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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1

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V

C'était dans l'année 682. Le soleil venait de se coucher derrière les montagnes qui s'étendent à l'ouest de la ville de Tibérias, dont l'antique splendeur n'est attestée aujourd'hui que par des ruines, mais qui, à l'époque dont nous parlons, était la capitale du district du Jourdain et la résidence temporaire du calife Yézîd Ier. Eclairés par les rayons argentés de la lune, les minarets des mosquées et les tours des remparts se miraient dans les ondes limpides et transparentes du lac, cette mer de Galilée qui rappelle au chrétien tant de souvenirs chers à son cœur, lorsqu'une petite caravane, profitant de la fraîcheur de la nuit, sortit de la ville en se dirigeant vers le sud.

Dans les neuf voyageurs qui étaient à la tête de la caravane, on reconnaissait au premier abord des personnes de qualité; cependant, rien n'annonçait en eux des courtisans du calife, qui d'ordinaire n'admettait dans son intimité que des personnes d'un âge moins mûr et d'une mine moins austère, moins rechignée.

On marcha quelque temps sans mot dire. Enfin l'un des voyageurs rompit le silence:

– Eh bien, mes frères, dit-il, que pensez-vous de lui maintenant? Avouons du moins qu'il a été généreux envers nous. N'est-ce pas cent mille pièces que tu as reçu de lui, fils de Handhala?

– Oui, il m'a donné cette somme, répliqua celui à qui s'adressait cette question; mais il boit du vin sans y voir un péché; il joue de la guitare; le jour il a pour compagnie des chiens de chasse, et la nuit, des voleurs de grands chemins; il commet des incestes avec ses sœurs et ses filles, il ne prie jamais89, enfin, il n'a point de religion, c'est évident. Que ferons-nous, mes frères? Croyez-vous qu'il nous soit permis de tolérer plus longtemps un tel homme? Nous avons patienté plus qu'il ne le fallait peut-être, et si nous continuons à marcher dans cette voie, je crains que des pierres ne viennent tomber du ciel pour nous écraser. Qu'en penses-tu, fils de Sinân?

– Je vais te le dire, répondit ce dernier. Dès que nous serons de retour à Médine, nous devrons déclarer solennellement que nous n'obéirons plus à ce libertin, fils d'un libertin; ensuite nous ferons bien de prêter hommage au fils d'un Emigré.

Au moment où il prononça ces paroles, un homme, venant du côté opposé, passa sur la route. Le capuchon de son manteau, rabattu sur sa figure, aurait dérobé ses traits aux regards des voyageurs, lors même que leur attention n'aurait pas été entièrement absorbée par une conversation qui s'animait de plus en plus.

Quand la caravane eut cessé d'être à la portée de sa voix, l'homme au capuchon s'arrêta. Sa rencontre était d'un mauvais présage selon les idées arabes, car il était borgne; d'ailleurs la haine et la férocité se peignaient dans le terrible regard qu'il lança de son œil unique à ces hommes qui se perdaient dans le lointain, quand il dit d'une voix lente et solennelle: «Je jure que si jamais je te rencontre de nouveau et que je puisse te tuer, je le ferai, fils de Sinân, tout compagnon de Mahomet que tu es90

Dans les voyageurs l'on aura déjà reconnu des Médinois. C'étaient les hommes les plus distingués de cette ville, presque tous Défenseurs ou Emigrés, et voici pour quelle raison ils étaient venus à la cour du calife.

Il s'était montré à Médine des symptômes de rébellion, et il y avait eu d'assez graves querelles au sujet des terres labourables et des plantations de dattiers, que Moâwia avait autrefois achetées aux habitants de la ville, mais que ceux-ci revendiquaient maintenant, sous le prétexte que Moâwia, en retenant leurs traitements, les avait forcés à lui vendre ces terres au centième de ce qu'elles valaient91. Le gouverneur Othmân, se flattant de l'espoir que le calife, son cousin germain, saurait bien assoupir ce différend d'une manière ou d'une autre, et qu'il se concilierait les nobles médinois par ses manières aimables et sa générosité bien connue, avait proposé à ces nobles de faire le voyage de Tibérias, et ils y avaient consenti. Mais, animé des meilleures intentions, le gouverneur avait commis une grande imprudence, une impardonnable étourderie. Ignorait-il donc que les nobles de Médine ne demandaient pas mieux que de pouvoir parler en témoins oculaires de l'impiété de son cousin, afin d'exciter leurs concitoyens à la révolte? Au lieu de les engager à se rendre à la cour du calife, il eût dû les en empêcher à tout prix.

