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Aux glaces polaires

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Le Père Tissier n’a point écrit. Il l’aurait pu. Il l’aurait dû. Il préféra ensevelir dans le silence de son âme et la mémoire de Dieu ses souffrances avec ses mérites. L’une de ses épreuves, toutefois, est parvenue à la connaissance de plusieurs. Il nous a permis de la raconter, après nous l’avoir lui-même redite.

L’hiver 1870-1871 fut universellement rigoureux, en Amérique comme en Europe; mais le froid éprouvé par les soldats de la guerre franco-prussienne eût encore semblé un doux printemps, à côté de celui de notre Extrême-Nord. Quelques jours avant le 25 décembre 1870, le Père Tissier, qui manquait de vin de messe depuis plusieurs semaines, voulut échapper à la douleur de passer la fête de Noël avec les sauvages, sans pouvoir leur célébrer les saints mystères, et se mit en route pour prendre son approvisionnement bisannuel, laissé en panne, ainsi qu’il en arrivait presque toujours, sur un rivage de la rivière la Paix. Cette fois, c’était à 600 kilomètres en deçà de Dunvégan, à la pointe Carcajou, que le convoi de ravitaillement avait rencontré les glaces et abandonné le transport.

Deux chiens tiraient du collier le traîneau, que le père poussait avec un bâton. Un employé de la Compagnie et son équipage allaient du même pas chercher les effets des commerçants, mêlés à ceux de la mission. Le voyage se fit en douze jours, sans incidents notables.

En déblayant la cache, le compagnon du missionnaire lui écrasa le gros orteil avec une pièce de bois. Le blessé eut à marcher quand même, en poussant toujours son traîneau chargé.

Par malheur, une fausse glace se rencontra, formée sur la vieille, à la suite d’une vague de vent chinouk, et céda sous le poids: les voyageurs tombèrent à l’eau. Les pieds du père se gelèrent. Il restait trois jours de marche pour rejoindre le premier campement de Cris que l’on connût, au confluent de la rivière Bataille et de la rivière la Paix.

Ces Indiens, bons catholiques, accueillirent cordialement le missionnaire.

L’orteil meurtri était bleu-noir, et la chair des autres commençait à se décomposer. Le père voulut couper le tout; mais les sauvages l’en empêchèrent:

– Si tu fais cela avec nos mauvais couteaux, tu es un homme mort, lui dirent-ils. Nous n’avons rien pour guérir la plaie qui en résulterait, et bientôt le poison monterait dans ton corps. Laisse-nous te soigner, comme nous l’entendrons.

Ce disant, ils détachaient la sous-écorce d’un sapin rouge, pour la faire bouillir. Par les lavages et les compresses répétés de cette décoction, ils lui sauvèrent les pieds, et probablement la vie.

Réduit à l’impossibilité de se tenir debout pour plusieurs mois, le père congédia l’engagé de la Compagnie qui s’offrait à l’assister, et s’installa avec les Cris, dans une tente de famille, à la place que ses infirmiers lui assignèrent, sur la peau de bête commune.

Il n’était pas là de trois semaines que la famine arriva. Les orignaux fuyaient, et les lièvres avaient déserté le pays. Pas une bouchée de réserve dans le camp. Les provisions, amenées de la pointe Carcajou et destinées à soutenir le missionnaire pendant deux ans, y passèrent d’abord; puis tout ce qui pouvait se manger des peaux et des vêtements. Les plus faibles râlaient autour des foyers, que les plus résistants pouvaient à peine entretenir encore. Une femme en vint à l’extrémité. Le prêtre lui donna, de son grabat, l’absolution suprême, et la prépara à paraître devant Dieu, n’ayant guère la force d’articuler les prières plus que l’agonisante elle-même.

– Père, dirent les Indiens, quand elle sera morte, nous permettras-tu de la manger?

– Oui, répondit-il.

En lui-même, il ne put se défendre de penser: «Aurai-je le courage d’en refuser ma part!»

Mais cette résolution de désespoir – que comprendront tous ceux qui ont eu faim – n’eut pas à s’accomplir. La Providence entendit les supplications de ses enfants. Le même jour, au moment où les derniers chasseurs, qui avaient pu avancer encore un peu dans le bois, se couchaient pour attendre la mort, ils entendirent une lointaine détonation. Ils rampèrent dans la direction en tirant eux-mêmes des coups de fusil. Les hôtes invisibles de la forêt répondirent enfin et s’approchèrent. O bonheur! C’était un groupe de Cris, qui venaient d’abattre quatre orignaux. L’abondance embrassait la misère.

