles pétaradaient en tous sens, montaient sur les trottoirs et les gazons. Fouaillés jusqu'au sang, les chevaux, par quatre, roidissant leurs muscles, entraînaient dans un vacarme de ferraille et de jurements leurs canons et leurs caissons. Des bataillons précipitamment rassemblés prenaient le pas de course vers le nord.

– Alarm!Alarm!

Le tonnerre de l'artillerie semblait maintenant crouler aux abords mêmes de la ville. Des essaims d'habitants massés sous les portes ou aux encoignures des rues haletaient d'émotion et ne cachaient pas leur joie.

– Ce sont les Belges! criaient-ils. Ce sont les Anglais!.. Ils arrivent de Malines!

Une harde de hussards essoufflés, poussiéreux, sordides, venant du combat, rentraient dans Louvain, tirant leurs bêtes par la bride. Ils sentaient la défaite. Des vagues de fuyards, des chariots aux traits rompus, des débris de convois, tout un ressac de champ de bataille refluait à gros bouillons sales vers l'arrière en roulant ses épaves. Les troupes qui sortaient se heurtaient, comme en un mascaret, au flot qui remontait. Dans la confusion dans l'incertitude où l'on était si l'ennemi ne se trouvait pas déjà aux portes, les fusils partirent; des corps allemands tombèrent des deux côtés. Ce fut un instant d'inexprimable bagarre. Je vis même, au carrefour de la rue du Poirier, près de la Dyle, un officier du 165e descendu net d'un coup de feu par un soldat de son régiment: une vengeance, sans doute. J'allais courir sus au misérable, car j'avais aperçu son geste; mais l'assassin se perdit dans la cohue.

Les déflagrations devenaient maintenant générales, se répercutant avec une rapidité foudroyante dans tous les quartiers. On tirait dans la rue de Bruxelles, dans la rue du Canal, dans la rue de la Station, du côté du boulevard de Tirlemont, de la rue Léopold, de la rue Marie-Thérèse, du Grand Béguinage, de la porte de Namur. Les hordes en débandade mêlées aux troupes qui restaient ou à celles qui arrivaient encore de l'est ou du sud étaient dans un état d'exaspération indescriptible. On hurlait de partout:

– Man hat geschossen!.. Die Civilisten haben geschossen!..

De nombreux cadavres d'habitants de Louvain parsemaient déjà les rues. On épaulait sur tout ce qui se montrait aux fenêtres ou sur les toits. La chasse à l'homme était ouverte. Au crépitement de la fusillade se joignit bientôt la crécelle des mitrailleuses. Les carreaux et les vitrages volaient en éclats. Les tuiles retentissaient sous la grêle. On enfonçait les portes. On plaçait des pétards sous les murs. On se ruait férocement dans les maisons, crosses ou baïonnettes levées. On poursuivait les gens de chambre en chambre. On en sortait des caves où ils s'étaient réfugiés et on les massacrait sur les pavés. Il en fuyait par-ci, par-là, au dehors, affolés et tourbillonnants, qu'on abattait comme du gibier.

– Schweinehunde! Schweinehunde! aboyaient les massacreurs en traquant leurs victimes.

J'essayai de regagner tant bien que mal la Grand'Place. Il était huit heures du soir. En passant devant le café Sody, où j'avais bu de la bière, je vis le patron étendu la gorge tranchée sur son comptoir. Une de ses filles râlait et rendait le sang. L'autre avait disparu.

Sur la Grand'Place, c'était à la fois le tumulte et la fête. Les cafés et tavernes débordaient de monde. Au Lyrique, au Gambrinus, on s'écrasait. J'entrai au café Rubens, où des officiers ripaillaient au milieu d'un déferlement de drôlesses, de filles en cheveux, de putains allemandes venues d'Anvers, de Bruxelles ou d'Ostende, qui hurlaient à la mort ou excitaient au pillage. Kaiserkopf, à moitié ivre, se déchaînait entre deux pouffiasses.

– J'ai vu le major von Manteuffel, braillait-il. Toute la ville sera punie. Jusqu'ici nous n'avons brûlé que des villages. Maintenant, Donnerwetter! nous commençons avec les grandes villes. Louvain sera la première qu'on détruira.

