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Chronique de 1831 à 1862, Tome 3 (de 4)

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Mannheim, 25 mai 1843.– La Grande-Duchesse est, en effet, venue me prendre à dix heures, hier matin. Je l'ai trouvée vieillie et attristée. Elle a toujours le même entourage: la vieille Walsch, spirituelle et intempestive, qui paraît le soir; la baronne de Sturmfeder, qui donne bon air à la maison, la bonne petite Kageneck, le modeste Schreckenstein et le vieil aumônier. Il y avait aussi à dîner, le prince Charles de Solms, fils de feu la Reine de Hanovre, et un comte de Herding dont je n'ai rien à dire. J'ai été assaillie de questions, mais aussi je me suis permis d'en faire à mon tour. La Princesse Marie, ou plutôt la marquise de Douglas, voyage en Italie, très éprise de son beau mari, dont elle paraît fort satisfaite. J'ai eu les détails de la noce, de tous les cadeaux, des magnificences, du douaire, etc., tout cela a été splendide. Les Douglas doivent bientôt passer par ici et se rendre en Angleterre et en Écosse. On croit la Princesse Marie grosse. Lord Douglas l'a menée de Venise à Goritz, où elle a été très bien reçue par les illustres exilés. Elle a écrit de là, à sa mère, que le Duc de Bordeaux, beau de visage, aimable de langage, avait une taille affreuse de lourdeur et qu'il boitait beaucoup; que Mademoiselle, avec un agrément infini, était trop petite et manquait de distinction. La Grande-Duchesse va bientôt se rendre près de sa fille, la princesse de Wasa, qui habite le château de Eichorn, à deux lieues de Brünn, en Moravie. Le Prince Wasa insiste sur le divorce; la Princesse ne veut pas y consentir; la Grande-Duchesse, qui redoute avec raison un procès, veut aller décider sa fille à ne pas s'y exposer, et à venir ici à Mannheim, ce dont, au reste, elle ne se réjouit pas beaucoup personnellement, redoutant le caractère peu égal et peu facile de sa fille Louise. Le Prince Wasa se conduit fort grossièrement vis-à-vis de sa belle-mère; de plus, il est à peu près ruiné. Tout cela est un grand souci pour la Grande-Duchesse. Elle a rendu le château de Bade au Grand-Duc, et acheté la maison que celui-ci avait dans la ville. Elle a le projet de l'agrandir, de l'orner, et d'en faire une jolie chose.

Cologne, 26 mai 1843.– Je me suis embarquée ce matin à Mayence (où j'étais arrivée hier au soir) par un grand soleil, mais aussi par un vent à tout rompre; bientôt, la grêle et la pluie ont alterné avec la bourrasque; les vagues du Rhin s'élevaient, avec des airs maritimes tout à fait déplaisants. La Grande-Duchesse Stéphanie m'avait dit qu'elle trouvait la réputation des bords du Rhin usurpée, et je suis assez de son avis. Le fleuve est beau et noblement encaissé; les villages, les églises, les ruines l'escortent de souvenirs, tout cela est vrai; mais il y a un défaut de végétation qui imprime une aridité déplaisante au paysage; cependant, il y a de l'intérêt dans cette navigation, et elle a assez de poésie, quand on est en disposition de s'y livrer. Le château de Stolzenfels, vu du bateau, a quelque chose d'élégant, mais sans grandeur; c'est ce château que le Roi de Prusse vient de faire restaurer et agrandir, de sorte qu'à son dernier voyage, il y était avec soixante personnes. On dit que l'intérieur est charmant, et qu'on y jouit d'une très belle vue. Quant au Rheinstein, que le Prince Frédéric a fait arranger, c'est une vraie coquille de noix, on n'y monte qu'à cheval, au lieu qu'à Stolzenfels on arrive en voiture. Les différentes communes propriétaires des vieux castels ruinés, sur le Rhin, en ont fait don aux différents Princes de la maison de Prusse. Ainsi, outre Stolzenfels qui est au Roi, le Rheinstein qui est au Prince Frédéric, on en a donné un au Prince de Prusse, un autre au prince Charles, la Reine même a eu le sien; ils sont tous sur la rive gauche, et le Roi a ordonné aux nouveaux propriétaires de les faire restaurer et de les rendre habitables. Le château de Hornbach (où la Jeune Allemagne a tenu ses assemblées révolutionnaires, avant l'établissement de la commission de Mayence) qui est sur la rive droite et dans les États bavarois, vient d'être donné par le Roi de Bavière au Prince Royal son fils, mais en changeant le nom; cela se nomme, maintenant, die Maxburg.