– Le père est avec nous; il est malade; il se meurt, là-bas, dirent aussitôt les affamés!

– Le père! Allons vite le chercher, et, avec lui, vos femmes, vos enfants, vos vieillards!

Les secours furent promptement portés à la rivière Bataille, et tous les faméliques conduits à même les dépouilles de la chasse.

Remis sur pied, le missionnaire put reprendre la raquette. Il arriva au fort Dunvégan, le Samedi Saint.

La détresse du Père Tissier, en cet hiver, rappelle celle d’un autre apôtre des Castors, le Père Husson, en juillet 188044.

Le Père Husson retournait du lac Athabaska au fort Vermillon, sa résidence, en compagnie du Frère Reygnier et de deux serviteurs indiens. Avec bon vent en poupe et fin gibier au bout du fusil, ramant tous quatre et chantant leur gaieté, ils remontaient la rivière la Paix. A mi-chemin, comme ils se reposaient sur le rivage, le canot, mal assujetti, se détacha et partit, sous leurs yeux, emportant les vivres, les armes, les couvertures, les ustensiles, tout, excepté une hache qu’ils avaient pris, sans savoir pourquoi, en sautant à terre. Ils étaient là, naufragés, en chemise, pantalon et mocassins, sans une once de victuailles, devant 240 kilomètres à parcourir, parmi les nuées de maringouins, à travers des bois inextricables, où le seul instinct des sauvages pouvait diriger la marche.

Ils mirent leur confiance en Dieu et en Marie, et s’engagèrent dans les fourrés.

Le deuxième jour, les mocassins étaient usés, et les pieds se posaient, au vif, sur les cailloux et les ronces. La faim tiraillait les estomacs. Les heures de sommeil auxquelles les affamés devaient céder transportaient leurs rêves en présence de tables chargées de festins et enivrées de symphonies; mais au moment de toucher à ces viandes et à ces coupes, ils s’éveillaient.

« – Mes guides blasphémaient Dieu, rapporte le missionnaire, incapables de comprendre comment Celui que le prêtre invoque avait pu les abandonner ainsi.»

Une pluie, qui tombe près de trois jours, les oblige à patauger dans des mares continuelles. Sur les rivières étroites, le Père Husson jette, en guise de passerelles, des arbres qu’il abat. A une large rivière qu’ils rencontrent, ils avisent une chaussée de castors: elle s’est brisée. Il faut d’abord établir un pont, du rivage à cette chaussée, qui est, elle-même, à deux pieds sous l’eau. Aidés d’un bâton, les voilà passant, l’un après l’autre, sur cette arête étroite, entre deux précipices où les vagues s’entrechoquent sourdement. Un soir, ils découvrent des pistes de chasseurs. Ils les suivent. Déception! Ces Indiens sont eux-mêmes réduits à la disette. Plusieurs n’ont rien mangé depuis une semaine. Cependant ils en tirent un grand secours: se faire traverser sur la rive droite le la rivière la Paix, et s’abréger ainsi la marche d’une journée.

Enfin, le septième jour, en loques, massacrés des moustiques, «si amaigris qu’ils se font peur l’un à l’autre», ils tombent au milieu des bons Indiens du fort Vermillon.

Mon Dieu, combien coûtent les âmes!

De toute l’histoire de la tribu des Castors, la seule relation entièrement consolante que nous ayons découverte est celle-ci, du Père Le Treste, qui fut 18 ans missionnaire au fort Dunvégan, d’où il rayonnait, par monts et par flots, sur tout le bassin de la haute rivière la Paix:

26 octobre 1894. – J’arrive d’un voyage au fort Saint-Jean. C’est la première fois que j’ai trouvé une population castor si accueillante et dans de si bonnes dispositions, et qu’ils m’ont montré qu’ils savaient qu’ils ne sont pas uniquement sur la terre pour manger de la viande d’orignal. Tout différemment des autres fois, ils n’ont fait aucune difficulté pour laisser baptiser leurs enfants. J’ai baptisé aussi cinq adultes et un vieillard. A peu près tous sont venus me voir pour me dire qu’ils priaient le grand-prêtre (l’évêque) de m’envoyer chez eux, non plus pour quelques jours, mais pour y demeurer. J’ai eu la chance également de trouver à Saint-Jean la plupart des Castors de Hudson’s Hope, dont les bonnes dispositions ne le cédaient pas à celles de leurs frères de Saint-Jean.