Ce que l'on pouvait prévoir était arrivé. Yézîd, il est vrai, avait offert aux députés une hospitalité cordiale et pleine d'égards; il avait été fort généreux; il avait donné au Défenseur Abdallâh, fils de Handhala (c'est-à-dire d'un noble et vaillant guerrier qui était mort à Ohod en combattant pour Mahomet), cent mille pièces d'argent; il en avait donné vingt ou dix mille, selon leur rang, aux autres députés92; mais comme il ne se gênait jamais pour qui que ce fût et que sa cour n'était pas tout à fait un modèle de retenue et d'abstinence, la liberté de ses mœurs, jointe à sa prédilection pour les Bédouins qui, il faut en convenir, étaient bien quelque peu brigands dans l'occasion, avait scandalisé énormément ces austères et rigides citadins, ennemis naturels des fils du Désert.

De retour dans leur ville natale, ils ne tarirent point sur l'impiété du calife. Leurs rapports un peu exagérés peut-être, leurs diatribes pleines d'une sainte indignation, firent une impression si grande sur des cœurs déjà tout disposés à croire aveuglément tout le mal que l'on voudrait dire au sujet de Yézîd, que bientôt une scène extraordinaire se passa dans la mosquée. Les Médinois s'y étant réunis, l'un d'eux s'écria: «Je rejette Yézîd ainsi que je rejette maintenant mon turban;» et en disant ces mots, il ôta sa coiffure. Puis il ajouta: «Yézîd m'a comblé de présents, j'en conviens, mais c'est un ivrogne, un ennemi de Dieu.» – «Et moi, dit un autre, je rejette Yézîd comme je rejette ma sandale.» Un troisième: «Je le rejette comme mon manteau;» un quatrième: «Je le rejette comme ma bottine.» D'autres personnes les imitèrent, et bientôt, singulier spectacle, on vit dans la mosquée un amas de turbans, de manteaux, de bottines, de sandales.

La déchéance de Yézîd ainsi prononcée, on résolut d'expulser de la ville tous les Omaiyades qui s'y trouvaient. On leur signifia par conséquent qu'ils devaient partir sans retard, mais qu'auparavant ils devaient jurer de ne jamais aider les troupes qui marcheraient contre la ville, de les repousser plutôt, et dans le cas où la chose se trouverait au-dessus de leurs forces, de ne point rentrer dans la ville avec les troupes syriennes. Othmân, le gouverneur, essaya, mais sans succès, de faire sentir aux rebelles le danger auquel ils s'exposaient en l'expulsant. «Bientôt, leur dit-il, une armée nombreuse va arriver ici pour vous écraser, et alors vous vous féliciterez de pouvoir dire qu'au moins vous n'avez pas chassé votre gouverneur. Attendez pour me faire partir que vous ayez remporté la victoire. Ce n'est pas dans mon intérêt, c'est dans le vôtre que je vous parle ainsi; car je voudrais empêcher l'effusion de votre sang.» Loin de se rendre à ces raisonnements, les Médinois le chargèrent d'imprécations aussi bien que Yézîd. «C'est par toi que nous allons commencer, lui dirent-ils, et l'expulsion de tes parents suivra de près la tienne.»

Les Omaiyades étaient furieux. «Quelle méchante affaire! Quelle détestable religion93!» s'écria Merwân, qui avait été successivement ministre du calife Othmân et gouverneur de Médine, mais qui maintenant eut bien de la peine à trouver quelqu'un qui voulût prendre soin de sa femme et de ses enfants. Il fallait toutefois se plier aux circonstances. Après avoir prêté le serment voulu, les Omaiyades se mirent donc en route, poursuivis par les huées de la populace; on alla même jusqu'à leur jeter des pierres, et l'affranchi Horaith le Sauteur, ainsi nommé parce que, l'un des anciens gouverneurs lui ayant fait couper un pied, il marchait comme en sautant, aiguillonnait sans relâche les montures de ces infortunés, chassés comme de vils criminels d'une cité où ils avaient si longtemps commandé en maîtres. Enfin on arriva à Dhou-Khochob, où les exilés devraient rester jusqu'à nouvel ordre.