J'ai avancé, aujourd'hui, dans le second volume de M. de Custine. Il y raconte les conversations de l'Empereur et de l'Impératrice avec lui, paroles pleines de grâce et de coquetterie, dictées par le pressentiment qu'elles seront imprimées. Je me suis demandé, en lisant tout cela, si un voyageur qui doit l'hospitalité recherchée qu'il reçoit à la crainte de son jugement d'auteur, à la volonté d'être bien traité dans son ouvrage, à l'inquiétude d'être représenté partialement, peut-être sévèrement dans le public, si un tel voyageur, dis-je, est tenu à la même reconnaissance et à la même discrétion que le voyageur qui serait bien traité, sans arrière-pensée, et seulement parce qu'il plairait par son individualité. J'avoue que j'hésite un peu dans mon jugement à cet égard, et que, si j'estime une délicate discrétion préférable en tout état de cause, je ne puis, cependant, ne pas trouver quelque excuse pour celui qui se croit moins étroitement lié par des politesses intéressées qu'il ne le serait par une bienveillance spontanée. Du reste, les conversations impériales sont mises en lumière avec un ton suffisamment laudatif; l'esprit le plus libre et le plus critique subit toujours, plus ou moins, l'influence des gracieusetés couronnées. Néanmoins, cet ouvrage déplaira profondément en Russie; il y rendra l'accueil fait aux voyageurs assurément plus froid et plus réservé.

Iserlohn, 27 mai 1843.– Je suis partie de Cologne ce matin, sans regretter l'auberge du Rheinsberg. Toutes ces auberges, au bord du Rhin, sont bien situées; on y trouve des meubles en bois incrustés, et des canapés recouverts de jolies étoffes, mais le voisinage de l'eau et leur exposition les rendent très froides; l'absence de cheminée est pénible, quand le vent et l'humidité pénètrent d'autant plus que ni volets, ni persiennes, n'en garantissent; au mois de mai, les doubles croisées sont déjà enlevées, et, en vérité, je les ai regrettées. Le jour qui arrive sans défense avant quatre heures et qui vient mal à propos vous réveiller est aussi un inconvénient contre lequel j'ai d'autant plus grogné, que le bruit des quarante-cinq bateaux à vapeur, les coups de cloche qui les annoncent, le train des chauffeurs, font un vacarme qui s'étend à peu près sur les vingt-quatre heures; combinés avec le bruit intérieur que font, dans les auberges, les allants et venants; c'est à en devenir malade.

Sans la pluie, je serais allée ce matin à la Cathédrale voir jusqu'à quel point nos souscriptions (car je suis aussi un souscripteur) ont fait, depuis trois ans, avancer ce beau monument; mais il faisait si laid et je me suis sentie si rompue de par le plus exécrable petit lit allemand dans sa pureté tudesque que je n'ai pas eu le courage de me mouiller par curiosité, et je suis remontée, d'assez mauvaise humeur, dans ma voiture.

Cassel, 28 mai 1843.– Il a plu cruellement toute la nuit, il pleut encore; c'est fort triste et déplaisant. Je vais aujourd'hui jusqu'à Gœttingen, demain à Brunswick, après-demain à Harbke; je ne serai pas fâchée de voir Brunswick que je ne connais pas, et Gœttingen, dont les turbulents étudiants et les professeurs libéraux ont fait si souvent enrager le Roi de Hanovre.

Je suis toujours plongée dans M. de Custine. Il y a dans le troisième volume une lettre sur la princesse Troubetzkoï, celle qui a suivi son mari dans les mines, qui est très belle92. Les faits sont assez frappants, pour n'avoir pas besoin de phrases à effet pour en produire beaucoup; l'auteur l'a senti, et, en simplifiant son style, il a encore mieux fait ressortir la dernière phase de ce terrible drame. La scène qui clôt et consomme cette rare infortune m'a fortement remuée. Je suppose que c'est pour avoir, dans mon enfance, tant entendu raconter la Sibérie à mon père, que j'ai une si vive sympathie pour les malheureux qu'on y enterre vivants.