En 1866, Mgr Faraud avait aussi trouvé, au même fort, une consolation apostolique; mais c’était dans le champ de la mort.

Des 180 °Castors de ce poste, écrivait-il, il ne reste pas 800; et tous sont malades. On m’a assuré qu’il n’y avait pas plus de six ou sept chasseurs valides. Comme on leur avait mal indiqué l’époque de ma visite, je n’ai pas eu le chagrin de voir toutes leurs misères. Ayant appris, cependant, qu’il y en avait une quarantaine qui avaient passé l’été sur une plate-forme, au flanc des montagnes, j’escaladai la montée et, après avoir marché fort longtemps, j’en trouvai trente, couchés à l’ombre d’un saule. Ils n’avaient que la peau et les os, contraints qu’ils avaient été de disputer aux ours quelques fruits sauvages. Leurs corps étaient couverts d’ulcères creux, qui répandaient au loin une infection cadavérique. Je leur demandai s’ils désiraient le baptême:

 

«Nous ne vivons, me dirent-ils, que pour cela. Déjà nous serions morts depuis longtemps; mais nous avons demandé à Dieu de vivre assez pour te voir et être baptisés.»

Après une courte instruction, je les baptisai.

CHAPITRE XII
LES COUTEAUX-JAUNES

Mission Saint-Joseph du fort Résolution, et le Grand Lac des Esclaves. – Les Couteaux-Jaunes. – Le Père Dupire. – Le Père Gascon, le Priant Maigre. —Mal de neige. – Catéchiste «à la baguette». – Hospitalité canadienne. – Le Sacré-Cœur au Grand Lac des Esclaves. – La lampe du sanctuaire. – «Le martyre sans gloire.» – Mission Saint-Isidore et ferme Saint-Bruno du fort Smith. – Mission Sainte-Marie du fort Fitzgerald. – Noyade des Pères Brémond et Brohan. – Mgr Célestin Joussard. – A Saint-Sauveur de Québec. – Bloqué dans les glaces.

Avec les Couteaux-Jaunes, nous pénétrons dans les régions subarctiques politiquement inorganisées du Canada, et au sein du vicariat actuel du Mackenzie.

Mission Saint-Joseph
(Fort Résolution, Grand Lac des Esclaves)

La mission Saint-Joseph, la principale par son ancienneté, sa position géographique et le nombre de ses fidèles, se range aux côtés du fort Résolution, à gauche du delta de la rivière des Esclaves, sur la rive sud du Grand Lac des Esclaves.

Si, du seuil de la mission, le regard pouvait reculer l’horizon, qui se confond avec les flots, il parcourrait, en face, droit sur le nord, les 100 kilomètres de la plus grande largeur du Grand Lac des Esclaves. Sur le nord-ouest, vers le déversoir qui enfante le fleuve Mackenzie, il franchirait, sans heurter l’obstacle d’un rocher, un espace de 150 kilomètres. Sur le nord-est, en ligne presque directe, il plongerait, par delà le corps de cette mer intérieure, au fond d’une baie, longue à elle seule de 130 kilomètres, et tendue comme un bras vers le pôle. A l’est, l’œil s’arrêterait bientôt contre le changement total des formes et des décors. Autant les baies de l’ouest étaient régulières, larges et continues, autant les baies de l’est sont sinueuses, brisées de détroits, criblées d’îles et de mornes. A l’ouest l’uniformité, la «vastité», le champ ouvert des tempêtes; à l’est, la variété, le pittoresque, les ports de refuge.

Vingt-cinq cours d’eau connus alimentent le Grand Lac des Esclaves, sur ses 500 kilomètres de longueur. A leur débit s’ajoutent les apports d’innombrables sources sous-jacentes.

Les eaux de l’ouest, fournies surtout par la rivière des Esclaves, sont ordinairement limoneuses; les eaux de l’est, qui ne reçoivent que des rivières jaillies du roc de la Terre Stérile conservent une transparence profonde. Mais le poisson habite librement tout le sein du Baïkal canadien.