 

Leur premier soin fut de dépêcher quelqu'un en courrier vers Yézîd, pour l'informer de leur infortune et lui demander du secours. Les Médinois l'apprirent. Aussitôt une cinquantaine de leurs cavaliers se mit en route pour chasser les Omaiyades de leur retraite. Le Sauteur ne manqua pas de profiter de cette nouvelle occasion pour assouvir sa vengeance; lui et un membre de la famille des Beni-Hazm (famille de Défenseurs qui avait facilité le meurtre du calife Othmân en mettant sa maison à la disposition des rebelles) piquaient le chameau que montait Merwân avec tant de rigueur, que l'animal faillit jeter son cavalier par terre. Moitié crainte, moitié compassion, Merwân descendit de son chameau en disant: «Va-t-en et sauve-toi!» Quand on fut arrivé à un endroit nommé Sowaidâ, Merwân vit venir à lui un de ses clients qui demeurait dans ce hameau et qui le pria de partager son repas. «Le Sauteur et ses dignes compagnons ne me permettront pas de m'arrêter, lui répondit Merwân. Plaise au ciel qu'un jour nous ayons cet homme en notre pouvoir! dans ce cas il ne tiendra pas à nous que sa main ne partage le sort qui a frappé son pied.» Enfin, quand on fut arrivé à Wâdî-'l-corâ, on permit aux Omaiyades d'y rester94.

Sur ces entrefaites, la discorde fut sur le point d'éclater parmi les Médinois eux-mêmes95. Tant qu'il ne s'était agi que d'expulser les Omaiyades, de les injurier, de les maltraiter, l'union la plus parfaite n'avait pas cessé un seul instant de régner parmi tous les habitants de la ville; mais il en fut autrement lorsqu'il fallut élire un calife. Les Coraichites ne voulaient pas d'un Défenseur, et les Défenseurs ne voulaient pas d'un Coraichite. Cependant, comme on sentait le besoin de la concorde, on résolut de laisser la grande question en suspens et de choisir des chefs provisoires. On choisirait un nouveau calife quand Yézîd serait détrôné96.

Quant à celui-ci, le courrier expédié par les Omaiyades lui avait rendu compte de ce qui était arrivé. En apprenant ces nouvelles, il fut plutôt surpris et indigné de la conduite passive de ses parents qu'irrité contre les séditieux.

– Les Omaiyades ne pouvaient-ils donc réunir un millier d'hommes en rassemblant leurs affranchis? demanda-t-il.

– Assurément, lui répondit le messager; ils auraient pu en réunir sans peine trois mille.

– Et avec des forces aussi considérables, ils n'ont pas même tenté de résister pendant au moins une heure?

– Le nombre des rebelles était trop grand; toute résistance eût été impraticable97.

Si Yézîd n'eût écouté que sa juste indignation contre des hommes qui s'étaient révoltés après avoir accepté sans scrupule ses cadeaux et son argent, il eût envoyé dès lors une armée pour les châtier; mais il voulait encore éviter, s'il était possible, de se brouiller pour toujours avec les dévots; il se rappelait peut-être que le Prophète avait dit: «Celui qui tirera l'épée contre les Médinois, Dieu et les anges et les hommes le maudiront98,» et pour la seconde fois il fit preuve d'une modération dont il faut lui tenir compte, d'autant plus qu'elle n'était pas dans son caractère. Voulant encore tenter la voie de la douceur, il envoya à Médine le Défenseur Nomân, fils de Bachîr. Ce fut en vain. Les Défenseurs, il est vrai, ne demeurèrent pas tout à fait insensibles aux sages conseils de leur contribule, qui leur représentait qu'ils étaient trop faibles, trop peu nombreux, pour pouvoir résister aux armées de la Syrie; mais les Coraichites ne voulaient que la guerre, et leur chef, Abdallâh, fils de Motî, dit à Nomân: «Pars d'ici, car tu n'es venu que pour détruire la concorde qui, grâce à Dieu, règne à présent parmi nous. – Ah! tu es bien brave, bien hardi, en ce moment, lui répondit Nomân; mais je sais ce que tu feras quand l'armée de Syrie sera devant les portes de Médine; alors tu fuiras vers la Mecque, monté sur le plus rapide de tes mulets, et tu abandonneras à leur sort ces infortunés, ces Défenseurs, qui seront égorgés dans leurs rues, dans leurs mosquées et devant les portes de leurs maisons.» Enfin, voyant tous ses efforts inutiles, Nomân retourna auprès de Yézîd, auquel il rendit compte du mauvais succès de sa mission99. «Puisqu'il le faut donc absolument, dit alors le calife, je les ferai écraser par les chevaux de mes Syriens100