Brunswick, 29 mai 1843.– Toujours de la pluie, avec des alternatives de grêle, et, par dérision, un pauvre petit rayon de soleil, pâle et honteux, qui annonce un nouveau grain. Brunswick est une vieille ville, assez laide, avec de grandes maisons tristes, mais nobles, une vieille église fort gothique, un hôtel de ville plus gothique encore. C'est un vrai soulagement après toutes ces petites capitales refaites à neuf, sans caractère, sans souvenirs, et si mesquines dans leur ornementation moderne, de retrouver enfin du vieux. J'ai remarqué la magnifique race des chevaux de poste, des chevaux de paysans, des chevaux de troupes; ce sont des bêtes superbes, grandes, fortes, vigoureuses; je ne sais si c'est le pays même qui les produit, ou bien si on les tire du Mecklembourg.

 

Quand on a, comme moi, la mémoire toute fraîche de vos récits des États-Unis d'Amérique93, et qu'on lit ceux de M. de Custine sur la Russie, on ne sait lequel des deux pays prendre le plus en grippe, précisément par leurs inconvénients opposés. Mais, à propos des Russes, je crois avoir oublié de vous conter un mot qui figurerait très bien dans les citations de M. de Custine. La dernière fois que je fus, dernièrement, à Paris, chez ma nièce Mme de Lazareff pour lui faire mes adieux, elle me dit: «Vous avez, ma tante, un visage impérial, ce matin.» Je ne comprenais pas, et je le lui dis. «Oh!» reprit-elle, «quand quelqu'un, à Saint-Pétersbourg, a particulièrement bon visage, nous disons ainsi.» N'est-ce pas très joli?

Harbke, 31 mai 1843.– J'ai quitté Brunswick hier matin, mais j'ai mis beaucoup de temps et fait une grande dépense de cris de terreur pour arriver jusqu'ici. D'abord, les grandes routes, elles-mêmes, ne sont pas merveilleuses dans le duché de Brunswick, puis Harbke est au bout d'un abominable chemin de traverse; les terribles pluies des derniers jours ont achevé de gâter toutes ces routes, et j'ai vraiment cru que nous y resterions. En arrivant, j'ai trouvé le pauvre vieux maître de céans94 malade, et sa femme fort agitée et soucieuse. Je voulais repartir tout de suite, pour ne pas être importune dans un semblable moment, mais ni Mme de Veltheim, ni le malade lui-même n'y ont consenti; je ne partirai donc que demain, de très grand matin, pour être le soir, s'il plaît à Dieu, à Berlin.

Ce lieu-ci est fort bien arrangé pour un château allemand; il est assez vaste et aurait du style, si on n'avait pas modernisé un vieux bâtiment qu'on aurait dû laisser dans sa première figure. Le jardin est soigné, et il se lie à des bois d'une grande beauté. La maîtresse de la maison, qui n'a pas d'enfants, aime les fleurs, les oiseaux, même de bruyants perroquets. Elle est d'une propreté scrupuleuse, a soixante-deux ans; grande, mince et pâle, elle est toujours vêtue de mousseline blanche, ses bonnets de dentelle, ses fichus, tout est noué avec un ruban blanc; elle a quelque chose d'une apparition! Rien n'est plus noble et plus ancien que la famille des Veltheim; ils le savent, et n'y sont pas insensibles; elle est une Bülow. La première femme du comte Veltheim, dont il est divorcé, est maintenant la comtesse Putbus, mère de la comtesse Lottum et du jeune Putbus, mort à Carlsruhe. Les Veltheim sont très riches, et il règne une sorte d'opulence dans cet établissement-ci, où l'utile est, cependant, très rapproché de l'agréable. La vue manque, car le château est bâti dans un fond et dominé par des collines boisées. Quand on monte sur une de ces collines, on aperçoit à l'horizon, fort distinctement, la chaîne du Harz, et, très nettement, le Brocker où Gœthe a placé les scènes démoniaques de son Faust.

Magdebourg, 1er juin 1843.– Conçoit-on rien de plus contrariant que ce qui vient de m'arriver? J'ai manqué le départ du chemin de fer pour Berlin, où je comptais arriver ce soir; et encore faut-il me trouver très satisfaite d'être parvenue jusqu'ici, saine et sauve; pour faire treize lieues (il n'y a que cela de Harbke ici), il m'a fallu rester dix heures en route! La continuité du déluge de ces derniers jours, des espèces de trombes d'eau qui ont éclaté sur la contrée, ont tout dévasté et défoncé au point de grossir les torrents, d'emporter les digues, de bouleverser le terrain, etc.; rien ne peut donner une idée de mes angoisses!