Dans les forêts riveraines de l’ouest résident les orignaux et les ours. Les savanes et les lichens de l’est revoient chaque hiver les troupeaux de rennes.

La superficie, incomplètement inexplorée du Grand Lac des Esclaves, mais estimée à quelque 27.100 kilomètres carrés, le classent cinquième parmi les bassins d’eau douce des deux Amériques. Il ne serait dépassé que par les lacs Supérieur (81.549 kmq.), Huron (61.615 kmq.), Michigan (57.731 kmq.), et de l’Ours (29.513 kmq.).

Les bords du Grand Lac des Esclaves, comme ceux de la plupart des grands lacs de l’Ouest et du Nord américains, sont de toute diversité, du nord au sud. La rive sud s’allonge en grève douce, plane et abondamment boisée. La rive nord se dresse en un chaos de roches granitiques atteignant quelquefois des proportions de montagnes, bubons figés de l’éruption terrestre, qui empêchèrent ces fonds d’anciennes mers de retourner aux océans. L’on observe, dans les rochers des rives nord, des veines de quartz qui annoncent de grandes richesses minières.

Les îles de l’est et du grand bras du Lac des Esclaves sont de même granit tourmenté. Coiffées de verdoyants sapins et chaussées de l’écume des flots, elles forment des beautés qui ne lasseront jamais.

Le Grand Lac des Esclaves, Great Slave Lake, (Le Grand Lac des Mamelles, Ttchou-T’ouè, pour les Indiens), doit son nom européen à une tribu que les premiers explorateurs, Hearne en 1772 et Pond en 1780, trouvèrent sur ses bords, et qui fut refoulée, depuis, vers le nord, à l’exception d’un petit groupe qui végète encore à l’embouchure de la rivière au Foin: la tribu des Esclaves.

Trois missions à poste fixe occupent le Grand Lac des Esclaves: Saint-Joseph du fort Résolution pour les Couteaux-Jaunes, Sainte-Anne du fort Rivière au Foin pour les Esclaves, et Saint-Michel du fort Rae pour les Plats-Côtés-de-Chiens. Leur situation formerait un triangle presque isocèle, avec le fort Rae, au fond de la baie du nord, pour sommet, et le fort Résolution et la rivière au Foin pour extrémités de base. C’est dire quelles étendues d’eau ou de glace doivent affronter les missionnaires, pour se visiter. De ces trois missions-mères, ils se dispersent par toutes les baies et par tous les bois environnants, jusqu’à l’ancien fort Reliance (mission Saint-Jean-Baptiste), fond du Grand Lac des Esclaves, à la recherche des âmes.

La mission Saint-Joseph du fort Résolution compte quelques familles Montagnaises, originaires du lac Athabaska, et quelques Plats-Côtés-de-Chiens; mais les deux tiers de sa population sont pris à la tribu des Couteaux-Jaunes.

Les Couteaux-Jaunes (Tratsan-ottinè, Gens du Cuivre) sont issus, dit leur légende, «du premier homme et d’une gelinotte qui se métamorphosa en femme pendant son sommeil». «Cette femme conduisit ses enfants dans une contrée où il y avait un métal jaune, avec lequel elle leur enseigna à faire des couteaux pour dépecer les rennes». D’où leur nom de Couteaux-Jaunes45.

En effet, une rivière et un fleuve voisins, mais au cours opposé, prennent naissance dans la Terre Stérile, sur la ligne de faîte qui sépare le versant du Grand Lac des Esclaves du versant de l’océan Glacial; et des gisements de cuivre à fleur de sol se trouvent entre leurs sources, ainsi qu’en diverses zones de leur parcours. Le fleuve Coppermine (Mine de Cuivre) coule à l’océan Glacial, la rivière Couteau-Jaune vient tomber sur le coude du grand bras du lac des Esclaves.

Aux sources du fleuve Coppermine et le long de la rivière Couteau-Jaune, les «fils de la gelinotte» ont conservé leurs terrains de chasse; et c’est encore de ces parages qu’ils s’acheminent, deux fois l’année, vers le fort Résolution, avec leurs fourrures et leur viande de renne.

L’histoire purement religieuse des Couteaux-Jaunes a été celle d’un triomphe, du jour de 1852, où le Père Faraud l’aborda, au jour de cette page.