Toute la salle éclata de joie dans une tempête de hoch!

Je fus pris d'un frisson à cette perspective; mais je me rassurai en pensant qu'il ne pouvait s'agir que d'une rodomontade du trop bouillant capitaine. C'était déjà assez, me semblait-il, des meurtres de civils et de l'assaut des domiciles privés.

On continuait à tirailler au dehors. Parfois on entendait le sifflet d'un sous-officier, suivi d'une salve plus forte. C'étaient les exécutions régulières qui commençaient. Soudain quelqu'un cria:

– Au feu!..

Cela jeta une certaine perturbation. Cependant la plupart des officiers se rassirent, au milieu de leurs chopes, de leurs femmes et de leurs assiettes. Quelques-uns seulement sortirent. Je les suivis.

Le feu venait, en effet, d'éclater sur plusieurs points de la ville. Il rougeoyait chaussée de Tirlemont, place du Peuple et du côté de la gare. Un instant après, les flammes s'élevaient sur la rue de Diest. Une fumée opaque montait et tournoyait, couvrant peu à peu tous les quartiers de l'est. On percevait en même temps le son de fréquentes mitraillades, mais sans cris: c'était trop loin. Dans la direction de Malines, le canon tonnait toujours, s'effaçant graduellement. Au concert de l'Alhambra, tout proche, une musique militaire jouait des airs de danses.

Tandis qu'environné d'un grand concours de soldats qui applaudissaient et s'éjouissaient je demeurais là, tout étourdi, me tournant de côté et d'autre pour voir si de nouveaux points d'incendie se montraient et surveiller la marche du sinistre, j'aperçus inopinément Schimmel qui traversait la place. Parfaitement détaché de ce qui se passait autour de lui, le lieutenant paraissait uniquement occupé d'une affaire personnelle. Pour tout dire, le lieutenant Schimmel était en bonne fortune, mais comme peut être en bonne fortune un officier prussien dans une ville conquise. Il emmenait ou plutôt il entraînait violemment par le poignet une femme, une religieuse d'une surprenante beauté. Toute pâle, éplorée, mordant ses lèvres, ses longs cheveux noirs baignant ses épaules, la jeune nonne, crispant dans sa robe d'étamine ses formes fuselées, résistait avec l'énergie vaincue de la faiblesse et du désespoir. Un ecclésiastique courait derrière eux, en proie à la plus vive émotion.

– Malheureux! suppliait-il… Respectez cette sœur!.. C'est Mademoiselle de…

Et il cita un des plus grands noms de la Belgique.

Froidement, Schimmel se retourna, dirigea sur l'importun la mire de son revolver, visa et fit feu. Le prêtre tomba raide mort.

Puis il disparut avec sa proie dans la direction d'un hôtel du Vieux-Marché.

Mais, brusquement, voici qu'une maison se mettait à flamber tout près de moi, allumée d'un coup comme une bûchette. Puis une autre; puis une troisième, place Marguerite. Une intense odeur de résine empesta l'air. En même temps débouchait de la rue de la Station toute une escouade de sapeurs incendiaires, organisée et munie d'instruments perfectionnés, commandée par un feldwebel du génie. Ils avaient des pompes à pétrole, des seringues à benzine, des fusées, des grenades, des pastilles chimiques. Ils s'éclairaient de torches d'acétylène et lançaient des signaux lumineux. Je les vis avec terreur s'approcher de la tour de façade de la Collégiale, au bas de laquelle ils commencèrent de disposer un bûcher. D'autres brisaient les vitraux à coups de grenades ou dressaient des échelles aux angles du transept pour aller bouter le feu aux toits des chapelles.

Je n'en croyais pas mes yeux, quand une lueur subite se projeta d'un grand bâtiment situé à l'entrée de la rue de Namur. Horrifié, je me précipitai de ce côté. Mon sinistre pressentiment ne m'avait pas trompé. Les Halles universitaires commençaient à brûler. Une équipe de pétroleurs s'y employait. Un officier dirigeait la manœuvre.