L'armée, forte de dix mille hommes, qui allait marcher vers le Hidjâz, devrait réduire non-seulement Médine, mais encore l'autre ville sainte, la Mecque. Comme le général auquel Yézîd en avait confié le commandement venait de mourir, les autres généraux, brûlant d'anéantir une fois pour toutes la nouvelle aristocratie, se disputèrent l'honneur de prendre sa place101. Yézîd ne s'était pas encore décidé pour l'un ou pour l'autre des différents compétiteurs, lorsqu'un homme vieilli dans le métier de la guerre vint se mettre sur les rangs.

C'était le borgne que nous avons déjà rencontré sur la grande route près de Tibérias.

Nul, peut-être, ne représentait aussi bien le vieux temps et le principe païen, que ce borgne, Moslim, fils d'Ocba, de la tribu de Mozaina102. En lui il n'y avait pas même l'ombre de la foi mahométane; de tout ce qui était sacré aux yeux des musulmans, rien ne l'était pour lui. Moâwia connaissait ses sentiments et les appréciait: il l'avait recommandé à son fils comme l'homme le plus propre à réduire les Médinois, dans le cas où ils se révolteraient103. Cependant, s'il ne croyait pas à la mission divine de Mahomet, il n'en croyait que plus fermement aux préjugés superstitieux du paganisme, aux songes prophétiques, aux mystérieuses paroles qui sortaient des gharcad, espèces de grandes ronces épineuses qui, pendant le paganisme et dans certaines contrées de l'Arabie, passaient pour des oracles. C'est ce qu'il montra lorsque, se présentant à Yézîd, il lui dit: «Tout homme que vous enverriez contre Médine échouerait complétement. Moi seul je puis vaincre… Je vis en songe un gharcad, d'où sortait ce cri: Par la main de Moslim!.. Je m'approchai du lieu d'où venait la voix, et j'entendis dire: C'est toi qui vengeras Othmân sur les Médinois, ses meurtriers104

Convaincu que Moslim était l'homme qu'il lui fallait, Yézîd l'accepta comme général, et lui donna ses ordres en ces termes: «Avant d'attaquer les Médinois, tu les sommeras pendant trois jours de se soumettre; attaque-les, s'ils refusent de le faire, et si tu remportes la victoire, tu livreras la ville pendant trois jours au pillage; tout ce que tes soldats y trouveront d'argent, de nourriture et d'armes, leur appartiendra105. Ensuite tu feras jurer aux Médinois d'être mes esclaves, et tu feras couper la tête à quiconque refusera de le faire106

L'armée, dans laquelle on remarquait Ibn-Idhâh, le chef des Acharites107, dont nous avons rapporté l'entretien avec le fils de Zobair, arriva sans accident à Wâdî-'l-corâ, où se trouvaient les Omaiyades expulsés de Médine. Moslim les fit venir l'un après l'autre, afin de les consulter sur les meilleurs moyens qu'il pourrait employer pour se rendre maître de la ville. Un fils du calife Othmân ayant refusé de violer le serment que les Médinois lui avaient fait prêter: «Si tu n'étais le fils d'Othmân, lui dit le fougueux Moslim, je te couperais la tête; mais quoique je t'épargne, je n'épargnerai aucun autre Coraichite qui me refusera son appui et ses conseils.» Vint le tour de Merwân. Lui aussi éprouvait des scrupules de conscience; d'un autre côté, il craignait pour sa tête, car chez Moslim l'effet suivait de près la menace, et puis sa haine des Médinois était trop forte pour qu'il manquât l'occasion de l'assouvir. Par bonheur, il savait qu'on trouve avec le ciel des accommodements, qu'on peut violer un serment sans en avoir l'air. Il donna ses instructions à son fils Abdalmélic qui n'avait pas juré. «Entre avant moi, ajouta-t-il; peut-être Moslim ne me demandera-t-il rien quand il t'aura entendu.» Introduit auprès du général, Abdalmélic lui conseilla d'avancer avec ses troupes jusqu'aux premières plantations de palmiers: là l'armée devrait passer la nuit, et le lendemain matin elle devrait se porter à Harra, à l'est de Médine, de sorte que les Médinois, qui ne manqueraient pas d'aller à la rencontre de l'ennemi, eussent le soleil en face108. Abdalmélic fit aussi entrevoir à Moslim que son père saurait bien se mettre en relation avec certains Médinois qui, le combat engagé, trahiraient peut-être leurs concitoyens109. Fort content de ce qu'il venait d'entendre, Moslim s'écria avec un sourire moqueur: «Quel homme admirable que ton père!» et, sans forcer Merwân à en dire davantage, il suivit ponctuellement les conseils d'Abdalmélic, alla se camper à l'est de Médine, sur la grande route qui conduisait à Coufa, et fit annoncer aux Médinois qu'il leur donnait un répit de trois jours pour se raviser. Les trois jours passés, les Médinois répondirent qu'ils refusaient de se soumettre110.