Berlin, 2 juin 1843.– Me voici donc, enfin, à ce premier but de mon long et pénible voyage. J'y arrive, à la lettre, à bout de toutes façons, avec une robe trouée, un dernier écu dans ma poche, et une fatigue qui ressemble à une forte courbature. Le chemin de fer de Magdebourg ici est fort bien organisé, il met huit heures pour parcourir une route d'autant plus longue qu'elle passe par Dessau et Wittenberg. J'ai fait comme sur les bateaux à vapeur, et je suis restée dans ma propre voiture, ce qui m'a paru le plus convenable, n'ayant pas de compagnon mâle, et la compagnie étant fort mêlée.

Berlin, 3 juin 1843.– La duchesse d'Albuféra m'écrit que la Princesse Clémentine, se rendant à Brest afin de s'embarquer pour Lisbonne, a été admirablement reçue en Bretagne, qu'on a de bonnes nouvelles du Prince de Joinville, et que le Duc d'Aumale se distingue en Algérie. La duchesse de Montmorency me mande une étrangeté inouïe. Mme de Dolamieu a vendu, pour 35 000 francs, des lettres autographes contemporaines, dans lesquelles il y en avait de fort désagréables à laisser circuler. Le Roi des Français avait racheté les siennes 25 000 francs. Vraiment, le temps actuel a un cachet tout particulier d'effronterie! Le général Fagel a obligé Mme de Dolamieu à racheter pour 800 francs une lettre du Roi des Pays-Bas, qu'il lui avait donnée et qu'elle avait vendue avec la collection.

L'auteur de la tragédie de Lucrèce, M. Ponsard, et l'auteur de la tragédie de Judith, Mme Émile de Girardin, dont les succès ont été si différents, se sont rencontrés chez la duchesse de Gramont. Mme de Girardin y a étouffé de rage, à un degré, dit-on, qui a été grotesque.

Berlin, 4 juin 1843.– J'ai vu, hier, la comtesse de Reede. Cette vieille et très aimable dame, qui me traite toujours comme sa fille, m'a reçue à bras ouverts, et m'a mise tout de suite au courant du terrain. Elle est à la tête de la fraction hostile et sévère pour la Princesse Albert; celle-ci est partie pour la Silésie; sa position ici est détestable, et quoique le Roi l'ait soutenue, en ce sens qu'il n'a pas permis à son frère de divorcer, la Princesse ne se trouve pas moins cruellement déplacée dans le monde et à la Cour.

J'ai été prendre le thé chez la Princesse de Prusse où se trouvait aussi son mari. Lui est engraissé, mais elle, est d'un changement qui m'a fait peine, et qui est bien préjudiciable à sa beauté que j'aimais tant. Comme elle est jeune et forte, j'espère que l'éclat et la fraîcheur lui reviendront.

Berlin, 5 juin 1843.– J'ai eu, hier, une laborieuse journée. D'abord, la messe du dimanche; puis, je suis rentrée pour causer longuement d'affaires avec M. de Wurmb et M. de Wolff; je suis alors allée chez Mme de Perponcher, puis chez les Werther, qui vont aujourd'hui même retrouver leur fils, Ministre de Prusse à Berne; ensuite, chez lady Westmorland, qui venait de recevoir la nouvelle de la maladie grave d'un de ses fils, laissé en Angleterre; enfin, chez les Radziwill.

J'ai dîné chez la Princesse de Prusse, où il y avait le Prince et la Princesse Guillaume, oncle et tante, leur fils, qui revient du Brésil, les Werther, la comtesse Neale, les Radziwill, le prince Pückler-Muskau, et Max de Hatzfeldt. Grand et beau dîner, dans le plus joli palais du monde, mais il faisait un temps orageux qui rendait tout le monde malade. Je ne connaissais pas le prince Pückler, qui a trouvé moyen de rentrer en grâce à la Cour95, jusqu'à un certain point du moins, et voici comment: le Prince de Prusse, désirant embellir son parc de Babelsberg, près de Potsdam, a fait écrire, par son jardinier, à celui de Muskau, pour l'engager à demander un congé de quelques semaines à son maître, et à venir tracer le jardin de Babelsberg. Sur cela, le Prince de Prusse reçoit une lettre du prince de Pückler, qui lui dit que le véritable jardinier de Muskau étant lui-même, il partait à l'instant pour Babelsberg s'entendre avec le jardinier du Prince. En effet, il arrive à Babelsberg, se met à faire exactement le métier de jardinier, à tracer des allées, à dessiner des massifs, etc.; au bout de quelques jours, le Prince de Prusse le rencontre dans cette occupation, naturellement le remercie, l'engage à dîner, et le voici, tout simplement, fort en vogue ici. Il m'a dit qu'il partait aujourd'hui pour Muskau, m'a demandé, quand je serai à Sagan, de vouloir bien visiter son parc, et m'a offert ses services pour arranger celui de Sagan.