Le Père Faraud fut accueilli au Grand Lac des Esclaves, comme Notre-Seigneur dans l’hosanna des Rameaux. Un vieillard lui disait:

– Regarde mes cheveux blancs; mes reins affaiblis par les ans m’ont fait courber vers la terre. Souvent j’ai dit: «Fasse le Ciel que je vive assez longtemps pour voir son priant!» Le voilà. Pendant le cours de l’hiver qui vient de passer, chaque jour me paraissait un mois; et chaque soleil levant, je remerciais Dieu de revoir la lumière. J’étais malade et abattu, et je disais à mon Grand-Père (Dieu): «Quelques-uns des nôtres ont été voir le prêtre l’an passé, et le prêtre leur a dit: «Dites à vos vieillards que je leur défends de mourir, et veux les voir tous. Me laisserez-vous lui désobéir?» Dieu a écouté mes prières, et avant de me plier pour toujours, je te vois. Je sais que tu as une eau qui lave le cœur; tu ne partiras pas d’ici avant de l’avoir versée sur moi; et alors je mourrai content.

Des heures de tristesse ne manquèrent pas aux successeurs du Père Faraud; mais elles s’achevèrent toujours par la résurrection des prodigues à la grâce de leur baptême. Le ministre protestant prêcha plus de vingt ans, au fort Résolution, sans s’attacher un seul sauvage.

Au temporel, le coup d’œil sur l’étendue mobile du Grand Lac des Esclaves aura fait pressentir quelle dut être – et quelle est encore – la vie apostolique menée à Saint-Joseph.

Les missionnaires, dont tous, à l’exception des deux premiers, résidèrent à ce poste, furent les Pères Faraud, Grandin, Grollier, Eynard, Gascon, Dupire, Joussard, Brémond, Frapsauce, Mansoz, Laity, Bousso, Duport, Falaize.

Parmi ces apôtres des Couteaux-Jaunes les travailleurs des années les plus sombres et les plus longues furent les Pères Gascon et Dupire.

Du Père Dupire, franc Breton de Pontivy, l’heure ne viendra pas si tôt, espérons-le, de louer les œuvres, tant il reste vivant, aussi vivant qu’en 1877, date de son arrivée à la mission Saint-Joseph. Il va, court et vole encore, au bord du Grand Lac des Esclaves, avec l’agilité de ses vingt-cinq ans. Ses gais yeux noirs, sa voix de stentor artiste, qu’il chante ou qu’il sermonne, sa barbe ébène de poilu témoignent que les jeûnes répétés, les marches forcées dans les bois, les nuits égarées dans les poudreries du large, et les bains glacés dans les crevasses béantes ne tuent qu’à lente échéance, fussent-ils de moindre taille, les soldats du Nord.

Le Père Zéphyrin Gascon (1826-1914)

Canadien-Français de naissance, le Père Gascon était vicaire à Verchères, non loin de Montréal, en 1857, lorsqu’il entendit l’un des appels de Mgr Taché pour la cause de ses missions. Il suivit immédiatement l’évêque du Nord-Ouest, qui, le 2 juin 1859, l’envoya de Saint-Boniface au secours des chrétientés du Grand Lac des Esclaves.

Le Père Grollier, qui était allé l’année précédente à Saint-Joseph, pour être le compagnon du Père Eynard, avait à peine atteint son poste qu’il avait vu passer, sur les barges de la Compagnie, l’archidiacre protestant Hunter, en route pour les forts du fleuve Mackenzie, et que, sans balancer, il s’était précipité sur les traces du ravisseur, jusqu’à Good-Hope.

C’était en lieu et place du Père Grollier que le Père Gascon se voyait soudainement dépêché.

Comme il venait de commencer son noviciat d’Oblat, Mgr Taché nommait le Père Eynard substitut du maître des novices.

Envoyer un novice à pareille distance (900 lieues), disait-il au Père Aubert, c’est sans doute un grave inconvénient; mais, comme me l’ont fait observer mes conseillers, le Père Gascon n’est pas novice en vertu: on peut compter sur lui mieux que sur certains profès.

Le Père Gascon arriva le 12 août 1859, au Grand Lac des Esclaves.