 

Ainsi que Merwân l'avait prévu, les Médinois, au lieu d'attendre l'ennemi dans leur ville, qu'ils avaient fortifiée autant que possible, allèrent à sa rencontre (26 août 683), divisés en quatre corps suivant la différence de leur origine. Les Emigrés avaient à leur tête Makil, fils de Sinân111, compagnon de Mahomet qui, à la tête de sa tribu, celle d'Achdja, avait assisté à la prise de la Mecque, et qui doit avoir joui d'une grande considération à Médine, puisque les Emigrés lui avaient donné le commandement encore qu'il ne fût pas de leur tribu. Ceux des Coraichites que l'on ne comptait pas parmi les Emigrés, mais qui, à différentes époques et après la prise de la Mecque, s'étaient établis à Médine, étaient partagés en deux compagnies, dont l'une commandée par Abdallâh, fils de Motî, l'autre par un compagnon du Prophète. Enfin le corps le plus considérable, celui des Défenseurs, avait pour commandant Abdallâh, fils de Handhala. Gardant un profond et religieux silence, on s'avança vers Harra, où se tenaient les impies, les païens, qu'on allait combattre.

Le général de l'armée syrienne était dangereusement malade; cependant il se fit porter sur un siége un peu en avant des rangs, confia sa bannière à un brave page, Grec d'origine, et cria à ses soldats: «Arabes de Syrie! montrez maintenant que vous savez défendre votre général! A la charge!»

Le combat s'engagea. Les Syriens attaquèrent l'ennemi avec tant d'impétuosité que trois corps médinois, celui des Emigrés et ceux des Coraichites, lâchèrent pied; mais le quatrième, celui des Défenseurs, força les Syriens à reculer et à se grouper autour de leur général. Des deux côtés on se battait avec acharnement, lorsque l'intrépide Fadhl, qui combattait aux côtés d'Abdallâh, fils de Handhala, à la tête d'une vingtaine de cavaliers, dit à son chef: «Mettez sous mes ordres toute la cavalerie; je tâcherai alors de pénétrer jusqu'à Moslim, et que ce soit lui ou moi, l'un de nous deux y laissera la vie.» Abdallâh y ayant consenti, Fadhl chargea si vigoureusement, que les Syriens reculèrent de nouveau. «Encore une charge comme celle-là, mes chers et braves amis, cria-t-il alors; par Dieu! si j'aperçois leur général, l'un de nous deux ne survivra pas à ce jour. Souvenez-vous que la victoire est la récompense de la bravoure!» Ses soldats attaquèrent de nouveau avec un redoublement de courage, rompirent les rangs de la cavalerie syrienne, et pénétrèrent jusqu'à l'endroit où se trouvait Moslim. Cinq cents piétons l'entouraient les piques baissées; mais Fadhl, se frayant un chemin avec son épée, poussa son cheval droit à la bannière de Moslim, assena au page qui la portait un coup qui lui fendit le casque et le crâne, et s'écria: «Par le Seigneur de la Caba! j'ai tué le tyran! – Non, tu t'es trompé,» lui répondit Moslim, et saisissant lui-même sa bannière, tout malade qu'il était, il ranima ses Syriens par ses paroles et par son exemple. Fadhl mourut percé de coups, tout près de Moslim.