M. et Mme Bresson sont venus plus tard me prendre, et m'ont menée à l'Opéra, où on donnait Robert le Diable, dirigé par Meyerbeer lui-même; c'était bien exécuté, mais la chaleur était affreuse. Beaucoup de personnes sont venues dans notre loge, et entre autres, Maurice Esterhazy, qui me paraît un peu battu de l'oiseau.

Berlin, 6 juin 1843.– J'ai eu la visite de Humboldt, qui dit que, d'ici à deux ans, il y aura une représentation nationale siégeant à Berlin, d'abord consultative, et peu après délibérative.

Je suis frappée du mouvement de Berlin, depuis que les chemins de fer y aboutissent dans toutes les directions. La population s'est augmentée de cinquante mille âmes. Le développement de l'industrie et du luxe est sensible.

Voici une petite anecdote qui est curieuse. A la mort de Mgr le Duc d'Orléans, l'Impératrice de Russie et le Prince de Prusse qui se trouvaient à Pétersbourg, cherchèrent à décider l'Empereur de saisir cette occasion pour écrire directement au Roi Louis-Philippe. Il s'y refusa, mais il dit à l'Impératrice qu'il l'autorisait à écrire à la Duchesse d'Orléans. Les deux Princesses s'étant connues autrefois en Allemagne, et en étant au tutoiement, l'Impératrice écrivit en allemand, et employa le tutoiement; elle reçut une réponse en français, assez froide, et sans tutoiement. L'Impératrice en a été très blessée, et s'en est plainte, ici, à sa tante, la Princesse Guillaume de Prusse, sœur de la Grande-Duchesse douairière de Mecklembourg. L'Impératrice prétend qu'il est très malhonnête de répondre dans une autre langue que celle dans laquelle on vous écrit, et que si la Duchesse d'Orléans croit ne devoir se servir que de la langue du pays de ses enfants, elle, l'Impératrice, en ferait autant, et, à l'occasion, ne lui écrirait qu'en russe.

J'ai vu M. Bresson, qui m'a dit que dernièrement, à un cercle, à Saint-Pétersbourg, l'Empereur s'était adressé au Chargé d'affaires de France, en lui demandant: «Quand donc M. de Barante revient-il?»

J'ai dîné chez les Wolff, avec le comte Alvensleben, Ministre des finances, M. d'Olfers, directeur du Musée, le Conseiller d'État Huden et M. Barry, qui, après Schœnlein, est le premier médecin de Berlin. Je suis allée ensuite chez lady Westmorland, que j'ai trouvée extrêmement vieillie et changée, mais toujours spirituelle et aimable. Elle m'a dit que lord Jersey était inconsolable du mariage de Sarah avec Nicolas Esterhazy, qui, cependant, est heureux jusqu'à présent. Le vieux lord Westmorland a fait le testament le plus dur possible pour son fils, et lady Georgiana Fane, bien loin, comme on l'avait dit, de se montrer bienveillante pour son frère, a exigé l'exécution prompte et tellement rigoureuse du testament, que les Westmorland seraient fort embarrassés, sans leur poste de Berlin. En quittant lady Westmorland, j'ai été chez la comtesse Pauline Neale, une de mes plus anciennes connaissances en ce monde; je l'ai trouvée seule, et nous sommes restées longtemps à causer de notre jeunesse.

Berlin, 9 juin 1843.– J'ai dîné, hier, chez la Princesse de Prusse. Vraiment, c'est une personne bien intéressante; la suite qu'elle met dans sa bonté pour moi et sa confiance toujours croissante m'attachent de plus en plus à sa personne et à sa destinée. Sa santé m'inquiète, et je crains qu'elle n'ait raison de la juger sérieusement compromise. Il y avait beaucoup de monde à son dîner. La Princesse Charles, sa sœur, mes deux neveux Biron, le Prince de Würtemberg, le plus jeune des frères de la Grande-Duchesse Hélène; ce dernier m'a dit que le Grand-Duc Michel allait arriver à Marienbad, et que de là il irait en Angleterre. Le Roi de Hanovre, tombé malade en route pour se rendre en Angleterre, n'a pu arriver à Londres pour le baptême. On le dit en très mauvais état, et frappé de l'idée, très probable du reste, qu'il va mourir, ce qui le préoccupe surtout parce qu'il lui a été prédit qu'il mourrait l'année où son fils se marierait.