Le 6 janvier 1861, ayant enfin trouvé le temps de faire sa retraite préparatoire, il prononça ses vœux perpétuels, aux pieds du Père Eynard. Des 512 jours qu’avait duré ce noviciat, dans le Nord, le novice en avait passé 147 en compagnie de son maître. Le reste des 16 mois, l’un et l’autre avaient parcouru les missions dépendantes de Saint-Joseph.

Ces missions étaient alors les forts de la rivière au Sel, Grande-Ile, Rae, Simpson, Liard et Halkett.

Le Père Gascon fut le premier prêtre à porter l’Evangile dans la rivière des Liards, affluent du Mackenzie. Il se rendit, en 1860, jusqu’au confluent de ces rivières, au fort Simpson, malgré l’affront de la Compagnie – ou plutôt de ses officiers locaux – qui lui refusèrent, sur les barges, un passage qu’ils octroyaient au ministre protestant. Celui-ci allait donc s’emparer des sauvages du fort des Liards. Mais le Père Gascon, hélant un canot d’écorce, avec trois hommes, s’aventura sur le Grand Lac des Esclaves, à la poursuite des barges, qu’il rejoignit au fort Simpson, le 26 août, à la stupéfaction du bourgeois et à la consternation du prédicant.

Le Père Grollier était là, venu du fort Good-Hope (960 kilomètres), afin de rencontrer son confrère et d’organiser avec lui la lutte contre l’ennemi.

Le Père Grollier était accouru sur le rivage, raconte le Père Gascon. Deo gratias, Deo gratias, me dit-il, pour me saluer; et aussitôt de se jeter à mon cou, et de m’embrasser. Les sauvages du fort des Liards sont à nous, ajouta-t-il. Oh! Quel bonheur pour moi!

Il suffit de regarder un instant le Père Grollier pour se convaincre qu’en effet il est bien heureux. Son regard qui s’anime, son front qui s’illumine, tout dit sa joie. Il aime tant les sauvages!

 

Le Père Gascon poursuivit aussitôt sa course jusqu’au fort des Liards, où il arriva le 4 septembre, trois jours avant le ministre: les Indiens furent donc à lui.

Trois fois, coup sur coup, il refit, afin de soutenir ses néophytes, cette randonnée de 875 kilomètres, du fort Résolution au fort des Liards.

Il voulut pousser plus loin son deuxième voyage, en faisant l’assaut du fort Halkett. Le fort Halkett, abandonné bientôt après par la Compagnie, à cause de son inaccessibilité même, centralisait les chasses de deux fragments de tribus des montagnes Rocheuses, les Sékanais et les Mauvais-Monde. Ce n’est qu’à la deuxième tentative que le Père Gascon atteignit le but. Et encore ne trouva-t-il que quelques âmes. De son premier échec, il a laissé cet aperçu:

Après avoir remonté pendant deux jours la rivière, depuis le fort des Liards, nous nous engageâmes dans la rivière du fort Halkett, appelée à bon droit rivière du Courant fort46. Elle est très étroite, très dangereuse, pleine de rapides. Les serviteurs de la Compagnie y montent les barges à l’aide du câble. Un de nos hommes faillit s’y noyer. Il y a là certain endroit où l’on se trouve enfermé entre quatre rochers énormes, puis un passage que l’on désigne sous le nom de Porte de l’Enfer, et non loin se trouve le Portage du Diable. Tout cela est sinistre. Chaque coup de rame produit un bruit qui, s’en allant de rocher en rocher, répercuté par des échos, fait vraiment frissonner. Arrivé au Portage du Diable, j’appris avec chagrin que les sauvages n’étaient point au fort Halkett. Il fallait rebrousser chemin. Jugez de ma douleur et de mes craintes; mais il n’y avait point à hésiter sur le parti à prendre. Il fallut que chacun commençât par faire de ses bagages un paquet qu’il pût porter sur ses épaules; puis, nous nous mîmes en route par terre. Nous avions d’abord à gravir les pentes roides de la montagne, puis à descendre des précipices affreux. Impossible de vous dire les dangers de cette route. Plusieurs fois, les cheveux se dressèrent d’épouvante sur ma tête. Je faillis tomber plusieurs fois; et toute chute eût été mortelle. Je ne vous parle pas des crampes qui me saisirent aux jambes et me firent tant souffrir. Arrivons au bord de la rivière, à un endroit où elle paraît moins dangereuse. Nous prendrons le canot, tout ira mieux. Nous y étions à peine installés tous les sept qu’un faux mouvement de nos hommes nous exposa au plus grand danger de nous noyer. Mais non, nous arriverons sains et saufs, car Dieu nous protège manifestement. Après de grandes fatigues et de nouveaux dangers, nous rentrâmes au fort des Liards.