Au moment où les Médinois voyaient le corps d'Ibn-Idhâh et d'autres prêts à se lancer de nouveau sur eux, ils entendirent retentir dans leur ville le cri de victoire, le cri de: Dieu est grand!.. Ils avaient été trahis: Merwân avait tenu parole à Moslim. Gagnés par ses promesses brillantes, les Beni-Hâritha, famille qui appartenait aux Défenseurs, avaient introduit secrètement des troupes syriennes dans la ville. Elle était au pouvoir de l'ennemi; tout était perdu; les Médinois allaient se trouver entre deux feux. La plupart se mirent à courir vers la ville pour sauver les femmes et les enfants; quelques-uns, tels qu'Abdallâh, fils de Motî112, s'enfuirent dans la direction de la Mecque; mais Abdallâh, fils de Handhala, résolu à ne pas survivre à ce jour fatal, cria aux siens: «Nos ennemis vont avoir l'avantage. En moins d'une heure tout sera décidé. Pieux musulmans, habitants d'une cité qui a donné asile au Prophète, un jour nous devrons tous cesser de vivre, et la plus belle mort est celle du martyr. Laissons-nous donc tuer aujourd'hui, aujourd'hui que Dieu nous offre l'occasion de mourir pour sa sainte cause!» Déjà les flèches des Syriens pleuvaient de tous côtés, lorsqu'il s'écria de nouveau: «Que ceux qui désirent entrer immédiatement dans le paradis, suivent ma bannière!» Tous la suivirent; tous combattirent en désespérés, résolus à vendre chèrement leur vie. Abdallâh lança ses fils, l'un après l'autre, au plus fort de la mêlée: il les vit immoler tous. Tandis que Moslim promettait de l'or à quiconque lui apporterait une tête ennemie, Abdallâh abattait des têtes à droite et à gauche, et la conviction qu'un châtiment bien plus terrible attendait ses victimes au delà de la tombe, lui causait une joie féroce. D'après la coutume arabe il récitait des vers en combattant. Ils exprimaient bien la pensée d'un fanatique qui se cramponne à la foi, afin de pouvoir haïr à son aise. «Tu meurs, criait-il à chacune de ses victimes, tu meurs, mais tes forfaits te survivent! Dieu nous l'a dit, il nous l'a dit dans son Livre: L'enfer attend les mécréants!» A la fin il succomba. Son frère utérin tomba à ses côtés, blessé à mort. «Puisque je meurs par les épées de ces hommes, je suis plus sûr d'aller en paradis, que si j'eusse été tué par les Dailemites païens;» telles furent ses dernières paroles. Ce fut une boucherie horrible. Parmi ceux qui succombèrent se trouvaient sept cents personnes qui savaient le Coran par cœur; quatre-vingts étaient revêtues du caractère sacré de compagnons de Mahomet. Aucun des vénérables vieillards qui avaient combattu à Bedr, où le Prophète avait remporté sa première victoire sur les Mecquois, ne survécut à cette catastrophe funeste.

Les vainqueurs irrités entrèrent dans la ville, après que leur général leur eut donné la permission de la saccager pendant trois jours consécutifs. Embarrassés de leurs chevaux, les cavaliers galopèrent vers la mosquée pour en faire une écurie! Un seul Médinois s'y trouvait à cette heure; c'était Saîd, fils de Mosaiyab, le plus savant théologien de son époque. Il vit les Syriens entrer dans la mosquée et attacher leurs chevaux dans l'espace compris entre la chaire du Prophète et son tombeau, endroit sacré que Mahomet avait appelé un jardin du paradis!.. A la vue de cet horrible sacrilége, Saîd, croyant que toute la nature était menacée d'un événement sinistre, resta immobile et plongé dans la stupeur. «Regardez donc cet imbécile, ce docteur,» se dirent les Syriens en ricanant; mais ils ne lui firent point de mal, ils avaient hâte d'aller piller.

On n'épargna rien. Les enfants furent emmenés en esclavage ou massacrés, les femmes violées; dans la suite un millier de ces malheureuses donnèrent la vie à autant de parias, flétris à jamais du nom d'enfants de Harra.

Parmi les prisonniers se trouvait Makil, fils de Sinân. Il mourait de soif et s'en plaignait amèrement. Moslim se le fit amener et le reçut d'une mine aussi bienveillante que cela lui était possible.

– Tu as soif, n'est-ce pas, fils de Sinân? lui demanda-t-il.

– Oui, général.

– Donne-lui de cette boisson que le calife nous a donnée, dit Moslim en s'adressant à un de ses soldats.

Quand cet ordre eut été exécuté et que Makil eut bu:

– Tu n'as plus soif maintenant? reprit Moslim.

– Non, je n'ai plus soif.