 

Berlin, 11 juin 1843.– J'ai été hier à Charlottenbourg, visiter le mausolée du feu Roi, à côté de celui de la feue Reine. On a agrandi la chapelle, mais le tout a perdu de son effet, et je n'ai pas été satisfaite, quoique l'autel, en marbre noir et blanc, soit une des plus jolies choses que j'aie jamais vues. Tous les murs sont couverts de passages de la Bible que le Roi actuel a choisis lui-même, et qui sont écrits en lettres d'or sur des bandes bleu de ciel; c'est un peu mauresque. En tout, l'ensemble n'a rien de chrétien. Décidément, le protestantisme est sec dans son architecture, dans ses formes extérieures, dans l'ensemble de son culte, comme dans le fond de ses changeantes doctrines.

Berlin, 14 juin 1843.– Hier, après avoir dîné auprès du fauteuil de la comtesse de Reede, sa fille, Mme de Perponcher, m'a fait faire le tour des grands appartements du Château, pour me montrer le Rittersaal, que le Roi vient de faire restaurer. Quelques portraits curieux, et quelques meubles du temps du Grand-Électeur, donnent un certain intérêt à ces appartements, qui, à tout prendre, sont médiocres. Nous avons quitté la Comtesse pour aller à la Comédie Allemande, où on a très bien représenté Mademoiselle de Belle-Isle96, car les traductions de la scène française encombrent tous les théâtres.

Il vient de paraître un roman historique, qui fait fureur ici, Der Mohr (le Nègre)97 et s'étend sur le règne de Gustave III. L'auteur, qui a passé beaucoup d'années en Suède, a eu connaissance des archives du Royaume, et les pièces qu'il cite sont authentiques. On dit ici qu'il a vraiment existé un nègre à la Cour de la Reine Ulrique, et que la plupart des caractères et des faits de ce roman sont vrais. Je le lis avec intérêt. Ayant connu dans mon enfance le baron d'Arnfelt (c'est lui qui m'a appris à lire), je m'intéresse tout particulièrement à ce qui se rapporte à lui. M. de Talleyrand m'a aussi beaucoup parlé de Gustave III, qu'il a beaucoup vu, lors de son second voyage à Paris, lorsqu'il revenait de Rome. Le Roi de Suède s'était alors si bien mis dans l'esprit du Pape qu'il se croyait sûr de pouvoir obtenir facilement un chapeau de cardinal pour un de ses amis. Il proposa à M. de Talleyrand de le demander pour lui, mais celui-ci déclina une faveur que la réputation équivoque de Gustave III aurait entachée d'un mauvais vernis98. A la même époque, la Princesse de Carignan99, grand'mère du Roi de Sardaigne actuel, fort éprise de M. de Talleyrand (alors abbé de Périgord et pas encore évêque d'Autun), se croyait, elle aussi, assez de crédit à Rome pour y obtenir les dispenses nécessaires pour que mon oncle, rendu à l'état laïque, pût l'épouser. Il m'a souvent raconté, comme une des particularités singulières de sa vie, avoir été ainsi, et à la même époque, l'objet de deux projets contradictoires, dépendant tous les deux, dans leur exécution, de la Cour de Rome. Il m'a dit aussi que Gustave III était fort spirituel et fort aimable.

Berlin, 15 juin 1843.– M. de Valençay est arrivé ici avant-hier. Nous avons dîné hier chez les Radziwill avec M. Bresson, qui m'a appris le mariage du Prince de Joinville: il épouse une Princesse du Brésil, qui est jolie, aimable, et qui a quatre millions de francs en dot.

Nous avons fini la soirée chez la Princesse de Prusse, qui était seule avec son mari. J'ai le regret de penser que cette aimable Princesse ne sera plus ici à mon retour, le 23; elle part pour Weimar le 20, et doit passer l'été près de sa mère. Je suis tourmentée de sa santé, de l'état de son moral qui est fort abattu.

Berlin, 16 juin 1843.– Hier, je suis allée avec la comtesse Neale, par le chemin de fer de Potsdam, dîner à Glienicke, chez la Princesse Charles de Prusse; le temps était assez froid, mais sec et clair. Le Prince Adalbert de Prusse, celui qui revient du Brésil, était de ce dîner. Il m'a parlé de la Princesse de Joinville, qu'il a vue à Rio-de-Janeiro, comme étant très jolie, très aimable; j'en suis charmée pour notre jeune Prince.