A son retour du fort Halkett, en septembre 1862, le Père Gascon prend le fleuve Mackenzie, au fort Simpson, et le descend vers le fort Good-Hope (960 kilomètres), où l’appelle le Père Grollier. Le 7 octobre, son canot est arrêté par la glace. Il marche cinq jours, bagages sur le dos, le long des grèves. L’année suivante, il revient à Saint-Joseph.

L’endurance du Père Gascon dans les voyages, comme dans ses habitudes régulières, fit voir la somme d’efforts que peut arracher à la faiblesse d’un corps l’énergie d’une âme.

Long, délabré, semblant n’avoir que la charpente osseuse, les sauvages le qualifièrent tout de suite: le Priant maigre, Yialtri-gon. Sa digestion ne souffrait que peu de nourriture. Cinq minutes suffisaient à ses trois repas mis ensemble. Il n’avait pas souvenance que les crampes d’estomac l’eussent laissé dormir plus d’une heure par nuit. Couché vers minuit, il était debout à deux heures. De son grabat il passait à la chapelle pour «tenir compagnie à Notre-Seigneur».

Prier, travailler, souffrir sans murmurer furent toute sa vie.

Aux voyages de l’hiver, il allait invariablement à pied. Il courait, courait, sur ses raquettes, et les jours et les nuits. La mauvaise place du campement était la sienne. Astreint par sa pauvreté, autant que par la nécessité, à ne se charger que de l’indispensable, il partait souvent sans linge de rechange. Un jour qu’il n’en pouvait plus de vermine, il emprunta une vieille chemise d’un employé de la Compagnie. Il vit la sienne, en la déposant, noire, remuante. Il ne cessa cependant de se reprocher cette action comme «une faiblesse et une immortification».

Comme si le démon se fût acharné contre ce François-Xavier des Dénés, il ne rencontrait partout que mauvais pas et aventures enguignonnées; ce qui lui valut son autre nom indien: Yialtri-Douyé, Le Priant de misère.

Mais ces souffrances, les souffrances énumérées jusqu’ici dans ce livre, qui furent le compte du Père Gascon, en tant que missionnaire arctique, ne lui semblaient que douceurs, comparées à un mal dont nous n’avons encore rien dit, et qui l’épargna moins que tout autre: l’ophtalmie des neiges, le mal de neige.

Le mal de neige ne fait grâce qu’aux myopes: meilleure est la vue, plus cuisante est la blessure, chez ceux qui ne lui sont pas naturellement réfractaires. C’est le cruel présent du printemps boréal.

Dès avril, le soleil se venge de sa longue nuit, en répandant les feux de ses longues journées sur la plaine des grands lacs et des larges rivières. La réverbération des rayons contre la blancheur polie, miroitante, transforme bientôt la peau européenne en peau rouge, et la peau rouge en peau noire: l’épiderme se cuit, se sèche et tombe par écailles. Les mêmes flots de lumière envahissent les yeux; et moins d’un jour de marche à travers la fournaise glacée suffit à les enflammer comme des charbons. L’organe s’injecte de sang, sous les premières sensations de coups de lancettes. Des pustules caustiques couvrent ensuite la sclérotique, la cornée. Sur le globe, les paupières passent et repassent comme des râpes ensablées. Les muscles moteurs de l’œil communiquent leur brûlure aux muscles de la tête; et le cerveau semble se comprimer sous la torsion de tentacules féroces. On voit des sauvages se rouler de douleur sur la glace, et plusieurs rester aveugles pour la vie. Afin de se protéger, les Dénés se placent une toile sombre devant la figure, les Esquimaux s’adaptent une visière d’écorce fendue d’une ligne médiane, les Blancs recourent aux lunettes vertes; mais rien n’est entièrement à l’épreuve du mal de neige, surtout si le soleil se voile d’un nuage, qui, sans la réduire beaucoup, diffuse sa lumière, et force le regard à scruter davantage l’uniformité blanche, sans ombre ni relief, pour découvrir les chemins.