Tandis que je demeurais là, cloué sur place, un père joséphite sortit bouleversé de l'édifice, et, courant à l'officier, les mains jointes:

– Au nom du ciel, arrêtez!.. Vous ne savez pas ce que vous faites!.. Mon Dieu!.. Mais c'est l'Université!.. C'est la Bibliothèque!..

L'officier toisa le père d'un regard d'acier; il se borna à répondre sobrement:

– Es ist Befehl3.

Le pauvre homme s'affaissa en sanglotant sur le seuil vénérable que, peu d'heures auparavant, j'avais franchi d'un pas si allègre et si respectueux.

Je ne pus en supporter davantage. Saisi de frayeur devant cette catastrophe, pris ensuite de peur pour moi-même, pour ma sécurité personnelle, pour mes propres effets, mon argent, les petits souvenirs de famille, d autres aussi, que je conservais pieusement dans un coin de mon paquetage, je m'enfuis dans la direction du sud, du côté de mon logement.

 

J'allai donner en plein du nez sur le ventre d'un gros capitaine de gendarmerie.

– Pardon… oh! pardon, monsieur le capitaine!.. Savez-vous si ça brûle rue des Moutons?

– Rue des Moutons… ma foi…

– C'est là que je suis cantonné… dans une maison… chez un professeur…

– Oh! dans ce cas, rassurez-vous, mon jeune Fæhnrich, les maisons où sont cantonnées nos troupes ne risquent rien; elles sont naturellement livrées au pillage, mais elles ne seront pas brûlées… du moins pour le moment. Vous pouvez continuer tranquillement votre promenade. Guten Abend!

Je remerciai le bon capitaine de son assurance, et, désormais tranquille pour ce qui me concernait, je revins, comme médusé, contraint par une obsession infernale, au spectacle de la ville en flammes. Des centaines de maisons incendiaient déjà le ciel de lueurs framboisées. Le Palais de Justice, l'Académie des Beaux-Arts, le Théâtre brûlaient. Le quartier de la Station n'était qu'un immense brasier. Tout grondait et ronflait. De toutes parts, c'étaient des craquements, des fracas, des dislocations, des effondrements. Des séquelles d'habitants en appareil hétéroclite essayaient de se sauver, d'échapper à l'écrasement, au feu ou au massacre et fuyaient vers le sud ou l'ouest au milieu des balles. D'autres grillaient dans les immeubles et l'on entendait leurs cris épouvantables.

Seules les maisons immédiatement attenantes à la Kommandantur étaient protégées. De nombreux soldats avec des pompes en arrosaient copieusement les murailles, dirigeant leurs jets de manière à empêcher le rideau des flammes environnantes de se porter où il ne fallait pas et de propager l'incendie jusqu'au précieux édifice qui abritait le major von Manteuffel, ses officiers, ses services et une grosse garnison. Des tuyaux étaient postés à cet effet à travers les appartements et conduisaient l'eau sur les toits, d'où elle retombait tout autour en une fine pluie incessante.

En dehors de cette oasis, la chaleur était intolérable. Une sensation d'étouffement prenait âcrement à la gorge. Dans les rues, devenues à peu près impraticables, on se heurtait à chaque pas à des amas en ignition ou à des éboulements fumeux et il fallait faire de longs détours pour circuler dangereusement d'un quartier à l'autre, sous les chutes de poutres et l'avalanche des moellons. Il faisait plus clair qu'en plein jour de soleil. Je tombai, rue Léopold, sur Wacht-am-Rhein qui, à la tête d'une bande hurlante de forcenés, avait pris possession de tout un îlot, dont il était le roi, le Néron, et dont il détruisait systématiquement les maisons. Le sac commençait à s'organiser; mais l'incendie le rendait encore périlleux et, pour le moment, tout à leur furie, les soldats s'acharnaient plutôt à brûler qu'à piller. Place de la Station, on exécutait en masse. Plusieurs centaines de civils y étaient parqués, hommes, femmes, enfants, attendant leur sort, bras levés. Sous les ordres d'un major à cheval, des officiers les fouillaient, les dépouillaient de leur argent et de leurs bijoux, puis les envoyaient au peloton d'exécution. Dans un coin de la place on fusillait des prêtres liés quatre par quatre.