J'ai vu, le soir, Mme de Chreptowitz, née Nesselrode, qui vient de Saint-Pétersbourg et se rend à Naples, où son mari est nommé Chargé d'affaires. Elle dit qu'on lit M. de Custine avec fureur à Saint-Pétersbourg, et fureur est le mot, car ce livre excite, chez les Russes, une colère affreuse. Ils prétendent qu'il est rempli de faussetés. L'Empereur le lit avec attention, en parle avec dédain, et en est outré au fond. Qui est fort amusante à ce sujet, c'est Mme de Meyendorff, femme du Ministre de Russie à Berlin, qui dit tout haut que ce livre est aussi vrai qu'amusant et qu'elle espère qu'il corrigera les Russes de leur présomption.

M. de Liebermann, Ministre de Prusse à Pétersbourg, qui est aussi ici, se rendant à Carlsbad, me disait hier qu'il succombait moralement et physiquement à Pétersbourg, et qu'il serait mort, s'il n'avait pas obtenu un congé. Le fait est qu'il a très mauvais visage, à travers sa bouffissure, et qu'il me semble excédé de la Russie.

Le Roi de Danemark a annoncé sa visite au Roi de Prusse, dans l'île de Rügen.

Sagan, 17 juin 1843.– Je suis arrivée ici ce matin. J'y demeure dans une jolie maison, en face du château, où l'intendant général de mon père demeurait autrefois. J'y ai trouvé une estafette venue de Muskau, pour me demander de m'y rencontrer avec le Prince de Prusse; je retournerai donc à Berlin par Muskau, et j'y passerai un jour.

J'ai visité en voiture, avec M. de Wolff, une partie de mes nouvelles acquisitions, entre autres une forêt, où des cerfs et des chevreuils ont entouré ma voiture, ce qui m'a charmée.

Sagan, 19 juin 1843.– Hier, dimanche, j'ai été à la grand'messe dans la très jolie église de la ville, messe en musique, et qui n'a vraiment pas été trop mal exécutée. J'ai été ensuite au château, pour examiner des livres et différents objets de peu de valeur, du reste, que j'ai achetés avec le reste de l'alleu. Tout cela compose des rapports fort singuliers avec mon neveu, le prince de Hohenzollern, et un mélange de tien et de mien fort désagréable, que j'ai hâte de voir finir.

Ce matin, j'ai été à la petite église où ma sœur est enterrée; j'y ai fait dire une messe pour elle. J'ai expliqué, à un architecte, les restaurations que je désirais faire à cette église. En sortant de là, j'ai été visiter des écoles, des salles d'asile, des fabriques. J'ai ensuite donné à dîner aux officiers du parc d'artillerie en garnison ici, au Préfet et à différentes autres personnes de la ville.

Muskau, 20 juin 1843.– J'aurais beaucoup à conter de céans. Je vois tout d'abord que ce n'est pas un lieu comme un autre. Je suis partie de Sagan ce matin vers neuf heures, et arrivée ici à une heure. Le chemin n'est pas mauvais, mais, aux environs de Muskau, on tombe dans une mer de sable, qui ralentit le pas jusqu'à l'engourdissement. Aussi est-on doublement surpris de traverser ensuite le parc le plus frais, le plus vert, le plus fleuri, le plus soigné qu'on puisse imaginer. C'est l'Angleterre avec toutes ses recherches de soins et d'élégances à l'extérieur et au dedans du château. Une rampe très noble, bordée de beaux orangers, conduit à la cour du château, qui serait moderne sans des tours terminées par des clochers, qui lui donnent l'imposant dont manquent les habitations modernes. J'ai trouvé, au bas du perron, le prince Pückler, entouré de chasseurs, de laquais, d'Arabes, de nègres, de toute une troupe bariolée fort étrange. Il m'a tout de suite menée dans mon appartement, qui est d'une recherche extrême, un salon comblé de fleurs, une chambre à coucher toute drapée en mousseline blanche, un cabinet de toilette dans une tour; il n'y a pas jusqu'à mes gens qui ne disent n'avoir jamais été si bien logés. Le Prince de Prusse, retenu à Berlin par des affaires, n'arrivera que demain ici. La princesse Carolath, belle-fille du prince Pückler, est venue me faire les excuses de sa mère, la princesse Pückler, qui, un peu souffrante, n'était point encore habillée, mais qui est arrivée peu après; elle est extrêmement aimable, extrêmement grande dame, et cause de tout on ne saurait mieux.