– Eh bien, dit le général en changeant tout à coup de ton et de visage, tu as bu pour la dernière fois. Prépare-toi à mourir.

Le vieillard se mit à genoux et demanda grâce.

– Toi, tu espères que je t'épargne? N'est-ce pas toi que j'ai rencontré sur la route près de Tibérias, la nuit où tu retournais à Médine avec les autres députés? n'est-ce pas toi que j'ai entendu accabler Yézîd d'injures? et n'est-ce pas toi à qui j'ai entendu dire: «Dès que nous serons de retour à Médine, nous devrons déclarer solennellement que nous n'obéirons plus à ce libertin, fils d'un libertin; ensuite nous ferons bien de prêter hommage au fils d'un Emigré?»… Eh bien, en ce moment-là j'ai juré que si jamais je te rencontrais de nouveau et que j'eusse ta vie en mon pouvoir, je te tuerais. Par Dieu, je tiendrai mon serment! Que l'on tue cet homme!»

Cet ordre fut exécuté sur-le-champ.

Ensuite les Médinois qui restaient encore dans la ville, car la plupart avaient déjà cherché leur salut dans la fuite, furent sommés de prêter serment à Yézîd. Ce n'était pas le serment ordinaire, le serment par lequel on s'engageait à obéir au calife tant qu'il obéirait lui-même au Coran et aux commandements de Mahomet; loin de là. Les Médinois devaient jurer d'être esclaves de Yézîd, esclaves qu'il pourrait affranchir ou vendre selon son bon plaisir, telle était la formule; ils devaient lui reconnaître un pouvoir illimité sur tout ce qu'ils possédaient, sur leurs femmes, sur leurs enfants, sur leur vie. La mort attendait ceux qui refuseraient de prêter cet horrible serment. Pourtant deux Coraichites déclarèrent avec fermeté qu'ils ne prêteraient que le serment qui avait toujours été en usage. Moslim ordonna aussitôt de leur couper la tête. Coraichite lui-même, Merwân osa blâmer cet ordre; mais Moslim, le piquant avec son bâton dans le ventre, lui dit rudement: «Par Dieu, si tu avais dit toi-même ce qu'ils ont osé dire, je t'aurais tué!» Néanmoins Merwân osa encore demander la grâce d'un autre qui était allié à sa famille et qui refusait également de jurer. Le général syrien ne se laissa point fléchir. Ce fut autre chose quand un Coraichite dont la mère appartenait à la tribu de Kinda, refusa le serment, et qu'un des chefs de l'armée syrienne qui appartenait aux Sacoun, sous-tribu de Kinda, s'écria: «Le fils de notre sœur ne prêtera pas un tel serment.» Moslim l'en dispensa113.