Le Père Gascon, voué par sa faiblesse générale, en même temps que par sa vue perçante et ses fréquents voyages, à l’ophtalmie des neiges, n’avait même pas les moyens de se procurer les lunettes soi-disant préservatrices, et chaque année lui ramenait la cuisante torture. Un printemps, il écrit du fort Rae:

Une heure avant mon arrivée, ma vue me refusa son service. Je fus obligé de me coucher dans le traîneau et de me résigner à souffrir. Après avoir touché la main aux sauvages, je dus faire le baptême d’un enfant en danger de mort: mais la lumière de la chandelle acheva de m’enflammer la vue. Dès lors, il fallut dire adieu à la lumière, fermer les yeux pendant deux jours et trois nuits, et me résigner au martyre. Les sauvages, souffrant de me voir souffrir, me conseillèrent de des faire suer sur de l’eau chaude dans laquelle on aurait infusé une poignée de thé. Je suivis à la lettre ce conseil.

La troisième soirée, mes yeux étaient tellement enflammés et me causaient de si grandes douleurs que je crus réellement perdre la vue. Le moindre mouvement dans la maison, le moindre courant d’air suffisait pour me causer de vives douleurs. Ne sachant que faire de mes yeux, je les fis suer une troisième fois, et ce fut avec succès. Je souffris moins les jours suivants. Ma plus grande peine a été de ne pouvoir lire l’office divin, ni offrir le saint sacrifice de la messe. Pendant plus d’un mois, j’éprouvai des élancements dans les yeux. La crainte de devenir aveugle et incapable de travailler au salut de tant d’âmes délaissées m’affecta beaucoup.

Entre ses grands voyages, le Père Gascon faisait régulièrement dix kilomètres par jour, sur le fond de baie qui séparait la mission Saint-Joseph, située alors sur l’île d’Orignal, du fort Résolution situé sur la terre ferme47.

Emmitouflé de son cache-nez, il allait, oscillant, mais rapide, sur ses raquettes, comme à une fête. La fête était de faire le catéchisme aux enfants des engagés du fort, et aux quelques Indiens de l’endroit.

Catéchiser fut la passion du Père Gascon. Toute sa vie, il catéchisa. Il se tenait des heures au milieu des petits, avec son livre et ses images, leur triturant la doctrine chrétienne. Doué d’une voix juste et forte, il agrémentait les explications par des cantiques montagnais, dont il improvisait les airs, sur des mélopées sauvages.

Aux temps des rassemblements indiens, le printemps, l’automne et à Noël, le zèle apostolique, dont il était l’incarnation, comme le Père Grollier, se donnait plein essor. C’était, dit-on, une chose à voir. Trois fois par jour, sinon quatre, il appelait son troupeau à la maison-chapelle. Armé d’une clochette et du bâton qui ne le quittait pas, il circulait à grande allure, dans le camp, et vidait les loges. Sus aux traînards, malheur aux retardataires! Sur les échines, martin-bâton ne chômait pas.

44Le Père Husson fut «le missionnaire charpentier de la rivière la Paix». Mgr Grouard l’a plus d’une fois présenté «luttant contre le colosse de l’invasion protestante, le bréviaire et la hache à la main», «grand bâtisseur des missions du district», et «voyageur à qui il n’arriva jamais de se faire traîner». Il remplit la charge de procureur vicarial de l’Athabaska et du Mackenzie, de 1895 à 1909.
45Les Indiens Couteaux-Jaunes furent trouvés en possession de longs couteaux de cuivre, auxquels ils donnaient la consistance de l’acier en les trempant plusieurs heures dans le sang bouillant de renne.
46Cette rivière Courant fort est la rivière des Liards elle-même, depuis sa source jusqu’à l’endroit où elle reçoit la rivière Nelson.
47L’île d’Orignal, emplacement de l’ancien fort Moose-Deer, de la Compagnie du Nord-Ouest, est sise à 5 kilomètres en face du fort Résolution. Elle est aride, caillouteuse, couverte de maigres sapins. Mgr Faraud choisit cet endroit comme étant alors le plus favorable à la piété des sauvages, et il y bâtit la demeure du missionnaire. En 1890, les édifices de la mission furent transportés par le Père Dupire, aidé du Père Ladet, auprès du fort Résolution.