Dans le nombre des habitants singuliers de ce château, il y a un petit nain100, petit, petit, petit, tout au plus grand comme un enfant de quatre ans, proportionné parfaitement, vêtu en Polonais, âgé de dix-neuf ans, arrangé, bichonné, attifé. Il a l'air heureux, et me fait cependant la plus triste impression.

Muskau, 21 juin 1843.– La fin de la journée d'hier a été fort gâtée par un temps froid, aigre, venteux, qui tout à coup, après trois jours de chaleur, est venu attrister le paysage et glacer les pauvres corps humains. Après le dîner, j'ai vu le reste de la maison. Tout y est élégant, sans que les proportions intérieures soient très vastes; les fleurs, fort artistement employées à l'ornementation intérieure, donnent une grâce particulière à l'appartement. Le cabinet de travail de la Princesse ressemble, tout à la fois, à une serre et à une volière. Ce qui m'a le plus frappée, c'est un portrait du Prince fixé au bureau de la Princesse, autour duquel des branches de laurier se penchent avec art; elles appartiennent à deux lauriers en pots, placés des deux côtés du bureau; un petit vase de ne m'oubliez pas est posé entre ce portrait et l'écritoire. Ceci n'est qu'un des mille et un détails de cette union brisée, reprise, singulière, qui ne ressemble à rien, car, si on rencontre souvent, dans le monde, des gens séparés sans être divorcés, il est bien plus rare de rencontrer des gens divorcés qui ne sont pas séparés101.

92Le prince Serge Troubetzkoï, alors fort jeune, avait pris une part active dans la conspiration qui éclata à Saint-Pétersbourg, en 1825, sur la légitimité de l'Empereur Nicolas à monter sur le trône de Russie; il était accusé d'usurper la couronne de son frère Constantin. Condamné à mort par la Haute Cour de justice, le prince Troubetzkoï vit sa peine commuée en un exil perpétuel en Sibérie où il fut envoyé, et, comme forçat, obligé de travailler dans les mines. L'Empereur Nicolas resta toute sa vie inflexible et ne voulut jamais pardonner à celui qui avait conspiré contre lui; ce ne fut qu'en 1855 qu'il fut gracié par Alexandre II, à son avènement au trône. La princesse Troubetzkoï, poussée par un dévouement passionné, suivit son mari dans cet exil, et son effort parut, à tous les yeux, d'autant plus héroïque, que les deux époux avaient vécu, jusque-là, assez froidement ensemble.
93Extrait d'une lettre.
94Le comte de Veltheim (1781-1848).
95Le prince Pückler avait, dans ses ouvrages, fait preuve d'indépendance, d'une grande hardiesse de jugement, qui, alliées à des idées libérales, paraissaient alors fort excessives à une Cour aussi rétrograde que celle de Prusse, et l'avaient fait tenir à l'écart en haut lieu.
96Cette pièce d'Alexandre Dumas père était alors jouée au Théâtre Royal de Berlin (Schauspielhaus), d'après la traduction allemande de L. Osten.
97Ce roman Der Mohr oder das Haus Holstein-Gattorp in Schweden, paru sans nom d'auteur, met en scène un nègre du nom de Badin, qui aurait été réellement amené d'Afrique en Suède, pendant son enfance en 1751.
98Guillaume III, qui avait été à Rome en 1771, comme Prince Royal, y retourna après son avènement au trône en 1783. Pie VI occupait alors la chaire de saint Pierre et reçut le Roi avec la plus grande bonté. Au mois de juin 1784, Gustave III arrivait à Paris pour y revoir la Reine Marie-Antoinette à laquelle il était très attaché.
99La Princesse de Carignan, grand'mère du Roi Charles-Albert, était une Princesse Joséphine de Lorraine, sœur de cette charmante Princesse Charlotte, abbesse de Remiremont, pour laquelle M. de Talleyrand éprouva une affection toute dévouée.
100Le fameux Billy, comme les amis du Prince l'appelaient.
101La princesse Pückler, divorcée en 1817 du comte Charles de Pappenheim, se remaria la même année avec le prince Hermann Pückler. Ils divorcèrent en 1826, parce que le prince Pückler, à peu près ruiné par son luxe insensé, voulait épouser une riche Anglaise, miss Harriet Hamlet. Ce projet échoua, et le Prince et sa femme, quoique divorcés par la loi, habitèrent de nouveau, très heureux, sous le même toit, sans qu'un second acte de mariage ait eu lieu.