Je me trouvai, je ne sais comment, dans le haut de la rue par où nous avions fait, le matin, notre entrée triomphale. Elle se consumait, d'une extrémité à l'autre, à l'exception toutefois de la maison américaine, intacte, dont l'enseigne détachait ses grandes lettres noires dans la clarté aveuglante de la nuit en flammes. Sur la porte se trouvait placardée cette affiche imprimée et timbrée du cachet du Commandant impérial de la Circonscription de Louvain:

Dieses Haus ist zu schützen.

Es ist streng verboten, ohne

Genehmigung der Kommandantur

Hæuser in Brand zu setzen.

Kaiserliches Garnison-Kommando4.

Je reconnus la petite butte du Mont-César et n'eus que quelques pas à faire pour l'escalader. De là, le panorama était féerique. La mer de feu s'étendait devant moi, battant l'horizon de ses vagues éblouissantes. Au centre, le gigantesque vaisseau incandescent de la Collégiale s'y balançait, comme soulevé par la tempête, projetant fantastiquement ses agrès scintillants et sa mâture en détresse, prêt à s'abîmer dans les flots embrasés. Des bouillonnements, des tourbillons, des courants de lames déferlantes, des torrents d'écume roulaient et se tordaient en une formidable boule ignée, tandis que, solitaire, comme un rocher, comme un écueil déchiqueté, le massif abrupt de l'Hôtel de Ville, bravant la tourmente, dressait ses escarpements, ses crénelures, ses aiguilles, ses frontons sourcilleux par dessus les crêtes irritées qui venaient se briser à ses pieds. Comme un serpent d'or en fusion, la Dyle annelait dans cet océan ses replis, ses ondulations, ses méandres lumineux, réverbérant sur un ton plus pur, mais non moins ardent, les éclats de ses rives, toute écailleuse de reflets, de coruscations et d'étincellements. Rutilant, phosphorescent, rouge, jaune, orangé, blanc, un immense ciel chargé de toutes les couleurs vibrait et rayonnait, intense et volcanique, sur ce chaos plutonien. De grands nuages gonflés de fumées et de vapeurs brûlaient et bavaient leur lave comme des cratères renversés. Des éclairs cuivrés, des écharpements violets, des entailles vertes, cramoisies, roses, des biseautements de diamant balafraient violemment les exhalaisons. La lune, comme un œil crevé et sanglant, regardait par un trou de bitume.

Je restai longtemps à contempler, pétrifié de stupeur et de fascination cette fresque titanique. Son horrible beauté me remplissait d'émerveillement. Mais quel désastre!.. Se pouvait-il que des hommes détruisissent en quelques instants ce que des générations avaient mis des siècles à édifier?.. Quel désastre!.. et quelle mélancolie!.. Louvain ne serait bientôt plus qu'une vaste ruine, semblable à celle du château de Charles-Quint, dont je foulais d'un pied trébuchant les informas vestiges.

L'est, par ou j'étais venu, je crois, m'était maintenant défendu. Je cherchai une route par l'ouest.

Il était deux heures du matin quand je retrouvai mon domicile. Le capitaine n'était pas rentré. Dans la salle à manger, le professeur, notre hôte, gisait dans une mare de sang. Je gagnai ma chambre, accablé de fatigue, ne demandant plus qu'à me jeter sur mon lit pour m'y endormir d'un sommeil de plomb. Mon seul soin fut d'aller fermer la fenêtre, ne voulant pas être incommodé par les odeurs et la fumée qui flottaient au dehors.

Tandis que, la main sur les crochets, je me disposais à tirer les contrevents, un débris de papier noirci vola jusqu'à moi, porté par le souffle chaud de l'incendie. C'était un fragment d'incunable. J'y déchiffrai difficultueusement ces mots, imprimés en caractères gothiques: «… At Germani in summa feritate versutissimi natumque mendacio genus…»

C'est tout ce que je pus consulter de la Bibliothèque de Louvain.

3C'est l'ordre
4Cette maison doit être protégée. Il est sévèrement défendu, sans l'autorisation de la Kommandantur, de mettre le feu aux maisons. – Commandement impérial de la garnison.

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