Les Arabes de Syrie avaient réglé leur compte avec les fils de ces sectaires fanatiques qui avaient inondé l'Arabie du sang de leurs pères. L'ancienne noblesse avait écrasé la nouvelle. Représentant de la vieille aristocratie mecquoise, Yézîd avait vengé et le meurtre du calife Othmân et les défaites que les Médinois, alors qu'ils combattaient sous la bannière de Mahomet, avaient fait éprouver à son aïeul. La réaction du principe païen contre le principe musulman avait été cruelle, terrible, inexorable. Jamais les Défenseurs ne se relevèrent de ce coup fatal; leur force fut brisée pour toujours. Leur ville presque déserte resta quelque temps abandonnée aux chiens, les champs d'alentour aux bêtes fauves114, car la plupart des habitants, cherchant une patrie nouvelle et un sort moins dur dans un climat lointain, étaient allés joindre l'armée d'Afrique. Les autres étaient bien à plaindre; les Omaiyades ne laissèrent échapper aucune occasion pour les accabler sous le poids de leur dédain, de leur mépris, de leur haine implacable, pour les abreuver de dégoûts et d'amertumes. Dix ans après la bataille de Harra, Haddjâdj, gouverneur de la province, fit subir la marque à plusieurs saints vieillards qui avaient été compagnons de Mahomet. Pour lui chaque Médinois était un meurtrier d'Othmân, comme si ce crime, supposé même que les Défenseurs en eussent été plus coupables qu'ils ne l'étaient, n'eût pas été expié suffisamment par le massacre de Harra et le sac de Médine! Et quand Haddjâdj quitta la ville: «Dieu soit loué, s'écria-t-il, puisqu'il me permet de m'éloigner de la plus impure de toutes les cités, de celle qui a toujours récompensé les bontés du calife par des perfidies et des révoltes! Par Dieu, si mon souverain ne m'ordonnait pas dans chacune de ses lettres d'épargner ces infâmes, je détruirais leur ville et je leur ferais pousser des gémissements autour de la chaire du Prophète!» Ces paroles ayant été rapportées à l'un des vieillards que Haddjâdj avait fait flétrir, il dit: «Un terrible châtiment l'attend dans l'autre vie! Ce qu'il a dit est digne de Pharaon115.» Hélas! la conviction que leurs tyrans seraient torturés dans les flammes éternelles, c'était dorénavant l'unique consolation de ces malheureux et leur unique espérance. Mais cette consolation, ils se la donnèrent abondamment. Prédictions des compagnons de Mahomet, prophéties de Mahomet lui-même, miracles opérés en leur faveur, ils acceptèrent tout avec une crédulité avide et insatiable. Le théologien Saîd qui se trouvait dans la mosquée au moment où les cavaliers syriens vinrent en faire une écurie, racontait à qui voulait l'entendre, qu'étant resté dans le temple il avait entendu, à l'heure de la prière, sortir du tombeau du Prophète une voix qui proféra les paroles solennelles destinées à annoncer cette heure116. Dans le terrible Moslim, l'homme de Mozaina, les Médinois voyaient le monstre le plus hideux que la terre eût porté jusque-là; ils croyaient qu'il ne trouverait un émule qu'à la fin des siècles et dans un homme de cette même tribu; ils racontaient que le Prophète avait dit: «Les derniers qui seront ressuscités, ce seront deux hommes de Mozaina. Ils trouveront la terre inhabitée. Ils viendront à Médine, où ils ne verront que des bêtes fauves. Alors deux anges descendront du ciel, les jetteront sur le ventre et les traîneront ainsi vers l'endroit où se trouveront les autres hommes117»…

89Cf. Soyoutî, Tarîkh al-kholafâ, p. 209, éd. Lees.
90Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 170 r., 169 r.; Samhoudî, man. de Paris, no 763 bis, fol. 31 r.
91Raihân, fol. 200 v.; Samhoudi, loco laudato.
92Weil, t. I, p. 326. Le dixième député, Mondhir, fils de Zobair, n'accompagna pas ses collègues pendant leur retour à Médine, car il avait obtenu de Yézîd la permission d'aller en Irâc; voir Ibn-Khaldoun, fol. 169 r.
93Ces paroles se trouvent dans l'Aghânî, p. 19, l. 19: un passage d'Abou-Ismâil al-Baçrî (Fotouh as-Châm, p. 237, l. 10) montre, je crois, qu'il faut les traduire comme je l'ai fait.
94Aghânî, t. I, p. 18-20. Comme M. Weil l'a dit avec raison, il faut rayer, p. 18, dernière ligne, le mot alaihi.
95Raihân, fol. 200 v.
96Weil, t. I, p. 326, dans la note.
97Aghânî, t. I, p. 21.
98Soyoutî, Tarîkh al-kholafâ, p. 209, éd. Lees.
99Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 169 r. et v.
100Samhoudî.
101Voir , à la fin de ce volume.
102Dans plusieurs manuscrits on lit par erreur Morrî, au lieu de Mozanî. La véritable leçon se trouve chez Fâkihî, fol. 400 r.
103Ibn-Khaldoun, fol. 169 v.; Samhoudî.
104Aghânî, t. I, p. 21.
105Ibn-Khaldoun; Samhoudî.
106Fâkihî, fol. 400 r.
107Ibn-al-Athîr, man. de Paris (C. P.), t. III, fol. 78 r.
108Ibn-Khaldoun.
109Raihân, fol. 200 v.
110Ibn-Khaldoun.
111Voir sur lui Nawawî, p. 567, Ibn-Cotaiba, p. 152, Samhoudî, fol. 32.
112Ibn-Cotaiba, p. 201.
113Ibn-al-Athîr, t. III, fol. 78 r. -79 v.; Samhoudî, fol. 31 r. et suiv.; Ibn-Khaldoun, t. II, fol. 169 v. -170 v.; Raihân, fol. 200 v., 201 r.
114Samhoudî, fol. 31 r.
115Ibn-al-Athîr, t. IV, fol. 17 r.
116Samhoudî; Raihân.
117Samhoudî, fol. 30 r.